Malaisie
Tous les chemins ne mènent pas à Médine
Malaysia. Not all roads lead to Medina
p. 246-277
Résumé
In Malaysia, 2023 saw the first year in office of the national unity government led by Anwar Ibrahim. These initial steps were particularly expected, as the apparent heterogeneity of the new ruling coalition, which brings together the Alliance of Hope, the National Front, and the main local parties of the Borneo states, could lead to fears of the perpetuation of the instability that has characterised the Federation since 2018. However, thanks to a restoration of order in each camp, the Prime Minister was able to impose his authority and his political orientations. His contrasting reform project has been much analysed as the result of the narrow compromises that have to be found, not without contradiction, to retain the support of his plural majority. In fact, it really shows the coherence of his deep convictions, strongly inspired by the utopia of a model of Islamic civilisation in phase with a certain conception of modernity. This clarification had the merit of removing misunderstandings about the extent of his democratic aspirations. It also gives an explicit course to the country, which has lacked one for a long time. However, by assuming such an assertive stance that aggregates discontents in an already fragmented society, Anwar Ibrahim has chosen a risky gamble for the future if it does not produce quick results.
Entrées d’index
Mots-clés : gouvernement d'union nationale, transition démocratique, islam, Anwar Ibrahim
Keywords : national unity government, democratic transition, Islam, Anwar Ibrahim
Texte intégral
1En Malaisie, début août, à l’occasion d’un déplacement pour lancer un programme d’école inclusive en milieu hospitalier assurant la continuité pédagogique des enfants malades, la ministre de l’Éducation a annoncé une autre mesure inédite, la création en 2024 d’un nouveau type d’établissements scolaires aux moyens renforcés dédiés aux jeunes issus des familles les plus pauvres afin de lutter contre la reproduction des inégalités. Quatre jours plus tard, le pays faisait l’objet de l’attention de la presse internationale à la suite de sa décision d’interdire la vente, la distribution et la possession des montres Swatch présentant des motifs « d’influence LGBT », sous peine d’une amende allant jusqu’à 20 000 RM (environ 4 300 $ US) et trois ans de prison. En mai, les modèles incriminés (collection Pride) avaient été saisis dans les points de vente locaux de la marque suisse.
2Ce contraste pourrait résumer la première année de mandature du gouvernement d’unité nationale dirigé par Anwar Ibrahim. Elle promettait d’être particulièrement observée, tant l’hétérogénéité apparente de la nouvelle coalition au pouvoir, issue d’un compromis après les élections de novembre 2022 qui n’avaient pas permis à l’un des trois blocs concurrents d’emporter la majorité, pouvait laisser craindre une poursuite de l’instabilité parlementaire qui caractérise la vie partisane de la Fédération depuis 20181. Pourtant, à la faveur d’une remise en ordre dans chaque camp, le Premier ministre a pu asseoir son autorité et mettre en œuvre ses orientations politiques.
3Son projet réformateur à géométrie variable a été beaucoup analysé comme le résultat de marges d’action étroites, propices à toutes les contradictions, pour conserver le soutien de sa majorité plurielle. En réalité, il témoigne surtout de la cohérence de ses convictions profondes, fortement inspirées par l’utopie d’un modèle de civilisation islamique en phase avec une certaine modernité. Cette clarification a eu le mérite de lever les malentendus sur la mesure de ses aspirations démocratiques. Elle donne également un cap explicite au pays, qui en manquait depuis longtemps. Cependant, en assumant un tel positionnement affirmé qui agrège les mécontentements dans une société déjà fragmentée, Anwar Ibrahim a fait le choix d’un pari risqué pour l’avenir s’il ne montre pas des résultats rapides.
Des orientations politiques contrastées
4Le gouvernement d’unité nationale a bénéficié d’une stabilisation du jeu parlementaire. Il est resté soudé autour de l’Alliance de l’espoir (Pakatan Harapan ou PH), le bloc de coalition du Premier ministre, alliée au Front national (Barisan Nasional ou BN), notamment sa principale composante l’Organisation nationale des Malais unis (UMNO), et aux principaux partis des États du Sabah et du Sarawak (Malaisie orientale). Face à lui, l’opposition est également demeurée unie sous la bannière de l’Alliance nationale (Perikatan Nasional ou PN), constituée du Parti unifié indigène de Malaisie (BERSATU) de l’ancien Premier ministre Muhyiddin Yassin, du Parti islamique pan-malaisien (PAS) et de leur supplétif du modeste Parti du mouvement populaire malaisien (GERAKAN). Fidèle à sa réputation de politicien compétent, habile, mais aussi autoritaire, Anwar Ibrahim a réussi à imposer son style et ses idées à sa majorité composite, dont les différentes formations ont parfois eu, selon les sujets, quelques états d’âme sur la teneur des réformes menées. Le cas échéant, il a su faire les concessions nécessaires, certes toujours mesurées, comme celles consenties aux élus de Bornéo sur leurs revendications pour un renforcement des leviers d’autonomie souveraine de leurs territoires. Son amitié de longue date avec Zahid Hamidi, le président de l’UMNO, a aussi facilité la coopération entre les anciens adversaires d’hier (PH et BN).
Une stabilisation autoritaire et polarisée du jeu partisan
5L’année 2023 a débuté dans un climat politique moins tendu que précédemment, du fait de la confortable majorité soutenant le gouvernement d’unité nationale. De plus, la loi votée à l’unanimité en 2022 interdisant à un parlementaire fédéral, élu sous une étiquette ou comme indépendant, de rejoindre un autre camp en cours de mandature sous peine de perdre automatiquement son siège (anti-party hopping law) a eu un effet immédiat sur la discipline partisane après l’instabilité chronique de la mandature précédente. Ces deux éléments combinés ont permis par voie de conséquence aux directions des différents partis d’opérer une reprise en mains de leurs troupes, plus ou moins conciliante selon les cas. Anwar Ibrahim a aussi procédé à un remaniement ministériel en décembre, à la fois politique et technique, pour optimiser son attelage exécutif après un an d’exercice.
6Néanmoins, si chaque camp a retrouvé de manière autoritaire une forme d’unité, la tension entre majorité et opposition, sur fond de détestations personnelles de leurs dirigeants, est encore montée d’un cran. Elle a notamment culminé pendant la campagne électorale de l’été pour le renouvellement des assemblées locales des six États détenus par l’Alliance de l’espoir (Negeri Sembilan, Penang, Selangor) et le PAS (Kedah, Kelantan, Terengganu), qui avaient refusé d’organiser le scrutin en novembre 2022 concomitamment avec les élections nationales pour protester contre le choix du calendrier de la dissolution de convenance de la chambre basse du parlement fédéral arrêté par l’UMNO. Les deux blocs rivaux ont conservé le contrôle de leurs exécutifs respectifs, mais avec une poussée de l’Alliance nationale, portée par un parti islamique qui est sorti comme le principal bénéficiaire du vote, allant jusqu’à effectuer le grand chelem dans l’État du Terengganu, une première historique2. À l’inverse, la majorité élargie, qui a pourtant présenté des candidatures communes, a perdu des sièges, en particulier l’UMNO, même si elle a sauvé l’essentiel.
7S’il n’a pas modifié les équilibres partisans, le scrutin a révélé l’enracinement de l’extrême polarisation du champ politique malaisien qui avait déjà été observé en novembre 2022, les premiers mois du gouvernement d’unité nationale d’Anwar Ibrahim n’ayant pas fait bouger les lignes. Au contraire, l’électorat malais a encore plus massivement voté pour l’opposition islamo-nationaliste. Dans cette séquence, les réseaux sociaux ont de nouveau joué un rôle majeur, soulignant leur importance désormais ancrée dans la fabrique des opinions en Malaisie. C’est par ce vecteur, à force de contenus à caractère raciste et de désinformation, que s’est développée une défiance parmi une large fraction de Malais à l’égard du Premier ministre et de l’Alliance de l’espoir, perçue comme œuvrant pour les minorités contre ses intérêts. La jeunesse rurale modeste, très ignorante des enjeux publics, est de plus une cible perméable aux messages caricaturaux. Malgré la présence de l’UMNO dans la majorité et le crédit islamique d’Anwar Ibrahim, les craintes exprimées contre le gouvernement restent invariables. Plus profondément, sur fond de préoccupations sociales liées à l’inflation, c’est aussi un vote de repli identitaire et de réticence au changement dans un contexte incertain de réforme qui s’est manifesté, et qui se traduit par le niveau particulièrement élevé des ressentiments intercommunautaires, surtout dans la partie péninsulaire du pays.
Des progrès démocratiques en demi-teinte
8L’aile la plus libérale de la majorité ne s’attendait pas à des progrès spectaculaires sur le plan démocratique, ne serait-ce qu’en raison du poids de l’UMNO et des élus de Bornéo dans la coalition dirigeante, mais elle n’a pas manqué d’exprimer en coulisses sa relative déception face aux premières tendances qui se sont dessinées, en écho avec les ONG investies dans le domaine des droits humains.
9Pour mener les réformes judiciaires et constitutionnelles, Anwar Ibrahim a nommé comme ministre Azalina Othman, juriste de formation et figure libérale de l’UMNO, qui partage un certain nombre de convergences sur ces sujets avec l’Alliance de l’espoir. Ainsi, outre une décriminalisation du passage à l’acte suicidaire, qui faisait l’objet d’un large consensus, une autre promesse de campagne de la coalition du Premier ministre a pu être mise en œuvre rapidement. Elle a été concrétisée sous la forme de deux lois. La première – Abolition of Mandatory Death Penalty Act 2023 (Act 846) – a supprimé le très critiqué mécanisme d’application automatique de la peine de mort (mandatory death penalty). Pour certains crimes, aucune marge d’appréciation n’était auparavant laissée aux magistrats pour prononcer une sanction alternative en cas de reconnaissance de culpabilité. Elle a aussi supprimé l’emprisonnement réel à perpétuité, désormais remplacé par une durée d’incarcération de 30 à 40 ans, pouvant être assortie d’un minimum de 12 coups de canne. La seconde législation – Revision of Sentence of Death and Imprisonment for Natural Life (Temporary Jurisdiction of The Federal Court) Act 2023 (Act 847) – a précisé les conditions de réexamen des sentences des détenus pouvant relever de manière rétroactive de l’Act 846, dont ceux dans l’attente d’une exécution capitale. Selon la branche malaisienne d’Amnesty International, 978 personnes sont concernées.
10Par ailleurs, le gouvernement a beaucoup communiqué sur son action en faveur de la lutte contre la corruption et la moralisation de la vie publique3. Comme une illustration, plusieurs opposants à la majorité, dont des figures comme l’ancien Premier ministre Muhyiddin Yassin ou le ministre en chef du Kedah Muhammad Sanusi (PAS), ont fait l’objet de poursuites. Cependant, par contraste, l’abandon de la procédure relative aux 47 charges d’accusation visant le vice-Premier ministre Zahid Hamidi (UMNO), sur la base d’arguments peu clairs, et le refus de la justice d’ouvrir une enquête à l’encontre d’Anwar Ibrahim pour vérifier des allégations d’abus de bien social rapportées par l’opposition ont donné du crédit aux dénonciations d’une instrumentalisation par le pouvoir de la Commission anti-corruption (MACC) à des fins politiques4. Le feuilleton des faits et des déclarations des protagonistes incriminés a laissé une impression désastreuse à une population déjà désabusée par rapport à sa classe dirigeante, comme il a entamé le crédit du discours de probité de la majorité.
11Parallèlement, la position réservée du gouvernement sur une réforme des instruments les plus antidémocratiques de l’ordre juridique local n’a pas rassuré sur les intentions d’Anwar Ibrahim à ce sujet. Par exemple, l’éventualité d’une abrogation du Sedition Act a été pour le moment écartée. Cette loi liberticide, votée en 1948 par les Britanniques pour réprimer les activités communistes et anticolonialistes, a été conservée avec des modifications par la Malaisie indépendante. Devenue un symbole du combat pour la démocratie, elle est l’un des principaux outils de criminalisation de la liberté d’expression contestataire dans le pays, en particulier pour évincer du débat public les sujets tabous que sont la royauté, les privilèges des Malais et la place de l’islam. Elle est également dénoncée pour son usage arbitraire afin de dissuader ou de punir les critiques envers le pouvoir. L’actualité a aussi fourni un autre cas éclairant. Fin juillet, près d’une centaine de proches de détenus sous le coup du Security Offences (Special Measures) Act (SOSMA), réunie devant la prison de Sungai Buloh, près de Kuala Lumpur, ont engagé une grève de la faim en solidarité avec celle initiée par une partie des personnes incarcérées sous le coup de cette législation. Promulguée en 2012 en remplacement du controversé Internal Security Act (ISA), elle contient des mesures spéciales de procédure pour des atteintes à la sécurité publique, mais elle est aussi décriée pour le caractère arbitraire de son application5. Pour faire cesser la fronde des protestataires en pleine campagne des élections locales, Anwar Ibrahim a fait savoir par la voix de l’un de ses ministres qu’une réflexion était en cours pour amender le SOSMA. Pourtant, en mars, en réponse à une question au gouvernement posée par des membres de la majorité, critiques de son usage, le ministre de l’Intérieur avait défendu son utilité et écarté fermement l’idée de la révoquer.
La question centrale de l’islam
12Au-delà du temps nécessaire pour corriger des pratiques ancrées de longue date, les progrès de la démocratie en Malaisie se heurtent aussi à la place centrale de l’islam dans le champ public. Puissant marqueur identitaire de la population malaise, il est l’un des principaux fondements du système communautaire national, dont la moindre remise en cause demeure impensable en l’état actuel de la situation sociopolitique du pays. De plus, malgré des gages donnés aux minorités, le discours du Premier ministre sur la recherche d’une société plus inclusive contient une ambivalence de taille. En vertu de son référentiel islamique, le respect des droits des citoyens d’autres confessions doit rester limité par la primauté intangible des règles de l’islam quand celles-ci peuvent se trouver en contradiction avec des revendications autres. Un fait fournit un autre éclairage intéressant sur son positionnement. En août, Anwar Ibrahim, dont la légitimité religieuse ne fait l’objet d’aucune contestation au regard de son passé et de son rôle majeur dans la mise en œuvre de la politique d’institutionnalisation de l’islam à grande échelle lorsqu’il était l’un des dirigeants de l’UMNO6, a déclenché une vive polémique parmi les non-musulmans en officiant lors de la cérémonie de conversion d’un jeune hindou dans une mosquée. La symbolique du message envoyé a été terrible parmi les citoyens indiens, mais aussi chinois, qui constituent pourtant une composante essentielle de l’électorat de l’Alliance de l’espoir. Le geste du Premier ministre n’était pas dénué de calcul politique pour opposer au PAS une image offensive sur le terrain de la religion. Néanmoins, plus islamiste que nationaliste, il a pris un plaisir sincère à effectuer cet acte qui n’avait d’autre portée que spirituelle, et qui pouvait même être lu à certains égards comme une preuve de son rejet de la xénophobie.
13La crispation sur la question LGBT+ a été une illustration riche d’enseignements pour saisir les limites du projet réformateur porté par le Premier ministre. Non seulement la tolérance envers les personnes concernées a régressé en Malaisie, mais Anwar Ibrahim, en accord avec le dogme islamique, a explicitement dissipé le moindre espoir d’une amélioration de leurs droits et d’une légalisation des relations homosexuelles. Sa seule concession a été d’affirmer qu’aucune « action excessive » ou de harcèlement contre les membres de la communauté visée ne serait acceptée par les autorités. Pour le reste, la censure s’est durcie contre toutes les expressions de la diversité sexuelle et de genre, de même que la pression de la police religieuse s’est accrue sur les rares lieux informels de sociabilité tolérés. Un comité interministériel spécial a même été initié par la puissante administration fédérale en charge des affaires islamiques (JAKIM), rattachée aux services du Premier ministre, pour lutter contre la « propagande LGBT+ »7. Plus généralement, cela a illustré une tendance à un relatif resserrement des libertés civiles dans la Fédération8, qui a visé notamment les critiques contre les autorités, mais aussi les sujets en lien avec les mœurs. Sur fond de renforcement des moyens alloués à certaines entités publiques musulmanes et à la justice chariatique, ces signes manifestes de conservatisme soulèvent par exemple des interrogations sur les progrès pour l’émancipation féminine9.
L’amorce contrariée de nouvelles perspectives socio-économiques
14Anwar Ibrahim, qui cumule sa fonction de Premier ministre avec celle de ministre des Finances, était principalement attendu sur la mise en œuvre de réformes économiques et de gestion publique, sur lesquelles l’Alliance de l’espoir avait basé sa campagne électorale en 2022. Avec une situation sociale dégradée en raison de l’inflation, elles ont suscité une forte impatience. Le gouvernement a entrepris l’amorce de nouvelles orientations, dont la plus novatrice a été une réelle accélération de l’investissement dans une croissance plus durable. Cependant, les contingences politiques et le ralentissement de l’économie du fait de la conjoncture mondiale en berne ont compliqué la tâche de l’exécutif pour obtenir des résultats rapides, alimentant le mécontentement d’une large partie de la population.
Une action économique aux marges de manœuvre étroites
15Après un rebond de la croissance de 8,7 % en 2022 dans le sillage de la reprise post-covid-19, l’économie malaisienne a connu un ralentissement notable en 2023, essentiellement liée à la situation internationale. La hausse du PIB a plafonné à 3,8 %, en dessous des prévisions déjà moyennement optimistes du gouvernement, avec des effets en cascade sur l’investissement, l’emploi, la demande intérieure et les rentrées fiscales. La contraction importante du secteur de la construction – baromètre de l’activité – et des exportations, en recul d’environ 8 % en dépit d’un redressement au dernier trimestre, ont aussi été des marqueurs significatifs de la tendance observée. Au-delà des facteurs exogènes expliquant ces difficultés, les faiblesses structurelles de l’appareil productif local, à l’image de son marché du travail, ont aussi été largement amplifiées par la situation. Par ailleurs, les fluctuations marquées du ringgit tout au long de l’année ont engendré des incertitudes et un renchérissement du coût d’une partie des importations, de même qu’un surcroît de pression sur les finances publiques (endettement), parmi d’autres conséquences.
16Dans ce contexte, les marges de manœuvre de la majorité ont été étroites, entre les réponses conjoncturelles à apporter, limitées, et les réformes structurelles à entreprendre, sur fond de contraintes budgétaires fortes. L’exécutif a toutefois commencé à mettre en place timidement ses réformes en matière de gouvernance économique et de gestion des politiques publiques fédérales. Pour ce dernier volet, l’ampleur du changement demeure encore dépendante de l’engagement de chacun des ministres, même si des directives transversales ont été édictées par le Premier ministre, mais quelques effets concrets sont déjà perceptibles (rationalisation, procédures, contrôle, évaluation, éthique, etc.). Néanmoins, malgré le volontarisme affiché par Anwar Ibrahim, qui sait son électorat sensible à cette question, la tâche s’avère être une entreprise de patience tant les pesanteurs de la fonction publique malaisienne, sans parler de pratiques toxiques courantes (corruption, patronage, etc.), sont ancrées.
17C’est toutefois dans le domaine fiscal et de l’affectation des dépenses de l’État que l’action du gouvernement a été la plus visible en termes de réforme économique. Après un collectif budgétaire au début de son mandat, Anwar Ibrahim a défendu à l’automne un budget pour 2024 avec des choix clairs et conséquents10. Fondé sur une croissance à peine plus élevée qu’en 2023 (entre 4 % et 5 %), il présente une hausse modérée pour permettre une réduction du déficit à 4,3 % dans une conjoncture incertaine sur le plan monétaire. Il affiche ainsi 303,8 milliards RM (64 milliards $ US) de dépenses courantes, auxquels s’ajoute une enveloppe de 90 milliards RM (19 milliards $ US) pour des investissements structurels. Toutefois, le plus remarquable réside dans les priorités affichées, avec des variations qui dessinent des orientations plus hiérarchisées que précédemment. Ainsi, tandis que beaucoup de programmes publics subissent des baisses de leurs crédits, non sans créer des crispations, d’autres ont au contraire bénéficié d’un effort accru de la puissance publique (éducation, développement durable, tourisme, réduction des risques naturels, etc.). Le budget 2024 présente aussi un important réajustement fiscal, avec des perdants et des gagnants, ce qui constitue un pari risqué pour la stabilité de l’environnement des affaires dans le pays si les résultats escomptés ne sont pas au rendez-vous. Parmi d’autres mesures, il est prévu un relèvement de la taxe sur les services (sauf pour la nourriture, les boissons et les télécommunications), une surtaxe sur les produits de luxe, la création de seuils d’imposition planchers pour les entreprises et les particuliers (global minimum tax), l’introduction d’un prélèvement libératoire minimal pour les firmes multinationales (lutte contre le dumping fiscal et l’optimisation financière), la mise en place d’un nouvel impôt pour les sociétés non cotées en Bourse (capital gains tax), la création d’un droit de timbre forfaitaire de 4 % pour les transferts de biens immobiliers des personnes physiques et morales étrangères ou encore une série d’incitations pour doper les investissements. Un allègement des conditions d’accès au programme Malaysia My Second Home, qui vise à attirer de riches résidents fiscaux étrangers, a également été acté.
Acheter la paix sociale
18Sur le plan social, l’inflation, outre qu’elle pénalise l’activité (baisse de la demande, etc.) et contraint les marges des entreprises pour augmenter les salaires, a beaucoup impacté le quotidien des ménages, notamment des classes moyennes et populaires. Globalement, elle a certes été plus limitée qu’en 2022 (2,8 % contre 3,38 %), mais elle a surtout concerné les produits de consommation courante, et en particulier la nourriture, notamment en raison de la forte dépendance du pays aux importations de produits agricoles ou agroalimentaires. Les dirigeants malaisiens restent néanmoins peu préoccupés par la question de la souveraineté alimentaire car l’améliorer significativement impliquerait de relancer à grande échelle des productions (riz, fruits, légumes, élevage) qui ne sont pas jugées assez rentables, notamment par rapport à l’huile de palme. Comme ailleurs, la poussée inflationniste a engendré un fort mécontentement dans la population. Ce dernier a été encore plus important parmi les Malais, habitués à bénéficier massivement des subsides de la puissance publique. Dans la perspective des élections locales d’août 2023, la majorité a donc tenté de répondre à dessein aux attentes avec quelques mesures générales, comme la subvention du carburant, mais aussi d’autres aides visant les plus modestes. La création du programme Payung Rahmah (parapluie de la générosité [miséricorde]) a ainsi donné lieu par exemple à la distribution de paniers de nourriture et de bons de réduction, des opérations de promotions ciblées sur une liste de produits essentiels ou encore la mise en place de repas gratuits pour les étudiants.
19Cependant, la défiance de la majorité de la population malaise à l’égard du gouvernement, cumulée aux revendications des catégories défavorisées des minorités, qui représentent une part conséquente de l’électorat de l’Alliance de l’espoir, ont amené Anwar Ibrahim à adopter une autre stratégie, du moins temporairement. Elle consiste schématiquement à acheter la paix sociale pour garantir la stabilité politique. Il s’agit surtout pour la majorité d’écarter le risque de flambée de violence sociale dans le contexte tendu d’un ressentiment intercommunautaire élevé. Le Premier ministre, idéologiquement opposé aux entraves à la libre concurrence, a pris un risque en décidant pour 2024 de l’arrêt coûteux de la subvention du blocage des prix du poulet et des œufs, qui avait cristallisé en 2022 la colère populaire. Mais pour le reste, le budget 2024 contient un large volet de mesures sociales, parmi lesquelles un abattement forfaitaire sur les factures d’électricité des plus pauvres, une hausse des moyens de l’administration fédérale en charge de l’action sociale (JKM), une prime d’activité pour les fonctionnaires des catégories intermédiaires ou inférieures et une allocation spéciale pour les retraités de la fonction publique. Le gouvernement a également acté la reconduction d’un dispositif d’aide exceptionnelle de solidarité (Rahmah Cash Aid) qui, avec des seuils d’éligibilité élargis, devrait concerner pas moins de neuf millions de personnes en 202411.
Un engagement inédit, mais ambivalent, en faveur de la transition écologique
20La conscience écologique de la population malaisienne progresse de manière générale, mais elle est parallèlement une source croissante de clivages générationnels, catégoriels et même religieux. La plupart des dirigeants du PAS considèrent par exemple qu’il suffit aux croyants de vivre strictement en bons musulmans, en suivant les principes du Coran (ne pas gaspiller, respecter la nature, etc.), pour être vertueux avec l’environnement et qu’il n’y a donc pas besoin d’adopter des mesures contraignantes exogènes à l’islam. Par conviction personnelle (dimension naturaliste d’une partie du dogme islamique) et pragmatisme (enjeux sociétaux et économiques), Anwar Ibrahim, soutenu par la fraction la plus sensibilisée de sa majorité, a engagé de manière inédite la Malaisie sur la voie de la transition écologique, avec un cadre d’action clairement affiché et ambitieux, là où ses prédécesseurs ne s’étaient contentés que de décisions éparses sans grande portée transformatrice. Jusqu’à présent, les initiatives les plus visibles en matière environnementale étaient le fait du militantisme associatif au niveau local ou de personnalités influentes sensibles au sujet, à l’image du sultan du Terengganu.
21La priorité du gouvernement, présentée à l’été à travers une feuille de route (NTER), est la transition énergétique, avec le but de réduire sérieusement les émissions de gaz à effet de serre du pays. Elle prévoit notamment, parmi ses mesures amenées à s’étoffer durant la législature, la construction de la plus grande centrale solaire hybride d’Asie du Sud-Est pour contribuer à atteindre l’objectif, certes encore en dessous des préconisations internationales, de parvenir à un mix énergétique national contenant au moins 70 % d’énergies renouvelables en 205012. D’autres décisions, comme de faire de la capitale Putrajaya une ville-modèle bas carbone ou des incitations fiscales pour amorcer l’usage de véhicules électriques, ont aussi été annoncées. Les énergéticiens locaux sont particulièrement concernés par cet effort et ont d’ailleurs commencé depuis plusieurs années à diversifier leurs stratégies économiques. Ainsi, par exemple, Gentari, la filiale énergétique verte de la compagnie pétrolière publique Petronas, a signé en octobre un partenariat d’avenir record avec Greenko, géant indien du renouvelable et du stockage d’énergie, pour la création d’une nouvelle entreprise, AM Green. Dès 2025, elle projette de fabriquer sur plusieurs sites en Inde de l’ammoniaque verte, destinée au marché local et à l’exportation (Allemagne, Singapour, Japon, Corée du Sud), avec l’ambition d’atteindre à l’horizon 2030 un volume annuel de production de 5 millions de tonnes13.
22Cependant, toute l’ambivalence de ce nouvel engagement environnemental réside dans le fait que le gouvernement n’entend en rien contraindre drastiquement, au-delà de mesures d’accommodement, les secteurs les plus écocides de l’économie de la Fédération, à savoir les industries minières et forestières, la culture de l’huile de palme ou encore la construction d’infrastructures14. À cet égard, comme un symbole, l’actualité de l’année 2023 a été marquée par toute une série de mobilisations contre des projets de développement polluants ou inconsidérés du point de vue leurs impacts sociaux, qui impliquent de puissants enjeux politiques.
23Un exemple résume à lui seul la contradiction ou le dilemme qui se pose aux dirigeants du pays. En novembre, se faisant l’écho de fortes craintes sanitaires et écologiques, trois parlementaires de la majorité (DAP, Alliance de l’espoir) ont réclamé en vain la révocation de la licence d’exploitation de la controversée société nippo-australienne Lynas, qui raffine dans son usine de traitement près de Kuantan (État du Pahang) des terres rares extraites en Australie. Comme en 2019-2020, la prolongation de son autorisation d’opérer en Malaisie, qui arrivait à échéance début mars, a donné lieu à un feuilleton politico-diplomatique à rebondissements. Le gouvernement a d’abord consenti à renouveler pour trois ans le permis de la compagnie minière, à la condition qu’elle cesse notamment dès juillet ses activités de fissuration et de lixiviation (CLA) de lanthanides, qui génèrent un volume important de résidus radioactifs naturels. Face à la difficulté de délocaliser ailleurs ce procédé, Lynas a fait appel de la décision, en parallèle de négociations en coulisses impliquant des intérêts stratégiques majeurs, car elle est la principale entreprise non chinoise à produire les précieux matériaux à l’échelle mondiale. Sans que soit connu le dessous des tractations, en octobre, le ministre de la Science, de la Technologie et de l’Innovation a finalement confirmé que l’Atomic Energy Licencing Board ayant rendu des conclusions favorables concernant leur sécurité, rien ne s’opposait plus à la poursuite des opérations de la société. Autre retournement de situation, il a aussi annoncé qu’un accord avait été octroyé à l’entreprise pour valoriser les déchets radioactifs incriminés avec une solution de production, pourtant décriée, de thorium. Malgré les obstacles industriels et économiques qui demeurent pour son usage, ce métal est considéré comme un possible combustible de substitution à l’uranium dans la filière électronucléaire. La Chine a d’ailleurs autorisé en juin 2023 la mise en service pour 10 ans, dans le désert de Gobi, d’un prototype de réacteur à sels fondus fonctionnant avec cet élément fossile qui présente des atouts de premier plan dans le contexte de la transition écologique.
Des priorités marquées en matière de politique étrangère
24Lorsqu’il était vice-Premier ministre dans les années 1990, Anwar Ibrahim était clairement identifié comme un ardent promoteur de la solidarité panislamique, qui avait notamment œuvré au développement de liens controversés avec l’Arabie saoudite et des mouvements militants radicaux, dont certains bénéficiaient de réseaux plus ou moins installés en Malaisie. Le soutien aux causes musulmanes asiatiques était aussi une constante de l’engagement du Premier ministre, ce qui en faisait un acteur ambivalent pour ses interlocuteurs régionaux. De plus, le renforcement de l’intégration de la Fédération dans l’ASEAN n’était pas sa priorité, en dehors de la nécessité de maintenir une collaboration opportuniste avec ses partenaires de l’Association. Il avait par contraste une préférence assumée pour des relations politiques et économiques étroites avec les pays occidentaux. À partir de ces éléments d’antériorité, beaucoup d’observateurs prédisaient qu’Anwar Ibrahim allait devenir un relais précieux des stratégies indopacifiques anglo-saxonnes et européennes en Asie du Sud-Est, tout en conduisant un réinvestissement pragmatique de la coopération avec le monde musulman. Pourtant, il n’en fut rien durant sa première année de mandat.
Une réassurance des liens régionaux
25Anwar Ibrahim s’est inscrit dans la continuité de ses prédécesseurs en affichant sa volonté de réassurer les liens régionaux de la Fédération. Lors de sa première visite officielle en Indonésie au début de l’année, il s’est par exemple engagé auprès du président Joko Widodo à mieux protéger les droits des travailleurs indonésiens en Malaisie, point qui constitue un sujet récurrent de tensions entre les deux pays (médiatisation de cas de maltraitance, etc.). Ce déplacement a aussi été l’occasion de raffermir la relation bilatérale sur les questions commerciales et de frontières maritimes. Il a aussi rencontré le sultan du Brunei, avec qui il a signé un protocole concernant des investissements. Convié dès son accès au pouvoir par son homologue singapourien à se rendre dans la cité-État, il avait habilement décidé de garder la maîtrise du calendrier pour prendre le temps de préparer une sortie de crise honorable au contentieux territorial de Pedra Branca (Batu Puteh), dont il avait fait l’un de ses dossiers extérieurs prioritaires à régler15. L’invitation fut honorée fin janvier 2023 et a permis l’aboutissement de trois accords de coopération précédemment en discussion concernant l’économie verte, le numérique et la cybersécurité. Compte tenu de l’importance des rapports, toujours sensibles, du pays avec Singapour, ce résultat a été considéré comme un succès diplomatique encourageant pour le nouveau Premier ministre. Au-delà d’être concurrents sur le plan économique, les divergences d’appréciation de la Malaisie avec ses partenaires de l’ASEAN sur une variété de thèmes (attitude à adopter avec la Birmanie, etc.) ne manquent pas ; les sujets de tensions non plus, comme avec son voisin indonésien sur la problématique du haze (fumées des brûlis)16. Toutefois, l’intégration régionale reste centrale dans l’action extérieure de la Malaisie et Anwar Ibrahim, sans montrer de signes particuliers de proactivité, a adopté dans ce domaine une position opportunément constructive, à l’image de son soutien au processus de pacification en cours dans les provinces méridionales à majorité malaise de la Thaïlande, frontalières de la Fédération.
26C’est la même attitude pragmatique qui a semblé caractériser le rapport du Premier ministre malaisien au géant chinois, dans la continuité de la double stratégie de hedging et d’accommodement du pays concernant le contentieux territorial en mer de Chine méridionale. À l’invitation de Xi Jinping, il a effectué sa première visite officielle à Pékin en mars, accompagné notamment du président de la Chambre de commerce Malaisie-Chine, connu pour être un interlocuteur privilégié des acteurs économiques chinois dans la Fédération. En retour, le président du 14e comité permanent de l’Assemblée nationale populaire de Chine a effectué en mai un déplacement de trois jours en Malaisie. Cela a été l’occasion d’afficher politiquement la bonne entente entre les deux pays, de confirmer la poursuite des projets conjoints relevant de la Belt and Road Initiative (BRI) et d’annoncer un nouvel engagement financier important de la RPC à Malacca, dont la construction d’une future tour de 88 étages (ASEAN-China Tower), et ceci dans un contexte de réduction des investissements chinois dans la Fédération en 2023. Lors de la 20e exposition Chine-ASEAN qui s’est tenue en septembre à Nanning en Chine, les deux pays ont aussi annoncé la signature de contrats d’une valeur de 19,84 milliards RM (4,19 milliards $ US).
Une forte réaffirmation de l’appartenance au monde musulman sur fond de guerre à Gaza
27La mise en avant de la thématique islamique en politique étrangère est l’une des constantes diplomatiques de la Malaisie, même si au-delà de ses déclinaisons tangibles importantes, elle a toujours été à géométrie variable en fonction de ses intérêts. Sans être dénuée d’arrière-pensées à vocation électoraliste, la réaffirmation offensive de cette dimension dans le narratif du gouvernement est surtout le fait des convictions personnelles d’Anwar Ibrahim en la matière. Elle s’est traduite de la part du Premier ministre par plusieurs déplacements au Moyen-Orient, donnant lieu à chaque fois à l’annonce de coopérations renforcées ou de contrats importants17. Durant sa visite à Abu Dhabi, un partenariat record entre l’Autorité malaisienne de développement des investissements (MIDA) et la ville nouvelle « verte » de Masdar City a notamment été signé pour développer jusqu’à 10 GW de projets d’énergie renouvelable dans la Fédération à hauteur de 8 milliards $ US. Organisée largement à son initiative, la Malaisie a par ailleurs accueilli en octobre un sommet entre l’ASEAN et le Conseil de coopération du Golfe pour discuter de la signature d’un accord de partenariat économique entre les deux organisations, destiné à renforcer l’intégration de leurs espaces dans le contexte de la nouvelle donne géostratégique mondiale. Les liens personnels entre Anwar Ibrahim et Recep Tayyip Erdogan ont aussi amené à un resserrement significatif de la relation bilatérale entre les deux pays, dont l’envoi d’un hôpital de campagne pour aider les sinistrés du séisme qui a frappé la Turquie en février a été l’un des symboles.
28En octobre, l’irruption de la guerre à Gaza dans l’actualité internationale a donné une autre dimension à l’engagement de la Malaisie en faveur de la coopération panislamique. La cause palestinienne est un sujet récurrent de mobilisation sociopolitique dans la Fédération, qui va bien au-delà de ses positions diplomatiques officielles, en témoigne une campagne menée à l’été 2023 par un consortium d’ONG locales destinée à collecter des dons, à l’image d’autres régulièrement conduites18. À l’unisson avec la population, les dirigeants malaisiens ont investi vigoureusement et sans retenue la thématique pour dénoncer l’offensive israélienne à Gaza, mais également apporter leur soutien au Hamas. La Malaisie a par exemple rappelé à plusieurs reprises sa demande d’un arrêt immédiat des opérations d’Israël dans la bande de Gaza et la levée de son siège pour permettre l’acheminement de l’aide humanitaire, comme lors du 8e Sommet islamique extraordinaire de l’Organisation de la coopération islamique (OCI) à Riyad en décembre convoqué à cette fin. Par ailleurs, le Premier ministre a pris une longue série d’initiatives pour marquer son opposition à la guerre, parmi lesquelles la rupture des liens de son parti (Parti de la justice populaire ou PKR) avec l’Internationale libérale qui a condamné les attaques terroristes du Hamas, l’interdiction des ports malaisiens aux bateaux faisant escale en Israël, l’organisation d’une Semaine de solidarité avec la Palestine dans les écoles publiques, qui a toutefois donné lieu à des critiques, ou encore la célébration d’une « Journée internationale du génocide en Palestine » en janvier 2024. Toute cette agitation a occasionné des débordements multiples sur les réseaux sociaux, y compris de la part de personnages publics (mufti de l’État du Perlis, etc.)19. Le conflit s’est également invité dans les rendez-vous diplomatiques officiels des dirigeants malaisiens, comme lors d’une rencontre entre Anwar Ibrahim et son homologue japonais, Fumio Kishida, en novembre, à l’issue de laquelle le Premier ministre n’a pas manqué de remercier ostensiblement le Japon pour son aide humanitaire à la Palestine, tout en indiquant avec maladresse que les dégâts à Gaza avaient dépassé ceux du bombardement d’Hiroshima.
Une dégradation des relations avec les pays occidentaux
29Par contraste avec ses positions pro-musulmanes, les relations de la Malaisie avec les pays occidentaux ont subi un sérieux coup de froid, même si cela s’est davantage traduit sur le plan diplomatique que dans le domaine économique ou même stratégique. La réputation ancienne de dirigeant pro-américain d’Anwar Ibrahim, bien qu’exagérément mise en avant par ses opposants, mais qui avait toutefois perduré du fait de son image de démocrate brimé forgée en Occident par ses années d’incarcération, a été contredite par la conjoncture. Elle témoigne néanmoins d’une évolution structurelle du rapport du Premier ministre à l’Occident, dans ce qu’il représente en tant qu’espace civilisationnel, d’un point de vue à la fois personnel (amitiés nouées, accumulation de déceptions, etc.) et idéologique. Il a d’ailleurs retrouvé les accents d’une rhétorique anti-impérialiste et décolonialiste qui était la sienne durant sa jeunesse de militant islamiste pro-développementaliste. Signe de cette défiance, la Fédération a, par exemple, annoncé qu’elle n’accorderait aucune considération à la décision américaine d’imposer des sanctions aux entités qui soutiendraient le Hamas ou le groupe Jihad islamique palestinien. Anwar Ibrahim a également profité de son premier discours à la 78e Assemblée générale des Nations unies en septembre pour afficher fermement son soutien à la cause palestinienne20.
30La question de l’huile de palme est un autre sujet de crispation diplomatique. À la suite de la décision de l’Union européenne de durcir les conditions d’importation des produits liés à la déforestation (législation EUDR), la Malaisie et l’Indonésie ont adopté une position conjointe dans le cadre du Conseil des pays producteurs d’huile de palme (CPOPC) pour dénoncer avec force une discrimination, même si en off, les dirigeants malaisiens concèdent qu’ils auraient sans doute plus à gagner à se démarquer de leur voisin indonésien, la Fédération étant plus avancée en matière de production durable21. À cet égard, le vice-Premier ministre Fadillah Yusof a tenu à rappeler en juin que le problème n’était pas un obstacle à la poursuite des discussions avec l’Europe engagées depuis 2012 autour d’un projet d’accord de libre-échange. En réaction, la Malaisie a cependant négocié un doublement de ses exportations d’huile de palme en Chine, lui redonnant des marges de concertation avec les Européens.
31Dans le même ordre d’idées, la Fédération a opéré un raffermissement remarqué de ses liens avec la Russie (signature de huit accords de partenariat universitaire, relance du dialogue en matière de défense, etc.). Elle a aussi accru ses exportations vers le pays en utilisant des circuits complexes d’intermédiaires (Turquie, etc.) pour contourner l’application des règles d’extraterritorialité des sanctions américaines.
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32Pour labelliser son programme de gouvernement, Anwar Ibrahim a choisi le slogan « Malaysia Madani » [Malaisie civilisée]. Le second mot reprend l’acronyme en malais des six priorités (objectifs et valeurs) affichées par l’exécutif : soutenabilité, prospérité, innovation, respect, confiance et compassion. Il a aussi et surtout une signification plus spirituelle, car il renvoie au concept de civilisation dans la philosophie islamique, correspondant à l’idéal de la cité de Médine à l’époque du prophète Mahomet, fondatrice de la communauté musulmane22. Il n’est pas surprenant que le Premier ministre ait souhaité inscrire son mandat dans une dimension islamique, mais cette cohérence par rapport à ses convictions profondes, avec d’autres sur le plan politique et en matière économique, ouvre la voie à un modèle de société conciliant des paramètres parfois contradictoires qu’il n’est pas aisé de mettre en œuvre dans un État multicommunautaire.
33Des défis importants attendent le Premier ministre, dont la popularité s’est déjà beaucoup érodée depuis son accès au pouvoir, pour réussir son pari risqué, et ceci d’autant plus que son projet « civilisationnel » de pays islamique développé ne suscite pas l’adhésion massive des Malais, interroge les minorités et ne satisfait pas en l’état la frange la plus libérale des classes moyennes, qui est pourtant l’une des principales clientèles électorales de l’Alliance de l’espoir. Dès lors, la priorité du gouvernement est de maintenir la stabilité sociopolitique de la Fédération en espérant des résultats rapides, en particulier sur le volet économique. À moyen terme, plusieurs sujets sensibles devront également être gérés, comme la question migratoire ou les relations pour la mise en place des réformes structurelles avec la royauté, soucieuse de maintenir son influence23, alors qu’un nouveau roi débute son mandat en 2024.
Annexe
Fiche Malaisie
Nom officiel : Fédération de Malaisie
Capitale : Kuala Lumpur
Superficie terrestre : 330 241 km²
Population (CIA, The World Factbook, est. 2023) : 34 219 975 habitants
Langue officielle : Bahasa Malaysia (malaisien)
Religion d’État : islam
Données politiques
Nature de l’État : monarchie fédérale
Nature du régime : monarchie constitutionnelle élective (roi élu tous les cinq ans parmi les neuf souverains/sultans de la Fédération)
Suffrage : universel (à partir de 18 ans depuis 2022)
Chef de l’État : Ibrahim Sultan Iskandar, sultan du Johor (roi de Malaisie 2024-2029)
Premier ministre : Anwar Ibrahim (depuis novembre 2022)
Ministre des Affaires étrangères : Mohamad Hassan (depuis décembre 2023)
Ministre de la Défense : Mohamed Khaled Nordin (depuis décembre 2023)
Président de l’Assemblée nationale : Johari Abdul (depuis décembre 2022)
Indicateurs démographiques et sociologiques
Principaux groupes ethniques (CIA, The World Factbook, est. 2019) : Bumiputera24 (62,5 %), Chinois (20,6 %), Indiens (6,2 %), autres (0,9 %), étrangers en situation régulière (9,8 %)
Religions (CIA, The World Factbook, est. 2010) : musulmans (61,3 %), bouddhistes (19,8 %), chrétiens (9,2 %), hindous (6,3 %), confucianistes, taoïstes et autres religions traditionnelles chinoises (1,3 %), sans religion (0,8 %), non spécifié (1 %), autres (0,4 %).
Chronologie
JANVIER 2023
04 Ÿ Un communiqué du Premier ministre dévoile que le gouvernement a décidé d’injecter 152,6 millions RM (près de 33 millions $ US) pour finaliser la construction du premier patrouilleur hauturier (OPV) malaisien. L’aventure industrielle, dont les coûts et les délais de mise en œuvre ont été plusieurs fois réévalués à la hausse, est menée par une entreprise sous le contrôle du Tabung Haji, la puissante Caisse d’épargne des pèlerins du pays. La déclaration indique également qu’une enquête est prévue pour vérifier si, au-delà des « faiblesses » du projet, soit des difficultés techniques et de gestion, son financement n’a pas fait l’objet de détournements.
08 Ÿ Le ministre du Commerce intérieur et du Coût de la vie annonce le lancement d’un programme de soutien au pouvoir d’achat à destination des catégories sociales les plus modestes et des personnes vivant sous le seuil de pauvreté. Dénommé « Payung Rahmah » (parapluie de la générosité [miséricorde]), et se distinguant des mesures nationales de lutte contre l’inflation, il vise à encourager et à regrouper sous un même label identifiable toute une série d’initiatives concrètes au niveau local, prioritairement centrées sur l’alimentation, avec l’aide de partenaires publics et privés.
FÉVRIER 2023
02 Ÿ Un parlementaire de la majorité (Alliance de l’espoir, DAP), des organisations non gouvernementales et des habitants saisissent le Département de l’environnement pour demander le rejet du projet de construction d’un port en eau profonde supplémentaire à Malacca. Alors que l’État possède déjà deux importantes installations portuaires, et paie encore l’échec d’une précédente initiative de développement (Melaka Gateway), dont les ambitions ont été fortement revues à la baisse, l’intérêt de cette nouvelle installation apparaît injustifié, en particulier au regard de ses conséquences socio-économiques et écologiques négatives.
MARS 2023
08 Ÿ La Bank Islam octroie un moratoire de six mois pour le remboursement de leurs emprunts à ses clients victimes des inondations de grande ampleur qui ont touché l’État du Johor, à la suite de pluies diluviennes pendant plusieurs jours. La décision s’applique également aux petites et moyennes entreprises. Outre les mesures d’urgence décrétées par les autorités, cette initiative s’ajoute à des engagements similaires pris par d’autres banques du pays, dans un mouvement plus vaste de solidarité à l’égard des sinistrés de cette calamité climatique, qui a entraîné l’évacuation de plus de 41 000 personnes.
AVRIL 2023
06 Ÿ Lors du 11e Annual Symposium on Global Cancer Research (ASGCR), Woo Ying Ling, professeur d’obstétrique et de gynécologie à l’Universiti Malaya, et consultante en oncologie gynécologique, est la première femme du sud-est asiatique à recevoir le prestigieux prix international Rachel Pearline. Il est décerné chaque année par l’Institut national américain du cancer à un scientifique originaire d’un pays à revenu faible ou intermédiaire qui s’est distingué dans le domaine de la cancérologie. Woo Ying Ling est à l’initiative de la création en 2019 de la Fondation ROSE (Removing Obstacles to Cervical Screening), qui a piloté un programme scientifique pionnier et innovant pour faciliter le dépistage du cancer du col de l’utérus dans lequel s’inscrivent ses travaux salués par ses pairs.
MAI 2023
15 Ÿ Le ministre de l’Intérieur annonce qu’un projet de loi est à l’étude pour décriminaliser la possession de petites quantités de drogue. Il a pour objectif de réduire la population carcérale en privilégiant des mesures actives de réhabilitation des consommateurs, plutôt qu’une réponse uniquement punitive. Cette déclaration témoigne de l’évolution progressive de l’approche du pays en matière de lutte contre les stupéfiants, qui possède une législation particulièrement sévère.
22 Ÿ Les parlementaires adoptent à l’unanimité deux amendements pour modifier le Code pénal (section 309) et le Code de procédure criminelle, afin de décriminaliser le passage à l’acte suicidaire, qui était passible d’une peine de prison pouvant aller jusqu’à un an et/ou une sanction financière. Ce vote intervient plus largement dans le sillage d’autres mesures, illustrant l’attention accrue portée par les pouvoirs publics à la question de la santé mentale depuis la pandémie de covid-19.
31 Ÿ La Malaisie contraint la figure de l’opposition cambodgienne, Sam Rainsy, à quitter son territoire avec plusieurs de ses partisans, à la suite de protestations du Premier ministre du Cambodge, déclarant que son homologue lui avait donné son assurance de ne pas autoriser sa présence sur le sol malaisien. Anwar Ibrahim, embarrassé, n’a pas confirmé les propos de Hun Sen, se contentant de faire savoir à travers un communiqué du ministère des Affaires étrangères qu’il ne savait pas que le chef du Cambodia National Rescue Party (CNRP) était arrivé dans la Fédération, alors qu’il a pourtant rencontré de manière informelle quelques élus de la majorité. En juillet 2023, Sam Rainsy, qui était en exil en France depuis plusieurs années, a pu rentrer dans son pays à la faveur d’une grâce royale.
JUIN 2023
08 Ÿ En réponse à une déclaration en mars du vice-ministre auprès du Premier ministre en charge de la Justice et de la Réforme constitutionnelle, déclarant que le gouvernement ne prévoyait pas d’abroger le Sedition Act, un collectif d’organisations non gouvernementales réclame dans une lettre ouverte adressée au Premier ministre qu’il s’engage au contraire sur un calendrier pour le supprimer.
13 Ÿ Le Parlement publie un Livre Blanc sur la réforme du système de santé, destiné à servir de feuille de route pour les 15 prochaines années. Sur la base d’une série de constats et de défis à relever (augmentation de l’espérance de vie, santé mentale, changement climatique, etc.), il dessine des évolutions nécessaires à engager. Le document prévoit entre autres une hausse de moyens, des priorités repensées, une redéfinition des missions du ministère de la Santé ou encore l’élaboration d’un nouveau régime d’assurance.
23 Ÿ Le gouvernement engage une action en justice contre la société américaine Meta, propriétaire du réseau social Facebook, pour son engagement insuffisant dans la modération de ses contenus et son incapacité à retirer les messages provocateurs ou inappropriés, dont la multiplication constitue « une menace à l’harmonie raciale et religieuse » du pays.
JUILLET 2023
1er Ÿ La Malaisie relève à 1 500 RM (321 $ US) le montant de son salaire minimum mensuel pour les employés des très petites entreprises (jusqu’à cinq personnes). La mesure, deux fois reportée par crainte de fragiliser l’activité de l’entreprenariat modeste (échoppes, artisanat, etc.), notamment dans les zones rurales où il constitue une part significative du tissu social et économique, était déjà applicable depuis le 1er mai 2022 pour les sociétés de taille plus importante. Présentée par le gouvernement comme une décision de justice salariale, car elle concerne surtout des travailleurs pauvres durement affectés par la poussée inflationniste, elle devrait aussi, selon certains économistes, avoir un effet positif sur la productivité.
08 Ÿ Le Premier ministre confirme le maintien du système en place de quotas en faveur des Malais dans les universités. Selon lui, même si l’État doit aussi pouvoir garantir aux profils méritants des autres communautés une place dans l’enseignement supérieur, la nécessité de continuer à favoriser les étudiants malais se justifie par le risque de voir réapparaître des disparités intolérables en cas de changement des dispositifs en vigueur. Cette déclaration intervient à l’issue d’une tournée dans plusieurs établissements pour échanger avec la jeunesse éduquée du pays, critiquée par l’opposition pour sa dimension électoraliste.
26 Ÿ Anwar Ibrahim amorce un changement de la position malaisienne concernant l’attitude à tenir vis-à-vis du régime birman, à la suite d’une rencontre avec son homologue philippin, en visite dans le pays. Les deux dirigeants, jusqu’à présent partisans d’une ligne stricte dans l’ASEAN (refus de la reconnaissance de la légitimité du pouvoir en place ; application du plan commun « Five-Point Consensus »), ont acté la nécessité d’une approche plus « flexible » de l’organisation dans la gestion du dossier, ouvrant la voie à une possible normalisation des relations diplomatiques avec la junte militaire birmane. Alors que la Malaisie avait réaffirmé en mars son intransigeance par la voix de son ministre des Affaires étrangères, le constat de l’impasse de la solution multilatérale proposée par les partenaires sud-est asiatiques de la Birmanie et de la désolidarisation de la Thaïlande, qui a entrepris de renouer officiellement le dialogue avec elle, explique ce réajustement pragmatique.
AOÛT 2023
12 Ÿ Le candidat du PAS (Alliance nationale), Ahmad Amzad Hashim, remporte avec 76,41 % des suffrages exprimés l’élection partielle de la circonscription fédérale de Kuala Terengganu (État du Terengganu). Déjà victorieux lors du scrutin législatif de novembre 2022, il avait été disqualifié sept mois plus tard par un juge électoral local pour « corruption d’électeurs à des fins d’influence du vote ». Son siège a été remis en jeu immédiatement en raison du choix du parti islamique de ne pas faire appel de la décision auprès de la Cour fédérale, ce qui a été considéré comme un aveu implicite de culpabilité. Malgré ce passif, il a été réinvesti, et a même amélioré son score précédent, en cohérence avec la tendance politique observée lors du renouvellement du Parlement étatique qui avait lieu le même jour.
22 Ÿ Le ministre des Ressources naturelles, de l’Environnement et du Changement climatique annonce que la température des climatiseurs dans les bâtiments publics fédéraux sera désormais maintenue entre 24 et 25 °C. En conséquence, les fonctionnaires seront autorisés à porter du batik pour mieux tolérer la chaleur. Cette décision, dont la symbolique est forte, vient s’ajouter à toutes les autres mesures de la politique nationale de réduction des émissions de gaz à effets de serre, présentée en juillet dans le cadre plus général de la feuille de route pour la transition énergétique du pays.
30 Ÿ La Malaisie est le premier pays de l’ASEAN, et l’un des rares, à manifester officiellement sa désapprobation à la suite de la publication par le ministère des Ressources naturelles de la RPC une carte du pays incluant dans le tracé de sa souveraineté territoriale une partie de la zone économique exclusive de la Fédération en mer de Chine méridionale. La semaine précédente, Petronas, la compagnie pétrolière malaisienne, avait annoncé le démarrage de son exploitation du champ gazier de Timi, à environ 200 km au large de l’État du Sarawak, un endroit justement revendiqué par Pékin.
SEPTEMBRE 2023
25 Ÿ Anis Rizana Mohd Zainudin prend ses fonctions de directrice générale des douanes. Elle est la première femme à occuper ce poste sensible. Elle était précédemment secrétaire générale adjointe du ministère des Finances, une position similaire à celle qu’elle détenait auparavant au ministère des Femmes, de la Famille et du Développement communautaire. Cette nomination vient récompenser un parcours reconnu de haut fonctionnaire, effectué dans le cadre de missions en lien avec des sujets économiques ou de gouvernance. Après un passage dans le secteur privé, elle a rejoint le cabinet du ministre des Finances en 1999, puis a poursuivi sa carrière auprès de plusieurs entités publiques (Secrétariat du gouvernement, Malaysia Airports Holding, etc.).
OCTOBRE 2023
25 Ÿ La Malaisie conserve la même place que l’année précédente dans l’Indice sur l’État de droit 2023, publié par le World Justice Project (WJP), se classant au 55e rang mondial sur 142. Le pays enregistre un score global de 0,57/1, à peine supérieur à la moyenne internationale qui s’établit à 0,55/1.
16 Ÿ Le Conseil royal (Conference of Rulers ou Durbar), qui réunit les neuf sultans régnants de la Fédération, désigne parmi eux celui de l’État du Johor, Ibrahim Sultan Iskandar, pour exercer le prochain mandat quinquennal de roi (2024-2029). Son entrée en fonction comme 17e roi de Malaisie est prévue le 31 janvier 2024 à l’issue d’une fastueuse cérémonie de couronnement.
NOVEMBRE 2023
09 Ÿ L’ancien ministre de la Jeunesse et des Sports (2018-2020) Syed Saddiq Abdul Rahman est condamné à sept années de prison, une amende de 10 millions RM (2,15 millions $ US) et deux coups de canne. Né en 1992 et habitué des records de précocité – plus jeune ministre d’un gouvernement ; benjamin des parlementaires – il devient aussi le premier politicien malaisien à se voir infliger une peine de flagellation. Il a été reconnu coupable par la Haute cour de Kuala Lumpur de blanchiment d’argent, d’abus de confiance et de quatre faits de détournement de fonds du parti BERSATU, dont il a été le chef de la branche des jeunesses (2016-2020) à sa création. L’élu de Muar (État du Johor) a fait appel de la décision, et donc conservé son siège de député, mais il a abandonné la présidence de son parti, MUDA, qu’il a fondé en 2020. Il se dit victime d’une vengeance politique contre son indépendance.
14 Ÿ La Cour fédérale réévalue les lourdes condamnations de 11 prisonniers pour trafic de drogue. Ils sont les premiers à bénéficier d’une nouvelle procédure de révision, consécutive à la suppression dans l’année du mécanisme d’application automatique de la peine de mort (mandatory death penalty) pour certains crimes et de la sentence d’emprisonnement réel à perpétuité.
DÉCEMBRE 2023
1er Ÿ Une exemption de visa pour les séjours d’une durée inférieure ou égale à 30 jours sur le territoire malaisien est accordée aux citoyens de la RPC et de l’Inde. Cette mesure est applicable jusqu’à la fin de l’année 2024, mais elle pourrait être pérennisée si elle s’avère concluante. Annoncée par le Premier ministre moins d’une semaine avant son application, elle a pour but de doper l’industrie touristique de la Fédération, qui a été particulièrement impactée par les effets du covid-19, et s’inscrit dans le cadre d’un plan stratégique plus large pour relancer le secteur.
07 Ÿ Avec 4,6742 RM pour 1 $ US, le ringgit malaisien atteint son plus bas niveau de parité avec le dollar américain depuis la crise financière asiatique de 1997.
Portraits
Michelle Yeoh, actrice et productrice
Michelle Yeoh est née en 1962 à Ipoh dans l’État du Perak. Son père, avocat et notable local, a notamment été sénateur (1959-1969). Très jeune, elle est initiée à la danse classique, ce qui la conduit, adolescente, à intégrer la Royal Academy of Dance à Londres. Néanmoins, une blessure au dos ruine ses espoirs de devenir membre d’une troupe de ballet et chorégraphe. En 1983, licenciée en arts créatifs de la Manchester Metropolitan University, elle est élue Miss Malaisie à son retour dans le pays et entame une brève activité de mannequin.
Repérée dans une publicité pour les montres Guy Laroche avec Jackie Chan, elle débute une carrière de comédienne à Hong Kong sous le pseudonyme de Michelle Khan dans des films d’action ou d’arts martiaux. En 1997, elle obtient le principal rôle féminin de l’opus Demain ne meurt jamais de la franchise James Bond, dans lequel elle apparaît au générique sous son vrai nom, soulignant un tournant dans son parcours. Parmi sa filmographie éclectique, on peut citer The Soong Sisters (1997), Tigre et Dragon (2000), qui lui a valu une nomination pour le BAFTA de la meilleure actrice, Mémoire d’une geisha (2005), The Lady (2011) de Luc Besson, dans lequel elle livre une performance marquante sous les traits d’Aung San Suu Kyi, ou encore Crazy Rich Asians (2018), sans parler de quelques séries à succès. Dès 2002, elle devient aussi productrice.
L’année 2023 a marqué une consécration pour Michelle Yeoh. Elle a reçu plusieurs prix d’interprétation pour son personnage dans la comédie surréaliste Everything Everywhere All at Once (2022), dont l’Oscar de la meilleure actrice, devenant ainsi la première femme malaisienne, et plus généralement asiatique, à recevoir cette récompense. Avare de paroles politiques depuis une polémique déclenchée en 2013 par sa présence à un meeting électoral de l’ancien Premier ministre Najib Razak, elle a toutefois profité d’une conférence de presse à Kuala Lumpur pour s’exprimer avec conviction sur l’émancipation féminine et la diversité, avec des propos faisant écho au contexte tendu du moment.
Seule Malaisienne présente en 2022 dans le classement du Times des 100 personnalités les plus influentes, aucune autre ne possède sa renommée à l’échelle mondiale. Engagée au service de nombreuses causes, assumant publiquement son impossibilité d’avoir des enfants, elle offre un autre visage de la Malaisie que celle véhiculée par le conservatisme malais, même si elle n’incarne pas un modèle d’inspiration opératoire pour une large partie de ses concitoyennes, au-delà de la fierté nationale qu’elle suscite.
Muhammad Sanusi Md Nor, ministre en chef de l’État du Kedah
Né en 1974, Muhammad Sanusi a grandi au sein d’une fratrie de 13 enfants, dans un milieu malais rural pauvre de l’État du Kedah. Son parcours dans le secondaire est émaillé de deux exclusions pour indiscipline et de difficultés pour ses parents à régler les frais de scolarité. Il parvient toutefois à effectuer des études supérieures, à l’issue desquelles il obtient une licence de sciences sociales (Universiti Sains Malaysia, Penang). Il suit en parallèle une formation de cadet de la Marine, qu’il n’a eu de cesse de compléter jusqu’à obtenir un grade d’officier supérieur de réserve.
Durant une dizaine d’années, en parallèle d’une vie professionnelle de col blanc moyen, il s’investit au Parti islamique pan-malaisien (PAS), jusqu’à devenir le secrétaire politique du ministre en chef du Kedah (2008-2013). Il occupe ensuite diverses fonctions dans l’appareil du parti. En 2018, dès sa première élection à l’assemblée locale du Kedah, il émerge comme le leader de son groupe, alors en minorité. Cependant, à la faveur de la recomposition du champ parlementaire qui suit la chute du gouvernement fédéral de l’Alliance de l’espoir au printemps 2020 et permet au PAS de former une nouvelle coalition, il prend les commandes de l’exécutif de l’État, en remplacement de Mukhriz Mahathir, le fils de l’ancien Premier ministre Mahathir Mohamad. Il fait alors de cette fonction une tribune qui le propulse sur le devant de la scène médiatique.
En dépit de sa gestion peu inspirée des affaires publiques sur le plan économique, il jouit d’une forte popularité parmi l’électorat malais modeste, qui apprécie son investissement un rien démagogique dans la résolution de problèmes individuels, son sens de la proximité et son langage simple, voire familier. Dans son rôle de dirigeant, il s’est aussi distingué par des mesures polémiques visant les minorités, comme par exemple une action pour faire démolir des temples hindous jugés illégaux, et un autoritarisme sans fard. Il affiche par ailleurs son soutien à une milice extrémiste (Skuad Badar al-Kubra), encouragée à faire de la « vigilance morale » auprès des citoyens. Populiste, amateur de rassemblements politico-religieux dans lesquels il harangue les foules, il est coutumier de saillies racistes défrayant la chronique, de dérapages grossiers et de plaintes pour outrage ou diffamation.
Acteur emblématique de la performance du PAS lors des scrutins étatiques d’août 2023, Muhammad Sanusi s’est imposé comme la figure d’opposition la plus disruptive. Au-delà, il incarne une tendance inquiétante à la normalisation de la rhétorique suprématiste malaise décomplexée, sur fond de repli religieux, symptôme d’une crispation profonde des rapports intercommunautaires dans le pays. La suite de sa carrière, que beaucoup prédisent longue, pourrait cependant être freinée ou empêchée par ses ennuis judiciaires, étant sous le coup de poursuites pour infractions au Sedition Act et d’une enquête sur ses liens présumés avec le vol d’un stock de terres rares.
Arrêt sur image
2023 a été une année inédite en termes de rayonnement pour le cinéma malaisien, au-delà de l’Oscar de la meilleure actrice décernée à Michelle Yeoh. Après le controversé Mat Kilau, Kebangkitan Pahlawan [Mat Kilau, l’éveil d’un héros] en 2022, qui demeure la production locale la plus vue en Malaisie et à l’étranger, l’industrie cinématographique du pays confirme son dynamisme, même si elle n’a pas réitéré sa prouesse de rentabilité du cru précédent de près de 200 millions RM (42,5 millions $ US) de recettes en salles. Le symbole de ce phénomène est sans conteste le sublime Abang Adik [Aîné Cadet], qui figure à la plus haute marche de la Best ASEAN Films 2023 List, établie par un panel de 25 experts de trois continents pour le site spécialisé de référence Asian Movie Pulse. Fait inédit, le second de la liste, l’inclassable et poétique Snow in Midsummer, mondialement salué, est aussi de facture malaisienne.
Abang Adik, nommé et récompensé dans cinq festivals internationaux, raconte l’histoire de deux orphelins sans-papiers se reconnaissant comme des frères, dont l’aîné est sourd-muet, pris à l’âge adulte dans la tourmente des affres d’un quotidien désenchanté à Kuala Lumpur. Magistralement interprété, il est une ode à la fraternité, éprouvée dans l’envers du décor sombre de la marginalité sociale avec son corollaire de dilemmes déchirants. Multilingue (mandarin, cantonnais, hokkien, malais, anglais, langue des signes), il magnifie le réalisme romanesque du brassage culturel dans lequel évoluent les personnages. Porté par des critiques élogieuses, il a conquis un large public, notamment à Taïwan et à Hong Kong où il a battu des records d’audience pour une œuvre Made in Malaysia, performance d’autant plus remarquable qu’il est le premier film de son réalisateur, le producteur Lay Jin Ong.
Parmi d’autres longs-métrages notables de 2023, on peut également citer : Tiger Stripes, primé à Cannes ; Pendatang [Migrants], entièrement conçu à partir d’un financement participatif ; Polis Evo 3, divertissement populaire phénomène ; Imaginur, thriller psychologique inventif ; ou encore Didi and Friends the Movie, fiction d’animation familiale à succès. Cette sélection éclectique témoigne de la vitalité créative de l’écosystème culturel de la Fédération.
Notes de bas de page
1 David Delfolie, 2023, « Malaisie : Harapan, l’espoir, toujours recommencé », in Gabriel Facal et Jérôme Samuel (dir.), L’Asie du Sud-Est 2023. Bilan, enjeux et perspectives, Bangkok, IRASEC, p. 266-293.
2 Rozanna Latiff et Yuddy Cahya Budiman, « Malaysia’s political blocs split victories in regional polls amid opposition gains », Reuters, 12 août 2023.
3 Malgré des mesures concrètes, dont le renforcement du rôle des commissions parlementaires, l’État de droit n’a que timidement progressé durant la première année de mandat d’Anwar Ibrahim.
4 Noah Lee et Nisha David, « Court drops corruption charges against Malaysia’s deputy PM », Benar News, 4 septembre 2023.
5 Maria Chin Abdullah, figure du combat pour la démocratie en Malaisie, avait par exemple été abusivement privée de liberté pendant une dizaine de jours en 2016 en application du SOSMA, préjudice pour lequel elle a reçu un dédommagement en 2019.
6 Un activiste social, qui a justement contesté dans une vidéo sur Facebook la légitimité d’Anwar Ibrahim à pouvoir procéder légalement à une conversion, a été convoqué par la police pour un interrogatoire.
7 Nombreux sont les défenseurs des droits humains qui expliquent l’obsession des autorités sur la question LGBT+ par une volonté d’Anwar Ibrahim, conseillé dans ce dessein par son entourage, d’imprimer un narratif offensif sur le sujet pour contrer les rumeurs courantes sur sa bisexualité.
8 Hadi Azmi, « Malaysia civil liberties squeezed as news portal closed, book seized amid creeping censorship: report », South China Morning Post, 6 décembre 2023.
9 La censure de nombreuses scènes du film Tiger Stripes de la réalisatrice Amanda Nell, premier long métrage malaisien récompensé au Festival de Cannes (Grand prix de la Semaine de la critique), est une illustration éclairante. Voir Rebecca Ratcliffe, « Tiger Stripes: Malaysia’s censors have ‘removed the essence’ of my film, says director », The Guardian, 25 novembre 2023.
10 Asyraf Kamil et Rhea Yasmine Alis Haizan, « Malaysia PM Anwar tables record RM393,8 billion budget, rolls out several tax hikes and reform », Channel News Asia, 13 octobre 2023.
11 « Ramah Cash Aid to be improved, increased », Malaysiakini, 13 octobre 2023.
12 Ainin Wan Salleh et Faiz Zainudin, « PM launches energy transition road map, including RM2bil facility », Free Malaysia Today, 29 août 2023.
13 L’accord prévoit un investissement majoritaire de Gentari à hauteur de 1,5 à 1,7 milliards $ US, avec toutefois un actionnariat minoritaire de 30 % des parts de la société, tandis que Greenko, décisionnaire principal et maître d’œuvre industriel, doit apporter 250 millions $ US à son capital, tout comme le fonds souverain singapourien GIC, associé au montage.
14 Parmi les grands projets d’infrastructures confirmés en 2023, on peut noter la décision d’achever la dernière partie de l’autoroute traversant l’État du Sarawak.
15 Cet îlot stratégique disputé du détroit de Malacca, qui a fait l’objet d’un arbitrage de la Cour internationale de justice en mai 2008, a occasionné des tensions diplomatiques entre les deux voisins en octobre 2022 à la suite d’une déclaration de l’ancien Premier ministre malaisien Ismail Sabri Yaakob exprimant la volonté de la Malaisie de remettre en cause la décision légale qu’elle avait jusqu’alors acceptée.
16 Lauren Mai, « Extinguishing a point of contention: examining transboundary haze in Southeast Asia », The Diplomat, 28 novembre 2023.
17 Noor Atiqah Sulaiman, « PM Anwar: Malaysia and Saudi Arabia to enter new horizons », The New Straits Times, 23 octobre 2023.
18 Après le déclenchement de la guerre à Gaza, le gouvernement a créé un fonds spécial centralisant les dons financiers des Malaisiens destinés à l’aide humanitaire pour les Palestiniens. Une collecte réalisée auprès des fonctionnaires pour l’abonder a récolté 16,4 millions RM (environ 3,5 millions $ US).
19 Le sujet a par exemple provoqué une polémique entre TikTok et le gouvernement malaisien, ce dernier accusant le réseau social chinois de censurer certains contenus locaux en faveur de la Palestine.
20 « Anwar highlights key issues at maiden UN address », The Star, 23 septembre 2023.
21 Eugene Mark, « Sustainable palm oil production is in Malaysia’s hand », East Asia Forum, 7 juin 2022.
22 M. Din Syamsuddin, « Madani vision vital and suitable for today’s world », The Malaysian Reserve, 4 septembre 2023.
23 Cela s’est illustré par exemple à l’occasion du processus de suppression de la discrimination pour l’acquisition de la nationalité touchant les enfants nés à l’étranger de mères malaisiennes.
24 Le terme Bumiputera (« fils du sol » en malais) est un terme très politique qui désigne les populations du pays considérées comme autochtones. Il renvoie essentiellement au groupe majoritaire des Malais musulmans, aux Orang Asli (aborigènes) et aux descendants portugais de la Malaisie péninsulaire, ainsi qu’aux ethnies indigènes des territoires de Bornéo (Dayak, Bidayuh, etc.).
Auteur
David Delfolie est enseignant et chargé de mission Inclusion à Sciences Po Lille. Il est aussi codirecteur de l’Institut Pondok Perancis (Kuala Lumpur), chercheur associé à l’IRASEC et membre du comité éditorial de la revue Moussons. Parmi ses publications, on peut citer « La stratégie malaisienne d’optimisation diplomatique avec la Chine » (Revue diplomatique, 2021), « Décentrer le regard sur les « Printemps arabes » à partir de l’expérience de l’Asie du Sud-Est » (Le jeu de l’oie, 19, 2021), « Quand l’espace public se met au diapason. La politisation sonore en Malaisie, entre enjeux idéologiques et clivages partisans » (Politiques de communication, hors-série 1, 2017), ainsi que Malaisie-Chine : une « précieuse » relation (Carnets de l’IRASEC, 2016) avec Nathalie Fau et Elsa Lafaye de Micheaux, avec lesquelles il a également codirigé l’ouvrage collectif Malaisie contemporaine (IRASEC-Les Indes savantes, 2022).
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