Deuxième partie. Clans et violences
p. 83-120
Texte intégral
1Le conflit entre le gouvernement philippin et les différentes factions rebelles musulmanes (Moro National Liberation Front (MNLF), Moro Islamic Liberation Front (MILF), etc.) monopolise la scène médiatique. Dans le contexte de la guerre contre la terreur menée par le président Bush, les ONG, les médias philippins et internationaux interprètent chaque événement violent survenant sur Mindanao à l’aune du séparatisme et du terrorisme. Pourtant, le massacre de 60 personnes perpétré le 23 novembre 2009 dans la province de Maguindanao n’impliquait pas les factions rebelles traditionnelles mais bel et bien deux clans alliés du gouvernement (les Ampatuan et les Mangudadatu) qui rivalisaient pour le contrôle politique de la province. Les éruptions de violence qui jalonnent le processus de paix entre le Moro Islamic Liberation Front et le gouvernement depuis 2003 et violent le cessez-le-feu, ne peuvent s’expliquer uniquement par l’action des deux parties en conflit. Le comité central du MILF prend généralement bien soin d’expliquer que l’action violente d’un de ses commandants est en réalité un acte personnel. Enfin, une enquête d’opinion, financée par l’USAID (organisme de coopération dépendant du département d’État américain) en 2002 auprès de simples citoyens de la Région autonome musulmane (Autonomous Region of Muslim Mindanao ou ARMM) et des provinces limitrophes, montrait que pour la majorité des habitants le risque majeur était celui d’être pris dans une rido ou guerre de clans135. Bien sûr, il ne s’agit pas de minimiser l’importance du conflit régional, ni même d’en gommer les aspects idéologiques au profit de querelles entre clans, mais une analyse locale de la violence est nécessaire pour comprendre les rapports de force entre les acteurs et leurs impacts régionaux. Quels sont donc les liens entre ces conflits localisés et le conflit régional qui sévit depuis près de 40 ans sur une partie de Mindanao et de Sulu ? Comment ces conflits locaux agissent-ils sur le conflit régional et à l’inverse, comment ce dernier complique-t-il les rivalités entre les clans ? Comment commencent-ils puis s’amplifient-ils au risque d’impliquer les forces majeures que sont les factions rebelles et l’armée ? Comment peuvent-ils être contenus, ou mieux, évités ? Une approche statistique est nécessaire pour avoir une vision globale du phénomène. L’étude des violences à Mindanao impose en outre de changer d’échelle pour comprendre comment les conflits peuvent être résolus.
Les rido en question
2Le terme rido136 est utilisé par les Maranao, les Iranum et les Maguindanao lorsque l’amour-propre d’une personne, sa fierté, son intégrité ont été blessés, violés ou niés par une autre personne à un point tel (ou perçu comme tel) que la victime n’a pas d’autre choix que de se venger. Ces notions d’honneur sont intégrées dans les concepts de maratabat chez les Maranao ou kanaman chez les Maguindanao. Plusieurs anthropologues ont tenté de définir cette notion très complexe de maratabat. Par exemple, Madale notait que ce terme, dérivé de l’arabe, signifie le rang, l’honneur ou le prestige au sein de la société maranao. De même, Mednick considère que le maratabat correspond à l’honneur lié au prestige d’une position et à la susceptibilité liée au rang. Par extension, lorsque le maratabat d’un individu est en jeu, c’est l’ensemble de son clan qui est affecté. Si par malheur une rido s’ensuit pour laver l’affront, tous les membres de la famille se retrouvent impliqués. L’honneur de la famille est en jeu et comme l’explique une jeune femme maranao : « Vous devez toujours vous assurer que l’étendard de la famille flotte fièrement ». Ces vendettas forment donc un système cyclique de vengeance alimentée par une alternance de représailles et contre-représailles, entre au moins deux clans. Si la rido ne s’arrête pas, elle peut se transmettre de génération en génération. Pour Bartolome, trois facteurs sont à retenir pour qu’un clan se lance dans une rido : le clan doit être démographiquement important et être suffisamment armé ; le clan particulièrement attaché à la tradition, notamment sur la hiérarchie des titres nobiliaires, serait plus susceptible d’avoir des réactions violentes liées au maratabat ; enfin, plus le clan est religieux, moins il se laisserait aller à ce type de débordements137. Les rido surviennent quand un politicien utilise son réseau familial (et/ou par alliance avec d’autres clans), une armée privée (ou des groupes paramilitaires, rebelles) et qu’il est influencé plus par les traditions préislamiques que par sa foi en l’islam138.
1 - Quelle est l’ampleur du phénomène ?
3Si les rido furent décrites par des anthropologues travaillant sur Sulu, Lanao del Sur ou Maguindanao139, il était cependant impossible de se faire une idée de l’ampleur du phénomène par manque de statistiques et de recherches sur le terrain. Il fallut attendre la première étude140 de cette question par des universitaires de Mindanao, publiée en 2007, et donc les premières statistiques sur les rido. Ainsi, la recherche est-elle récente (une première base de données a été mise sur Internet, permettant de se faire une idée de la question).
Géographie des rido
4Les cinq provinces formant l’Autonomous Region of Muslim Mindanao cumulent 889 rido soit 60 % de l’ensemble des cas recensés par les chercheurs (tableau 6).
Tableau 6 - Répartition par province des rido (2008)
Provinces | Nombre de rido | % |
ARMM | ||
Basilan | 60 | 4,08 |
Lanao del Sur | 389 | 26,46 |
Maguindanao | 255 | 17,35 |
Sulu | 158 | 10,75 |
Tawi Tawi | 27 | 1,84 |
Autres provinces | ||
Bukidnon | 17 | 1,16 |
Davao city | 1 | 0,07 |
Lanao del Norte | 186 | 12,65 |
Misamis Oriental | 2 | 0,14 |
North Cotabato | 66 | 4,49 |
Sultan Kudarat | 24 | 1,63 |
Zamboanga del Norte | 73 | 4,97 |
Zamboanga del Sur | 131 | 8,91 |
Zamboanga Sibugay | 81 | 5,51 |
Total | 1470 | 100 |
5À une échelle plus fine, les résultats sont encore plus spectaculaires. Pas une municipalité des provinces de Sulu ou Lanao del Sur, par exemple, n’échappe au phénomène. En fait, chaque municipalité cumule un nombre parfois considérable de vendettas sur son territoire (tableau 7). La municipalité de Marantao, province de Lanao del Sur, détient le record de 29 rido. La majorité des municipalités de Lanao del Sur et Sulu doit affronter entre 5 et 15 rido chacune.
Tableau 7 - Fréquence des rido dans les municipalités des provinces Lanao del Sur et de Sulu (2008)
Rido par municipalité | Lanao del Sur | Sulu |
+ 20 | 1 | 0 |
15-20 | 4 | 1 |
10-15 | 15 | 5 |
5-10 | 12 | 7 |
1-5 | 9 | 5 |
0 | 0 | 0 |
6Comme le montre le tableau 8, ces guerres de clans n’ont pas cessé voire sont récurrentes141 (870 cas soit près de 60 % du total). Là encore, la région autonome se démarque des autres provinces en cumulant 541 cas actifs ou récurrents (62 %).
Tableau 8 - État d’activité des rido (2008)
Provinces | Résolu | Actif | Récurrent |
ARMM | |||
Basilan | 21 | 35 | 4 |
Lanao del Sur | 89 | 300 | 0 |
Maguindanao | 143 | 104 | 8 |
Sulu | 83 | 68 | 7 |
Tawi Tawi | 12 | 15 | 0 |
Autres provinces | |||
Bukidnon | 1 | 16 | 0 |
Davao city | 1 | 0 | 0 |
Lanao del Norte | 80 | 104 | 2 |
Misamis Oriental | 1 | 1 | 0 |
North Cotabato | 10 | 55 | 1 |
Sultan Kudarat | 7 | 14 | 3 |
Zamboanga del Norte | 34 | 39 | 0 |
Zamboanga del Sur | 85 | 46 | 0 |
Zamboanga Sibugay | 33 | 48 | 0 |
Total | 600 | 845 | 25 |
7La grande majorité de ces conflits débute après le retour à la démocratie et surtout à partir de 2000 (tableau 9). Les chiffres peu élevés des périodes coloniales et postcoloniales s’expliquent sans doute par le fait que les personnes interrogées n’ont en mémoire que les conflits les plus récents. D’autre part, nombre d’incidents dans le passé ont été considérés comme des formes de résistance contre l’État philippin alors même qu’à la source il y avait une vendetta (comme ce fut le cas avec Hadji Kamlon, par exemple).
Tableau 9 - Les rido dans le temps
Périodes | Nombre de rido |
Période coloniale (1900-1939) | 1 |
Occupation japonaise (1940-1944) | 1 |
Indépendance à loi martiale (1945-1972) | 26 |
Loi martiale (1972-1986) | 94 |
Retour à la démocratie (1986-1999) | 435 |
2000 à 2008 | 628 |
Total | 1 185 |
8La Région autonome musulmane cumule donc le double handicap d’être à la fois le théâtre du conflit régional et la zone de plus forte prévalence de ces vendettas. De plus, si l’on regarde la question sous l’angle ethnique, dans les provinces voisines de l’Autonomous Region of Muslim Mindanao, la plupart de ces vendettas concernent des groupes ayant la même affiliation ethnique. Ainsi, sur 164 cas recensés dans la province de Lanao del Norte, 118 sont des rido entre Maranao (tableau 10).
Tableau 10 - Rido et ethnicité dans la province de Lanao del Norte (2007)
Affiliation ethnique | Nombre de rido |
Maranao vs Maranao | 118 |
Visayas vs Maranao | 30 |
Visayas vs Visayas | 4 |
Higaonon vs Maranao | 9 |
Maranao vs Iranum | 2 |
Ilonggo vs Waray | 1 |
Total | 164 |
9Le même phénomène se retrouve dans les provinces de Zamboanga del Sur, Zamboanga Sibugay, North Cotabato ou Sultan Kudarat où l’immense majorité des cas concerne des conflits entre Maguindanao ou entre les Maguindanao et un autre groupe musulman (95 %, 72 %, 77 %, 83 % respectivement142). Somme toute, ces résultats peuvent être considérés comme contre-intuitifs dans la mesure où l’essentiel de la littérature sur Mindanao, locale ou étrangère, s’est focalisée sur les conflits entre les migrants des Visayas et de Luzon et les populations musulmanes, en occultant totalement les conflits entre musulmans.
Quelles sont les causes ?
10Le tableau 11 montre que la principale cause est liée à des conflits agraires (25 % des causes). Moctar Matuan note que de nombreux propriétaires dans la province de Lanao del Sur n’ont jamais enregistré leurs terres selon le système juridique en vigueur. Lorsque leurs enfants héritent de ces terres, de nombreux conflits se développent à propos des limites de parcelles. Dans nos recherches concernant les provinces de Maguindanao et North Cotabato, le problème agraire se pose différemment. Dans nombre de cas, la population avait fui son barangay durant les combats entre le MNLF et l’armée dans les années 1970. Lorsque la situation se stabilisa dans les années 1980-1990, les propriétaires revinrent mais découvrirent que leur place était prise par d’autres groupes (cf. exemple de Midsayap plus loin). La seconde cause est liée aux élections (18 %). Ce phénomène n’est pas unique à Mindanao, les autres provinces des Philippines ayant leur cortège de victimes avant, pendant et après les élections. Selon Moctar Matuan, le principal facteur qui exacerbe les rivalités politiques au niveau local est la loi de décentralisation de 1991 permettant aux barangay (villages) de recevoir l’Internal Revenu Allotment (I.R.A.). Jusqu’à cette loi, personne n’était intéressé par le poste de barangay captain (chef de village). De nos jours, la compétition est vive et des membres d’une même famille peuvent s’entredéchirer pour cette fonction143. L’atteinte au maratabat n’arrive qu’en quatrième position car il est compris dans son sens strict, comme une insulte verbale, un manque de respect, etc. En fait, l’ensemble des causes peut être atteinte au maratabat : un vol, une atteinte à la chasteté, un accident sont autant d’éléments qui peuvent blesser l’honneur d’une personne. L’exemple suivant, situé dans un milieu multiculturel, montre la dynamique conflictuelle locale et ses interconnections avec le conflit régional. Si les statistiques précédentes tendent à prouver que les rido sont une affaire concernant essentiellement les clans musulmans, l’exemple de Midsayap présente une situation concrète plus complexe. Les causes ne sont pas religieuses mais liées à des conflits fonciers.
Tableau 11 - Les causes initiales des rido (2008)
Causes des rido | Nombre de rido | % |
1. Problèmes agraires/environnement | ||
Compétition pour ressources naturelles | 14 | 0,95 |
Conflit sur la terre | 373 | 25,37 |
Entrée dans une propriété sans permission | 3 | 0,20 |
2. Politique | ||
Élections | 266 | 18,10 |
3. Offenses liées aux femmes | ||
Crimes et offenses contre les femmes (viols) | 181 | 12,31 |
Mariages/fugues | 20 | 1,36 |
4. Offense au maratabat/honneur | 163 | 11,09 |
5. Crimes/délinquance | ||
Vols de troupeaux | 22 | 1,50 |
Vols de voitures | 2 | 0,40 |
Drogue | 30 | 2,04 |
Extorsion de fonds | 2 | 0,14 |
Kidnapping | 8 | 0,54 |
Meurtre | 45 | 3,06 |
Cambriolage | 23 | 1,56 |
Embuscade | 5 | 0,34 |
Petits larcins | 16 | 1,10 |
6. Finances/affaires | ||
Affaires commerciales | 11 | 0,75 |
Dette | 12 | 0,82 |
Jeu | 9 | 0,61 |
Problèmes d’argent | 12 | 0,82 |
7. Comportement individuel | ||
Accusation | 18 | 1,22 |
Menaces graves | 18 | 1,22 |
Mauvaise conduite | 10 | 0,68 |
Rancune | 19 | 1,29 |
Représailles | 22 | 1,50 |
8. Autres | ||
Accidents | 24 | 1,63 |
Blessures physiques | 65 | 4,42 |
9. Causes inconnues | 69 | 4,70 |
Total | 1 470 | 100 |
2 - Du conflit foncier à la guerre généralisée : le cas de Midsayap en 2007
Un fait divers presque banal
11La municipalité de Midsayap (123 324 habitants, province de North Cotabato, voir carte 1B) est très majoritairement peuplée par des populations chrétiennes venues des Visayas au cours des différentes vagues de migration contemporaines (les Ilongo et les Cebuano forment 73 % de la population). La minorité musulmane maguindanao (27 %) est concentrée dans la moitié sud de la municipalité, sur les vieux territoires du sultanat de Buayan et le long du fleuve Pulangi. Les gros villages du sud de Midsayap sont musulmans.
12La ligne de démarcation des deux groupes ethnicoreligieux traverse le barangay Rangaban d’où partent des incidents. Ce barangay de 1 877 habitants, reposant sur une économie rizicole, est composé à 46 % de Maguindanao. L’équilibre démographique entre les deux groupes confessionnels est donc presque parfait.
13Un fait divers, presque banal, en cette saison des moissons, est à l’origine d’événements qui ont bien failli stopper les négociations entre le gouvernement et le Moro Islamic Liberation Front et plonger Mindanao une nouvelle fois dans la guerre. Le 25 janvier 2007, un riziculteur de Rangaban découvrait qu’une grande partie de son riz récolté la veille avait été volée dans la nuit. Le riziculteur, membre des Civilians Volunteers Organization (CVO, groupe paramilitaire), appela une dizaine de ses collègues à l’aide. Le groupe se dirigea alors vers la maison d’Uri Sugod, dans le sitio (hameau) de Tabuboc. Uri Sugod était lui aussi riziculteur, membre actif du MILF. Pour les CVO, il ne faisait aucun doute que Sugod était coupable dans la mesure où sa maison était la plus proche du lieu du délit. De plus, les voisins étaient en conflit au sujet d’une parcelle de terre. Au lieu de prévenir la police de Midsayap et de demander une enquête sur le vol, les CVO préférèrent se faire justice et punir directement le prétendu coupable. Cependant, le long du chemin, le groupe tomba dans une embuscade tendue par une dizaine d’hommes dirigés par Samal Masgal. Ce dernier était un ancien chef du MILF, expulsé du mouvement dans les années 2004-2005 à cause de ses activités criminelles et de son refus d’obéir aux ordres du comité central (l’enquête montrera plus tard qu’il était le véritable coupable du vol de riz). Il était considéré, tant par le MILF que par l’armée, comme le chef d’un groupe indépendant. Une fusillade éclata entre les deux groupes et l’un des CVO fut tué, un autre blessé grièvement. Ensuite les événements se précipitèrent.
L’armée et le Moro Islamic Liberation Front entrent dans la danse
14De retour chez eux, les CVO alertèrent les autorités policières et militaires, en modifiant la version des faits à leur avantage. Dans cette version, les miliciens se rendaient sur leurs parcelles de terre lorsque soudainement, ils furent attaqués par une force d’une centaine d’hommes du MILF dirigés par les commandants Samal Masgal et Uri Sugod. Les élections nationales de mai 2007 se rapprochant, d’autres témoignages, politiquement motivés, impliquèrent le barangay captain de Rangaban, Gardoque Lanson (Maguindanao) dans l’affaire. Cette version, sans vérification préalable, fut reprise par les grands médias nationaux et servit de justification aux opérations militaires.
15Dans l’après-midi du 25 janvier, le 7e bataillon d’infanterie (7th IB) fut déployé dans les barangay voisins de Rangaban, Mudseng et Nes. Selon les témoignages reçus par les militaires, le groupe du commandant Masgal s’était enfui en direction du hameau d’Udsudan, du barangay Mudseng. Or, ce dernier sitio était le lieu où habitait le commandant Maestro, membre de l’unité d’élite du MILF, la National Guard. Par ailleurs, son unité était aussi en charge de la force de paix (Peace Keeping Unit) du MILF dans le barangay. Cette force de paix, créée par le MILF et le gouvernement, servait à désamorcer les conflits locaux durant les négociations entre les deux parties.
16La concentration massive de militaires du 7e bataillon autour d’Udsudan fut le facteur déclencheur des hostilités qui débutèrent le 26 janvier. Les combattants, des deux côtés, utilisèrent des armes lourdes, comme les mortiers. Le barangay Mudseng fut l’objet de frappes aériennes144. Pour compliquer la situation, chacune des parties en conflit fit appel à des renforts. Le 40e bataillon d’infanterie (40th IB) renforça le 7th IB ; le commandant Maestro, de son côté, était soutenu par le 105th Base Command145. Le 27 janvier, le gouvernement et le MILF furent sur le point de rompre les négociations de paix. Selon des sources locales, des combattants du MILF (105th Base Command) avaient préparé une embuscade sur un convoi du 40th IB. Fort heureusement, au moment où le convoi allait passer, les lance-grenades (Rocket-propelled grenade ou RPG) des moudjahidin s’enrayèrent, et ces derniers s’enfuirent. Si cette embuscade avait réussi, le retour à la guerre aurait été vraisemblable.
17Cependant, avec les interventions un peu tardives mais conjointes du comité de coordination sur la cessation des hostilités (Coordinating Committee on Cessation of Hostilities ou CCCH) et du groupe international de surveillance (International Monitoring Team ou IMT), les passions guerrières retombèrent. Le 28 janvier, une résolution commune était signée par les deux parties en conflit siégeant au CCCH. Cette résolution demandait un cessez-le-feu immédiat, le repositionnement des troupes et la recherche des causes de ce conflit.
18Le conflit de 2007 ne fit que peu de victimes chez les forces gouvernementales : un CVO fut tué, un autre blessé ainsi que deux militaires du 40e bataillon d’infanterie. Les pertes du MILF ne sont pas connues. Ce type de conflit, violent, intense mais court, fait surtout forte impression sur la population civile. Ces deux jours de combat déplacèrent 1 235 familles (soit environ 6 000 personnes) qui se réfugièrent dans les écoles, chez un membre de leur famille épargné par le conflit, ou bien le long de la route reliant Midsayap à Datu Piang (voir carte 1B). L’épicentre des combats étant à Mudseng, c’est l’ensemble de la population de ce barangay qui fut évacué (415 familles). De plus, 13 écoles comprenant 3 928 élèves, fermèrent leurs portes durant plusieurs jours soit parce qu’elles étaient utilisées pour accueillir les évacués soit parce qu’elles étaient réquisitionnées par l’armée et le MILF.
Quelles sont les causes profondes de ce conflit ?
19Contrairement aux rapports de presse et aux déclarations gouvernementales qui accusaient le MILF de mauvaise foi et de vouloir revenir à la guerre, les recherches sur les causes profondes du conflit mirent au jour des rivalités de clans pour le contrôle de centaines d’hectares de terre. Comme le notait le rapport du Bantay Ceasefire146, tout le monde savait, localement, que les causes des violences et tensions dans cette partie de Midsayap étaient liées à deux types de conflits fonciers147. Le premier type de conflit, dont la résolution était de la compétence administrative du Département de l’environnement et des ressources naturelles (DENR), concernait 1 983 hectares de terre contestés dans les barangay de Rangaban et Mudseng. Un groupe de travail, dirigé par cette institution, établi le 27 mars 2007 et chargé de régler au mieux cette question148 découvrit de nombreux cas de parcelles ayant deux titres de propriété, l’un octroyé par la mairie de Midsayap, l’autre par le bureau local du DENR. Dans certains cas, les titres étaient faux. Les enquêteurs constatèrent que les occupants d’une parcelle n’étaient souvent pas les propriétaires. Enfin, des propriétaires occupaient et revendiquaient une parcelle sans avoir de titre, déplaçant ainsi les limites de leurs propriétés.
20Ces conflits étaient en partie liés au fait que le cadastre de ces deux villages n’avait pas été actualisé depuis 1967. Entre 1970 et 1980, les deux barangay devinrent des no man’s land, cibles dans un premier temps des opérations paramilitaires Ilagas puis des combats entre le MNLF et les forces gouvernementales. À partir des années 1980, la sécurité étant mieux assurée, les familles revinrent : les premiers arrivés furent les mieux servis.
21Ces conflits engageaient des clans de migrants ilonggo contre des clans maguindanao mais aussi des clans maguindanao ou ilonggo entre eux. Bref, tous les éléments étaient réunis pour créer une véritable poudrière. Ces clans étaient liés par le sang ou par mariage à des chefs de groupes armés. Ainsi, certains clans ilonggo étaient liés au barangay captain de Baliki (village voisin de Rangaban). Ce dernier était le chef des paramilitaires CVO, mais aussi un membre de la famille du maire de Midsayap. Le leader de Baliki était en conflit sur plusieurs parcelles de Rangaban, notamment avec un membre de sa propre famille. À l’inverse, les clans maguindanao pouvaient s’aligner sur le Moro Islamic Liberation Front. Le commandant Sugod, par exemple, était un membre actif du MILF mais il était aussi un riziculteur ayant des conflits fonciers avec ses voisins, tant ilonggo que maguindanao.
22Le second type de conflit foncier, particulièrement difficile à résoudre, était lié à la réforme agraire. Ce conflit, toujours actif, concernait un terrain de 20 hectares (lot no 224) situé dans le barangay Mudseng et disputé violemment par des clans maguindanao. Cette terre fut vendue par son propriétaire à l’État dans le cadre de la réforme agraire. La procédure utilisée fut celle de l'offre volontaire de vente (Voluntary Offer to Sell ou VOS) permettant au propriétaire d’être mieux indemnisé mais aussi de choisir les bénéficiaires de la vente. Or, les personnes listées comme bénéficiaires n’étaient pas forcément celles qui travaillaient sur ces parcelles.
23Les bénéficiaires de cette procédure VOS étaient des représentants de puissants clans locaux maguindanao, connectés à des groupes armés. Au contraire, les squatteurs travaillant et occupant ce terrain étaient affiliés au MILF ou à des chefs de groupes indépendants. L’inaction des pouvoirs publics (notamment du département de la réforme agraire et de son bureau local) conduisit à la dégradation du climat. Certains bénéficiaires décidèrent alors d’agir violemment afin d’expulser ceux qu’ils considéraient comme des squatteurs et récupérer leurs parcelles de terre. Ainsi, le clan Adam, par exemple, occupa de force trois parcelles du lot no 224, entrant en confrontation avec le clan Sugod. Nous avons vu plus haut qu’Uri Sugod était un commandant duMoro Islamic Liberation Front. De son côté, le clan Adam fit partie du MILF jusqu’aux années 2002-2003 avant de rejoindre le gouvernement, pour des raisons de rivalités internes au MILF. Les Adam sont alliés, par des liens familiaux, au puissant clan des Pulalon, résidant au barangay Tugal, village voisin de Mudseng. Le chef du clan Pulalon, Tubog Pulalon, alias commandant Bogs fut le chef du 13e bataillon de la 202e brigade de la Bangsamoro Islamic Armed Forces (BIAF), branche armée du MILF. En 2002, le clan Pulalon se rendit aussi au gouvernement et fut intégré dans les CAFGUS (Citizen Armed Force Geographical Units) organisation paramilitaire directement sous le contrôle de l’armée). Tubog Pulalon fut élu barangay captain de Tugal.
24Ces rivalités mirent aussi le clan Adam en conflit direct avec deux autres clans. Ces deux clans (Dimaluloy et Samal Masgal) étaient considérés, tant par le MILF que par l’armée, comme des lost command (sans commandement) c’est-à-dire comme des formations n’obéissant qu’à elles-mêmes. Pourtant, bien que hors-la-loi, ses membres n’en étaient pas moins des riziculteurs. Nous avons vu plus haut que l’enquête montra que le groupe du commandant Masgal était à l’origine du vol de riz qui déclencha la guerre de 2007. Au total, le clan Adam fut donc impliqué dans trois rido avec trois clans différents et perdit plusieurs de ses membres entre 2006 et 2007.
25Le groupe de travail réussit, en quelques mois, à réorganiser les cadastres des deux villages. La plupart des cas conflictuels entre riziculteurs ilonggo et maguindanao sont en cours d’adjudication à la cour de première instance de Midsayap. Les premiers cas réglés l’ont été en faveur des propriétaires maguindanao. En ce qui concerne le terrain de 20 hectares, le groupe de travail du DENR n’avait pas juridiction sur ces terres car il s’agissait d’un problème lié à la réforme agraire. Le terrain no 224 reste donc le point chaud de Midsayap.
26Les événements des 25-27 janvier 2007 peuvent être interprétés, d’une manière superficielle, comme un conflit classique, opposant les deux forces institutionnelles que sont l’armée et le Moro Islamic Liberation Front. Mais, dès que l’on creuse la question, on s’aperçoit bien vite que ces forces majeures furent en fait entraînées dans un conflit privé entre des groupes armés locaux. La dynamique locale du conflit montre le rôle fondamental des groupes paramilitaires soutenus et armés par le gouvernement. Les Civilians Volunteers Organizations (CVO), recrutés et indemnisés par les élus locaux (maires et barangay captains, voire conseillers municipaux) échappent au contrôle de l’armée (à la différence des CAFGUS149) mais aussi très largement à celui de la police, pourtant chargée de les former. De surcroît, la présidente Macapagal Arroyo, autorisa en 2006 l’armement des CVO dans les provinces et municipalités à forte insécurité. Cette autorisation, qui visa à légaliser une situation existant depuis la création de ces milices (appelées Bantay Bayan en 1989150), permit de légaliser par ailleurs les armées privées des politiciens. Ces élus locaux, qui peuvent être également des propriétaires terriens et avoir des conflits fonciers avec leurs voisins, peuvent utiliser leur double casquette de représentant local du gouvernement et de chef de la police, pour régler leurs problèmes privés, mobilisant ainsi les ressources de l’État pour arriver à leurs fins. Dans le cas précis de Midsayap, des sources locales précisent que le riziculteur victime du vol était un membre de la famille du barangay captain de Baliki. Les CVO se devaient de modifier la version des événements pour des raisons pratiques. En effet, ces hommes sont faiblement indemnisés, 1 800 pesos par mois151 (quand les autorités locales n’oublient pas de les payer) mais reçoivent des indemnités versées par l’État, dans le cas où ils sont blessés ou tués lors d’une opération contre les insurgés – une guerre privée n’entre pas dans les critères de l’assurance.
27Par ailleurs, le Moro Islamic Liberation Front est entraîné, bien malgré lui, dans le conflit lorsqu’un groupe de bandits « sans commandement » (lost command) se réfugie dans le territoire d’un important commandant. Mudseng, Rangaban et les villages voisins, sont des territoires morcelés en de petits fiefs contrôlés par des chefs de guerre. Chaque hameau « appartient » à un clan connecté à un groupe armé. Ces groupes armés peuvent être, bien sûr, le MILF, représenté localement par des groupes d’élites (National Guard) et par la zone de responsabilité 105 (105th Base Command), ou le MNLF (qui fit la paix avec le gouvernement en 1996, mais qui fut autorisé à garder ses armes), d’anciens insurgés du MILF devenus une force d’appoint du gouvernement, mais aussi des groupes sans affiliation particulière, considérés comme des électrons libres. Ces groupes étant par ailleurs rivaux, engagés dans de violentes vendettas, la moindre étincelle peut prendre des dimensions catastrophiques. Une fois le mécanisme enclenché, la guerre masque les rapports de force entre les acteurs locaux. Les médias nationaux et internationaux ne rapportent que l’aspect superficiel du phénomène et renforcent ainsi les stéréotypes sur les Moro : on ne peut décidément pas leur faire confiance, même en période de négociation de paix.
28Ces conflits locaux, sans intervention directe et volontariste de l’État central, s’intensifient généralement car il n’y a pas de mécanisme local permettant de résoudre les problèmes. En fait, dans cette partie de Midsayap, les rido sont tellement nombreuses que les barangay captains et leurs adjoints sont rarement dans leurs juridictions et préfèrent aller vivre dans le centre urbain de Midsayap. L’absentéisme des élus locaux limite les médiations entre groupes rivaux. Enfin, le laxisme des autorités locales conduit au pourrissement de la situation. Dans ce contexte, les nombreux groupes armés se font justice. L’insécurité créée par les rido était telle que certains des résidents de Mudseng évacués les 25-27 janvier 2007 n’étaient toujours pas de retour chez eux en avril 2007. Ils expliquaient à l’équipe du Bantay Ceasefire qu’ils avaient peur d’être piégés dans les rido de leur barangay. Cette peur déboucha sur une résolution de plusieurs barangay adjacents à Mudseng, demandant que l’armée stationne ses troupes dans ces villages afin de les protéger contre ces rido152.
3 - Prévenir les conflits locaux
29Ces conflits locaux, ou rido, ne sont pas inévitables. Des initiatives institutionnelles ou privées, locales ou régionales, ont été prises pour limiter l’escalade des conflits ou mieux, les prévenir. Les exemples suivants sont des solutions qui peuvent être classées selon qu’elles agissent sur le court terme (séparation des combattants par exemple) ou sur le long terme (utilisation de la justice traditionnelle des groupes ethniques).
Le comité sur le cessez-le-feu
30Le gouvernement philippin et le Moro Islamic Liberation Front se sont engagés dans un processus de paix dès 1996. En 1997, un comité de coordination sur la cessation des hostilités (Coordinating Committee on Cessation of Hostilities ou CCCH) était cogéré par deux directeurs, représentant les deux parties en conflit. Cependant, ce comité n’avait pas les moyens de vérifier sur le terrain le maintien du cessez-le-feu. Face aux grandes offensives militaires de l’an 2000 contre les camps du MILF, le comité fut impuissant.
31Les négociateurs du gouvernement et du MILF décidèrent, en 2001, d’inviter des représentants de l’Organisation de la Conférence islamique (OCI) afin d’observer et gérer la bonne application de tous les accords passés entre les deux protagonistes. Cependant, la grande offensive de 2003, menée le jour de l’Aïd al-Adha (fête du Sacrifice), contre le quartier général du MILF à Buliok (Pikit) menaça à nouveau les pourparlers de paix. L’intervention et la médiation de la Malaisie sauvèrent la paix et les deux protagonistes décidèrent, en mars 2003, de renforcer et d’améliorer les mécanismes de gestion de cessation des hostilités et d’inclure un groupe d’observateurs de l’OCI.
32Une structure internationale, l’International Monitoring Team (IMT), fut ainsi déployée en septembre 2004 sur Mindanao, elle était composée de 60 officiers dont 46 Malaisiens, 4 Libyens et 10 officiers de Brunei. La mission de l’IMT était d’intervenir, à la demande du CCCH, lors de rapports de confrontations entre l’armée et le MILF ou de violations du cessez-le-feu. Le rôle de l’IMT consistait alors à vérifier sur le terrain ces violations et d’enquêter sur les causes des violences, en coordination avec le CCCH et ses propres équipes locales (les Local Monitoring Teams ou LMT) et les organisations issues de la société civile comme le Bantay Ceasefire. Les rapports de l’IMT étaient ensuite envoyés aux négociateurs du gouvernement et du MILF.
33Le déploiement de l’IMT ainsi que le renforcement des mécanismes de vérification sur le terrain par les équipes et les ONG locales spécialisées permirent de réduire de manière significative les accrochages entre les troupes gouvernementales et le MILF. De plus, les enquêtes soulignèrent l’importance des conflits locaux par rapport au conflit régional (tableau 12).
Tableau 12 - Incidents (liés ou non au cessez-le-feu)
Année | Violations du cessez-le-feu | Non liées au cessez-le-feu |
2002 | 698 | 0 |
2003 | 559 | 0 |
2004 | 15 | 11 |
2005 | 10 | 5 |
2006 | 13 | 32 |
2007 | 7 | 5 |
34Avant la mise en place de l’IMT et des autres structures locales, le CCCH enregistra, entre 2002 et 2003, 1 257 violations du cessez-le-feu. Le déploiement de l’IMT en 2004, autorisa, en outre, à séparer ce qui relevait du conflit politique et idéologique, de ce qui n’était qu’une rido (colonne « non liée au cessez-le-feu »). Sur 98 incidents enregistrés entre 2004 et 2007, plus de la moitié (53) étaient liés directement à des rido. L’année 2006 fut exceptionnelle dans ce domaine, puisque 71 % des incidents concernèrent des vendettas.
35Parmi les réussites achevées durant cette période de présence de l’IMT, Abhoud Syed M Lingga nota, entre autres, une participation accrue des organisations de la société civile dans le suivi de l’application du cessez-le-feu et le développement de partenariats entre certains éléments du MILF et les CVO pour développer leurs communautés et régler les rido.
36Le départ progressif, en 2008, du contingent malaisien de l’IMT, laissait présager un retour à la violence. De fait, en août 2008, à la suite du refus du gouvernement philippin de signer, à la dernière minute, le mémorandum sur le domaine ancestral de la Bangsamoro, l’IMT, amoindrie, fut impuissante face aux opérations militaires contre les commandants Kato et Bravo. Ces opérations, dont le but était de capturer les deux commandants, déplacèrent un demi-million de personnes153 L’année 2008 connut un regain de violations du cessez-le-feu (218 dont 206 entre août et décembre 2008). Ce départ des Malaisiens visait à envoyer un signal au gouvernement philippin afin que celui-ci accélère les efforts pour signer un accord de paix officiel avec le MILF154. Depuis fin 2009, le gouvernement philippin et le MILF, ont d’un commun accord accepté la candidature de nouveaux États ou institutions non musulmanes (Union européenne, The Asia Foundation, etc.) pour former une nouvelle IMT.
37Si ces mécanismes de suivi du cessez-le-feu ont montré leur grande efficacité, en séparant les rido des violences idéologiques, il n’en demeure pas moins qu’ils sont temporaires et sujets aux aléas du processus de paix et de la politique des États impliqués dans l’IMT. Cette structure n’intervient que quand il y a un conflit avéré. Les exemples suivants visent au contraire à prévenir les incidents de rido avant qu’ils n’éclatent.
Résister à la tentation de la vengeance : le cas de datu Ibrahim Paglas
38En 2006, dans la municipalité de Datu Paglas (province de Maguindanao, voir carte 1B), un sentiment de sécurité domine : aucun homme en arme, aucune patrouille de militaires ou de paramilitaires, aucune personnalité entourée d’une cohorte de gardes du corps. La municipalité de Datu Paglas offre un contraste saisissant avec les municipalités voisines. Le long de la route, seuls circulent des employés de la plantation de bananes La Frutera Inc. ; cette entreprise est dirigée par le datu Ibrahim Paglas III. Son histoire montre que les rido ne sont pas inévitables et qu’une fois réglées, l’économie locale peut prospérer.
39Datu Paglas III est né en 1960 d’Ibrahim Paglas Jr et de bai Aga Pendatun155, la fille du général et sénateur Salipada Pendatun. Les deux clans, Paglas et Pendatun, bien que descendants tous deux du sultanat de Buayan et donc membres de la même famille, se livrèrent à une vendetta sans merci à partir des années 1930156. Durant la Deuxième Guerre mondiale, Salipada Pendatun prit la direction de la résistance, tandis que son rival, datu Paglas, collaborait, plus par mesure de protection que par conviction.
40Malgré l’interdiction formelle de se marier entre les deux clans, les parents de datu Paglas III s’enfuirent et se marièrent à Davao City en 1958. La naissance de datu Paglas III força cependant les deux familles à se réconcilier. À partir des années 1970, la municipalité de Datu Paglas devint un champ de bataille entre le MNLF et l’armée puis entre celle-ci et le MILF. En 1986, alors que le président Marcos était renversé, le nouveau gouvernement de Cory Aquino nomma datu Paglas Jr gouverneur par intérim de la province de Maguindanao. Ce dernier n’eut pas le temps de prendre ses fonctions, car il fut tué, avec son fils de sept ans, dans un attentat à la grenade. En 1988, datu Paglas III prit la succession de sa mère à la tête de la municipalité du même nom et devint par la même occasion le chef du clan Paglas. En 1991, un de ses frères, maire adjoint de la municipalité de Columbio (province de Sultan Kudarat), fut assassiné. Datu Paglas III expliqua qu’à ce moment-là, en tant que chef de clan, il aurait dû suivre les règles de la culture maguindanao et demander à son clan de venger la mort de son frère. Sa famille le supplia de lancer une attaque massive sur l’autre clan, c’est-à-dire de tuer non seulement les coupables du crime mais aussi leurs proches157. Malgré ces pressions et bien qu’ayant toutes les armes nécessaires pour une opération de représailles, le datu-maire, homme pieux, résista à la tentation et rencontra le clan adverse. Cette rencontre aboutit à la signature d’un pacte de paix. Son objectif était alors de changer les comportements non seulement de son clan mais aussi de ses administrés et de concentrer leurs énergies sur des activités constructives, notamment le développement économique158.
41Refusant le système de vendetta, Ibrahim Paglas III fit aussi la chasse aux bandes criminelles qui arpentaient sa juridiction. De plus, en tant que neveu d’Hashim Salamat, président du MILF, Paglas s’assura que les commandants du front n’amèneraient pas la guerre dans son fief. Bref, en quelques années, la municipalité de Datu Paglas passa d’un état de violence miné par les rido et la criminalité à celui de sanctuaire de paix.
42Restaient à convaincre, pour le développement économique de sa municipalité, des investisseurs potentiels. Le clan Paglas est propriétaire de vastes terres (1 300 hectares) mais manque de financement et de savoir-faire pour les développer en une plantation de bananes. De leur côté, les investisseurs privés nationaux et internationaux refusaient d’investir dans la Région autonome musulmane, jugée trop dangereuse. Datu Paglas, persévérant, trouva des investisseurs italiens, saoudiens, et américains. En 1996, la compagnie La Frutera Inc. fut créée. Cette entreprise s’occupe de la gestion de la plantation. De nos jours, La Frutera emploie plus de 2 800 personnes (dont 90 % de Maguindanao) et est le principal employeur privé de la Région autonome musulmane. Datu Paglas III expliquait que pour renforcer les pactes de paix qu’il avait signés avec les différents clans rivaux, il s’efforça d’employer ses anciens ennemis. Enfin, il utilisa les services d’une compagnie israélienne spécialisée dans les technologies de l’irrigation. L’arrivée d’Israéliens à Datu Paglas ne fut pas appréciée par tout le monde, mais le maire finit par convaincre ses concitoyens des bénéfices de cette venue. Ainsi, Datu Paglas, devint aussi un lieu symbolique où vivaient en bonne intelligence des croyants de confession musulmane, chrétienne et juive.
43De 1998 à 2006, plus de 10 millions de tonnes de bananes furent exportées vers le Japon, la Chine, la Corée du Sud, et le Moyen-Orient. En termes de retombées directes sur la municipalité, la compagnie insuffle chaque mois 500 000 dollars de salaires et de paiements aux fournisseurs de services locaux. Le taux de criminalité est nul depuis plusieurs années. Datu Paglas III investit aussi dans une banque rurale finançant les activités d’une centaine de petits entrepreneurs avec des taux d’intérêts faibles.
44Cet exemple montre comment un homme, par son prestige et son audace, a pu casser le cercle vicieux des vendettas. Ses relations familiales avec Hashim Salamat, ont permis de sanctuariser l’économie locale. En fait, lors des offensives gouvernementales de 2000 et 2003, plusieurs anciens commandants du MILF travaillant sur la plantation, proposèrent à Salamat de reprendre du service. Celui-ci leur demanda de poursuivre leurs travaux paisiblement afin de ne pas perturber la bonne marche de l’entreprise. De plus, il ordonna aux commandants MILF actifs de ne pas pénétrer la municipalité de Datu Paglas d’une part et d’épargner les véhicules de la compagnie circulant hors de la municipalité d’autre part. Ainsi, le tandem oncle-neveu transforma Datu Paglas en une oasis de paix. La mort subite de datu Ibrahim Paglas, en août 2008, créa quelque anxiété quant au devenir de l’activité. Mais de nos jours, la compagnie est en pleine expansion, notamment dans la province de Lanao del Sur.
Les femmes dans la résolution des rido
Ma famille descend d’une des lignées du prestigieux sultanat de Buayan. Dans les années 1970, tous mes frères, cousins, neveux, oncles se battaient du côté du MNLF puis du MILF contre le gouvernement. Nous nous battions pour notre indépendance. Cependant, dans les années 1980, les hommes de ma famille se sont détournés de leur objectif initial et ont commencé à s’attaquer mutuellement. On appelle cela, chez nous, Maguindanao, la kontra ou rido. Les causes étaient variées mais les deux principales étaient le contrôle des terres arables autour du marécage de Ligawasan et la politique locale. Ma famille est très nombreuse, et de nombreux cousins ne savaient pas qu’ils étaient de la même famille. Vous savez, pour nous, un cousin de la 3e génération fait toujours partie de notre clan. Ainsi, des cousins s’entretuaient, certains s’alliant à l’armée, d’autres étaient restés MILF. Nous avions donc le risque de voir toute notre famille décimée à cause de ces différentes kontra.
Ayant toujours été intéressée par la généalogie de notre famille, j’ai décidé de créer une association, à la fin des années 1980, dans le but d’établir d’une manière plus formelle notre généalogie familiale et de rassembler tous les membres de ma famille depuis Pikit jusqu’au sud du marécage de Ligawasan. L’objectif de construire un arbre généalogique détaillé était de le présenter ensuite aux protagonistes et de leur montrer concrètement qu’ils ne pouvaient pas être ennemis puisqu’ils avaient le même sang qui coulait dans leurs veines. Dans le cas où ils savaient qu’ils étaient de la même famille, l’arbre généalogique me permettait de repérer une personne proche et respectée des deux protagonistes pour jouer le rôle d’intermédiaire et aider à résoudre le conflit.
Au départ ce fut très difficile. Je suis une femme. Chez les Maguindanao, les hommes doivent protéger leurs clans et les femmes doivent les soutenir. Les datu n’ont pas l’habitude de se voir dicter leur comportement par une femme, même si je suis une bai. Pendant des mois, par mes propres moyens, j’ai arpenté les villages en conflit autour du marécage, organisé des réunions familiales. J’étais accueillie au début par des sarcasmes et un certain scepticisme. L’on me disait que la kontra est une affaire d’hommes et que je ne devais pas m’en mêler. Les femmes elles mêmes semblaient résignées, voire appuyaient leurs maris dans ces guerres fratricides. Cependant, après de multiples allers-retours dans les villages de ma famille, après des milliers de pesos dépensés en transport et en repas et surtout la présentation de notre arbre généalogique familial, les hommes de ma famille ont commencé à me prendre au sérieux. De nos jours, notre association a organisé un sultanat local, avec à sa tête un jeune sultan, chargé de gérer les affaires courantes de la communauté en partenariat avec certaines collectivités locales, surtout les barangay. Ce partenariat est officieux, car l’État philippin ne reconnaît pas les sultanats, mais les barangay captains sont, pour la plupart, mes oncles. L’un des rôles clefs du sultan et de son cabinet de datu, est de régler les problèmes avant qu’ils ne deviennent des rido.
Les femmes ont un rôle clef à jouer dans le règlement des conflits, mieux encore, dans leur prévention. Trop souvent, pourtant, elles sont passives, voire mettent de l’huile sur le feu. Si un homme veut renoncer à entrer dans une rido, les femmes peuvent se moquer de lui dans son dos, colportant la rumeur qu’il est trop faible pour protéger les intérêts de son clan. Les épouses de cet homme peuvent aussi faire l’objet de moqueries. Moqueries et rumeurs renforcent le sentiment de honte, important moteur dans le déclenchement des rido. Pourtant, traditionnellement, les femmes, les enfants et les personnes âgées, doivent être épargnés par les rido. On ne s’attaque pas aux personnes sans défense. Cela permet aux femmes de circuler d’un camp à l’autre et de jouer leur rôle de messager de la paix. Dans mon cas, je suis allée palabrer face à des hommes armés de M-16 et de lance-roquettes. C’est très impressionnant mais il faut rester focalisé sur sa mission. Le problème est que l’intermédiaire doit être riche car non seulement il faut payer ses propres déplacements, mais aussi ceux des protagonistes et les repas lors des réunions. Souvent, lors de ces réunions, il y avait 15 à 20 personnes, parfois plus. D’autre part, lorsqu’une des parties doit verser une indemnité pour les dommages causés à l’autre, c’est bien souvent pris en charge par l’intermédiaire, si la famille n’a pas les moyens. Enfin, l’intermédiaire doit généralement prendre en charge aussi la fête clôturant une rido. Cette fête, que l’on appelle kanduli, peut rassembler plusieurs centaines de personnes. Comme vous le voyez, une femme, qui veut aider à la résolution des conflits, doit être respectée par les hommes mais aussi être riche. Les femmes de politiciens ayant un pedigree royal sont donc les mieux placées pour cette mission. Dans mon cas personnel, j’ai le statut mais je n’ai pas la fortune, car je ne suis qu’une enseignante de profession. Je me suis donc débrouillée au mieux, demandant de l’aide à des membres de la famille plus fortunés.
Depuis plusieurs années, notre mission devient de plus en plus périlleuse. Les femmes deviennent des cibles au même titre que les hommes. Il n’y a plus le même respect des traditions. L’exemple le plus dramatique est celui du massacre de Maguindanao du 23 novembre 2009. Le clan des Ampatuan n’a pas hésité à tuer Genalyn Mangudadatu, la femme d’Esmael Mangudadatu ainsi que ses deux soeurs. La stratégie des Mangudadatu avait été de n’envoyer que des femmes, à l’exception des journalistes, pour précisément éviter ce risque.
Entretien de l’auteur avec Mme A., à Pikit, province de North Cotabato.
La justice à la manière des anciens : le cas de la municipalité de Upi
45L’exemple suivant, celui de la municipalité de Upi (province de Maguindanao, voir carte 1B) est exceptionnel à Mindanao. Il s’agit de la première municipalité de l’île à avoir institutionnalisé, aux côtés de la justice moderne, les systèmes traditionnels de justice des différents groupes tribaux y résidant. Cette expérience, pour l’instant unique, pourrait devenir, dans les années qui viennent, un modèle pour les autres municipalités en proie aux rido.159
46La municipalité de Upi est située sur la montagne Teduray, à 40 kilomètres au sud de Cotabato City. Longtemps contrôlée par le puissant clan des Sinsuat (en zone chrétienne et animiste), Upi devint le champ de bataille du kumander Toothpick au début des années 1970 (cf. note 57), puis des forces gouvernementales et insurgées jusque dans les années 1980-1990. Ces décennies de conflits furent à l’origine d’une profonde méfiance entre les trois groupes ethnolinguistiques représentés dans la municipalité : les Teduray (animistes et chrétiens), les Maguindanao, et les populations migrantes (Ilocano et Ilonggo). Le manque de procédures de conciliation pour régler les conflits et le désintérêt des Sinsuat pour cette question furent à l’origine de plusieurs vendettas, notamment entre clans teduray160.
47L’année 2001 représente un tournant dans l’histoire de cette municipalité. Pour la première fois depuis 1959, le clan Sinsuat fut battu aux élections municipales. Le nouveau maire, Ramon Piang, d’origine teduray, signa le décret no 4 établissant un Conseil des anciens, chargé de régler les conflits avant qu’ils ne dégénèrent en rido. Ce Conseil se compose de 6 hommes âgés de 60 à 80 ans répartis équitablement entre les trois groupes. Les membres du Conseil sont nommés par leurs communautés respectives pour leurs qualités morales, leur charisme et pour leurs connaissances en matière de droit coutumier. La présidence du Conseil varie en fonction de l’ethnicité des parties impliquées dans le cas à traiter. Ainsi, si le litige ne concerne que des Maguindanao, le président du Conseil est alors Maguindanao et ainsi de suite. Dans le cas où les parties sont des trois groupes ethniques, le Conseil prend une décision de manière collégiale. Le Conseil des anciens n’est saisi que lorsqu’une affaire, portée devant la justice du barangay (ou « Lupon Tagapamayapa », juges de paix), n’a pu être résolue d’une façon amicale. Les deux parties en litige peuvent alors soit défendre leur cas auprès de la cour de première instance de Cotabato City et donc suivre le cours de la justice moderne soit opter pour un règlement à l’amiable grâce au Conseil des anciens. Ce dernier a juridiction sur toutes les affaires impliquant des résidents de Upi mais aussi sur celles impliquant un résident de Upi avec un non-résident de cette municipalité161. De 2001 à 2007, le Conseil des anciens a été saisi de 42 cas (allant des conflits fonciers, accidents de la route, vols, jusqu’aux affaires criminelles comme les viols, meurtres et homicides), avec un taux de résolution de 100 %162.
Diviser les municipalités pour éviter les rido ?
L’une des mesures phares du gouverneur de l’ARMM, Zaldy Ampatuan, le fils aîné du gouverneur de Maguindanao, Andal Ampatuan Sr, fut de multiplier les créations de nouvelles municipalités. Son objectif officiel était de donner un territoire politique à chaque pagali (clan) et éviter ainsi les affrontements meurtriers à chaque élection. L’idée était bonne dans son principe et repose sur une longue tradition des datu maguindanao. Lorsque deux datu s’affrontaient dans le passé, le perdant, s’il était encore en vie, quittait la communauté avec ses alliés et esclaves et s’établissait plus loin, recréant une nouvelle communauté. À cette époque, Mindanao était vaste et sous-peuplée. De nos jours, tout l’espace est utilisé et le seul moyen de séparer les factions impliquées dans un conflit politique est donc de leur donner un territoire où elles ne seront pas défiées.
Ceci, c’est la théorie. Dans la pratique, c’est autre chose. Tout d’abord, il faut bien se rendre à l’évidence que de 2005 à 2009, sous l’administration de Zaldy Ampatuan, les rido n’ont pas cessé. En fait, des clans ont bien été séparés et ont cessé leurs affrontements, mais de nouvelles factions, au sein de chacun de ces clans, se sont créées et s’affrontent de nos jours. Pour bien faire, il faudrait à nouveau subdiviser les municipalités nouvellement créées ! Bien sûr, cela ne va plus être possible, car ces entités ne seront plus viables économiquement. Selon le code des collectivités locales, une municipalité ne peut être créée que si elle a un territoire d’au moins 50 km ², une population d’au moins 25000 habitants et un revenu annuel de 2,5 millions de pesos (41000 euros en 2011). La plupart de ces nouvelles municipalités ne respectent pas ces trois critères et ne peuvent donc pas être bénéficiaires de l’IRA (Internal Revenue Allotment) redistribué par l’État central. Ainsi, la seule solution qui s’offre à ces nouvelles municipalités est de demander une partie de l’IRA de la municipalité d’origine (celle qui a été démembrée). La multiplication des municipalités ne réduit donc pas la violence et tend à les appauvrir.
L’objectif du gouverneur était-il réellement de réduire les rido ? En fait, j’en doute. Je pense qu’il a utilisé ce prétexte pour renforcer le contrôle politique de sa propre famille sur la province de Maguindanao. En fait, la plupart des municipalités, créées par Zaldy Ampatuan, sont dans cette province. Zaldy a placé, à la tête de chacune d’elles, des membres de sa famille, notamment ses frères. Il suivait en cela les ordres de son père, le gouverneur de Maguindanao, Andal Ampatuan Sr. Il faut donc se méfier de la notion de rido qui peut être utilisée comme prétexte pour des stratégies politiques de conquête territoriale. Cette notion peut aussi être utilisée pour masquer des pratiques de corruption par des élus locaux. Ainsi, des auditeurs du gouvernement s’intéressant aux finances d’une municipalité peuvent découvrir qu’il manque des documents pour certaines opérations financières. Ces auditeurs se verront rétorquer par le maire que la municipalité a dû débourser d’urgence des fonds pour financer la résolution d’une rido. Dans certains cas, cela peut être vrai mais dans de nombreux cas, il s’agit d’un écran de fumée pour couvrir des malversations. C’est aux auditeurs de faire leurs enquêtes et de découvrir la vérité, mais en auront-ils le courage ? La plupart des auditeurs préfèrent rentrer à Manille, c’est moins risqué.
Entretien avec Salik D. Makakena, professeur de sciences politiques à l’université Southern Mindanao, Kabacan, North Cotabato.
48Le succès de ce système est lié au fait que la décision du Conseil est basée sur le consensus. En effet, après avoir écouté les témoignages des familles en litige (les avocats et les juristes étant interdits), le Conseil délibère, prend une décision puis demande aux intéressés si celle-ci leur semble acceptable. De plus, le Conseil demande à l’accusé s’il accepte de payer une certaine somme pour tous les dommages causés à la victime et à sa famille, notamment si des blessures physiques ont nécessité une intervention médicale, ou si l’incident a provoqué des dégâts sur des propriétés, ou bien si l’incident a créé des préjudices moraux.
49Dans le cadre d’un meurtre ou d’un homicide involontaire, le Conseil fixe le bangon (ou dette de sang) en accord avec les deux parties. Cette pratique traditionnelle du bangon, ou indemnisation en réparation d’un crime, s’oppose au système judiciaire moderne. La coutume, cependant, doit être comprise non seulement comme un paiement matériel, mais aussi comme une mesure symbolique visant à restaurer la dignité du clan blessé au sein de la communauté. Le bangon est ensuite formalisé par un rituel célébré par les deux familles, durant lequel des animaux sont sacrifiés et vidés de leur sang. Ces sacrifices animaliers remplacent les rido et symbolisent le retour à la vie du défunt.
50Ce système de justice, reposant sur le droit coutumier, a été très largement accepté par la population de Upi car non seulement il correspond aux traditions locales mais aussi il est gratuit pour les parties. De plus, les décisions du Conseil sont consensuelles et donc acceptées tant par les victimes que par les accusés. Enfin, ces décisions sont prises rapidement car elles ne sont pas retardées par des tactiques juridiques comme celles qui freinent la justice dans une société juridicisée comme celle des Philippines. Les familles de Upi sont capables de défendre leurs intérêts sans aide extérieure163.
51Le maire a créé une radio locale, DXUP, en 2004. DXUP, avec un budget modeste de 300 000 pesos par an (5 000 euros), diffuse des programmes visant à promouvoir de meilleures relations entre les résidents de Upi. La radio donne aussi des informations sur l’avancement des projets de développement de la municipalité ou sur les conflits réglés par le Conseil des anciens. La station, située à côté de la mairie, est gérée par 11 volontaires, journalistes et techniciens. Ces volontaires, à l’origine, n’avaient aucune formation dans ce domaine et ont appris sur le tas. Les émissions, limitées à l’origine aux barangay de Upi, peuvent être maintenant écoutées jusque Cotabato City et même dans certaines municipalités de la province de North Cotabato. L’objectif, affirme le directeur de la station, est de faire « tâche d’huile » et d’avoir une influence sur les autres municipalités voisines, minées par les rido et la criminalité164. La radio réduit les rumeurs, facteurs d’instabilité dans la communauté (et dans bien d’autres municipalités de Mindanao) entre les familles. Après avoir vérifié les informations, les journalistes peuvent immédiatement diffuser leurs enquêtes et ainsi mettre un terme aux fausses informations qui circulent.
52La création du Conseil des anciens a permis de réduire drastiquement le taux de criminalité (proche de zéro) et d’éliminer le phénomène des rido sur l’ensemble du territoire de la municipalité. L’équipe municipale se concentre dès lors sur le développement des infrastructures de base de la communauté, telles l’alimentation en eau potable, la rénovation des écoles, etc. Le maire mise sur le tourisme en attirant les habitants des provinces avoisinantes et notamment de Cotabato City.
Les habitants prennent leur destin en main : l’exemple des zones de paix
53Vers la fin des années 1980, en réponse à la rébellion communiste et aux opérations militaires anti-insurrectionnelles d’une part, et au manque de perspectives dans les négociations de paix avec le parti communiste philippin d’autre part, des groupes pacifistes décidèrent de prendre leur destin en main. Leurs actions consistaient à sanctuariser un territoire, de taille plus ou moins grande (sitio ou barangay) en persuadant les groupes armés, militaires ou rebelles de ne pas pénétrer dans leur districts. Ces zones de paix se développèrent à Luzon (Mountain province dans la Cordillère centrale et Bicol) et Mindanao (municipalité de Tulunan).
54Alors que le gouvernement Ramos et Nur Misuari (MNLF) signaient un accord de paix en 1996, ces zones de paix se multiplièrent dans les régions musulmanes de Mindanao. Ces communautés, sous l’impulsion d’une ONG, d’un chef de village ou d’autres acteurs locaux, déclarent publiquement la neutralité de leur territoire puis tentent de l’imposer aux différents groupes armés de la localité. Ces zones de paix, au fil du temps, seront appelées Sanctuaries for Peace (sanctuaires pour la paix), Peace and Development Communities (communautés pour la paix et le développement165) ou Spaces for Peace (Espaces pour la paix). Aujourd’hui, il y aurait plus de 40 communautés sanctuarisées sur Mindanao.
55Si la plupart de ces territoires de paix ont été établis en réaction au conflit régional, communiste ou séparatiste, certains d’entre eux ont été des outils efficaces pour stopper les rido. L’exemple page suivante examine le cas du barangay Bual (municipalité d’Isulan, province de Sultan Kudarat). Une ONG, la Kadtuntaya Foundation Inc. (KFI) a pu transformer, avec le soutien de la population, une communauté dévastée par une dramatique rido, en une zone de paix et sécurité.
56Les nombreux projets de développement économique et de programmes de pacification développés par l’ONG KFI, soutenus par la population, ont considérablement réduit le nombre de rido. Le comité de la paix et de l’ordre joue le rôle de médiateur entre les familles en conflit, facilitant la résolution pacifique des litiges. L’interdiction des armes en public est un succès avec les civils et est étendue aux différents groupes armés du barangay. Seuls les militaires en service ont l’autorisation de porter une arme. Le troisième bénéfice est le renforcement des liens de solidarité entre les habitants musulmans (maguindanao) et chrétiens (ilonggo). Les uns et les autres participent ou assistent aux fêtes religieuses des deux communautés et renforcent leur compréhension mutuelle de leurs religions166. De nos jours, le barangay Bual ne fait plus parler de lui (en mal) dans la presse nationale, et a fêté en 2010 ses 12 ans d’existence.
Alliances et déchirements : le cas du barangay Bual
Le barangay Bual est le plus gros village de la municipalité d’Isulan, composé de 60 % de Maguindanao, 38 % de chrétiens migrants (Ilonggo et Ilocano) et de 2 % de Manobo (animistes ou chrétiens). Le 16 décembre 1996, 200 maisons appartenant à des Maguindanao sont dévastées par un incendie criminel. Quatre personnes sont tuées et des centaines déplacées. Les enquêtes officielles (et non gouvernementales) montrent qu’à l’origine, il y avait une dispute agraire entre deux familles, maguindanao et ilonggo. Ces deux familles étaient alliées dans le passé. Le datu maguindanao avait même adopté, dans les années 1950-1960, le chef du clan ilonggo. La situation se détériore à la mort des deux chefs, au début des années 1990. Les enfants des familles respectives s’entredéchirent pour une dette non remboursée et attachée à des parcelles de terre. L’incendie de 1996 est le paroxysme de cette vendetta et a été allumé, selon les témoins, par un groupe dirigé par les enfants de cette famille ilonggo. Pour compliquer la situation, les monts Daguma, surplombant Bual, abritent un camp MNLF et un autre du MILF. De plus, le 15e bataillon d’infanterie est localisé au cœur du barangay. Le risque était donc élevé que les deux familles entraînent avec elles les forces armées quelques mois après la signature du traité de paix. Après plusieurs mois d’incertitudes, les populations évacuées reviennent chez elles, traumatisées. En 1998, la communauté, à nouveau unie et bien décidée à ce que les événements de 1996 ne se reproduisent plus, déclare son barangay zone de paix. La charte de cette zone de paix prévoit les points suivants :
- Utiliser des moyens pacifiques pour résoudre les conflits ;
- Rapporter les cas de conflit au barangay afin de les résoudre pacifiquement ;
- Promouvoir la coexistence pacifique entre les personnes ;
- Unir les efforts contre les saboteurs de la paix ;
- Multiplier les efforts communs pour développer la vie socioéconomique de la communauté ;
- Respecter les différences culturelles.
57Toutes les zones de paix n’ont pas connu le même succès. Pour qu’un sanctuaire perdure, les groupes armés quels qu’ils soient doivent coopérer. Il faut en outre que la population et les pouvoirs publics locaux soutiennent le projet sur le long terme. Ces éléments sont présents dans le cas de Bual. Dans certaines expériences comme celles des Spaces for Peace de Pikit (province de North Cotabato), organisées par le père Layson, prêtre local, les règles sur les armes doivent être assouplies pour durer. Ces espaces de paix de Pikit sont situés le long de la nationale et proches d’importants camps du MILF donc stratégiques tant pour les militaires que les forces rebelles. Layson peut difficilement négocier l’interdiction des armes dans le territoire167. D’autres zones de paix imposent des règles strictes en matière d’armement, comme celles de Tulunan. Ces zones sont par ailleurs utilisées par la guérilla communiste (New People’s Army ou NPA, bras armé du Parti communiste), créant des frictions entre l’armée et les habitants de ces villages. Ces expériences concernent de petits territoires et peuvent être entourées de zones violentes. Le phénomène ne peut pas s’étendre car les différentes forces armées s’y opposeraient : « Un village ça peut aller, mais si tous les villages se déclarent zone de paix avec des règles strictes, où allons-nous aller ! » m’a dit un commandant du MILF de Pikit.
58Les conflits locaux dévastant les villages de Mindanao et de Sulu représentent autant d’obstacles à la pacification de la région. La signature d’un éventuel accord de paix entre le gouvernement philippin et le MILF n’éliminera pas la violence au niveau local. Ces abcès locaux peuvent dégénérer et entraîner d’autres acteurs, ce qui fragilise le processus de paix. Salah Jubair, de son vrai nom, Mohagher Iqbal, chargé de l’information du MILF, note, entre autres problèmes des communautés musulmanes, la nécessité de réorienter le système de valeur basé sur le maratabat et la présence de trop nombreux crimes non élucidés liés au phénomène des rido168. La clef reste, en théorie, la démilitarisation de Mindanao-Sulu et le démantèlement des différents groupes armés. C’est un objectif à très long terme. Les rido doivent être résolues de manière séparée. Les exemples cités montrent le pouvoir de transformation des communautés locales grâce au charisme de certaines personnalités ou aux ONG. Ces expériences, réussies, restent cependant limitées dans l’espace et fragiles car dépendantes du bon vouloir d’agents extérieurs à la communauté. Enfin, les médias nationaux doivent changer d’attitude dans leur couverture de Mindanao. Tout conflit se déroulant dans cette région ne doit pas être interprété dans le contexte du terrorisme ou du séparatisme. Cette schématisation renforce les stéréotypes culturels et religieux, et complique le travail des acteurs locaux. La longue route vers la paix est parsemée d’obstacles et la vigilance de tous les acteurs nationaux, régionaux et locaux est indispensable.
Notes de bas de page
135 USAID and The Asia Foundation, The Big and Silent Killer: Getting to the Bottom of Rido, Conference, Mandarin Oriental hotel, Manille, 15 juin 2005. 800 personnes participent à ce sondage dont 500 résidant dans l’ARMM et 300 dans les provinces limitrophes affectées par le conflit. 74 % des personnes interrogées vivent en milieu rural et sont pauvres. Leur expérience de la violence est répartie de la manière suivante : violences entre chrétiens et musulmans (12 %), entre le MILF et l’armée (12 %), entre le MNLF et l’armée (9 %), entre Abu Sayyaf et l’armée (5 %) soit un total de 38 % pour des violences liées à des conflits idéologiques. À l’inverse, 44 % des personnes interrogées ont l’expérience de violences liées à des conflits entre familles et clans musulmans.
136 Le terme utilisé par les Tausug de Sulu est pagbanta, kontara chez les Yakan, ou lido chez les Higaonon de Bukidnon.
137 Claribel D. Bartolome, « Maratabat et Rido, implications for peace and national development », Mindanao Journal, XXVII, Marawi City, 2004, p. 2, 19 et 61.
138 Les rido sont une pratique préislamique condamnée par l’islam.
139 Voir par exemple: Thomas Kiefer, The Tausug: Violence and Law in a Philippine Moslem Society, Holt, Rinehart and Winston Inc, New York, 1972, et Mamitua Saber, « The Maratabat of the Maranao », in Peter G. Gowing et Robert D. McAmis (dir.), The Muslim Filipinos, Solidaridad Publishing House, Manille, 1974, p. 230-234.
140 Wilfredo Magno Torres III (éd.), Rido: Clan Feuding and Conflict Management in Mindanao, The Asia Foundation, USAID, Makati City, 2007, 348 p.
141 Par récurrence, nous entendons un conflit qui dans le passé fut considéré comme réglé selon les coutumes locales mais qui pour une raison ou une autre est réactivé.
142 Jamail A. Kamlian, 2007, op. cit., p. 45.
143 Moctar I. Matuan, Inventory of Existing Rido in Lanao del Sur (1994-2004), in Wilfredo Magno Torres III (dir.), Rido: Clan Feuding and Conflict Management in Mindanao, The Asia Foundation, USAID, Makati City 2007, p. 79.
144 Bantay Ceasefire (BC), Report on the Displacement of Civilians in six Barangays of Midsayap, Cotabato, 29 janvier 2007, p. 4. Selon ce rapport, 16 bombes furent lancées sur le barangay Mudseng.
145 La zone de responsabilité 105 (105th Base Command) du MILF couvrait une portion des provinces de North Cotabato, Maguindanao et Sultan Kudarat. Le commandant Kato était le chef de cette zone.
146 Le Bantay Ceasefire (littéralement Vigile du Cessez-le-feu) est une ONG de Mindanao chargée, par le gouvernement et le MILF, de récolter des informations sur les causes de violations du cessez-le-feu et d’informer les négociateurs de la paix des deux parties.
147 Bantay Ceasefire (BC), 2007, op. cit., p. 6-7.
148 Président Gloria Macapagal Arroyo, ordre administratif no 174, intitulé « Creating an Interagency Task Force to Assess and Resolve Land Disputes in North Cotabato and Address Similar Issues in Conflict Prone Area », 27 mars 2007.
149 Les CAFGUS ou Civilian Armed Forces Geographical Units, sont des civils recrutés par l’armée pour effectuer des tâches anti-insurrectionnelles dans une localité précise.
150 Littéralement, les vigiles des municipalités.
151 Environ 30 euros par mois (60 pesos valent 1 euro en 2011).
152 Bantay Ceasefire, Midsayap update, 4 avril 2007, p. 1.
153 Ces opérations militaires concernaient les provinces de Maguindanao, North Cotabato et Lanao del Norte.
154 Abhoud Syed M. Lingga, 2008, op. cit., p. 6-8.
155 Bai est le titre de princesse chez les Maguindanao.
156 Selon Ibrahim Paglas III, la terre était le motif premier de la rido, d’autres éléments sont venus par la suite se greffer, entretien avec Datu Ibrahim Paglas III le 25 juillet 2006.
157 USAID et The Asia Foundation, « Testimonial by datu Toto Paglas », Symposium on rido (vengeance killings), non publié, Davao City, 31 mai 2005.
158 Entretien du 25 juillet 2006.
159 Les systèmes traditionnels de justice des différents groupes tribaux cohabitent, jusqu’à aujourd’hui, avec la justice moderne des Philippines dans de nombreuses régions de Mindanao. Cependant, ces systèmes traditionnels n’ont aucune reconnaissance officielle.
160 Entretien avec le conseil municipal de Upi, 10 juillet 2007. À l’arrivée de la nouvelle équipe municipale en 2000, il y avait 16 clans teduray en guerre. Selon nos interlocuteurs, les causes de ces vendettas étaient dues à des crimes de droit commun (vols, meurtres, viols, etc.) mais aussi à des règlements de compte liés à l’insurrection du MNLF. Certains clans teduray s’allièrent au gouvernement, d’autres au MNLF. À la suite des accords de paix de 1996 entre le gouvernement et le MNLF, ces clans voulurent venger leurs morts. À cela s’ajoute le fait que les Teduray sont les plus pauvres de la municipalité et ne peuvent payer les frais d’un avocat. Enfin, les Sinsuat avaient la réputation de délaisser leur municipalité, préférant vivre en ville, notamment à Cotabato City.
161 Municipal mayor’s council, Internal rules of procedure, Upi, province de Maguindanao, non publié, p. 2.
162 Entretien avec le conseil municipal de Upi, 10 juillet 2007.
163 Idem.
164 Entretien avec Mario Delbogano, directeur de DXUP, Upi, 10 juillet 2007.
165 Steven Rood, « Forging Sustainable Peace in Mindanao: The Role of Civil Society », Policy Studies 17, East West Center, Washington, 2005, p. 84.
166 Karl M. Gaspar, Elpidio A. Lapad, Ailynne J. Maravillas, A Reader for the Mindanawon Peace Advocate, AFRIM, Catholic Relief Services, Davao City, 2002, p. 204-212.
167 Entretien avec le Père Layson, 15 mars 2007.
168 Salah Jubair, The Long Road to Peace: Inside the GRP-MILF Peace Process, Institute of Bangsamoro Studies, Cotabato City, 2007, p. 160.
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