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Conclusion

p. 89-94


Texte intégral

1 - Autorité traditionnelle et centralisation du pouvoir politique

1L’étude de l’organisation Pendekar Banten met en évidence le rôle de pivot joué par les réseaux locaux de l’autorité dans l’organisation politique bantenoise. Ils conditionnent les rapports de la province aux régions voisines et au gouvernement central, ils ont un impact certain sur l’économie de la région et sur son climat financier global, et enfin, ils ordonnent profondément les relations sociales au niveau local.

2À travers la biographie de Chasan Sochib et par le biais de la description de la position des jawara et des kiai dans la société bantenoise, j’ai souligné que conjointement à l’ascension de la Pendekar Banten, les réseaux de l’autorité ont été profondément remodelés198. Cependant s’est maintenue une dynamique particulière d’ordonnancement des statuts. En effet, si les positions hiérarchiques des kiai et des jawara se sont inversées et que de nouvelles combinaisons politiques se sont créées à la faveur de la Reformasi, la transmission du statut en ligne patrilinéaire, le rapport à l’ancestralité et l’idéologie que s’effectue une transmission intergénérationnelle de capacités à incarner aussi bien les fonctions économiques que politiques, conservent à Banten toute leur force et leur cohérence. Ainsi, l’appartenance – idéale ou réelle – des maîtres de l’autorité à des lignées de confréries, et la maîtrise de pratiques ésotériques liées à l’initiation rituelle penca et aux invulnérabilités debus, sont au cœur de ces rapports d’autorité, en tant qu’ils actualisent, expriment et légitiment les différentes positions statutaires.

3Le maintien de leur centralité dans l’idéologie en vigueur à Banten est attesté par le fait que même les forces de l’opposition à la dynastie de Chasan Sochib les utilisent pour tenter de modifier la donne politico-économique. Les activités rituelles bantenoises ont d’ailleurs été instrumentalisées par la Pendekar Banten afin de consolider les éléments d’une idéologie déjà en germe et pour orienter celle-ci en faveur d’une adhésion à l’ordre de valeurs de l’État tel qu’il pouvait être perçu par Suharto. Les traits marquants de cette idéologie sont la légitimation du pouvoir par la violence et l’exaltation d’un esprit populaire dévotionnel envers des instances supérieures – qui furent tour à tour religieuses puis nationalistes – incontestables et qui intègrent l’opposition elle-même. Pendant l’Ordre Nouveau, la diffusion de cette idéologie par l’intermédiaire de réseaux199 qui étaient déjà profondément ancrés au niveau local et qui ont été coordonnés depuis les échelons supérieurs de la hiérarchie dirigeante a favorisé l’extension du modèle national d’hyper centralisation politique.

4Comme ailleurs en Asie du Sud-Est, le pouvoir est perçu ici comme étant relationnel et hiérarchique200. Sur ce point, l’initiation rituelle joue un rôle fondamental dans la structuration des rapports d’autorité. Les différents rituels qui la jalonnent réintègrent l’usage de la violence dans les relations de pouvoir de l’ordre hiérarchique statutaire, en lui laissant une place subordonnée dans un ordre de valeurs où priment la religion201, les rapports intergénérationnels et à l’ancestralité202, ainsi que celui au lieu203. C’est en se portant garants de la préservation de ces valeurs que les membres de la Pendekar Banten et de la TTKKDH parviennent aujourd’hui à conserver une place au sein du Groupe du Rau, et ce en coexistence avec des organes pourtant novateurs et plus consensuels, comme le groupe de lobbying RBB.

2 - Décentralisation et institutionnalisation des groupes de sécurité

5C’est aussi en incarnant et en utilisant les valeurs associées à une « banténéité » (kabantenan) que ces organisations conservent la tutelle des nombreux groupes de sécurité issus des réseaux de la criminalité et de la pègre qui ont émergé depuis la période de Reformasi. Ce phénomène de recentralisation de la sécurité est comparable dans les régions limitrophes de Banten : à Java Ouest, Jakarta et Lampung. Après la chute de l’Ordre Nouveau, les relations patron-client entre les institutions, les partis politiques et les entreprises avec les groupes de sécurité ont tout d’abord subi une grande fragmentation, avant que ne se redessinent progressivement des pôles dominants et unificateurs204. Il faut cependant souligner que cette recentralisation des groupes est aussi marquée par l’accroissement de leur institutionnalisation.

6J’ai décrit cet aspect en indiquant les différentes collaborations effectuées entre les organisations bantenoises205 et avec des organisations extérieures à la province206. Avec la Reformasi la décentralisation, les instabilités politiques successives, mais surtout la privatisation de biens publics ont profondément modifié les rapports de force entre les institutions publiques et les réseaux traditionnels de l’autorité, qui ont acquis plus d’autonomie vis-à-vis de celles-ci. La perte de pouvoir de l’armée et la diminution de son financement par l’État207 ont entraîné une privatisation massive du secteur de la sécurité208. Cette ouverture de marchés pour les groupes intermédiaires de sécurité a introduit un double phénomène, en multipliant l’offre de services et en intensifiant la concurrence.

7Cette nouvelle donne a modifié les relations de ces strates intermédiaires avec l’autorité nationale. Alors qu’elles étaient pendant l’Ordre Nouveau officiellement intégrées dans la hiérarchie administrative, leurs formes sont aujourd’hui beaucoup plus diverses, allant de groupes privés à des organisations aux fortes ramifications institutionnelles209. La structure de l’État indonésien en est devenue plus composite, traversée par des forces contradictoires et favorisant l’intégration de ces groupes sous des formes multiples. À ce titre, l’actuelle position du Général Prabowo, qui est le dirigeant de l’Association de pencak silat d’Indonésie (IPSI) et qui est soutenu par le gouvernement pour mener des activités qui semblent lui être directement concurrentielles, illustre bien les divergences d’intérêts et les tensions qui s’exercent au sein de l’appareil d’État.

3 - L’hypercentralisation vectrice d’opposition

8La décentralisation a permis l’émergence de nombreux groupes d’opposition, notamment dans les secteurs liés du politique (groupes de l’islam politique, coalitions de partis, formation de la M3B) et de la sécurité (les Kopassus, le BPPKB et la TTKKDH). Elle a aussi été conjointe à des conflits internes à la Pendekar Banten, notamment entre la direction centrale et des membres du sud bantenois et de la région de Menes, ainsi qu’avec de proches associés de Chasan Sochib qui ont tenté de prendre leur indépendance et de percer individuellement en politique ou dans le secteur économique. Ainsi, si la plupart des préfets, comme Aat Safaat (préfet de Cilegon) et Dimyati Natakusumah (préfet de Pandeglang) ont créé leurs propres réseaux tout en restant sous la tutelle du groupe, une minorité a radicalement fait scission, comme Mulyadi Jayabaya (préfet de Lebak), qui a même envisagé de se présenter comme vice-gouverneur en 2011, en binôme avec Wahidin Halim, le préfet de Tangerang.

9À partir de 2006, grâce à la création de nouveaux réseaux de soutien et en formant diverses alliances, le Groupe du Rau est parvenu à ramener dans son giron différentes forces de l’opposition et à restructurer son noyau central de direction. Il l’a recentré autour de la famille de Chasan Sochib, au détriment des jawara de la Pendekar Banten, qui étaient traditionnellement ses plus proches partenaires pendant l’Ordre Nouveau, mais dont les appétits individuels depuis la période de Reformasi constituaient une menace pour lui. La recentralisation s’est donc effectuée par l’intermédiaire d’une stratégie d’association familiale, dont l’efficacité a été renforcée par le fait que chaque élu issu du Groupe du Rau cumule plusieurs fonctions de direction, aussi bien dans les instances gouvernementales qu’au sein d’organisations citoyennes. Par conséquent, les diverses forces de l’opposition sont maintenues en position de nette infériorité face aux fonds énormes dont jouit le groupe, au centralisme qu’il a effectué à Serang et à son ancrage local très profond, facilité par les connections politiques du groupe de lobbying RBB et les ramifications religieuses de la Satkar Ulama.

10La stratégie d’association familiale adoptée à Banten comme moyen de centralisation du pouvoir dans le contexte national de la décentralisation indonésienne correspond à l’aspect radical de celle-ci. Elle crée par contrecoup une hypercentralisation au niveau régional, qui autorise de grandes réformes de privatisation, qui en retour l’alimentent. La victoire d’Atut Chosiyah aux élections provinciales de 2011 indique que le Groupe du Rau conserve toute sa vigueur, même après le décès du fondateur de la Pendekar Banten, Chasan Sochib, en mai 2011. Cependant, le fait que le Groupe du Rau se trouve contraint de fragmenter de plus en plus les unités administratives régionales et sa stratégie de division de l’opposition par le jeu des coalitions correspond à un décrochement vis-à-vis de tout projet politique. Ce décalage entre dynamisme relationnel et vacuité idéologique est manifeste en regard de la Pendekar Banten, la seule instance pour laquelle Chasan Sochib n’ait pas nommé de successeur. L’effacement des valeurs qui sous-tendaient son existence (la défense de la culture locale et un projet nationaliste) et le recentrement des alliances politiques autour de la famille de Chasan Sochib participent à émailler la cohésion du Groupe du Rau et pourraient constituer à terme une menace pour son hégémonie à Banten.

Notes de bas de page

198 À ce titre, je prends ici mes distances par rapport à certaines analyses qui avancent que la Reformasi a rendu aux jago d’antan l’autorité dont ils jouissaient pendant la période coloniale. En ce qui concerne Banten, le rôle d’intermédiaire entre le centre et la région ne constitue plus la fonction principale des hommes forts – preman et jawara – ils se sont en grande partie affranchis de l’autorité centrale et coordonnent eux-mêmes la politique régionale.

199 Notamment l’organisation de penca TTKKDH ou l’école familiale de debus de Walantaka.

200 Pour des éléments comparatifs sur l’Asie du Sud-Est, cf. Lee Wilson, « Beyond the exemplary centre : knowledge, power, and sovereign bodies in Java », Journal of the Royal Anthropological Institute, 17, 2011, p. 301-317. Voir aussi Dewi Fortuna Anwar, Hélène Bouvier, Glenn Smith et Roger Tol (dir.), Violent internal conflicts in Asia Pacific : histories, political economies and politics, Jakarta, Yayasan Obor Indonesia, LIPI, LASEMA-CNRS, KITLV-Jakarta, 2005. Pour une étude plus détaillée du principe de hiérarchie comme « ordre résultant de la mise en jeu de la valeur », Louis Dumont, Homo hierarchicus – Le système des castes et ses implications, Paris, Gallimard, 1966.

201 Ceci est notamment marqué dans le rapport des pratiquants de penca aux leaders religieux kiai.

202 Notions englobant ici les relations aînés-cadets et aux ancêtres fondateurs, l’importance de la généalogie de confrérie et de celle du sultan (Facal, op. cit., 2010).

203 Le maintien du site de la Grande Mosquée comme centre religieux régional, ainsi que la pérennité des différents « centres sacrés » (kramat), lieux de culte et de pouvoir.

204 On peut citer par exemple le cas de l’organisation FBR à Jakarta, qui tend aujourd’hui à dominer le domaine de la sécurité, tandis qu’il y a quelques années encore celui-ci était marqué par l’instabilité des hiérarchies entre groupes miliciens. On peut aussi signaler le cas de l’organisation Paku Banten à Lampung, qui suit les mêmes évolutions et marque un recentrement de la sécurité privée au niveau régional.

205 J’ai donné l’exemple des liens de la Pendekar Banten avec la TTKKDH et la BPPKB.

206 Comme je l’ai décrit avec les exemples des organisations Paku Banten et le TTKDH de Lampung ou avec la FBR et la Pemuda Pancasila basées à Jakarta.

207 Sur les caisses noires de l’armée pendant et après l’Ordre Nouveau, voir Mietzner, Marcus, « Indonesia’s 2009 elections : populism, dynasties and the consolidation of the party system », Analysis, Sydney, Lowy Institute for International Policy, 2009, p. 363-364 ; sur le rôle des militaires pendant la transition démocratique et sur les obstacles rencontrés par la réforme militaire, voir Marcus Mietzner, op. cit., 2006 ; cf. aussi Henk Schulte Nordholt, op. cit., 2004, p. 31, selon qui « [l]’armée n’est pas une organisation hiérarchiquement intégrée mais plutôt un archipel de " seigneurs " semi-indépendants ».

208 De nombreuses études sont consacrées à ce phénomène. Ian Douglas Wilson décrit par exemple le rôle des groupes de sécurité privée dans le secteur ouvrier (Wilson, « Continuity and change : the changing contours of organized violence in post-New Order Indonesia », Critical Asian Studies, 38 (2), 2006, p. 291). Sur le processus de transformation du rôle de l’armée dans la vie politique indonésienne, cf. Mietzner, op. cit., 2009, p. 361. Concernant la Pendekar Banten, les relations avec l’armée ont perdu en densité en même temps que s’est atténuée la participation de celle-ci dans les institutions politiques formelles.

209 Masaaki, op. cit., 2006.

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