Birmanie
Le temps du doute pour la junte ?
Burma/Myanmar. A time of doubt for the junta?
p. 112-142
Résumé
Since the February 2021 coup by the Myanmar military (Tatmadaw), the country has been rocked by a violent civil war. Throughout 2023, it appears that the resistance has reinforced its capacities, while the military has been through a progressive but continuous erosion. On 27 October, the Three Brotherhood Alliance (MNDAA, TNLA, AA) launches Operation 1027, a widescale offensive in Northern Shan State. Making swift progress over an unprepared Tatmadaw, they seize several towns and strategic border crossings. This initiative quickly spills beyond Shan State, and the resistance seizes towns in Sagaing and Chin State; in Rakhine State, the war resumes with the Arakan Army. This operation benefits the most active Ethnic Armed Organizations (EAOs), and bolsters their political and military influence. Ultimately, this may undermine the opposition National Unity Government (NUG), which does not manage to take a leading role.
On the political stage, the regime decides to postpone general elections and the National League for Democracy (NLD) is dissolved, thereby foreclosing two potential exits. Within the military, Min Aung Hlaing appears fragilised by successive military setbacks. On the diplomatic scene, China seems to have turned a blind eye to Operation 1027; it might have considered that the existing leadership is not a long-term guarantee of stability anymore, and might be seeking alternatives. Out of solutions, outstretched across the country, and with low morale, the Myanmar military faces its steepest challenge in decades.
Entrées d’index
Mots-clés : Myanmar, Tatmadaw, gouvernement d'unité nationale, opération 1027, Three Brotherhood Alliance, État shan
Keywords : Myanmar, Tatmadaw, National Unity Government, Operation 1027, Three Brotherhood Alliance, Shan State
Texte intégral
1Le 1er février 2021, le Senior General Min Aung Hlaing, commandant de l’armée birmane (Tatmadaw), conduit un coup d’État et prend la tête d’un State Administration Council (SAC). C’est la fin de dix ans de transition démocratique, en partie menée par la National League for Democracy (NLD) d’Aung San Suu Kyi. Très vite, la résistance s’organise : sur le plan politique, un National Unity Government (NUG) émerge comme autorité parallèle ; sur le plan militaire, les Ethnic Armed Organizations (EAOs), actives depuis des décennies dans les périphéries montagneuses, sont rejointes par des centaines de People’s Defence Forces (PDFs), qui émergent en majorité dans les basses terres bamar.
2Une violente insurrection se propage. L’année 2023 voit des progrès de la résistance, laquelle s’aventure au-delà de ses bastions. Le 27 octobre, une coalition de groupes armés du nord de l’État Shan lance l’Opération 1027. Le SAC perd des villes, cède du terrain. Dans le reste du pays, la résistance, galvanisée, intensifie ses attaques. Pour la première fois, le régime semble douter.
L’érosion militaire de la Tatmadaw
Un renforcement tendanciel de la résistance
3Le conflit continue à s’aggraver : en 2021, on recensait 1 730 incidents de haute intensité1 ; en 2022, plus de 5 700 ; et de janvier à fin novembre 2023, plus de 7 6602.
4Les progrès de la résistance sont lents et difficiles ; ses pertes restent élevées ; certaines PDFs ont dû cesser leurs activités faute de moyens ; certains combattants, usés, ont quitté la clandestinité. Cependant, la résistance connaît une amélioration incrémentale et représente une force plus sérieuse que jamais. Le régime ne peut endiguer les flux d’armes clandestins et de plus en plus de PDFs sont équipées de fusils d’assaut. Ironiquement, la Tatmadaw elle-même est un fournisseur de taille : à chaque embuscade, la résistance met la main sur des armes modernes et parfois des mortiers, lance-roquettes et mitrailleuses. Les armes lourdes font désormais partie intégrante de son arsenal : en 2021 on recensait 80 attaques à l’artillerie improvisée ou aux roquettes de fortune, plus de 400 en 2022 et plus de 600 entre janvier et fin novembre 2023.
5La résistance a développé une expertise dans l’utilisation des drones, qui sont devenus incontournables : trois attaques fin 2021, 470 en 2022 et près de 1 500 entre le 1er janvier et le 30 novembre 2023. Ces engins, initialement des drones de loisir, ont évolué : certains sont des hexacoptères agricoles de 1,5 m de diamètre, capables d’emporter plusieurs obus de mortier.
6Après plus de deux ans et demi de combat, les nouveaux maquisards sont devenus des combattants aguerris et ont fait des progrès tactiques : chaînes de commandement plus claires, meilleur travail de renseignement, coordination plus poussée, intégration EAO-PDF plus fluide, etc. Les EAOs historiques ont joué un rôle central en formant, armant et encadrant les nouveaux venus. Dans les périphéries du pays, les PDFs sont pour ainsi dire sous le commandement des EAOs ; en Birmanie Centrale, la Kachin Independence Army (KIA) a placé des officiers au cœur des PDFs.
7En face, l’armée birmane fléchit. La résistance prétend avoir tué près de 42 000 soldats depuis février 2021 : des pertes surévaluées mais qui, même ramenées à un niveau plus crédible (10 000 à 14 000), restent insoutenables pour une institution qui ne parvient plus à recruter. En mai 2023, l’US Institute for Peace (USIP) publie un rapport sur le sujet3. Il part du constat bien connu que la Tatmadaw n’a jamais compté les 300 000 à 400 000 hommes qu’on lui prêtait. Avant même le coup d’État, elle était très en-deçà de ses effectifs théoriques. Depuis, du fait des pertes au combat, des défections et des désertions, elle ne compterait guère plus que 70 000 personnels combattants.
8Dès fin 2021, réalisant qu’elle ne pourrait gagner seule cette guerre, la Tatmadaw a levé des milices villageoises. Elles sont généralement désignées sous le terme de Pyu Saw Hti, nom d’un roi légendaire et d’un premier système de groupes d’auto-défense créé dans les années 1950. Ces recrutements se poursuivent, bien souvent sous la contrainte. Néanmoins, mal équipées, peu entraînées et peu motivées, ces unités sont vouées à se faire déborder. Le 31 janvier 2023, le SAC ouvre le port d’arme aux individus « loyaux à la nation ». Insuffisante pour inverser la tendance générale, cette mesure accroît la violence et la criminalisation d’une société fracturée.
9Dans ce contexte, l’armée dépend plus que jamais de sa supériorité aérienne, même lors de modestes opérations. On comptait ainsi 80 cas de soutien aérien4 en 2021 ; 680 en 2022 ; près de 1 050 entre le 1er janvier et le 30 novembre 2023. Pour certains observateurs, le SAC ne se maintient au pouvoir que grâce à quelques dizaines d’aéronefs.
10Dès 2021, la Tatmadaw a employé dans les zones de conflit sa tactique, éprouvée depuis les années 1950, dite des « 4 cuts » : couper ravitaillements, financement, recrues et information. Cela passe par la suspension des données mobiles, le strict contrôle des mobilités et une politique de la terre brûlée : entre le 1er février 2021 et le 31 octobre 2023, l’ONG Data For Myanmar estimait que près de 77 000 bâtiments avaient été brûlés. Cette stratégie s’appuie aussi sur l’imposition de la loi martiale dans 37 cantons en février 2023 ; fin 2023, 55 sont désormais soumis à ce statut, mais cela ne semble pas avoir les effets escomptés. Enfin, les 4 cuts passent par des violences extrêmes, cherchant la sidération. En mars 2023, une certaine « colonne de l’Ogre » mène une série de raids en Birmanie Centrale, brûlant les villages, commettant décapitations et démembrements. Les tueries de masse se succèdent : le 11 mars, 33 civils sont massacrés dans un monastère de l’État Karenni (Kayah). Le 11 avril, l’aviation bombarde le village de Pa Zi Gyi (Région de Sagaing) et mitraille les secours, tuant plus de 165 personnes, essentiellement des civils.
Tableau 1 – Les victimes de la guerre civile birmane (1er février 2021-30 novembre 2023)
Populations | Nombre de morts | Remarques |
Forces pro-SAC | 43 227 | Chiffres provenant de sources ouvertes (médias, revendications des PDFs) et biaisés en faveur de la résistance. |
Forces de résistance | 3 430 | |
Civils tués par l’armée ou durant des combats | 7 049 | L’Assistance Association for Political Prisoners (AAPP) avance le chiffre de 4 209 civils tués, mais suppose que le chiffre réel est plus élevé. Par ailleurs, elle ne comptabilise que les civils tués par le SAC, occultant ceux tués par la résistance pour leur soutien présumé au régime. |
Civils tués par la résistance pour soutien présumé à l’armée | 3 355 |
Source : organisation privée de suivi du conflit
11Les EAOs ont joué un rôle essentiel dans la structuration des PDFs, surtout la Kachin Independence Army (KIA), la Karen National Liberation Army (KNLA), le Karenni National Progressive Party (KNPP) et le Chin National Front (CNF), collectivement désignés sous l’acronyme K3C. Fin 2022, la Tatmadaw menace : si les composantes de la K3C ne suspendent pas leur soutien à la résistance, elle les visera directement au cœur. Ce virage apparaît le 23 octobre 2022, lorsque l’aviation bombarde un rassemblement de la KIA dans l’État Kachin. Le 10 janvier 2023, elle bombarde le QG du CNF dans l’État Chin et le 14 août, celui du KNPP dans l’État Karenni. Dans l’État Karen, les bombardements se multiplient sur les sites miniers de la KNLA et sur les QG de ses brigades.
12Cependant, ces efforts pour saper la relation entre EAOs et PDFs/NUG sont des échecs et semblent même contre-productifs : longtemps discrète, l’implication de la Ta’ang National Liberation Army (TNLA), de la Myanmar National Democratic Alliance Army (MNDAA), de l’Arakan Army (AA), ou du All Burma Students Democratic Front (ABSDF), s’expose désormais au grand jour.
L’extension progressive du conflit
13La violence se concentre dans deux zones. La première est une large diagonale Ouest–Nord-Est, du sud de l’État Chin à l’État Kachin, à travers les Régions de Sagaing et de Magway. Depuis début 2022, l’État Chin est largement sous contrôle de la résistance ; seules les villes restent aux mains du SAC et celles de Mindat et Hakha sont le théâtre d’accrochages fréquents.
14Les Régions de Sagaing et de Magway demeurent l’épicentre du conflit : entre le 1er janvier et le 30 novembre 2023, elles ont représenté plus de 3 200 des 7 660 incidents de haute intensité recensés dans tout le pays. Dans la Région de Magway, les incidents restent localisés au nord. Dans la Région de Sagaing, on observe un glissement. Dans l’Ouest, le régime a réduit son empreinte et ne se risque guère hors des villes, tandis que la résistance consolide son influence dans les campagnes. Le front principal s’est donc déplacé vers l’est, le long du fleuve Irrawaddy, qui fait figure de dernière ligne de défense pour la Tatmadaw.
15En réalité, le conflit déborde déjà au-delà du fleuve, vers le nord de la Région de Mandalay, corridor stratégique entre État Kachin, nord de l’État Shan et Région de Sagaing. La résistance travaille donc à relier trois zones de conflit chaud et à sécuriser les circuits d’armes de contrebande vers la Birmanie Centrale.
16Bien que la résistance en Birmanie Centrale reste fragmentée, l’année 2023 voit le NUG affirmer progressivement son leadership sur un réseau de PDFs affiliées, notamment à travers des livraisons d’armes. Cependant, cela ne va pas sans heurts, comme le montrent les tensions récurrentes entre le ministère de la Défense du NUG et la Myanmar Royal Dragon Army (MRDA), la PDF la plus puissante de Birmanie Centrale, dirigée par le charismatique Bo Naga (cf. portrait infra), et qui aboutit à la rupture entre les deux entités en août.
17Dans l’État Kachin, l’année 2023 marque le retour du conflit de haute intensité. Cherchant à briser le soutien de la KIA aux PDFs, la Tatmadaw mène plusieurs offensives autour de Laiza, la capitale de la KIA, adossée à la frontière chinoise. Cependant, elle déploie des ressources insuffisantes et, en octobre, perd même une série de positions stratégiques. Le 1er novembre, son aviation bombarde Laiza : un évènement sans précédent, constat d’un échec au sol. Le 4 novembre, un obus tombe en territoire chinois, tuant un fermier et déclenchant l’ire de Pékin.
18Le deuxième foyer de violence comprend le sud-est birman, de l’État Karenni à la pointe du Tenasserim (Tanintharyi), en passant par les États Môn et Karen. Dans l’État Karenni, la résistance contrôle les campagnes, la Tatmadaw s’efforce de tenir les villes. Cependant, le SAC ne s’accommode pas d’un tel équilibre. Il faut dire que la région est stratégique, entre la frontière thaïlandaise et Nay Pyi Taw, la capitale politique et administrative birmane. Cependant, les offensives successives s’enlisent. En juin, une partie du Karenni National People’s Liberation Front (KNPLF), un ex-groupe insurgé devenu force supplétive de la Tatmadaw en 2009, fait défection et remet à la résistance la ville de Mese. Une telle initiative souligne la vulnérabilité d’une Tatmadaw usée, de plus en plus dépendante de milices peu fiables et jouant en général double jeu.
19Dans les États Karen et Môn, les combats restent soutenus le long de l’autoroute entre Rangoun et la frontière thaïlandaise. Le 25 mars 2023, la résistance attaque la zone d’échanges de Myawaddy, point de passage essentiel du commerce transfrontalier. Le 5 avril, elle tente une offensive contre Shwe Kokko, bastion de la Kayin Border Guard Force pro-Tatmadaw et l’une des plaques tournantes du crime transnational asiatique.
20En parallèle, la résistance descend des collines karenni et karen et s’enracine dans la vallée du Sittaung, dans l’est de la Région de Bago, parcourue par l’autoroute et la voie ferrée Rangoun-Mandalay. À terme, elle pourrait perturber les mouvements entre Haute et Basse Birmanie. La pression augmente aussi autour de Nay Pyi Taw, le centre névralgique du SAC. En 2023, cinq attaques à la roquette sont menées sur des infrastructures militaires de la région. En août, un premier avant-poste de la Tatmadaw tombe, déclenchant en réponse la première frappe aérienne jamais enregistrée dans la région. Bien que très éloigné des centres de pouvoir, cet incident marque les esprits. S’il est abusif de dire que la résistance est aux portes de Nay Pyi Taw, il est indéniable qu’elle y renforce sa présence.
21Tout au sud, la violence monte dans la péninsule du Tenasserim : d’abord assassinats ciblés et attentats à la bombe, puis escarmouches, et désormais duels d’artillerie et frappes aériennes. Malgré la forte dynamique de la résistance locale, la région est aussi emblématique de ses divisions : en février et juillet, des accrochages opposent la Kawthoolei Liberation Army (KTLA), une organisation farouchement anti-SAC fondée par le charismatique Saw Nerdah Bo Mya et la Brigade 4 de la KNLA, accusée de tiédeur vis-à-vis de la junte.
22Tout à l’ouest, le long de la frontière avec le Bangladesh, l’État d’Arakan avait vu la reprise des combats entre Tatmadaw et Arakan Army (AA) entre juillet et novembre 2022. Pendant l’essentiel de 2023, un fragile cessez-le-feu avait tenu, permettant à l’AA de conforter son contrôle politique et administratif. Les 14 et 15 mai, le cyclone Mocha (cf. infra) frappe une société vulnérable. SAC et AA instrumentalisent cette catastrophe pour mettre en scène leur contrôle territorial et leur soutien à la population.
23Dans la Région de Rangoun, la résistance armée connaît un ralentissement marqué. En 2021, on y recensait plus de 1 500 incidents (attentats à la bombe, assassinats ciblés, incendies volontaires, affrontements armés, etc.) ; en 2022, près de 1 400 ; et du 1er janvier au 30 novembre 2023, seulement 570. Cette chute est due à plusieurs facteurs. Tout d’abord, les efforts contre-insurrectionnels du SAC : en janvier 2023, des documents saisis sur un officier du renseignement militaire révèlent que de fausses PDFs auraient été montées de toutes pièces, revendiquant des attaques fictives pour infiltrer la résistance, avant de procéder à de vastes coups de filet. Entre novembre 2021 et août 2022, plus de 1 150 membres des PDFs auraient ainsi été arrêtés dans la région. Par ailleurs, les PDFs délaissent Rangoun, trop risquée et aux bénéfices limités, pour des théâtres plus favorables, comme l’État Karen, l’État Karen ou la Région de Bago, et dans lesquels les gains sont plus palpables. Enfin, les PDFs pâtissent de la lassitude de l’opinion publique rangounaise et de la baisse des dons.
24Malgré cette baisse quantitative sur le plan militaire, certains groupes armés restent dangereux. Ainsi, entre le 1er janvier et le 30 novembre 2023, on recense 11 attaques à la roquette ou au mortier sur des infrastructures militaires de la capitale économique. Par ailleurs, bien qu’elles restent rares et en général déjouées, les premières tentatives d’attaques par drones font leur apparition. En juin, le NUG annonce la formation du Bataillon 5101, voué à être déployé à Rangoun et qui devrait être rejoint par deux autres, les 5102 et 5103. Ces unités, créées dans les collines de l’est de la Région de Bago, semblent toujours en attente de déploiement fin 2023.
25À Mandalay, une dynamique assez similaire peut être observée : net fléchissement quantitatif des attaques et premières attaques au mortier ou à la roquette sur des installations militaires. Comme à Rangoun, de nombreux PDFs ont quitté la ville depuis mi-2022 et rejoint les rangs de la Mandalay PDF, établie dans les collines Shan et qui, grâce à un important soutien de la TNLA, est devenue une force qui compte.
26On le voit, bien peu de blancs subsistent sur la carte du conflit : le sud-ouest (État d’Arakan, Région de l’Irrawaddy [Ayeyarwaddy], sud de la Région de Magway, ouest de la Région de Bago) et le centre-est du pays (sud et est de l’État Shan).
L’Opération 1027 : un point de bascule ?
27Le 27 octobre, la Three Brotherhood Alliance (comprenant MNDAA, TNLA et AA) lance l’Opération 1027 dans le nord-est de l’État Shan, prenant de court une Tatmadaw qui avait dû dégarnir les défenses de la région pour renforcer d’autres fronts. Dans le mois qui suit, le régime aurait perdu près de 200 positions. Pire, il perd six villes, dont Chinshwehaw et Hseni, points de passage vers la Chine. La résistance saisit des armureries entières, de l’armement lourd, et neutralise une dizaine de blindés.
28Le but de l’Opération 1027 n’est probablement pas la chute du SAC : la MNDAA, qui mène l’opération, cherche surtout à récupérer son fief de Laukkai, le long de la frontière chinoise. En 2009, elle en avait été délogée par la Tatmadaw, qui l’avait rebaptisée Self-Administered Zone (SAZ) Kokang et confiée à des milices alliées. Depuis, cette enclave autonome est devenue l’une des capitales de l’économie criminelle asiatique, entre drogue, casinos et arnaques en ligne5. Ces dernières sont pratiquées à échelle industrielle par des Birmans, mais aussi des étrangers (majoritairement chinois), parfois retenus en captivité. Le 20 octobre, des dizaines d’entre eux, dont des Chinois, auraient même été exécutés par les triades qui les employaient.
29Ce foyer d’instabilité à ses portes inquiète Pékin, qui demande au SAC de reprendre en main la région, en vain. Les meurtres du 20 octobre sont probablement l’incident de trop. Les services chinois suivaient forcément les préparatifs de l’Opération 1027 et auraient théoriquement pu l’enrayer, mais la suite suggère qu’ils ont approuvé, au moins implicitement, l’éviction des milices pro-Tatmadaw et un retour de la MNDAA dans son ancien territoire.
30Loin de se calmer, les combats se poursuivent, quotidiens : à la mi-décembre 2023, la MNDAA réalise des avancées notables dans la ville de Laukkai, et la TNLA prend la ville de Namhsan, au nord-ouest de l’État Shan, signe que la Tatmadaw ne parvient pas à figer le front, et encore moins à reprendre la main : le 4 janvier 2024, la garnison de Laukkai (plus de 2 400 hommes) se rend à la MNDAA, qui réalise donc son projet territorial.
31Bien que cette offensive soit partie du nord de l’État Shan, elle déborde rapidement : dès les premiers jours de novembre, KIA, AA et PDFs mènent des attaques dans la Région de Sagaing et prennent la ville de Kawlin, important maillon entre les arsenaux de la KIA dans l’État Kachin et le vaste théâtre de Sagaing. Fin novembre, le SAC abandonne une dizaine de positions secondaires, premier signe d’une stratégie de contraction territoriale dont les contours restent encore flous.
32Plus à l’ouest, Khampat (Région de Sagaing) et Rihkawdar (État Chin), deux villes importantes vers la frontière indienne, tombent aux mains de la résistance dans la première moitié du mois de novembre. À la fin du mois, la résistance chin prend six petites villes, signe d’une érosion rapide du régime sur son flanc ouest.
33Le 11 novembre, la situation bascule dans l’État Karenni : de violents combats éclatent à Loikaw, la résistance réussit des percées inédites. Si elle devait se produire, la chute d’une capitale régionale comme Loikaw constituerait une première historique. Le 13 novembre, en Arakan, le cessez-le-feu précaire avec l’AA qui tenait depuis novembre 2022 est rompu. En quelques jours, la Tatmadaw abandonne une quarantaine de positions pour concentrer ses forces. Mi-novembre, la ville de Pauktaw, non loin de Sittwe, tombe brièvement entre les mains de l’AA. Enfin, plus à l’est, dans l’est de la Region de Bago, de violents combats éclatent en décembre : la KNLA et plusieurs PDFs affiliées attaquent la petite ville de Mone, au pied des collines karen et s’en emparent même brièvement, ce qui confirme les menaces sur la vallée du Sittaung et l’axe Rangoun-Mandalay.
34Toute la séquence initiée le 27 octobre révèle aussi l’effritement moral de la Tatmadaw : mi-novembre, dans l’État Karen, une vingtaine de soldats se rend ; dans l’État d’Arakan, une garnison de police dépose les armes ; dans l’État Shan, tout le bataillon 129 – réduit à 130 hommes – se rend le 11 novembre, et le 25 novembre, tout le bataillon 125 rend les armes. Des drapeaux blancs sont hissés sur certaines positions. Une tendance qui pourrait faire tache d’huile et à laquelle le SAC ne peut répondre que par une pression supplémentaire sur ses hommes et une hausse du recrutement forcé.
35Pour l’armée birmane, déjà très éprouvée, la fin 2023 sera critique. Elle n’a plus les ressources pour mener des contre-attaques d’envergure sur de multiples théâtres ; va-t-elle devoir sacrifier certains pans de territoires et se replier sur une « Birmanie utile » réduite ? Va-t-elle seulement parvenir à enrayer l’érosion, ou bien l’Opération 1027 va-t-elle donner une impulsion décisive à l’ensemble des forces de résistance à travers le pays ?
L’impasse politique
Les élections se dérobent
36En février 2021, la Tatmadaw avait imposé un état d’urgence qui, en vertu de la Constitution de 2008, ne pouvait durer que deux ans, avant des élections tenues dans les six mois. Depuis le coup d’État, l’organisation d’un nouveau scrutin figurait parmi les cinq objectifs du SAC, et Min Aung Hlaing avait confirmé sa tenue pour mi-2023. Le défi pour le régime : organiser des élections qui lui soient favorables, mais dont le résultat sera assez crédible pour être reconnu par certains voisins pragmatiques. Il engage des préparatifs ostensibles : réorganisation du Union Solidarity and Development Party (USDP, pro-militaire) ; appels d’offre pour du matériel électoral ; compilations de listes d’électeurs, etc. Pour beaucoup, ce scrutin, aussi faussé soit-il, est la seule porte de sortie pour une junte dans l’impasse ; a minima, il devrait permettre l’élection d’un parlement (voire d’une opposition raisonnable), recréant un semblant de vie politique et sapant la légitimité du NUG.
37Cependant, alors que les préparatifs s’intensifient en janvier 2023, la résistance lance une série de 44 attaques sur la commission électorale, ses représentants et ses locaux. Le 31 janvier, Min Aung Hlaing repousse les élections et prolonge l’état d’urgence de six mois, en violation de la Constitution. En parallèle, le SAC impose aux 90 partis politiques de se réenregistrer sous 60 jours. Ceux qui aspirent aux élections nationales doivent justifier de 100 000 adhérents et concourir dans la moitié des 664 circonscriptions du pays, contre trois précédemment. In fine, 50 partis candidatent à leur réenregistrement et 40 sont dissous… dont la NLD et la Shan Nationalities League for Democracy (SNLD). En forçant la NLD à se réenregistrer, en perdant ce pari et en dissolvant le parti, le SAC se prive d’une arme politique : la NLD, relativement pragmatique et conservatrice, représentait le meilleur rempart contre le NUG, beaucoup plus radical, et soutenant la lutte armée.
Remous au sein du SAC
38À chaque extension de l’état d’urgence, en février et en août, le SAC procède à des remaniements ministériels qui démontrent l’impossibilité de gouverner. En août, deux poids lourds inamovibles depuis février 2021 sont mis sur la touche : le général Mya Tun Oo, ministre de la Défense, est remplacé par l’amiral Tin Aung San, tandis que le lieutenant général Soe Htut, ministre de l’Intérieur, est remplacé par le lieutenant général Yar Pyae. Succédant à d’innombrables mutations et transferts d’officiers supérieurs, ce changement au sommet traduit l’impasse sécuritaire du SAC et l’impatience croissante de ses dirigeants.
39En septembre-octobre, le lieutenant général Moe Myint Tun et son bras droit, le brigadier général Yan Naung Soe sont arrêtés, jugés pour corruption et haute trahison et promptement condamnés à la prison à vie. Moe Myint Tun était une figure centrale de la politique économique du SAC ; il faisait partie du premier cercle de Min Aung Hlaing et était vu comme un de ses successeurs possibles au rang de Senior General. Ces arrestations ont surpris les observateurs : la corruption a toujours été répandue au sein des élites birmanes ; il faut donc plutôt y voir un message symbolique et politique, visant à resserrer les rangs.
40Depuis cet épisode, l’Opération 1027 a encore fragilisé le SAC : pour de nombreux observateurs, les élites militaires considèrent Min Aung Hlaing comme personnellement responsable de cet échec et il aurait perdu le crédit politique et militaire qui lui restait. Il est donc plus vulnérable que jamais aux luttes factionnelles.
Une opposition démocratique qui plafonne
41Le 1er février 2021, les forces de l’ordre avaient arrêté Aung San Suu Kyi, leader de la NLD et Conseillère d’État, ainsi que le président Win Myint. Les deux avaient ensuite été condamnés à l’issue de procès expéditifs pour – entre autres – corruption et fraude électorale, la première à 33 ans de prison, le second à 12 ans. Le 31 juillet 2023, les deux bénéficient de modestes amnisties (réduction de peine de six ans pour la première et de quatre pour le second), probablement destinées à reléguer au second plan dans les médias internationaux la nouvelle extension de l’état d’urgence décrétée au même moment.
42Dans la foulée du coup d’État, un Committee Representing Pyidaungsu Hluttaw (CRPH) émerge, formé des députés élus en novembre 2020 et destitués lors du coup d’État. Cet organe législatif de l’ombre nomme un National Unity Government (NUG), formé d’hommes et de femmes d’origines ethniques diverses, porteur d’un fédéralisme affirmé et d’une rhétorique inclusive, progressiste et radicale. Cependant, après des débuts prometteurs, l’enthousiasme populaire s’essouffle dès fin 2021 : bien que l’écrasante majorité des Birmans continue à soutenir le NUG, les critiques montent. On lui reproche notamment une communication confuse, des déclarations peu réalistes et parfois même contradictoires qui nuisent à sa crédibilité. De manière générale, il est épinglé pour le fossé persistant entre sa rhétorique, celle d’un gouvernement légitime œuvrant pour le peuple, et son manque de leviers concrets pour fournir services essentiels, aide d’urgence et protection aux civils. Sur certains thèmes, les injonctions du NUG ne font pas l’unanimité : de nombreux parents déplorent ainsi ses appels au boycott des écoles publiques, alors même qu’il peine à offrir des alternatives crédibles.
43Depuis le printemps 2022, le NUG s’efforce de déployer son appareil administratif parallèle, sous la forme de People’s Administration Organizations (PAOs), une par canton (township). Fin 2022, il affirmait en avoir mis sur pied une centaine, même si ce chiffre recouvrait en fait des réalités très différentes. Depuis, aucun indice que ce chiffre ait pu augmenter. La mise en place de ce réseau administratif ne se fait pas sans controverse. En février 2023, des résidents des cantons d’Indaw et Banmauk (nord de la Région de Sagaing) accusent les PAOs locales de fermer les yeux sur des activités de déforestation illégales en échange de pots-de-vin. Le même mois, dans le canton de Wetlet (sud-est de la Région de Sagaing), un groupe de résistance abat le responsable d’une PAO ; 19 de ses membres sont arrêtés par le NUG ; dans la foulée, une coalition de 90 PDFs condamne cette arrestation, prévenant qu’elle pourrait saper leur confiance vis-à-vis du NUG. De manière générale, les PAOs peinent à s’affirmer face à une nébuleuse de groupes armés, qui ont chacun des intérêts politiques, économiques et clientélistes différents, dans une société profondément fracturée, où la défiance règne.
44Dans ce contexte, un développement inattendu se produit fin mai quand une centaine d’organes de résistance (PDFs, comités de grèves, organisations de la société civile… et même certaines PAOs) lancent le Sagaing Forum, qui se veut plate-forme de coordination et même embryon d’instance politique pour la Région de Sagaing. Le fait que cette initiative n’émane pas du NUG et ne se structure pas autour de lui sonne comme un désaveu pour le gouvernement en exil, apparemment incapable d’affirmer un rôle fédérateur. Bien que ce Sagaing Forum sombre vite dans l’oubli, il illustre bien les difficultés politiques du NUG.
45Mi-2023, le NUG semble au creux de la vague et les appels au remaniement montent6. Cependant, une telle perspective semble peu réaliste : il est un assemblage complexe et fragile de personnalités plurielles, représentant chacune une minorité ethnique ou religieuse, une EAO ou une classe d’âge, et avant tout unies par un ennemi commun. Un remaniement signifierait donc une recomposition des rapports de force et, potentiellement, la perte de certains appuis précieux.
46Depuis, le NUG semble avoir retrouvé un certain élan, plus lié à la dynamique militaire générale qu’à de quelconques réorientations politiques. L’Opération 1027 est à double tranchant : certes, l’érosion rapide de la Tatmadaw lui est bénéfique et donne de la substance à ses discours de victoire ; cependant, la Three Brotherhood Alliance, qui est à la manœuvre, ne fait pas partie du premier cercle de ses alliés et garde des relations prudentes avec lui. Le NUG n’aurait même été informé de cette opération qu’au dernier moment. S’il veut en récolter les fruits, le NUG doit donc se positionner, militairement et politiquement, comme acteur et non spectateur de cette séquence. Il le fait dans une certaine mesure dans la ville de Kawlin, capturée début novembre et où il déploie ostensiblement son administration.
International : le statu quo
47En avril 2021, les membres de l’ASEAN, en présence de Min Aung Hlaing, s’étaient mis d’accord sur un Consensus en cinq points appelant à la fin des violences, au dialogue entre tous les acteurs, à la fourniture d’aide humanitaire, à la nomination d’un envoyé spécial et aux visites de ce dernier dans le pays. Cependant, le bloc régional s’est depuis heurté à l’intransigeance du SAC et son bilan reste très mince. En 2021, l’envoyé spécial du Brunei, le vice-ministre des Affaires étrangères Erywan Yusof, refuse toute visite tant que le SAC lui refuse l’accès à Aung San Suu Kyi. Dès janvier 2022, son successeur, le Premier ministre cambodgien Hun Sen, se rend à Nay Pyi Taw, dans l’idée que cette main tendue au SAC puisse faire bouger les lignes. Cependant, le régime reste inflexible, poursuivant ses opérations militaires et refusant toute concession.
48En 2023, l’Indonésienne Retno Marsudi, ministre des Affaires étrangères, reprend le flambeau et innove un créant un « bureau de l’Envoyé spécial pour la Birmanie », équipe structurée autour de ce rôle, généralement endossé en solitaire. Sa stratégie : un dialogue élargi (NUG, SAC, ONU, UE, etc.) dans une discrétion totale. La perspective d’une visite à Nay Pyi Taw a à peine été évoquée. Le but n’est pas une illusoire résolution rapide de la crise, mais la mise en place de canaux de communication et d’une certaine confiance entre acteurs, indispensable sur le long terme. Précisément à cause de cette approche, le travail de Jakarta reste largement invisible, suscitant de nombreuses critiques. Cette stratégie pose également la question de la continuité : que va devenir ce travail souterrain à la fin de la présidence indonésienne après décembre 2023 ? La solution semble venir d’un dispositif informel de l’ASEAN dévoilé en septembre : la mise en place d’une troïka, rassemblant Indonésie (présidence 2023), Laos (présidence 2024) et Malaisie (présidence 2025).
49Quant à la présidence 2026 de l’organisation, elle devait être occupée par… la Birmanie. Cependant, en août 2023, des sources diplomatiques indiquent que le SAC renonce d’ores et déjà à ce rôle pourtant prestigieux. En réalité, cherchant à sauver la face, Nay Pyi Taw ne fait que devancer une décision imminente de l’ASEAN, officialisée le mois suivant. En 2026, la présidence tournante sera donc assurée par les Philippines.
50Dans ce contexte relativement figé, la Thaïlande semble mener ses propres initiatives. En mars, elle organise un exercice « Sommet Track 1.5 », réunion informelle rassemblant Cambodge, Laos, Vietnam, Chine, Inde, Bangladesh, Japon… et le ministre des Affaires Etrangères du SAC de l’époque, Wunna Maung Lwin. La Malaisie, l’Indonésie, les Philippines, Singapour boycottent un évènement qui, d’après eux, court-circuite l’ASEAN. Un second évènement de cette nature est organisé en Inde en avril et un dernier en Thaïlande en juin. Cette démarche ne semble pas avoir produit d’avancées tangibles ; en revanche, elle a mis en lumière les divisions de l’ASEAN sur la question birmane. Autre signe de proactivité de la part de Bangkok : début juillet, le ministre thaïlandais des Affaires étrangères Don Pramudwinai révèle qu’il a pu rencontrer Aung San Suu Kyi, marquant la première entrevue entre cette dernière et un représentant étranger.
51En mai, la percée du Move Forward Party (MFP) aux élections législatives thaïlandaises avait laissé flotter la possibilité d’un changement de position de Bangkok sur la question birmane. Cependant, le refus du sénat thaïlandais de soutenir un gouvernement dirigé par le PFP et la mise en place d’un gouvernement conservateur condamnent ce scénario. Certes, le nouveau ministre des Affaires Étrangères Panpree Pahitanukorn promet de consulter l’ASEAN avant tout contact de haut niveau avec le SAC – une possible différence avec son prédécesseur. Toutefois, il continue à décrire la crise birmane comme une « affaire domestique » et renouvelle sa confiance envers un Consensus en cinq points qui a pourtant montré ses limites7.
52Sur la scène onusienne, la Singapourienne Noeleen Heyzer avait été nommée envoyée spéciale du Secrétaire général en octobre 2021. Cependant, l’expérience avait vite tourné au fiasco, notamment après sa visite mal négociée à Nay Pyi Taw en août 2022. En juin 2023, elle quitte son poste, à l’issue d’un mandat très décevant. Selon les sources diplomatiques, rares sont les candidats à sa succession, tous refroidis par un poste très exposé, des objectifs inatteignables et un SAC repoussant activement toute médiation étrangère.
53En parallèle, les agences onusiennes renouent progressivement une relation de travail avec le SAC, matérialisée par les visites des chefs d’agences dans les ministères. De nombreux activistes condamnent ces initiatives qui, d’après eux, contribuent à légitimer la junte. En réponse, les Nations unies défendent la nécessité de négocier des droits d’accès aux populations civiles.
54Sur le plan bilatéral, l’année 2023 voit le renforcement des liens entre Nay Pyi Taw et Moscou, illustré par les nombreuses visites officielles de part et d’autre. Des accords de coopération sont signés dans les domaines médiatique, bancaire, éducatif, scientifique, etc. Sur le plan militaire, la coopération se resserre toujours plus et, en juillet, le ministère de la Défense ukrainien affirme que l’armée russe utilise des obus de mortier de 120 mm birmans sur le théâtre ukrainien8.
55En décembre 2022, les États-Unis avaient voté un National Defence Authorization Act (NDAA). Ce texte englobe entre autres le Burma Act, qui définit et encadre l’action des États-Unis vis-à-vis du SAC, autorisant notamment la fourniture d’une assistance non-létale à la résistance. En février 2023, le NUG ouvre son bureau de représentation à Washington. Pour la Chine, ces initiatives suggèrent que la résistance birmane va passer sous influence américaine. En réaction, elle rompt avec son attitude très prudente depuis février 2021 et opère un rapprochement progressif avec le SAC. Le début de l’année 2023 est donc marqué par les visites de délégations chinoises à Nay Pyi Taw.
56Cependant, la déception se fait vite jour, et en octobre, Pékin n’invite pas Min Aung Hlaing au troisième Forum des Routes de la soie à Pékin, acceptant seulement la présence de deux ministres du SAC. Dans le même temps, les autorités chinoises intensifient la lutte contre le crime transnational à leurs portes et arrêtent de nombreux suspects, comme une illustration en creux du manque de volontarisme de Nay Pyi Taw en la matière. L’Opération 1027 semble marquer un point de non-retour. D’après les analystes, le SAC s’estime trahi par Pékin, qui n’a pas voulu, ou su, enrayer cette offensive ; cependant, il ne dispose d’aucun levier réel sur son voisin, vis-à-vis duquel il entretient une profonde dépendance. Sa seule réponse : il organise – ou du moins autorise – des manifestations nationalistes dénonçant le « soutien étranger » à la résistance ; le 19 novembre, l’une d’elles est même organisée devant l’ambassade chinoise à Rangoun. En face, la Chine semble avoir pris acte du fait que le SAC, du moins sous sa forme actuelle, n’est pas une solution durable. Pour certains observateurs, Pékin est désormais à la recherche d’alternatives, au sein de la Tatmadaw – voire au-delà ?
Économie et société : la spirale
57En décembre 2023, la Banque mondiale révèle que la croissance économique, qui avait rebondi à + 4 % sur l’année fiscale avril 2022 -mars 2023, devrait fléchir à + 1 % sur la période avril 2023- mars 2024, en bonne partie à cause de la flambée du conflit depuis octobre, qui freine les échanges commerciaux9.
58Toujours en juin 2023, le Trésor américain impose des sanctions contre deux banques publiques, la Myanmar Investment and Commercial Bank (MICB) et la Myanmar Foreign Trade Bank (MFTB). En août, la grande banque singapourienne United Overseas Bank (UOB) suspend tous les mouvements depuis et vers les banques birmanes ; des commentateurs expliquent cette décision, aussi rare qu’inattendue, par de possibles pressions américaines sur la cité-État. Ces décisions aggravent la chute du kyat, qui plonge bien en-deçà de son taux légal de 2 100 MMK pour un $ US, pour atteindre 3 400 MMK fin 2023.
59Le 31 octobre, le Trésor américain impose des sanctions vis-à-vis de Myanma Oil and Gas Enterprise (MOGE), la compagnie pétrolière d’État qui, à travers ses joint-ventures avec les majors étrangères, fournit au SAC plus d’un milliard $ US de revenus par an10. Cependant, ces sanctions sont partielles : il est ainsi interdit de fournir des services financiers à MOGE, mais pas de traiter commercialement avec elle. Au total, fin novembre 2023, près de 120 individus et 60 entités sont sanctionnés par le Trésor américain.
60Cette érosion progressive mais continue de l’économie a des impacts socio-économiques évidents : début novembre, les Nations unies estimaient que la moitié de la population birmane vivait sous le seuil de pauvreté, contre un quart avant la crise du covid‑19. Elles évaluent également à 17,6 millions le nombre de personnes ayant besoin d’assistance, soit près d’un tiers de la population du pays11. Cela est en partie dû au fait que le salaire journalier minimum, établi à 4 800 MMK en 2018, est longtemps resté bloqué à ce même niveau. Ce n’est qu’en octobre 2023 que le SAC impose une prime de 1 000 MMK par jour, mais cette réévaluation reste très insuffisante et peu mise en œuvre.
61Les plus vulnérables sont bien sûr les nombreux déplacés et la flambée des combats depuis fin octobre 2023 a poussé une nouvelle vague de personnes hors de chez elles : en un mois, le pays aurait comptabilisé près de 300 000 nouveaux déplacés12, portant le total à plus de 2,2 millions. Certains territoires sont particulièrement affectés : avec plus de 800 000 déplacés, la Région de Sagaing représente un tiers du total national ; dans l’État Karenni, les statistiques onusiennes font état de 100 000 déplacés (soit un tiers de la population), mais un rapport d’organisations de la société civile portait plutôt le chiffre à 180 000 dès février 2023, soit 60 % de la population13.
62En plus de la violence politique, les catastrophes naturelles s’enchaînent : mi‑mai, le cyclone Mocha touche l’ouest du pays et surtout l’État d’Arakan. D’après le régime, 145 personnes sont tuées, mais les médias indépendants font état de 450 morts. Près de 200 000 bâtiments auraient été détruits ou endommagés. Entre juillet et octobre, la mousson cause également des inondations importantes dans le Sud-Est (Région de Bago, États Karenni et Karen).
63Dans ce contexte, la Birmanie connaît une émigration aussi massive que mal documentée. Il y a d’abord les mouvements formels, structurés, impliquant autorités birmanes et pays d’accueil. Pour le seul mois d’octobre, 30 000 jeunes Birmans sont ainsi partis pour la Corée du Sud14. Il y a ensuite une fuite des cerveaux massive de travailleurs birmans qualifiés : étudiants en partance vers les universités occidentales ; personnel hôtelier rejoignant les palaces de Dubaï, etc. Il y a enfin des mouvements plus souterrains, structurés autour de réseaux d’intermédiaires. Des milliers de jeunes femmes s’envolent ainsi vers Oman, Bahreïn ou l’Égypte comme travailleuses domestiques.
64La dégradation continue de l’économie, l’effondrement des institutions judiciaires, la corruption endémique et la connivence entre autorités et milieux criminels ont fait de la Birmanie un pôle majeur du crime transnational asiatique. En août, l’International Crisis Group documente l’explosion du crime organisé sur la frontière entre Birmanie et Laos15. L’arnaque en ligne est devenue une véritable industrie : d’après un rapport d’août 2023 du Haut-Commissariat des Nations unies pour les Droits de l’Homme, elle impliquerait 120 000 personnes dans le pays, dont une partie sous la contrainte16. Longtemps cantonnée aux zones frontalières, elle se répand jusque dans les grands centres urbains : en octobre, 95 personnes sont ainsi arrêtées à Rangoun. Dans le même temps, le trafic de drogue (méthamphétamine, kétamine, happy water) prend des proportions inédites, profitant de l’attitude pour le moins ambiguë des autorités. En décembre 2023, les Nations unies révèlent qu’à cause de la lutte des Talibans afghans contre la culture du pavot, la Birmanie est devenue le premier producteur mondial d’opium en 2023 ; la Birmanie compterait environ 47 100 hectares de pavot en 2023, contre 40 000 en 202217.
65Bien que le naufrage économique soit indubitable, il se décline de manière contrastée. L’hostilité vis-à-vis du système éducatif public et la nécessité de donner aux enfants les meilleures clés pour l’avenir – y compris pour l’émigration – crée un environnement très favorable aux écoles privées, voire internationales, qui se multiplient, malgré le durcissement de leur encadrement légal. Leurs enseignants et propriétaires forment une classe moyenne supérieure dynamique. C’est également le cas des négociants en huile, riz ou carburants, qui profitent de l’inflation ; des entrepreneurs qui spéculent sur les devises étrangères ; des propriétaires de karaokés, boîtes de nuit et rooftop bars qui éclosent tous les jours grâce aux pots-de-vin à l’administration locale ; de la nébuleuse d’intermédiaires qui envoient jeunes étudiants et travailleurs à l’étranger, dédouanent les cargaisons aux frontières, aident à obtenir passeports et visas, ou jouent de discrètes connexions dans la police pour établir le lien entre les détenus et leurs familles ; et bien sûr des contrebandiers et trafiquants, dont les grosses cylindrées rugissent dans les rues de Rangoun.
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66En conclusion, après presque trois ans de guerre civile, le régime birman semble douter. Économiquement, il ne parvient pas à redresser la trajectoire du pays ; politiquement, il a verrouillé ses dernières portes de sortie ; diplomatiquement, il est plus isolé que jamais et semble même avoir épuisé la patience de Pékin. Militairement, il est à court de solutions et d’hommes face à une opposition qui s’organise et s’enhardit. L’Opération 1027 illustre bien ce croisement des courbes : la résistance grignote l’empreinte du SAC à un rythme inédit et la chute du régime devient une possibilité de moyen terme crédible. Cependant, une telle éventualité ouvrirait de vastes horizons d’incertitude, en l’absence de consensus politique précis entre les multiples courants de la résistance.
Annexe
Fiche Birmanie
Nom officiel : République de l’Union du Myanmar
Capitale : Nay Pyi Taw
Superficie terrestre : 676 590 km²
Population totale en 2021 (sources : Banque mondiale et Nations unies) : 54,8 millions d’habitants (31 % urbains et 69 % ruraux).
Langue officielle : birman
Données politiques
Nature de l’État : république parlementaire
Suffrage : universel (à partir de 18 ans) – possible changement d’un scrutin majoritaire à proportionnel lors des futures élections organisées par le régime, dont la date demeure incertaine.
Nature du régime : junte militaire
Depuis le coup d’État du 1er février 2021, deux gouvernements se disputent le contrôle du pays et la légitimité politique :
- le State Administration Council (SAC) créé par la junte au lendemain du coup d’État ;
- le Gouvernement d’unité nationale (NUG) de la République de l’Union du Myanmar créé par des députés issus des élections démocratiques de novembre 2020.
Gouvernement « provisoire » de la République de l’Union du Myanmar (depuis le 1er août 2021)
Premier ministre : Min Aung Hlaing, président du Conseil d’administration de l’État
Vice-Premier ministre : Soe Win, vice-président du Conseil d’administration de l’État
Ministre des Affaires étrangères : Than Swe
Ministre de la Défense : Amiral Tin Aung San
Pouvoir législatif : L’Assemblée de l’Union (Pyidaungsu Hluttaw), organe législatif bicaméral de la Birmanie, est dissoute depuis le coup d’État du 1er février 2021. De manière générale, le président par intérim Myint Swe a transféré le pouvoir exécutif, législatif et judiciaire à Min Aung Hlaing, Commandant en chef des services de défense.
Échéances : Min Aung Hlaing s’était engagé à tenir des élections générales en 2023, mais les a repoussées fin janvier 2023. Leur nouvelle date reste incertaine, mais elles ne devraient pas avoir lieu avant un recensement général de la population, prévu pour fin 2024.
Gouvernement d’unité nationale (NUG) de la République de l’Union du Myanmar (16 avril 2021)
Président : Win Myint (en détention depuis le 1er février 2021)
Président par intérim : Duwa Lashi La
Conseillère spéciale de l’État : Aung San Suu Kyi (en détention depuis le 1er février 2021)
Premier ministre : Mahn Winn Khaing Thann
Ministre des Affaires étrangères : Zin Mar Aung
Ministre de la Défense : Yee Mon
Pouvoir législatif : Comité Représentant le Pyidaungsu Hluttaw (créé le 5 février 2021) réunissant des élus issus des élections générales de 2020.
Indicateurs démographiques et sociologiques
Principaux groupes ethniques (CIA - The World Factbook, est. nd) : Bamar (68 %), Shan (9 %), Karen (7 %), Arakanais (4 %), Chinois (3 %), Môn (2 %), Indiens (2 %), autres (5 %).
Le gouvernement birman reconnaît 135 groupes ethniques.
Religions : la répartition par religion varie selon que l’on tient compte ou non des populations qui n’ont pas été comptabilisées lors du recensement de 2014, ce qui est le cas d’environ 1,1 million de personnes parmi les populations musulmanes d’Arakan. Ces dernières ne sont pas les seules dans ce cas : le rapport sur le recensement de 2014 évalue à 1 206 353 (soit 2,34 % de la population) les personnes non comptabilisées (dans les États d’Arakan, Kachin et Karen).
Populations comptabilisées en 2014 : bouddhistes (89,8 %), chrétiens (6,3 %), musulmans (2,3 %), animistes (0,8 %), hindouistes (0,5 %), non croyants (0,1 %) autres (1,6 %)
Populations (toutes : comptabilisées et non comptabilisées) dans le recensement (CIA - The World Factbook, est. 2014) : bouddhistes (87,9 %), chrétiens (6,2 %), musulmans (4,3 %), animistes (0,8 %), hindouistes (0,5 %), autres (0,2 %), non croyants (0,1 %)
Chronologie
JANVIER 2023
10 Ÿ Alors que des élections générales sont attendues pour la mi-2023, la résistance conduit sept attaques dans la même journée contre le dispositif électoral à Rangoun et Mandalay. Combinée a d'autres attaques tout au long du mois, cette série d’actions révèle le défi sécuritaire d’organiser un scrutin et, le 31 janvier, Min Aung Hlaing repousse cette initiative.
26 Ÿ Le régime amende la loi sur les partis politiques. Les 90 partis du pays sont tenus de se réenregistrer sous 60 jours. Pour ceux qui se présentent aux élections nationales, ils doivent pouvoir justifier de 100 000 adhérents dans les 90 jours suivant leur réenregistrement, avoir des bureaux dans la moitié des 330 cantons du pays, et concourir dans la moitié des circonscriptions, contre trois dans la loi précédente.
31 Ÿ Le SAC prolonge d’encore six mois l’état d’urgence, en contradiction avec la Constitution de 2008, qui le limite à deux ans maximum.
FÉVRIER 2023
02 Ÿ Le SAC impose l’état d’urgence dans 37 cantons du pays, dont le tiers dans la Région de Sagaing. Cette mesure, plaçant les cantons sous l’autorité directe de l’armée, est censée permettre une gestion plus efficace de leur sécurité. Cependant, elle ne permet pas au régime de reprendre la main sur ces territoires au cours de l’année.
13 Ÿ Le ministère de l’Intérieur du SAC modifie la loi de 1977 relative au port d’armes à feu. Désormais, toute personne majeure peut obtenir jusqu’à trois armes à feu si elle peut démontrer un risque pour sa sécurité personnelle ou s’engage à « combattre les activités illégales ». Les « groupes de sécurité locaux en charge du maintien de l’ordre, les groupes antiterroristes et les milices pro-Tatmadaw » peuvent, quant à elles, obtenir des armes de guerre en quantités plus importantes.
MARS 2023
28 Ÿ La Union Election Commission (UEC) dissout officiellement la National League for Democracy (NLD), en même temps qu’une quarantaine d’autres groupes qui ne se sont pas réenregistrés comme prévu par la nouvelle loi sur les partis.
AVRIL 2023
11 Ÿ Dans le village de Pa Zi Gyi (canton de Kanbalu, Région de Sagaing), l’aviation bombarde une foule rassemblée pour l’inauguration d’un bureau du NUG. Les secours sont mitraillés par des hélicoptères. Au total, plus de 165 personnes sont tuées, essentiellement des civils.
MAI 2023
02 Ÿ Qin Gang, ministre chinois des Affaires étrangères, se rend en Birmanie pour la première fois depuis février 2021. Avec Min Aung Hlaing, les discussions auraient porté sur le renforcement de la coopération commerciale et notamment l’accélération du projet de China Myanmar Economic Corridor (CMEC). En marge de ce déplacement, Qin Gang exprime le soutien de la Chine à la Birmanie, et dénonce les sanctions internationales. Ce déplacement illustre le rapprochement entre Pékin et Nay Pyi Taw depuis fin 2022, en réponse au vote par les États-Unis du National Defence Authorization Act (NDAA), formalisant le soutien américain a la résistance birmane.
07 Ÿ Un convoi de l’ASEAN transportant des diplomates singapouriens et indonésiens, ainsi que des représentants du Centre de coordination pour l’assistance humanitaire de l’ASEAN (AHA Center), est la cible de tirs dans le canton de Hsihseng (sud de l’État Shan), près de l’État Karenni. Aucun blessé n’est à déplorer. Le SAC met cette attaque sur le compte de la résistance, tandis que cette dernière accuse la Pa O National Army (PNA), une milice pro-Tatmadaw.
14 - 15 Ÿ Le cyclone Mocha frappe le sud-ouest birman, dévastant l’État d’Arakan. Entre 150 et 450 personnes sont tuées, selon les sources. Le SAC et l’Arakan Army mettent en scène leur anticipation, leurs évacuations, puis leurs efforts de secours et d’assistance afin de marquer leurs territoires respectifs. Le NUG déploie lui aussi une réponse forte, visant elle aussi à démontrer sa capacité d’action. Après le cyclone, le SAC restreint fortement l’aide d’urgence, en refusant des autorisations de déplacement et en bloquant les flux de provisions.
17 Ÿ Les Nations unies publient un rapport selon lequel l’armée birmane aurait importé plus d’un milliard $ US d’armes étrangères depuis le coup d’État de février 2021. La majorité de ce matériel proviendrait de Russie et de Chine, mais des entreprises thaïlandaises et singapouriennes seraient également impliquées. Ce rapport fait suite à un autre document, produit par Justice For Myanmar le 1er mars, qui affirme que l’Inde aurait continué à fournir de l’artillerie à la Tatmadaw par le biais de la société publique Yantra India Limited.
JUIN 2023
21 Ÿ Le Trésor américain annonce de nouvelles sanctions contre le ministère de la Défense birman et deux grandes banques publiques, la Myanmar Foreign Trade Bank (MFTB) et la Myanmar Investment and Commercial Bank (MICB), accusées d’être impliquées dans des achats d’armes à l’étranger.
JUILLET 2023
12 Ÿ Le ministre des Affaires étrangères thaïlandais Don Pramudwinai déclare avoir rencontré Aung San Suu Kyi la semaine précédente, à la prison de Nay Pyi Taw. Il s’agit de la première rencontre connue entre cette dernière et un représentant étranger depuis le coup d’État. Le ministre affirme qu’elle aurait appelé au dialogue pour mettre fin à la crise – une déclaration mise en doute par de nombreux activistes, qui y voient une manipulation du régime pour saper la résistance.
31 Ÿ Le SAC prolonge d’encore six mois l’état d’urgence, nouvelle entorse à la Constitution de 2008. Min Aung Hlaing appelle à intensifier les opérations militaires dans la région de Sagaing et dans les États Chin et Karenni : une exhortation qui ne livre aucun résultat tangible sur le terrain. Le lendemain, 1er août, le SAC accorde des grâces partielles à Aung San Suu Kyi et Win Myint. De nombreux observateurs voient dans cette mesure une manière de détourner l’attention médiatique de la nouvelle extension de l’état d’urgence.
AOÛT 2023
09 Ÿ Le média Asia Nikkei révèle que la banque singapourienne United Overseas Bank (UOB) coupera ses liens avec les banques birmanes à compter du 1er septembre. UOB est réputée pour être la banque offshore de choix pour de nombreux dignitaires et hommes d’affaires birmans.
SEPTEMBRE 2023
04 Ÿ Le Sommet 2023 de l’ASEAN s’ouvre à Jakarta. Pour la troisième année de suite, le SAC n’est pas invité, en raison de son manque de coopération pour mettre en œuvre le Consensus en cinq points d’avril 2021. Le SAC répond à cette exclusion en mettant en scène son dialogue diplomatique : il reçoit à Nay Pyi Taw le vice-amiral chinois Liu Zizhu, l’ambassadeur d’Inde Vinay Kumar et l’ambassadeur de Thaïlande Mongkol Visitstump. Le 5 septembre, les pays membres excluent la Birmanie de la présidence tournante du bloc prévue pour 2026. Dès mi-août, le SAC avait eu vent de cette décision imminente et avait pris les devants en renonçant lui-même à ce rôle.
OCTOBRE 2023
04 Ÿ Selon un rapport publié par Freedom House, la Birmanie est le 2e pays le plus répressif au monde en matière de liberté d’expression sur Internet, derrière la Chine et devant l’Iran. Depuis le coup d’État, le SAC cible ainsi les plateformes en ligne et les réseaux sociaux. Autre décision, le 10 mars, le SAC étend le périmètre de la loi antiterroriste de 2014 : le régime peut désormais accéder aux données personnelles des utilisateurs de télécommunications par l’intermédiaire des fournisseurs de communication et de service internet. Le but est de renforcer la surveillance des opérations en ligne et endiguer les financements en faveur de la résistance.
11 Ÿ Un tribunal militaire condamne l’ex-Lieutenant Général Moe Myint Tun et son assistant, l’ex-Brigadier Général Yan Naung Soe à 20 ans de prison, considérés en Birmanie comme une peine de prison à vie. Les deux hommes sont également démis de leurs fonctions militaires. Le 11 novembre, l’ex-ministre de l’Intérieur Soe Htut est condamné à cinq ans de prison pour corruption.
27 Ÿ La Three Brotherhood Alliance, rassemblant MNDAA, TNLA, AA et plusieurs PDFs affiliées, lance l’Opération 1027 dans le nord de l’État Shan. En deux semaines, elle prend six villes, dont Chinshwehaw, Namkham, Hseni et Kunlong. Le 1er novembre, la United Wa State Army (UWSA), déclare qu’elle ne participera pas aux combats, mais qu’elle ripostera à toute intrusion dans son espace aérien ou sur son territoire. Les 11 et 25 novembre, deux bataillons entiers de la Tatmadaw se rendent à la MNDAA, une première dans l’histoire récente, et le signe d’un moral très friable au sein des troupes.
NOVEMBRE 2023
06 Ÿ KIA, AA et PDFs prennent la ville de Kawlin, dans le nord-est de la Région de Sagaing. C’est la première fois qu’une capitale de district tombe entre les mains de la résistance. Le NUG investit la ville et y déploie son administration, premier signe hautement symbolique de contrôle territorial.
13 Ÿ Dans l’État d’Arakan, le conflit entre Tatmadaw et Arakan Army reprend, pour la première fois depuis novembre 2022. Le 16, AA prend brièvement le contrôle de la ville de Pauktaw, 25 km à l’est de la capitale régionale Sittwe, avant d’en être délogée.
19 Ÿ Quelques dizaines de manifestants pro-régime se rassemblent devant l’ambassade de Chine à Rangoun pour dénoncer le soutien de Pékin aux « groupes terroristes du nord ». Une initiative assez inédite, très probablement mise en scène par le SAC, et qui semble confirmer qu’un point de rupture a été atteint entre les deux gouvernements.
DÉCEMBRE 2023
11 Ÿ Des négociations s’ouvrent à Kunming (Chine) entre la Tatmadaw et la Three Brotherhood Alliance. Les médias révèlent une proposition de cessez-le-feu en sept points élaborée par la Chine, révélant l’influence majeure de cette dernière dans la crise. Le fait que le SAC accepte de négocier en position de faiblesse suggère qu’il manque d’options. Si un cessez-le-feu était conclu, et s’il était respecté, cela risquerait de figer les positions, et donc les pertes territoriales du régime.
15 Ÿ Après plus d’un mois de combat, La TNLA revendique la prise de Namhsan, ville importante du nord-ouest de l’État Shan, et foyer historique de l’ethnie palaung. Les images de combattants de la TNLA posant devant des stocks impressionnants d’armes saisies auprès de la Tatmadaw portent un nouveau coup à l’armée, qui paraît incapable de geler le front.
Portraits
Bo Naga, commandant de la Burma National Revolutionary Army (BNRA)
Bo Naga est le nom de guerre d’un opposant militaire de premier plan au SAC. Sa véritable identité, son âge ou son parcours restent inconnus du grand public. Il se fait un nom en janvier 2022, quand il fonde une première cellule de résistance, la Myanmar Royal Dragon Army (MRDA), dans le sud-ouest de la Région de Sagaing. Charismatique et bon communiquant, il parvient à recruter des combattants, à se positionner dans les réseaux de contrebande d’armes, à lever des fonds et à fédérer différents groupes. En quelques mois, il s’impose comme une figure centrale de la résistance, un homme de terrain à la parole franche et à l’action efficace, au moment où les critiques montent à l’encontre du NUG pour son manque d’incarnation et ses actions peu visibles – un contraste qu’il cultive volontiers.
Les tensions se font vite jour : Bo Naga déplore le manque de soutien du NUG et les promesses trahies ; le NUG renvoie Bo Naga au trésor de guerre accumulé grâce aux dons de la population, et assume de prioriser les PDFs moins bien dotées. En août 2023, le NUG rompt tout lien avec la MRDA, et forme sa première brigade dans le District de Yinmabin, le berceau même de la MRDA.
En septembre, Bo Naga annonce la refonte de son organisation, désormais appelée Burma National Revolutionary Army (BNRA) et largement émancipée du NUG. Sa graphie birmane (Bamar National Revolutionary Army) et son programme suggèrent qu’elle défend la création d’un État ethnique bamar unique, fusionnant les sept Régions des basses terres, et qui serait à égalité avec les autres États ethniques (Kachin, Chin, Shan, etc.). Cette ligne, que le NUG tient à distance, est en revanche largement supportée par les grandes EAOs, qui représentent toutes des minorités ; l’adopter, c’est donc la garantie d’un soutien militaire important et d’une protection politique vis-à-vis du NUG. Ces tensions au sein même de la résistance qui se surimposent à des visions différentes du fédéralisme, donnent un aperçu des défis qui attendraient une Birmanie post-Tatmadaw.
Zin Mar Aung, ministre des Affaires étrangères du NUG
Née en 1976, Zin Mar Aung s’engage tôt en politique : en 1998, elle est arrêtée lors d’une manifestation exigeant le respect des élections de 1990, déclarées nulles par la Tatmadaw. Condamnée à 28 ans de prison, elle est libérée en 2009. Dans le contexte de l’ouverture démocratique initiée en 2010-2011, elle participe notamment à la fondation de la Yangon School of Political Science (YSPS).
Lors des élections de 2015, Zin Mar Aung est élue députée de Yankin (Région de Rangoun) sous les couleurs de la National League for Democracy (NLD). Dans la foulée du coup d’État du 1er février 2021, elle joue un rôle important dans l’émergence du National Unity Government (NUG), et le 16 avril elle est nommée ministre des Affaires étrangères.
Décrite comme compétente et sérieuse, Zin Mar Aung jouit d’un certain crédit auprès des Birmans et observateurs internationaux. Il faut dire que son portefeuille lui est favorable. Tandis que certains de ses collègues en exil sont pointés du doigt pour leur déconnexion des réalités de terrain, Zin Mar Aung, dont la mission est précisément tournée vers l’étranger, échappe largement à ce reproche. Par ailleurs, alors que ses collègues manquent de leviers d’action en Birmanie et donc de résultats concrets, Zin Mar Aung évolue sur la scène internationale, où elle a les coudées plus franches ; ses rencontres avec des diplomates et gouvernements étrangers apparaissent comme autant de réalisations tangibles.
À l’heure où le SAC semble fléchir face à la puissance militaire des EAOs, le NUG s’efforce de conserver un rôle central. Dans ce contexte, sa présence sur la scène internationale et le soutien (prudent) qu’il y reçoit sont ses seuls avantages comparatifs. Artisane de la politique étrangère du NUG, Zin Mar Aung pourrait aussi à terme être amenée à jouer un rôle notable sur la scène nationale.
Arrêt sur image
La ville de Tachileik, sur la frontière birmano-thaïe, est symptomatique de l’essor de l’économie criminelle dans les marges birmanes et de sa quasi-institutionnalisation. Bien que limitrophe de la thaïlande, la région de Tachileik est dominée par des entrepreneurs sino-birmans du nord de l’État Shan : réseaux proches des triades de Laukkai (capitale de la région spéciale du Kokang) ou de leurs rivaux de la Myanmar National Democratic Alliance Army (MNDAA), ou encore milieux de l’ethnie wa proches de la puissante United Wa State Army (UWSA). Il est ainsi de notoriété publique que le casino Jing Long, juste en retrait de la rue principale, est lié de très près à la UWSA. Avec sa façade dorée, sa mosaïque équestre de Bonaparte, ses moquettes épaisses et ses hôtesses sinophones en uniforme immaculé, il est une projection ostentatoire de richesse et de puissance.
Tachileik est également parsemée de plusieurs dizaines de « zones spéciales », appartenant à des clans kokang, wa, ou à des milices locales pro-Tatmadaw. Dans ces enclaves clôturées et parfois surveillées par des hommes en armes, les lois birmanes ne s’appliquent pas, et c’est en toute impunité que l’on opère des casinos physiques ou en ligne, que l’on se livre aux arnaques sur Internet, ou que l’on ouvre des maisons closes.
Toutes ces activités se font au vu et au su des autorités birmanes. Dans certains cas, c’est une manière calculée d’acheter la fidélité d’une milice amie ou de persuader un groupe armé de rester en dehors de la guerre civile. Dans d’autres cas, ces activités ne perdurent que grâce à un ballet mensuel d’enveloppes vers les divers services administratifs et militaires de la région. Cette dérive rapide, transformant les marges birmanes en zones de non-droit, soulève de graves questions de long terme : même si le SAC venait à tomber, comment rétablir l’autorité de l’État face à des cartels aussi puissants ?
Notes de bas de page
1 Affrontements armés, frappes aériennes et tirs d’artillerie. Sont exclus les attentats à la bombe, assassinats ciblés, raids, arrestations, etc.
2 Sauf mention contraire, les statistiques de sécurité proviennent d’une organisation privée de suivi du conflit, à partir de sources ouvertes.
3 United States Institute of Peace, « Myanmar’s Military Is Smaller Than Commonly Thought—and Shrinking Fast », 4 mai 2023.
4 Inclut : bombardements en dehors de tout combat au sol ; appui feu pendant les combats ; largage de troupes ou de provisions ; vols de reconnaissance, etc.
5 François-Xavier Bonnet, Miko et Laure Siegel, « Casinos et arnaques en ligne en Asie du Sud-Est. Des POGOs aux Philippines aux compounds au Myanmar », in Gabriel Facal et Jérôme Samuel (dir.), L’Asie du Sud-Est 2024. Bilan, enjeux et perspectives, Bangkok, IRASEC, 2024.
6 Frontier, 2023, « Can the NUG reform itself? », Frontier Myanmar, 9 août.
7 « Asean mechanism should solve Myanmar crisis: Foreign Minister », The Nation, 18 décembre 2023.
8 « Russia received ammunition manufactured by Myanmar », Militarnyi, Ukrainian Military Center, 26 juillet 2023.
9 World Bank, 2023, « Myanmar economic monitor: Challenges amid conflict », Washington, 53 p.
10 Human Rights Council, 2023, « The Billion Dollar Death Trade: The International Arms Networks that Enable Human Rights Violations in Myanmar », Genève, juin, 56 p.
11 Office for the Coordination of Humanitarian Affairs, 2023, « Humanitarian needs overview: Myanmar », New-York, janvier, 119 p.
12 United Nations, 2023, « Myanmar: Intensification of clashes, Flash Update #6 », New York, novembre, 3 p.
13 Unitarian Service Committee, 2023, « How can we survive in the future?, Atrocity Crimes in Karenni State», Cambridge, 73 p.
14 « Some 30,000 Myanmar workers to join S Korea’s labour force », The Global New Light of Myanmar, 30 septembre 2023.
15 International Crisis Group, 2023, Transnational Crime and Geopolitical Contestation along the Mekong, Belgique, Report n° 332, 35 p.
16 United Nations Human Rights Office, 2023, Online scam operations and trafficking into forced criminality in Southeast Asia: Recommendations for a Human Rights response, Bangkok, 35 p.
17 United Nations Office on Drugs and Crime, 2023, Southeast Asia Opium Survey 2023 Cultivation, Production, and Implications, Bangkok, 46 p.
Auteur
Tim Gascon est un ancien chercheur, longtemps spécialisé sur les questions d’économie informelle et de gouvernance dans la Birmanie de l’ère Thein Sein. Basé en Asie, il continue à suivre de près les développements de l’actualité birmane.
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