Introduction
p. 7-12
Texte intégral
1En Indonésie, les milices civiles ont dans une large mesure participé aux différents soulèvements et mouvements politiques qui ont tracé le chemin de l’indépendance du pays en 19451. À Sumatra, Java, Madura, Bali, ces milices avaient pour socle des écoles d’arts martiaux, que le gouvernement entreprit de maîtriser par le biais d’organisations de type paramilitaire. Je propose ici d’étudier l’une d’entre elles, la Persatuan Pendekar2 Persilatan dan Seni Budaya Banten Indonesia (PPPSBBI), qui opère localement sous le nom de Pendekar Banten3, les « hommes forts de Banten ».
2La Pendekar Banten est très profondément implantée à l’ouest de Java, notamment dans les régions de Banten et Jakarta, ainsi qu’au sud de Sumatra, de Lampung jusqu’à Palembang. Historiquement, sa formation a fait partie intégrante d’un processus, amorcé depuis l’occupation japonaise, de structuration des réseaux de jawara4, des « hommes forts », aguerris aux techniques de combat de l’initiation rituelle penca5. Les jawara étaient souvent les représentants de l’autorité au niveau local, et comme à Banten l’autorité religieuse et le pouvoir politique étaient étroitement imbriqués, la figure du jawara et la fonction de maître religieux indépendant (kiai) s’inscrivaient dans le même ordre hiérarchique statutaire6.
3La maîtrise des réseaux de jawara et des forces religieuses fut une priorité dès les balbutiements du nouvel État indonésien. Pour ce faire, les gouvernements successifs cherchèrent à diviser les groupes de jawara et les mouvements religieux. Dans les années 1950, d’importants groupes de jawara furent utilisés par le président Sukarno afin de défaire les milices islamiques indépendantistes du Darul Islam7 et pour coordonner les efforts gouvernementaux de structuration administrative à Banten8. Pendant la période dite de l’Ordre Nouveau, entre 1965 et 1998, le processus de contrôle des réseaux religieux s’intensifia. Dans les années 1970, sous la houlette de la VIe division militaire Siliwangi9 la fondation de l’organisation d’influence Pendekar Banten représenta la pierre angulaire de cette entreprise. L’organisation avait pour tâche de chapeauter les instances religieuses locales et de contrôler les activités politiques et économiques majeures de la région. Elle s’appuya notamment sur l’organisation d’arts martiaux dénommée Tjimande Tarikolot Kebun Djeruk Hilir (TTKKDH)10, qui militait localement pour assurer la victoire du parti Golkar11 aux élections locales et nationales.
4Après la chute du président Suharto en 1998, la décentralisation et l’accession de Banten au statut de province ont permis à l’organisation Pendekar Banten d’acquérir une plus grande autonomie dans la gestion des affaires politiques locales. Cette période, dite de la Reformasi (« Réforme ») a aussi laissé le champ libre à la Pendekar Banten pour se développer dans la capitale Jakarta et dans plusieurs provinces du pays. Ce phénomène de développement d’organisations censées garantir la sécurité est particulièrement important à Banten, mais la province est loin d’être un cas unique dans l’Archipel, où elles ordonnent en profondeur les rapports politiques régionaux sous des formes très variables12.
5Certains spécialistes considèrent qu’avec sa politique de décentralisation, l’Indonésie forme à présent un système démocratique dans lequel la citoyenneté joue un rôle accru13. Les organisations internationales promotrices d’idéaux néolibéraux prétendent que la décentralisation stimule tout autant l’économie que la démocratie, l’essor de la société civile, l’efficacité et la transparence des gouvernements au niveau local14. Tandis que des chercheurs tempèrent ces observations en soulignant que les dynamiques politiques, économiques et socio-culturelles de l’Indonésie contemporaine résultent essentiellement du jeu de forces opposées15. Ainsi, la force centrifuge créée par le processus de décentralisation serait bridée par une force d’inertie, qui concernerait les volontés de maintien des prérogatives d’un État unitaire par les anciennes élites politiques et l’armée16. De nombreux spécialistes soulignent en effet que les nouvelles régions autonomes sont constituées comme de véritables petits potentats, qui conservent une forte autonomie par rapport à l’État. De même, pour une large partie des citoyens, l’autonomie régionale est synonyme du renforcement des pratiques de corruption, de collusion et de violence politique17.
6L’analyse de ces tensions à l’aube d’une perspective historique montre que la décentralisation s’effectuerait en lien avec les dynamiques précoloniales, coloniales et contemporaines, et qu’elle présenterait ainsi des continuités aux contours changeants18. Celles-ci s’inscriraient dans le prolongement d’une idéologie postcoloniale, au sein de laquelle les frontières entre l’État, la société et le marché ne seraient pas clairement définies. Cette idéologie est notamment le fruit de la redéfinition et de l’exploitation de valeurs locales, qui permettent aux élites dirigeantes régionales de légitimer leur position statutaire et leurs fonctions politiques19. Malgré ces constatations, la recherche sur les rapports informels de pouvoir et sur l’origine des réseaux d’influence qui dominent le champ politique régional est embryonnaire. Une étude des cas régionaux pourrait pourtant permettre d’indiquer quelles sont les conditions d’interaction au niveau local entre la société, l’État et le marché, ainsi que le rôle joué par les différents réseaux d’influence20.
7La présente étude a pour objectif de montrer comment les réseaux de l’autorité traditionnelle – formés essentiellement par les groupes de jawara et les forces religieuses – ont infléchi jusqu’à aujourd’hui les relations entre la citoyenneté et la classe dirigeante. Il s’agira aussi de souligner le caractère dynamique de ces réseaux et la façon dont ils ont su se remodeler au fil des évolutions socio-politiques. Cette mise en contexte des jeux de pouvoir est nécessaire pour aborder l’échiquier politique bantenois. En effet, celui-ci peut de prime abord surprendre par son étonnante combinaison, car il procède d’un dynamisme intense des réseaux en même temps que de l’autorité patriarcale quasi immuable de son dirigeant, Haji (H.) Chasan Sochib. Dans ce contexte, l’étude des relations politiques ne peut faire l’économie de celle qui concerne le rapport local au principe d’autorité21. Elle doit notamment prendre en considération la dimension rituelle et initiatique de ce rapport, ainsi que les conditions de maintien des référents locaux22.
Notes de bas de page
1 Cf. par exemple David Bourchier et John Legge (dir.), Democracy in Indonesia: 1950s and 1990, Clayton, Victoria, Monash University, Center for Southeast Asian Studies, 1994, p. 193; Freek Colombijn et Thomas Lindblad (dir.), Roots of violence in Indonesia: contemporary violence in historical perspective, Leiden, KITLV Press, 2002; Robert Cribb (dir.), Gangsters and revolutionaries: The Jakarta People’s Militia and the Indonesian Revolution, 1945-1949, Sydney, Allen et Unwin, 1991; Romain Bertrand, « Les ingénieurs de la démocratie. Changement politique et assistance électorale en Indonésie », A contrario, 2, 2004, p. 6-28.
2 Le terme pendekar viendrait des termes javanais pandega (chef), pandika (expert) ou pandita (prêtre ou mystique) selon Notosoejitno (Khazanah pencak silat [Les trésors du pencak silat], Jakarta, Sagung Jeto, 1997, p. 103). Pour une étude détaillée du terme pendekar, voir Ian Wilson, The politics of inner power: the practice of pencak silat in West Java, thèse d’Anthropologie, Murdoch, School of Asian studies, 2002, p. 241-243; Lee Wilson, Unity or diversity? The constitution of a national martial art in Indonesia, thèse de Sciences politiques, University of Cambridge, 2006, p. 26.
3 La Pendekar Banten se présente comme une organisation destinée à promouvoir les arts et la culture de Banten, notamment les arts martiaux. Les activités de l’organisation se sont fortement diversifiées à travers le temps.
4 Il est difficile de retracer précisément l’apparition du terme jawara. La définition de Pierre Labrousse (Dictionnaire général indonésien-français, Paris, Association Archipel, 1984) du terme jawara comme un dérivé de juara (champion) nous renseigne peu sur la réalité bantenoise. H. Embai Mulya Syarif, un leader religieux très réputé à Banten et qui fut pendant longtemps l’un des jawara les plus influents régionalement, avance que le terme provient de l’arabe jauharo, qui signifie « diamant » ou encore de waro’i, une « personne pure ». La difficulté sémantique est aussi liée à l’évolution du sens rattaché au terme jawara, comme je le décris tout au long de ce texte.
5 Les jawara sont souvent des pratiquants ou maîtres de penca, une initiation rituelle à la fois aux techniques de combat et de protection. Le penca (à Banten et Java Ouest) se retrouve sous des formes diverses à travers tout l’Archipel (appelé pencak à Java Centre, silek à Sumatra, etc.). Le pencak silat est un terme générique utilisé nationalement pour désigner une forme standardisée d’arts martiaux, qui procède d’influences régionales diverses. Au sujet de cette forme nationale des arts martiaux, voir O’ong Maryono, Pencak silat merentang waktu [Le pencak silat à travers le temps], Jakarta, Pustaka Pelajar, 1998. Sur l’initiation rituelle à Java Centre (appelée pencak), voir Jean Marc de Grave, Initiation rituelle et arts martiaux – Trois écoles de kanuragan javanais, Paris, Archipel/L’Harmattan, 2001. Sur le penca à Banten, voir Gabriel Facal, « La dimension éducative des arts martiaux sundanais (Indonésie) », in Jean-François Loudcher (dir.), Éducation, sports de combat et arts martiaux, Grenoble, Presses Universitaires de Franche-Comté, 2010.
6 Sur l’histoire de Banten, voir Claude Guillot, The Sultanate of Banten, Jakarta, Gramedia Book Publishing Division, 1990 ; et sur la relation entre kiai et jawara à travers l’histoire, voir Ota Atsushi, « Banten rebellion of 1750-1752 : factors behind mass mobilization », Modern Asian Studies, vol. 37, 3, 2003, p. 613-652 ; Michael C. Williams, Communism, Religion and Revolt in Banten, Southeast Asia Series, no 86, Athènes-Ohio, Ohio Center for International Studies, 1990 ; Sartono Kartodirdjo, « Le leadership dans la révolte des paysans de Banten, 1888 », Archipel, vol. 50, 1995, p. 123-130 ; Hosein Djadjadiningrat, Tinjauan kritis sejarah Banten [Observation critique de l’histoire de Banten], Jakarta, Djambatan, 1983.
7 Sur le Darul Islam, voir Cees van Dijk, Rebellion under the banner of Islam. The Darul Islam of Indonesia, La Haye, Nijhoff, 1981.
8 Parmi ces organisations, on peut notamment citer l’Union de pencak silat d’Indonésie (Persatuan Pencak Silat Indonesia, PPSI), créée en 1957 par des membres de la division militaire Siliwangi.
9 Elle-même subordonnée à la IVe division basée à Bandung, le centre administratif de Java Ouest, dont Banten faisait partie à l’époque.
10 « Le Tjimande (un courant de penca) de la région Tarikolot Kebun Djeruk Hilir ».
11 Acronyme de Golongan Karya, « Groupes fonctionnels ». Le Golkar est un organe créé par l’armée en 1964 à l’époque de Sukarno afin de contrer l’influence des partis politiques et de garantir la victoire des candidats du régime aux différentes élections.
12 Marcus Mietzner parle même d’une « militarisation culturelle » (cultural militarization) de la société indonésienne (Mietzner, Military politics, Islam, and the state in Indonesia : from turbulent transition to democratic consolidation, Singapour, ISEAS, 2009, p. 380). Vedi R. Hadiz souligne aussi que ce qu’il nomme « les gangsters politiques » (political gangsters) et les « groupes de sécurité » (vigilantes) ont été les majeurs bénéficiaires des réformes de décentralisation (Hadiz, « Local power : Decentralisation and political reorganisation in Indonesia », communication présentée à la conférence Globalisation, conflict and political regimes in East and Southeast Asia, Western Australia, Asia Research Centre, Murdoch University, 15-16 août 2003).
13 Cf. Henk Schulte Nordholt et Gerry van Klinken (dir.), Renegotiating boundaries: local politics in Post-Suharto Indonesia, Leiden, KITLV, 2007; Edward Aspinall et Greg Fealy (dir.), Local power and politics in Indonesia: decentralisation and democratisation, Singapour, Institute of Southeast Asian Studies, 2003.
14 Henk Schulte Nordholt, « A genealogy of violence », in Freek Colombijn et J. Thomas Lindblad (dir.), Roots of violence in Indonesia: Contemporary violence in historical perspective, Leiden, KITLV Press, 2002, p. 36.
15 Voir par exemple Jun Honna, « Local civil-military relations during the first phase of democratic transition, 1999-2004: a comparison of west, central, and east Java », Indonesia 82, octobre 2006; Henk Schulte Nordholt et Gerry van Klinken (dir.), Renegotiating boundaries: local politics in Post-Suharto Indonesia, Leiden, KITLV, 2007.
16 Ibid., p. 29; Okamoto Masaaki et Abdur Rozaki (dir.), Kelompok kekerasan dan bos lokal di era Reformasi [Groupes violents et chefs locaux dans l’ère de la Reformasi], Yogyakarta, Institute for Research and Empowerment, 2006; Marcus Mietzner, « The politics of military reform in post-Suharto Indonesia: elite conflict, nationalism, and institutional resistance », Policy Studies, 23, East-West Center Washington, 2006.
17 H. Schulte Nordholt, op. cit., 2002, p. 40. Les médias indonésiens utilisent pour désigner ce type de pratique l’expression Korupsi, Kolusi dan Nepotism (KKN) : « Corruption, collusion et népotisme ».
18 H. Schulte Nordholt, « Decentralisation in Indonesia: less state, more democracy? », in John Harriss, Kristian Stokke et Olle Törnquist (dir.), Politicising democracy: the new local politics and democratization, New York, Palgrave Macmillan, 2004, p. 30. L’auteur emploie à ce titre l’expression « continuités changeantes » (changing continuities).
19 H. Schulte Nordholt, op. cit., 2004, p. 30-31.
20 Ibid., p. 33. Voir aussi Gerry van Klinken, « Indonesia’s new ethnic elites », in Henk Schulte Nordholt et Irwan Abdullah (dir.), Indonesia. In search of transition, Yogyakarta, Pustaka Pelajar, 2002, p. 67-106; Hadiz, op. cit., 2003.
21 Sur le principe d’autorité à Sunda voir Hans Antlöv, Exemplary centre, administrative periphery: rural leadership and the New Order in Java, Richmond, Curzon, 1995; Robert Wessing, Cosmology and social behaviour in a West Javanese settlement, Papers in International Studies, Southeast Asia Series, no 47, Ohio University, 1978; Ward Keeler, Javanese shadow plays, Javanese selves, New Jersey, Princeton University Press, 1987; à Java, voir Benedict Anderson, « The idea of power in Javanese culture », in Claire Holt (dir.), Culture and politics in Indonesia, Ithaca, New York, Cornell University Press, 1972, p. 1-69.
22 Par exemple, le fait que malgré la forte domination de l’islam, la région où vit la société non islamique Baduy, au sud, reste pour la majorité des Bantenois le centre cosmologique régional.
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