Introduction
p. 7-14
Texte intégral
1Le tsunami de 2004 et le cyclone Nargis de 2008 qui, à près de quatre ans d’intervalle, ont touché l’Asie du Sud-Est ont donné lieu à la mise en place de centaines de projets humanitaires et de développement. Ils ont apporté de profonds bouleversements dans la région en révélant une multitude d’enjeux, qu’ils soient politiques, économiques ou culturels. Néanmoins, sur le terrain et dans les rapports et propositions d’action ces projets visaient bien entendu à aider les victimes des catastrophes, rendues vulnérables par les éléments naturels. Là où tout était détruit, il fallait reconstruire mais, rapidement, nous nous sommes rendu compte qu’il ne s’agissait pas uniquement d’une reconstruction, mais plutôt d’une véritable construction : à l’urgence suit le développement, auquel des dizaines de milliers de personnes se sont retrouvées confrontées du jour au lendemain. La question se pose donc : un développement pour qui et pourquoi ?
2En observant la mise en place des actions dès le début, nous avons pu constater que les valeurs soutenues par les projets et la façon dont fonctionnait la réalité locale, complexe et efficace, n’étaient pas compatibles et que, dans certains cas, les conséquences de ces politiques de développement allaient devenir à leur tour catastrophiques, aboutissant à la création de citoyens de seconde zone n’ayant aucun autre choix que de se plier à la volonté de l’État et des ONG.
3Il s’agit ici d’observer les conséquences qu’a pu apporter une aide trop intéressée, mais aussi d’en comprendre les raisons. Pourquoi tant d’ONG ou d’organismes de développement, en voulant aider les victimes, les ont accolées à une précarité qui, si elle n’est pas toujours économique, touche néanmoins à la conscience et l’expression de leur identité ?
4Le débat critique sur l’aide humanitaire et le développement n’est pas nouveau, il a fait l’objet de nombreux travaux de la part de chercheurs, bien sûr, mais aussi d’anciens « développeurs » ayant pris conscience des questionnements qui peuvent surgir face à une démarche a priori considérée comme étant universellement bien fondée : aider son prochain.
5Néanmoins, dans la grande majorité des cas, ce débat se fait à l’intérieur d’un canevas qui ne questionne pas l’objet du développement, mais plutôt celui des méthodes appliquées et de la vision qu’ont les uns et les autres de ce concept et de ses limites.
6A l’intérieur de la « culture » de l’humanitaire (Kampe, 1997a), complexe et hiérarchisée, se distinguent et s’opposent souvent les bailleurs, les agences étatiques, petites et grandes ONG et enfin, les chercheurs et les développeurs. Les cas du tsunami et du cyclone ne font pas exception. Le discours de fond reste néanmoins empreint d’une conviction qui oscille entre l’inévitabilité et la nécessité du développement, que celui-ci soit « participatif » ou imposé, et c’est dans les flous existants entre ces termes que s’installe la discussion. Pourtant, celle-ci doit être considérée en aval du problème, ce n’est pas la vérité du développement qui est remise en cause, mais ses modalités. Car, dans une conception où la mondialisation est définie comme un concept universel et surtout inévitable, qui réunit idéalement sous un même credo les peuples du monde entier, toutes croyances et origines confondues, la distinction entre « nous » et « les autres » s’opère par le filtre de critères qui sous-tendent le développement.
7Après le tsunami, mais aussi après le cyclone Nargis, le discours de fond qui a présidé à la mise en place de projets de développement, qu’il s’agisse de petits projets locaux ou de programmes internationaux du PNUD, était étroitement lié à la pensée économique libérale : attribution de terrains, organisation ou réorganisation des petites économies locales, formation des bénéficiaires à des activités économiques…. Il s’agit d’une action prolongeant une pensée dirigée vers la création d’une économie « unique ». Il est basé sur l’existence des Etats modernes considérés comme les uniques étalons de référence, et, en conséquence, sur les moyens que ceux-ci se donnent pour intégrer et contrôler leurs populations ; c’est le cas, par exemple, de la Thaïlande. Au même titre, la mise en place de projets dans des Etats qui ne suivent pas le sillon de la mondialisation se fait dans une optique qui, loin de n’impliquer que les « populations cibles », devient un instrument de critique de la mauvaise gouvernance ; ceci a été flagrant après le cyclone Nargis en Birmanie.
8Il s’agit donc, à grande échelle, d’installer un développement économique et politique pour organiser et classer le monde selon un modèle basé sur les lois du marché :
« Traditional development theory holds that development is primarily a function of capital investment and that the greater the flow of capital from wealthy countries to poor countries, the more rapid the development of the latter. »
Korten (1987 : 146)
9Mais le discours économique et politique suffit-il à désigner les contours idéologiques du développement ? Il semblerait que non, au vu de l’énormité des moyens qui ont été mis en œuvre après le tsunami pour aider les Moklen, quelques milliers de semi-nomades du sud de la Thaïlande dont le mode de vie ne correspond pas aux canons fixés par l’Occident. En effet, ceux-ci ne constituent qu’une fraction économiquement négligeable de la population et occupent un territoire (la mangrove) peu intéressant du point de vue industriel ou touristique. Il sera question d’eux plus loin, mais il est d’ores et déjà intéressant de signaler qu’après le tsunami (et encore aujourd’hui) ils ont été le centre d’intérêt, non seulement des projets de développement, mais aussi d’églises évangélistes déterminées à les convertir au christianisme. Dans le cas du prosélytisme missionnaire, le but idéologique est évident, mais il est légitime de se demander si une telle profusion de moyens par les développeurs laïques pour une si petite population ne reflète pas un fond idéologique dont le côté « économique », tout en étant pertinent, n’est que l’aspect rationnel et l’outil principal justifiant toute intervention. En d’autres termes, est-ce que les facettes de l’altérité que le développement veut supprimer (la pauvreté, l’injustice sociale, comme perçues par le modèle occidental) forment vraiment l’objet des motivations qui président, à tous les niveaux, à la mise en place des projets ?
10De plus, il convient de se demander pourquoi et comment une telle énormité d’actions, qu’elles soient missionnaires ou de développement, ont été favorisées par le gouvernement thaïlandais après le tsunami ; ne s’agissait-il pas de se débarrasser d’une population « différente » dont le « sous-développement » avait fait surface pendant la catastrophe ? Une réalité gênante pour un « tigre asiatique » prônant la modernisation.
11Il convient de distinguer plusieurs échelles au sein du mouvement humanitaire et des politiques de développement. Les actions des ONG sur le terrain ne sont souvent que la partie émergée de l’iceberg idéologique qu’est le développement, entretenu par les instances internationales, principalement occidentales. Ainsi, les dites organisations non gouvernementales restent majoritairement financées (sur la base d’appel à projets de la part des bailleurs) par l’Europe (ECHO et Europaid), le fonds de développement américain USAID, son homologue australien AUSAID, etc., et doivent donc fonctionner selon leurs critères. Il n’y a finalement que très peu d’organisations qui fonctionnent uniquement sur des fonds privés. On imagine facilement alors que derrière l’action humanitaire et le développement, ne serait-ce que dans un pays comme la Birmanie où les enjeux politiques pour la communauté internationale sont nombreux et complexes, des idéologies, des visions du monde projetées par les grandes puissances actuelles filtrent inévitablement à travers la constitution des projets.
12Quand nous assistons à la mise en place de projets dont les conséquences sont la marginalisation et la paupérisation des bénéficiaires, malgré le fait que les indicateurs utilisés par les ONG montrent des résultats positifs (nous verrons l’exemple du village de Tung Dap), nous sommes en droit de nous demander s’il n’y a pas un écart entre les conditions qui assurent un bien-être aux destinataires, comme perçu par eux, et les conditions assumées par l’humanitaire comme nécessaires. Ainsi, pour pouvoir mettre en place de tels projets, ne faut-il pas tout simplement ignorer la complexité de la réalité locale ?
13L’observation de ce qui s’est passé dans le sud de la Thaïlande après le tsunami de 2004, et qui continue aujourd’hui encore, nous permet de nous questionner sur cet aspect particulier : l’ignorance qui caractérise les développeurs quant à l’environnement culturel dans lequel ils agissent. S’agit-il d’un présupposé nécessaire à l’établissement de projets de développement ?
14Cette ignorance semble être la condition qui permet cette vision « de haut en bas » caractéristique des projets mis en place. Ceci permet aux « droits » de devenir des « devoirs », intégrant ainsi tout le monde de la même façon, sans distinctions d’aspects particuliers d’une intégration préexistante. De cette façon, aucun choix n’a vraiment été laissé aux victimes, car chaque aspect de leur vie, de leurs pratiques sociales qui est en désaccord avec la vision occidentale ou urbaine du bien-être a été d’emblée considéré comme un champ d’action1.
15Cette perception des besoins revient à penser que si une société « traditionnelle » (par opposition à une société dominante) n’est pas intégrée, c’est par manque de moyens et non pas à cause de facteurs culturels et identitaires définissant une idéologie différente de celle du monde libéral dans lequel elle est censée vouloir s’intégrer pleinement. Le développement veut lui donner les outils lui permettant de s’intégrer, mais un refus ou une résistance sont aussitôt écartés des possibilités qui s’offrent aux organisations. L’aide se veut participative, mais un refus est vu comme un manque et non comme une décision consciente et pertinente. C’est là que le « droit » devient « devoir ». De même, si elle est toujours ignorée dans son fond, l’idéologie des « cibles » est pourtant prise en considération par les développeurs : là où elle devient visible apparaissent les « freins culturels au développement », comme l’affirme un officiel du gouvernement thaïlandais cité par Kampe (1997a : 137).
« The traditional lifestyle of the hill tribes provides an obstacle to development… they only know how to hold out their hands to get what they want… their conscience is still not developed to a satisfactory level. »
16Et enfin, le développement, en broyant toute forme d’altérité dans les mâchoires d’un système de valeurs holiste et universel, en vient à traiter avec l’Autre, qui ou quel qu’il soit, toujours de la même façon. Même les différentes échelles, géographique, politique, ethnique et bien sûr, conceptuelle sont habilement confondues. Qu’il s’agisse de traiter avec le gouvernement birman pour négocier l’entrée des ONG sur le territoire après le passage de Nargis, ou de traiter avec – ou devrait-on dire des – Moklen, nous verrons que les méthodes employées et les valeurs projetées par le devoir de se développer, sont étonnamment analogues. Les freins culturels au développement apparaissent d’ailleurs autant dans les politiques de développement agressives que dans les politiques d’intégration forcée ou d’assimilation par les gouvernements d’Asie du Sud-Est notamment.
17L’analyse et la comparaison des actions et réactions qu’ont suscitées ces deux catastrophes naturelles en deux pays bien différents (la Thaïlande, qui veut se montrer centralisée, libérale, démocratique et ouverte, et la dictature birmane, fédérale et fermée) nous éclairent sur bien des points quant aux objectifs du développement et aux moyens qu’il se donne pour les atteindre, ainsi que sur les conséquences qui surgissent au niveau local et sur la place qui est laissée aux populations qui pensent différemment. Ces deux exemples montrent bien que le but essentiel, qu’il soit conscient ou non, est bien celui d’une uniformisation idéologique et à ce titre, comme nous le verrons, les catastrophes naturelles sont le tremplin qui permet la mise en place et l’installation durable des moyens pour l’atteindre. Il s’agit là de conditions idéales : une détresse non créée par l’homme, un contexte non dangereux, une situation qui permet de mobiliser d’énormes sommes à long terme sont autant d’ingrédients qui expliquent les énormes machines humanitaires mises en route après le tsunami ou le cyclone. En ces contextes bien précis, la vision « de haut en bas » qu’ont les « développeurs » par rapport aux « candidats au développement », couplée au désir d’intégration et de contrôle qu’ont les Etats par rapport à leurs populations ainsi qu’à l’appât du gain que peut susciter une situation de changement chez certains promoteurs (immobiliers, touristiques, patrons…) sont les facteurs qui justifient et permettent d’enclencher des dynamiques visant à changer la vie des « autres ». Ils construisent également les frontières (idéologiques, matérielles, politiques et culturelles) dans lesquelles se meuvent l’action humanitaire et ses projets. Développeurs et « bénéficiaires » se nourrissent les uns des autres et, pour notre exemple, les catastrophes constituent le point de départ à partir duquel les actions peuvent prendre pied là où elles n’existaient pas avant. Mieux encore, des zones dévastées, vierges en quelque sorte, ne permettent-elles pas de recréer le « monde », une genèse basée sur un idéel propre à la « culture » de l’humanitaire ?
Notes de bas de page
1 Pour ne citer qu’un exemple, qui sera développé plus bas, une ONG qui impose aux nomades moken la scolarité (qu’ils refusent idéologiquement), considérant qu’il est de leur devoir d’accéder à ce droit, et ignorant de ce fait les motivations qui meuvent cette population, a réussi en deux ans ce qu’aucun missionnaire ni gouvernement n’avait pu faire avant. La conséquence de ce projet est la sédentarisation de toute une flottille et sa paupérisation, étant donné que sans mobilité, ils n’ont pas accès aux ressources qui habituellement les nourrissent abondamment.
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