Malaisie
Harapan, l’espoir, toujours recommencé
Malaysia - Harapan, hope, forever starting over
p. 266-293
Résumé
In Malaysia, the 2022’s term in office of parliament was full of twists and turns, despite the end of the pandemic period and recovery in the economic situation. In August 2021, the appointment of Ismail Sabri Yaakob as Prime Minister marked the unlikely return of the United Malaysian National Organisation (UMNO) to prominence. Nevertheless, despite a resounding victory in the Johor state election, the government, plagued by internal rivalries within its coalition and a tense social situation, appeared weakened over the months. Called early in November 2022, the general election, which was supposed to lead to clarification of the political landscape, revealed a more fragmented and polarized partisan representation than ever before. This underscored the extent of the country’s communitarian divides. The hung parliament situation, however, allowed the Alliance of Hope to return to power in an unprecedented unity government led by its leader and veteran Anwar Ibrahim.
Entrées d’index
Mots-clés : Malaisie, transition démocratique, pandémie de covid-19, Anwar Ibrahim, UMNO
Keywords : Malaysia, democratic transition, covid-19 pandemic, Anwar Ibrahim, UMNO
Index géographique : Malaisie
Texte intégral
1En Malaisie, l’actualité de l’année écoulée n’a pas été sans rappeler à bien des égards – le charme désuet d’une époque révolue et la dimension sentimentale en moins – les ressorts classiques des films de l’artiste iconique P. Ramlee, dont la Fédération célèbre en 2023 le cinquantième anniversaire de la disparition. En effet, avec en toile de fond une conjoncture socio-économique et sanitaire contrastée, elle a offert les narratifs d’une chronique politique à la fois tragique et burlesque, avec des personnages stéréotypés, du suspens et une morale réaliste à méditer. La différence de taille avec une fiction, c’est que les citoyens-spectateurs de cette histoire, loin de goûter au divertissement, n’ont pas manqué d’exprimer dans les urnes leur insatisfaction, mais aussi leurs inquiétudes.
2L’année 2022 a vu s’achever une législature à rebondissements, en rupture avec la stabilité qui caractérisait précédemment la vie partisane du pays, produit d’un système institutionnel oligarchique et verrouillé depuis l’indépendance. Engagée en mai 2018 par une alternance historique, la transition démocratique conduite par l’Alliance de l’espoir (Pakatan Harapan) a connu une fin prématurée en février 2020, à la suite d’une conjuration parlementaire. Puis, après avoir succédé à Mahathir Mohamad au poste de Premier ministre à la faveur d’habiles manœuvres, Muhyiddin Yassin, progressivement en proie à la défiance d’une faction de sa courte majorité recomposée, a été contraint à la démission en août 2021. La nomination d’Ismail Sabri Yaakob pour le remplacer, qui marquait le retour improbable au premier plan de l’Organisation nationale des Malais unis (UMNO), n’avait pourtant pas refermé, à bien des égards et au-delà des apparences, la séquence incertaine amorcée en 20181.
3Malgré une nette victoire lors d’un scrutin étatique, le gouvernement, miné par les rivalités internes de sa coalition et une situation sociale sous tension, est apparu fragilisé au fil des mois, à l’image de son Premier ministre, au faible crédit. Convoquées de manière anticipée en novembre 2022 par une dissolution de convenance imposée par l’UMNO, les élections législatives, qui devaient amener à une clarification du paysage politique après le désordre des revirements incessants de la mandature, ont révélé une géographie partisane plus que jamais fragmentée et polarisée. Toutefois, faute de dégager une majorité absolue, elles ont permis à l’Alliance de l’espoir, arrivée en première position, de revenir au pouvoir dans le cadre d’un gouvernement d’unité inédit dirigé par son leader et vétéran Anwar Ibrahim.
Une période préélectorale de fièvre politique et de réassurance diplomatique
4L’année 2022 a débuté dans un climat politique tendu, après les quelques mois de relative accalmie qui avaient suivi la nomination d’Ismail Sabri Yaakob au poste de Premier ministre, marquant le retour au sommet du pouvoir de l’UMNO. Choix de compromis imposé par le roi, le sultan de l’État du Pahang, où il est élu, Ismail Sabri Yaakob avait pour tâche de ramener un peu d’ordre au parlement et de gérer la reprise économique de la sortie de la pandémie de covid-19, dans l’attente des prochaines élections législatives. Peu charismatique, réputé avenant et fin connaisseur des arcanes partisanes, il apparaissait comme un candidat idéal de transition. Pourtant, alors qu’il ne suscitait pas l’enthousiasme, beaucoup ont fini par lui trouver des qualités appréciables, à défaut d’être remarquables, pour traverser cette période charnière. Cependant, sa gestion maladroite des conséquences des inondations de grande ampleur de décembre 2021, mettant en lumière l’incurie de l’État et le retard pris par le pays dans la prévention des effets du réchauffement climatique, l’a soudainement ramené aux yeux de la population à sa fragile condition2.
5Même si elles n’ont jamais cessé, la mise en difficulté du gouvernement a ravivé les tensions dans la majorité parlementaire, instable et hétérogène. Depuis la fin du gouvernement de l’Alliance de l’espoir en février 2020, cette majorité était composée de l’UMNO et de ses supplétifs, réunis sous la bannière du Front national (Barisan Nasional ou BN), de l’Alliance nationale (Perikatan Nasional ou PN), regroupant le Parti unifié indigène de Malaisie (BERSATU) de l’ancien Premier ministre Muhyiddin Yassin, le Parti islamique pan-malaisien (PAS) et le Parti du mouvement populaire malaisien (GERAKAN), ainsi que les deux coalitions dirigeantes des partis conservateurs régionalistes du Sarawak et du Sabah.
6À peine l’année entamée, les rivalités entre les composantes du bloc majoritaire, sur fond de profondes détestations personnelles, à l’image de celles existantes entre leurs chefs Zahid Hamidi (BN) et Muhyiddin Yassin (PN), ont trouvé un nouvel épisode pour s’exprimer. En effet, dans le Johor, à la suite du décès de l’un de ses membres, la coalition BN-PN dirigée par l’UMNO s’est retrouvée en situation de majorité relative, avec 28 sièges sur les 56 que compte l’Assemblée législative. Pour clarifier la situation, le sultan a consenti à sa dissolution le 22 janvier à la demande de l’exécutif local, avec l’assentiment du gouvernement fédéral, provoquant un second scrutin étatique anticipé depuis l’arrivée au pouvoir d’Ismail Sabri Yaakob, après celui de Malacca en novembre 2021. Là encore, le Front national et l’Alliance nationale se sont présentés en ordre dispersé pour se compter. Organisée le 12 mars, l’élection était la toute première en Malaisie à voir la participation d’électeurs de 18 à 21 ans, avec l’entrée en vigueur de la loi adoptée en début de mandature abaissant l’âge du droit de vote, assorti désormais d’une inscription automatique sur les listes électorales.
7Comme à Malacca, le Front national a remporté une large victoire. Exalté dans un esprit revanchard par l’implication sur le terrain de l’ancien Premier ministre Najib Razak, épinglé à cette occasion pour plusieurs violations des règles sanitaires encore en vigueur, le parti a pu compter sur une bonne dynamique de mobilisation de ses soutiens. Du fait de sa conduite du gouvernement fédéral, il a aussi bénéficié d’une prime à la stabilité d’une large fraction de l’électorat, lassé de l’agitation politique, au détriment de l’Alliance nationale. Quant aux partisans de l’opposition, ils se sont massivement abstenus, expliquant le faible taux de participation du scrutin (54,92 %). En plus de tensions induites par la nomination contestée de certains de ses candidats et l’accord passé avec le parti MUDA de l’ancien ministre de la Jeunesse et des Sports (2018-2020) Syed Saddiq Syed Abdul, l’Alliance de l’espoir est apparue divisée, avec une perte notable de crédibilité, du fait notamment de la décision du parti d’Anwar Ibrahim de concourir en utilisant son seul logo, et non celui de la coalition.
8Au-delà des remous de la période et des querelles politiciennes permanentes, les dirigeants du pays se sont néanmoins entendus par intérêt sur la nécessité de retrouver une forme de discipline partisane face au risque d’implosion du système qui les fait prospérer. Ainsi, dans un réflexe à la fois autoritaire et de responsabilité, après les changements d’allégeance qui ont conduit à la perte de majorité de l’Alliance de l’espoir, puis à une instabilité latente sous la menace de chantages à la défection durant toute la législature, la classe politique a fait preuve d’un rare consensus en votant à l’unanimité une loi interdisant à un parlementaire fédéral, élu sous une étiquette ou comme indépendant, de rejoindre un autre camp en cours de mandature sous peine de perdre automatiquement son siège (anti-party hopping law). Acté sur le principe dans l’accord de coopération de fin de législature entre l’opposition et le gouvernement d’Ismail Sabri Yaakob signé en septembre 2021, le texte de cette disposition a été adopté en juillet, avec effet en octobre, après plusieurs mois de négociations quant à ses détails. Il est également prévu qu’il soit décliné dans chaque État pour s’appliquer aux élus des parlements locaux.
9La victoire de l’UMNO dans le Johor, malgré son caractère en trompe-l’œil, a fait monter d’un cran l’empressement de sa base et de ses principaux cadres pour une convocation anticipée des élections législatives. En revanche, ce succès a aussi aiguisé les appétits de ses dirigeants et accentué les divisions entre ses deux factions rivales, largement étalées dans les médias. La première, sous la férule du président du parti Zahid Hamidi, empêché de devenir ministre en raison de poursuites judiciaires, représentait une ligne dure, proche de la base militante et réticente à un aggiornamento de ses pratiques. La seconde, incarnée par le Premier ministre et la plupart des membres du cabinet, était plus encline à montrer un autre visage, davantage en accord avec les attentes démocratiques de la société, même si ce sont moins des clivages idéologiques que des postures, des ambitions individuelles ou de vieilles inimitiés qui ont nourri leur opposition. Cette dernière a franchi un cap au moment de l’incarcération de Najib Razak en août – une première dans l’histoire du pays pour un personnage de cette stature – à l’issue du rejet de son dernier recours judiciaire3. En effet, Zahid Hamidi et ses partisans, restés fidèles à l’ancien Premier ministre, n’ont alors plus décoléré contre Ismail Sabri Yaakob, accusé, au mépris du respect de l’indépendance de la justice, de n’avoir volontairement rien fait pour éviter l’emprisonnement de celui que ses supporteurs surnomment « bossku »4 ([mon] chef), afin d’écarter l’hypothèse de son retour au premier plan, avec comme effet collatéral de les affaiblir en les discréditant.
10En matière diplomatique, Ismail Sabri Yaakob a imprimé une marque singulière sur la politique extérieure du pays en termes de style, qui n’a pas manqué de susciter des appréciations tranchées. Louée pour ses vertus d’incarnation au bénéfice d’une lisibilité du positionnement de la Fédération par les uns, décriée comme régressive par les autres, elle a finalement été le seul marqueur distinctif de l’action du Premier ministre. En effet, peu à l’aise avec l’anglais, Ismail Sabri Yaakob a fait le choix, jusqu’alors inédit pour un chef de gouvernement malaisien, de s’exprimer en malais pour ses prises de parole officielles, que ce soit dans les réunions internationales ou lors de ses entretiens bilatéraux avec ses homologues, et ceci en écho avec sa promotion de la défense de l’idiome national à des fins politiques sur le plan interne. Dans le même esprit, il a proposé, non sans maladresse et en déclenchant en retour un accueil plus que réservé de ses partenaires, que la langue malaise soit adoptée comme lingua franca de l’ASEAN, considérant sa place privilégiée dans les échanges commerciaux en Asie du Sud-Est avant la période coloniale5.
11En revanche, au-delà du style, Ismail Sabri Yaakob n’a pas dérogé à l’approche des affaires internationales structurellement portée par la Malaisie, fondée sur une recherche de paix, d’équilibre de la puissance et de stabilité au service de la prospérité collective. Elle a d’ailleurs eu l’occasion d’être réaffirmée lors de plusieurs événements marquants de l’année 2022. À l’endroit du conflit ukrainien ou des tensions en Asie de l’Est, notamment sur la question taïwanaise, la Fédération est ainsi apparue cohérente avec ses principes dans l’affirmation d’une position à distance entre chaque partie, se contentant de les appeler à une solution pacifique négociée, même si elle fut avant tout dictée opportunément par la préservation de ses intérêts dans le cadre de sa stratégie constante de hedging. De même, tout en confortant sa « précieuse » relation avec la Chine, par exemple à travers la censure en juin de la diffusion d’un film hongkongais sur le mouvement insurrectionnel de 2019, le pays a été en août l’une des étapes de la tournée asiatique de Nancy Pelosi, alors présidente de la Chambre des représentants américaine, dénoncée avec vigueur par Pékin comme une provocation.
12Comme un symbole de ce positionnement sans cesse réassuré, l’année 2022 a également été marquée par le 40e anniversaire de la Look East Policy de la Fédé-ration à l’endroit du Japon, qui s’est traduite en particulier par la formation de 26 000 Malaisiens dans l’archipel nippon, des coopérations industrielles renforcées dans plusieurs secteurs et un niveau conséquent d’investissements au bénéfice du développement du pays. À cette occasion, outre une visite de près d’une semaine d’Ismail Sabri Yaakob sur le sol japonais, des célébrations populaires ont été organisées à Kuala Lumpur, et plus modestement ailleurs, tandis qu’un logo a été édité pour porter les initiatives de communication devant marquer ce temps fort diplomatique.
Une nouvelle mandature à la configuration inédite
13Alors que l’horizon électoral semblait dégagé pour l’UMNO au printemps, les effets patents de l’inflation pour les ménages et les conséquences de l’incarcération de Najib Razak ont placé le parti en situation de dilemme au sortir de l’été quant à la convocation anticipée des élections législatives. Néanmoins, redoutant un vote sanction des électeurs en cas d’attente jusqu’à l’échéance légale de la mandature en mai 2023 au regard des prévisions alarmantes de l’augmentation des prix, le Premier ministre a pris la décision de solliciter une dissolution de convenance au roi pour organiser le scrutin le 19 novembre. Au-delà de mettre en avant le risque élevé à cette date de nouvelles inondations d’envergure en raison des débuts de la mousson du nord-est, l’opposition et l’Alliance nationale, réticentes à l’endroit de ce choix pour des motifs tactiques, ont manifesté leur défiance en refusant, comme c’est pourtant traditionnellement le cas, de provoquer de manière concomitante le remplacement des parlements d’État sous leur contrôle6. Ainsi, seuls les exécutifs du Perlis, du Perak et du Pahang se sont conformés à ce calendrier.
14Comme lors des scrutins étatiques précédents, le Front national et l’Alliance nationale se sont présentés séparément, dans une hostilité manifeste, laissant ainsi ouvertes toutes les options ultérieures de gouvernement. Quant à l’Alliance de l’espoir, associée à son parti allié MUDA, elle s’est engagée unie sous la conduite d’Anwar Ibrahim. N’ayant pas la main sur l’appareil de l’UMNO, Ismail Sabri Yaakob est apparu en retrait pendant la campagne, au profit de Zahid Hamidi, qui s’est imposé en première ligne en sa qualité de président du parti et du Front national. Les trois principaux protagonistes de l’histoire, Anwar Ibrahim, Zahid Hamidi et Muhyiddin Yassin (Alliance nationale) avaient, entre autres, comme point commun d’avoir été vice-Premier ministre UMNO durant leur longue carrière politique, soulignant les difficultés structurelles de renouvellement des élites dirigeantes du pays.
15Déjouant les scénarios des partis politiques, les électeurs malaisiens, émancipés de réflexes légitimistes7, ont départagé avec une cohérence implacable l’offre partisane qui leur était proposée par rapport à leurs préoccupations. Toutefois, leur revanche démocratique sur une législature mouvementée qui avait confisqué leur mandat initial n’a pas permis de dégager une majorité absolue, une première depuis l’indépendance. Elle a surtout laissé apparaître l’étendue des fractures communautaires qui polarisent la société, recoupant sur un plan idéologique la géographie sociale du pays. En effet, le PAS a réussi une performance historique en devenant le premier parti représenté au Dewan Rakyat (chambre basse du Parlement) avec 43 sièges sur 222, plaçant l’Alliance nationale, la coalition à laquelle il appartient, en seconde position avec un total de 74 élus. Plus encore que le résultat, c’est la répartition de ses succès sur le territoire, essentiellement au nord et à l’est de la péninsule, dans des circonscriptions où la population malaise est ultra-majoritaire, qui a témoigné d’un vote massif de cette dernière pour la coalition islamo-nationaliste8. Par contraste, l’Alliance de l’espoir, arrivée en tête avec 82 parlementaires, a réalisé ses meilleurs scores dans les États péninsulaires de la côte ouest densément peuplés et les centres urbains, principalement là où les Malais musulmans sont minoritaires, comme à Kuala Lumpur9. Sans surprise, au Sarawak, le bloc de partis locaux conservateurs (GPS) associé au gouvernement sortant et allié du Front national, dont ils étaient membres avant 2018, a remporté une large victoire (23 sur 31), tandis qu’au Sabah, très disputé, la distribution sortie des urnes est apparue plus éclatée que jamais10.
16Cependant, le grand perdant du scrutin a été le Front national qui, avec 30 sièges, dont 26 pour l’UMNO, a essuyé un revers sans précédent. La coalition a littéralement été évincée dans sept des onze États péninsulaires11. Même dans le Johor, où elle avait récupéré le contrôle du parlement local quelques mois auparavant, elle a terminé derrière l’Alliance de l’espoir avec neuf élus. Plusieurs raisons expliquent cette cinglante défaite. L’électorat malais a d’abord voulu rejeter l’éventualité de voir Zahid Hamidi devenir Premier ministre, sanctionnant son manque de probité, qui rappelait le temps de l’affairisme sans limite de l’UMNO, et ses intrigues incessantes qui ont alimenté les tensions politiques de la fin de la mandature. Les électeurs ont aussi exprimé leur désaveu envers Ismail Sabri Yaakob, qui a définitivement perdu tout crédit devant l’incapacité de son gouvernement à enrayer la forte inflation des prix de l’alimentation. À cela se sont ajoutés des choix hasardeux de nouveaux candidats, peu expérimentés et mal implantés, quand d’autres ont été contraints de changer de circonscription12. En effet, Zahid Hamidi a voulu écarter des personnalités qui ne lui étaient pas favorables, comme dans le Perlis, où le chef de file de l’organisation, non investi, a rejoint l’Alliance nationale, sous l’étiquette de laquelle il a été réélu.
17Inquiet de la conjoncture et insatisfait de l’offre politique de l’UMNO, l’électorat malais s’est tourné massivement vers un vote refuge incarné par le PAS, par ailleurs bien implanté sur le terrain, sans adhérer, pour ce qui est de sa grande majorité, à un quelconque souhait de durcissement de la législation islamique nationale. À cet égard, l’accroissement significatif du corps électoral du fait de la participation de nombreux nouveaux primo-votants de 18 à 21 ans, qui constituait une des variables inconnues du scrutin, n’a pas eu d’impacts tangibles sur les résultats, le facteur communautaire l’ayant emporté sur un potentiel effet générationnel. De ce point de vue, les réseaux sociaux ont joué un rôle conséquent dans cette séquence, soulignant une fois encore leur importance dans la fabrique des opinions et des sensibilités politiques en Malaisie. C’est notamment par ce vecteur, à force de contenus à caractère raciste, de vidéos humoristiques saturées de clichés, de fausses rumeurs, de désinformation insidieuse ou de propagande explicite, que s’est installée une méfiance, voire une défiance, d’une large partie de la population malaise à l’égard de l’Alliance de l’espoir, perçue comme œuvrant prioritairement pour les minorités contre ses intérêts13.
18Dès l’annonce des résultats, porté par les bons résultats de sa coalition, Muhyiddin Yassin a revendiqué le poste de Premier ministre. Il était convaincu de pouvoir obtenir le ralliement de ses partenaires de la majorité sortante pour faire barrage à l’Alliance de l’espoir, loin du seuil des 112 parlementaires nécessaires pour constituer le gouvernement. Rapidement, le bloc victorieux du Sarawak (GPS) lui a apporté son soutien, comme plusieurs personnalités du Front national. Néanmoins, un scénario alternatif a émergé par étapes. Zahid Hamidi, jugé responsable du désastre électoral de l’UMNO, a refusé d’abandonner ses fonctions à la direction du parti, malgré une multiplication des appels en ce sens, tout en s’opposant aux revendications de Muhyiddin Yassin. Piégés par la nouvelle loi les contraignant à la discipline partisane, les élus du Front national étaient dans l’impossibilité de lui confirmer à titre individuel leur allégeance. Le roi, qui entretient des relations exécrables avec Muhyiddin Yassin et n’a jamais envisagé de le nommer Premier ministre, a ensuite offert, sur la base de la pratique constitutionnelle, au leader du camp arrivé en tête aux élections, donc Anwar Ibrahim, la primeur de tenter de former une coalition majoritaire. En parallèle, dans son État, le Pahang, où le Front national et l’Alliance nationale étaient à égalité en nombre d’élus au parlement local (17), le roi a été à la manœuvre pour conserver un ministre en chef issu des rangs de l’UMNO, dont il est notoirement proche, en accélérant la révélation d’un accord inattendu entre le Front national et l’Alliance de l’espoir, au détriment de la logique des alliances précédentes. La même configuration s’est ensuite reproduite dans le Perak.
19Dès lors, tout le monde a compris la mécanique qui était en marche. Pour forcer la main aux récalcitrants, le roi a appelé à la formation d’un gouvernement d’unité nationale, justifiant une coopération entre les opposants d’hier. En faisant mine de se plier à la volonté royale, Zahid Hamidi a ainsi pu officialiser un ralliement de raison du Front national à la nomination d’Anwar Ibrahim au poste de Premier ministre, suivi par son bloc partenaire du Sarawak (GPS) et ses alliés du Sabah, contrairement à l’Alliance nationale, décidée à rester dans l’opposition. Dans les faits, bien avant l’élection, Anwar Ibrahim et Zahid Hamidi, amis de longue date, s’étaient entendus – plus ou moins secrètement – pour envisager ensemble le cas échéant une collaboration de circonstance, leur permettant de neutraliser leurs ennemis respectifs et communs. Cet attelage entre l’Alliance de l’espoir et l’UMNO, passé du statut de perdant à celui d’unique recours en quelques jours, a navré les partisans sincères de la démocratie, tout en les soulageant, car cette option décevante valait encore mieux que le retour au pouvoir de Muhyiddin Yassin associé à un PAS puissant, une perspective anxiogène pour les non-musulmans qui n’a pas manqué d’être diabolisée par les soutiens du nouveau Premier ministre Anwar Ibrahim, officiellement investi à son poste le 24 novembre.
20Durant la mandature instable qui s’est achevée en 2022, la politique extérieure est l’un des enjeux qui a fait, mutatis mutandis, l’objet de la constance la plus remarquable, soulignant, à l’image des grandes orientations économiques, le large consensus qui existe parmi la classe dirigeante sur les sujets internationaux. Ainsi, les débuts du nouveau gouvernement n’ont pas témoigné d’inflexions majeures sur le plan diplomatique, comme un signe de continuité relative des temps qui s’annoncent dans d’autres domaines. Anwar Ibrahim s’est inscrit dans le sillage de ses prédécesseurs en réservant ses premiers déplacements hors du pays à des membres de l’ASEAN (Thaïlande, Indonésie). Bien qu’invité par son homologue singapourien à une rencontre dans la cité-État, il a décidé de pas précipiter cette visite afin de préparer, en parallèle d’autres sujets à mettre dans la balance, une sortie de crise honorable au contentieux territorial de Pedra Branca (Batu Puteh), dont il a fait l’un de ses dossiers externes prioritaires à gérer, compte tenu de l’importance pour la Fédération des rapports, toujours sensibles, avec Singapour14. Cet îlot stratégique, situé dans une zone du détroit de Malacca qui fut disputée à partir de 1979, et qui a fait l’objet d’un arbitrage de la Cour internationale de justice en mai 2008, en faveur de Singapour, a cristallisé un regain de tensions diplomatiques entre les deux voisins en octobre à la suite d’une déclaration d’Ismail Sabri Yaakob exprimant la volonté de la Malaisie de remettre en cause la décision légale qu’elle avait jusqu’alors acceptée.
21Expérimenté, apprécié des milieux internationaux, interlocuteur habile, Anwar Ibrahim est connu pour son dialogue aisé avec les nations occidentales, mais également pour sa proximité avec des dirigeants du monde musulman. En décembre, lors des fortes tensions à Jérusalem, son gouvernement, à l’image des précédents, a d’ailleurs rappelé la position de la Malaisie en faveur de la cause palestinienne et d’un règlement du conflit avec Israël sur la base d’une solution à deux États, selon les frontières de 1967.
Une situation socio-économique et sanitaire contrastée
22Après une récession en 2020 et un rebond au second semestre 2021, permettant au pays d’afficher une hausse annuelle de son PIB de 3,1 %, la Malaisie a renoué avec une croissance positive sur l’ensemble de l’année 2022. Estimée entre 6,5 % et 7 % par les autorités, en attendant la confirmation des statistiques de la dernière période, elle a été finalement un peu plus robuste que les prévisions initiales, notamment dopée par un troisième trimestre dépassant toutes les attentes (14,2 %)15. Faisant suite à la réouverture des frontières de la Fédération, ces performances ont aussi été confortées par une forte demande intérieure, alimentée par une augmentation des investissements fixes et de la dépense publique.
23S’agissant du commerce extérieur, la Malaisie a connu la plus importante progression de ses échanges depuis 1994, enregistrant pour la deuxième année consécutive un volume global supérieur à 2 000 milliards RM (465 milliards $ US), avec une hausse de 25 % de ses exportations (1 550 milliards RM ; 360 milliards $ US). De même, ses importations ont atteint un record avec une augmentation de 31,3 %, dépassant pour la première fois le seuil de 1 000 milliards RM (1 290 milliards RM ; 300 milliards $ US), ce qui n’a pourtant pas empêché le maintien d’un excédent de sa balance commerciale. La croissance observée a certes été assignable aux principaux partenaires économiques de la Fédération (Chine, États-Unis, Europe, Japon, etc.), mais aussi à d’autres, de manière assez significative, à l’image de plusieurs États musulmans. Il est surtout à noter un renforcement de la part des pays de l’ASEAN, qui s’est accrue de 34 % en un an, témoignant d’une intégration régionale en net progrès, pour représenter 27,1 % du total des transactions malaisiennes16.
24Concernant les exportations, les bons chiffres du commerce extérieur malaisien ont été pour beaucoup générés par des biens et des ressources en tension sur le marché mondial, en raison de la conjoncture internationale. En effet, ils ont principalement été imputables aux produits pétroliers, au pétrole brut, au gaz naturel liquéfié, aux composants électriques et électroniques, aux équipements de haute valeur ajoutée (optique, etc.), aux matières premières agricoles (huile de palme, bois, etc.) et aux minerais (silicate, etc.). En revanche, si tous les secteurs ont renoué avec la croissance, les indicateurs globaux ont masqué des disparités importantes. Comme en 2021, les petites et moyennes entreprises, ou encore l’industrie touristique, très impactées par les restrictions sanitaires, ont montré par exemple davantage de difficultés à recouvrer une santé économique solide, se traduisant par une reprise timide de leurs investissements.
25La situation de l’économie est d’autant plus contrastée que ses performances d’ensemble ont été réalisées dans un contexte social dégradé. Tout d’abord, si le marché du travail est à nouveau en situation de plein-emploi17, il a révélé des asymétries conséquentes. Il est en forte tension pour les métiers les moins qualifiés car la main-d’œuvre étrangère, présente en nombre avant la pandémie de covid-19, n’est pas encore revenue à son niveau antérieur. Le gouvernement d’Anwar Ibrahim, qui a d’ailleurs décidé début janvier 2023 de faciliter leurs procédures de retour, estimait par exemple à hauteur de 200 000 le manque de travailleurs migrants rien que dans le secteur de l’huile de palme et de ses dérivés. À l’inverse, il subsiste des verrous sérieux à l’insertion professionnelle des jeunes diplômés, avec des différences notables selon l’origine ethnique, qui témoignent des difficultés à la fois de formation et de montée en gamme de l’appareil productif du pays18.
26Cependant, comme ailleurs, c’est le niveau élevé de l’inflation qui a tendu la situation sociale dans le pays, alors que la progression des salaires y est restée limitée en raison des fragilités et des incertitudes de la reprise économique. Tous les domaines ont été concernés, mais avec de fortes disparités. En effet, si entre janvier et août 2022, le taux d’inflation global dans la Fédération, basé sur le Consumer Price Index du Département malaisien des statistiques, était de 3,1 %, ceux des biens de communication ou de l’habillement étaient par exemple restés stables (0 %), tandis que celui des boissons et des produits alimentaires (hors alcool), sensible pour les ménages, affichait la plus forte hausse avec 5,1 %. De plus, derrière ce dernier chiffre moyen se cachaient des différences notables, certaines des augmentations les plus remarquables ayant concerné des denrées de première nécessité. De même, le secteur de la vente à emporter, de l’hôtellerie et de la restauration, qui représente une part significative de la consommation domestique de nourriture, a accusé une variation moyenne de 4 % sur la période, dans des proportions comparables au coût des transports (4,5 %).
27En dépit de fluctuations, les prix ont continué à croître sur les quatre derniers mois de 2022, ce qui a porté à environ 4,5 % l’élévation de l’indice général sur l’année, néanmoins toujours avec des contrastes marqués, les produits alimentaires restant les plus impactés. Rien qu’en novembre, comme en octobre, ils ont augmenté de plus de 7 %, quand le secteur de la vente à emporter, de l’hôtellerie et de la restauration a subi sur la même période des hausses comparables (6,8 % en octobre ; 7 % en novembre). Cette situation a non seulement ruiné en quelques mois les efforts entrepris ces dernières années par les autorités pour réduire la pauvreté et les inégalités sociales, qui progressent, mais elle est aussi devenue une source d’inquiétude et de ressentiment dans la population, qui n’est pas sans se traduire dans la remontée des crispations intercommunautaires. Bien qu’héritant de finances publiques dégradées en raison des mesures massives de soutien à l’économie pendant la pandémie de covid-19, Anwar Ibrahim, conscient des risques sociopolitiques de la conjoncture, a fait du pouvoir d’achat une question prioritaire19. Toutefois, très perméable aux aléas des marchés mondiaux, l’économie de la Fédération devrait, selon toutes les prévisions, faire face à un ralentissement de sa croissance en 2023, rendant étroites les marges de manœuvre du gouvernement pour gérer la configuration sociale actuelle hautement explosive.
28Sur le front sanitaire, la situation épidémique liée au covid-19 est repassée sous le seuil d’alerte en 2022, avec cependant des fluctuations dans le nombre de personnes positives dépistées tout au long de l’année. Fin décembre, la Fédération affichait des relevés quotidiens sous la barre symbolique des 1 000 cas. Corrélativement, s’agissant des règles de prévention en vigueur, seul le port du masque est demeuré obligatoire dans les transports publics et certains lieux sensibles comme les hôpitaux. Il est resté indispensable jusqu’en septembre dans les lieux fermés, où il est toujours fortement recommandé. Toutefois, les entreprises et les administrations ont conservé la liberté de l’imposer à leurs salariés, de même qu’à leurs clients s’agissant des commerces, ce qui fut rarement appliqué.
29Parallèlement, la Malaisie a levé ses mesures de fermeture des frontières, les plus restrictives du sud-est asiatique, et a assoupli progressivement ses règles de contrôle sanitaire. Dans un premier temps, les touristes étrangers ont été autorisés à revenir sur le sol de la Fédération à partir du 1er avril, sous réserve d’avoir téléchargé et renseigné au préalable des informations de santé sur l’application de santé publique MySejahtera. Les non-vaccinés devaient en plus présenter un test PCR négatif effectué deux jours avant le départ, réaliser un test antigénique à l’arrivée et s’astreindre à un isolement de cinq jours, dans le lieu de leur choix, avant de pouvoir circuler librement. Puis, à l’automne, toutes ces conditions ont été supprimées.
30Dès lors, le maintien du respect des gestes barrières et de la distanciation sociale est devenu très aléatoire selon les lieux, voire inexistant en certains endroits. Un relâchement général était d’ailleurs notable avant même la fin des dispositions les plus contraignantes. Il n’y a guère que dans la conurbation de Kuala Lumpur, et dans une moindre mesure à Penang, qu’une forme de discipline collective est encore modérément visible. La population sino-malaisienne éduquée reste de loin la plus observante du port du masque, à rebours des Malais, dont beaucoup ne perçoivent aucun intérêt à cette contrainte au sein de leurs cercles sociaux de proximité et continuent à voir le covid-19 comme un « virus chinois ». Ce constat, comme une illustration du fossé d’incompréhensions réciproques qui s’est encore creusé entre les deux communautés, est devenu une nouvelle source de ressentiments.
31Malgré tout, l’annonce en décembre 2022 de la réouverture des frontières de la République populaire de Chine au début du mois de janvier suivant a suscité des inquiétudes dans le pays, notamment parmi la population urbaine. Le gouvernement d’Anwar Ibrahim a tenté d’y répondre en exprimant, timidement pour ne pas froisser son partenaire, son intention de rendre obligatoire pour les citoyens chinois la présentation d’un test PCR de moins de 48 heures à leur arrivée sur le territoire malaisien, et de réaliser des contrôles de température à l’aide de portiques automatisés. Cependant, face aux pressions menaçantes de Pékin et pour ne pas apparaître en reste par rapport à ses voisins, à l’image de la Thaïlande qui a déroulé le tapis rouge aux touristes de la RPC, dont l’économie de la Fédération a également besoin, le Premier ministre a finalement renoncé à des mesures discriminatoires les concernant. Cet ajustement n’a pas manqué de susciter une vague de commentaires critiques et xénophobes sur les réseaux sociaux, alimentant les discours complotistes dépeignant le Premier ministre comme une marionnette de ses alliés Sino-Malaisiens à la solde du gouvernement chinois.
32Sur le plan de la santé, une des conséquences des deux années de pandémie de covid-19 a été un relâchement dans les mesures de prévention contre la dengue, dont les infections ont augmenté de près de 150 % en 2022 par rapport à 2021, entraînant la mort de 56 personnes, contre 20 l’année précédente, selon les chiffres du ministère de la Santé. Cette hausse a aussi été favorisée par les inondations records, engendrant des surfaces accrues d’eaux stagnantes propices à la multiplication des moustiques. Les autorités sanitaires malaisiennes s’attendent d’ailleurs à ce que le niveau de circulation de la maladie continue à progresser au moins pendant deux ans et ont appelé la population à observer de nouveau des comportements vertueux pour tenter de limiter sa propagation.
33Une autre conséquence de la pandémie de covid-19, déjà observée précédemment et bien plus préoccupante à moyen terme, est la dégradation tendancielle de l’état psychique de la population. Pour répondre à l’urgence et améliorer l’offre nationale de soins psychologiques et psychiatriques, le gouvernement a dévoilé en octobre un programme de mesures diverses (Mental Health and Psychiatry Program), financé par une enveloppe de 413,58 millions RM (près de 100 millions $ US) dans le budget 2023. De plus, des subventions d’un montant de 6,2 millions RM (1,45 million $ US) ont été attribuées aux ONG intervenant dans le secteur du soutien psychosocial20. Dans le domaine scolaire et universitaire, l’apparition de difficultés d’apprentissage d’une ampleur inédite pendant les périodes de confinement a aussi conduit à une prise de conscience sur la nécessité d’œuvrer à une meilleure inclusion éducative, favorisant l’épanouissement de talents jusqu’à présent négligés, ou encore à un investissement de formation plus ambitieux dans l’innovation pédagogique.
Conclusion
34Entre 2018 et 2022, le processus de transition démocratique malaisien a plié face aux vents de multiples difficultés, mais il n’a pas été stoppé. In fine, il ressort durablement enraciné, la dynamique de transformation amorcée avec l’alternance de mai 2018, bien qu’elle se soit trouvée bousculée par la situation pandémique et les résistances d’un système oligarchique en mal de renouvellement, n’ayant pas été remise en cause. Même de retour au sommet du pouvoir, l’UMNO n’a pas été en capacité de revenir sur certains acquis et ses dirigeants ont intégré, plus ou moins avec sincérité, que les temps avaient changé. Les recompositions du champ partisan qui ont caractérisé la mandature témoignent d’ailleurs de l’ajustement des positionnements générés par les changements en marche, mais aussi de la relative proximité idéologique d’un personnel politique permettant aux affinités ou aux haines individuelles de prendre souvent le pas sur les clivages d’appareils.
35Toutefois, au-delà du temps nécessaire pour corriger des pratiques ancrées de longue date, les progrès accomplis sur le plan démocratique se heurtent encore à la place de l’islam dans le fonctionnement du pays, puissant marqueur identitaire de la population malaise, et aux pesanteurs du système communautaire, comme l’a montré le scrutin de novembre 2022. Dans un réflexe conservateur, nourrie par les craintes socio-économiques après une mandature bousculée par l’instabilité partisane et le covid-19, l’aspiration au « changement sans rien changer » des Malais s’est même conjoncturellement renforcée au détriment d’un consentement à une société plus ouverte, la laissant au passage davantage fracturée qu’en mai 2018 quant à ses attentes pour l’avenir. Ainsi, le sentiment contrarié que partagent beaucoup à l’endroit d’une réforme profonde du compromis sociopolitique postcolonial de la Fédération peut être illustré par un célèbre pantun reproduit dans Malaisie (1930) d’Henri Fauconnier : « Tel est le fruit du kepayang [arbre tropical], le manger est poison, le jeter est dommage ! » (laksana buah kepayang, dimakan mabuk dibuang sayang).
36Dans ces conditions, comme en 2018, la nouvelle majorité est donc déjà poussée vers une trajectoire de réforme dans la continuité, a fortiori avec la nomination comme vice-Premier ministre de Zahid Hamidi (UMNO), en dépit des procédures judiciaires en cours contre lui, et de Fadillah Yusof (GPS), notable politique musulman du Sarawak, plusieurs fois ministre, qui est la première personnalité originaire de Bornéo à occuper cette fonction. Ne bénéficiant d’aucun état de grâce, Anwar Ibrahim est attendu sur ses résultats pour préserver avant tout la prospérité et la stabilité du pays, avec un premier test électoral dès 2023 lors des scrutins locaux dans six États. Néanmoins, au-delà des orientations prioritaires affichées (situation économique et sociale, engagement écologique, bonne gouvernance), il est déjà comptable de signaux contrastés, illustrant les ambivalences de ses convictions, et de marges d’action étroites qui laissent peu de place à des espoirs de changement disruptif à court terme.
Annexe
Fiche Malaisie
Nom officiel : Fédération de Malaisie
Capitale : Kuala Lumpur
Superficie terrestre : 330 241 km²
Population (CIA, The World Factbook, est. 2022) : 33 871 431 hab.
Langue officielle : Bahasa Malaysia (malaisien)
Religion d’État : islam
Données politiques
Nature de l’État : monarchie fédérale
Nature du régime : monarchie constitutionnelle élective (roi élu tous les cinq ans parmi les neuf souverains/sultans de la Fédération)
Suffrage : universel (à partir de 18 ans depuis 2022)
Chef de l’État : Abdullah Shah, sultan du Pahang (roi de Malaisie 2019-2024)
Premier ministre : Anwar Ibrahim (depuis novembre 2022)
Ministre des Affaires étrangères : Zambry Abdul Kadir (depuis décembre 2022)
Ministre de la Défense : Haji Mohamad Hasan (depuis décembre 2022)
Président de l’Assemblée nationale : Johari Abdul (depuis décembre 2022)
Indicateurs démographiques et sociologiques
Principaux groupes ethniques (CIA, The World Factbook, est. 2019) : Bumiputera21 (62,5 %), Chinois (20,6 %), Indiens (6,2 %), autres (0,9 %), étrangers en situation régulière (9,8 %)
Religions (CIA-The World Factbook, est. 2010) : musulmans (61,3 %), bouddhistes (19,8 %), chrétiens (9,2 %), hindous (6,3 %), confucianistes, taoïstes et autres religions traditionnelles chinoises (1,3 %), sans religion (0,8 %), non spécifié (1 %), autres (0,4 %).
Chronologie
JANVIER 2022
20 • Le ministère de la Santé annonce un nouveau bilan de la campagne de vaccination contre le covid-19. À cette date, 97,9 % de la population adulte présentaient un schéma vaccinal complet (deux doses), contre 88,2 % pour les adolescents. Par ailleurs, 42,7 % des adultes avaient reçu un premier rappel (booster).
FÉVRIER 2022
21 • La Haute Cour de Kuala Lumpur autorise une mère de confession hindouiste à récupérer la garde de ses jumelles et de son fils, confirmant un précédent jugement en ce sens, au détriment de son ex-mari musulman et de sa famille. Ce dernier avait agressé son épouse en 2019, puis enlevé leurs enfants avant de les faire se convertir à l’islam sans son accord.
MARS 2022
05 • Après une forte décrue entre août et décembre 2021, les contaminations au covid-19, reparties à la hausse en janvier 2022, atteignent un pic, le plus élevé enregistré jusqu’alors dans le pays, avec 33 406 nouvelles infections. Puis, elles n’ont cessé de baisser de manière tendancielle, avec toutefois des variations notables en juillet et en novembre.
12 • Lors du scrutin pour le renouvellement de l’assemblée locale du Johor, le Front national remporte une large victoire avec 40 sièges sur 56, dont 33 pour l’UMNO qui récupère ainsi un contrôle sans partage de son berceau historique, perdu en 2018 au profit de l’Alliance de l’espoir. Cette dernière n’est parvenue à conserver que 12 circonscriptions à la faveur d’une bonne résistance du Parti de l’action démocratique (DAP), à majorité chinoise, qui a évité un naufrage à l’opposition avec une dizaine d’élus. La principale perdante de l’élection, avec trois candidats victorieux, a été l’Alliance nationale, alors que l’État est pourtant le fief de Muhyiddin Yassin, qui toutefois ne se représentait pas.
AVRIL 2022
21 • Une réunion gouvernementale présidée par le Premier ministre approuve la poursuite du plan controversé de construction de navires de combat littoral (LCS), décidé en 2011, sans attendre les conclusions de l’enquête en cours de la Commission anti-corruption, qui a entamé des poursuites contre plusieurs acteurs du dossier. Face aux problèmes rencontrés par le projet (retards, hausse des coûts, supervision défaillante du ministère de la Défense, manque de coordination du consortium industriel choisi), l’Alliance de l’espoir avait décidé en 2018 de lancer un audit complet de sa gestion et d’une pause dans son avancée jusqu’aux conclusions des investigations. Ce programme est d’une importance centrale pour la sécurité des frontières maritimes du pays dans un contexte de menaces chinoises croissantes.
MAI 2022
1er • La Malaisie relève le montant de son salaire minimum mensuel, applicable pour les salariés des entreprises de plus de cinq personnes. Il passe à 1 500 RM (345 $ US), contre 1 200 RM (275 $ US) précédemment.
10-13 • Ismail Sabri Yaakob effectue une visite de travail aux États-Unis, ponctuée par une rencontre avec des investisseurs américains et des festivités pour la fin du ramadan (hari raya) à l’occasion d’un sommet spécial ASEAN-USA. Lors de son entretien bilatéral avec Joe Biden, il a rappelé les positions de la Malaisie concernant la situation en Palestine.
24 • Une étude publiée par le think tank indépendant EMIR Research, basé à Kuala Lumpur, et reprise par de nombreux médias, évalue à environ 500 000 le nombre de Malaisiens très qualifiés expatriés, attirant l’attention sur l’accélération d’un phénomène, déjà identifié, de fuite des cerveaux concernant surtout les jeunes diplômés, notamment issus des minorités, mais pas seulement. Cette situation occasionnerait une perte annuelle de 2 % de croissance pour le pays, hors impacts plus qualitatifs.
JUIN 2022
10 • Le gouvernement approuve la proposition présentée par le ministre de la Justice, et réclamée depuis longtemps par les ONG de défense des droits humains, d’abolir l’application automatique de la peine de mort pour certains crimes, laissant désormais aux juges le soin de déterminer la sentence.
22 • Afin de lutter contre les effets de la hausse de l’inflation, Ismail Sabri Yaakob annonce le déblocage d’une enveloppe de 630 millions de RM (143 millions $ US), venant s’ajouter aux sommes déjà prévues dans le budget 2022 pour le mécanisme de soutien au pouvoir d’achat (BKM) destiné à aider les 40 % des Malaisiens aux revenus les plus modestes. Cette mesure suscite de nombreuses critiques quant à son montant, jugé insuffisant.
JUILLET 2022
16 • La révélation d’une crainte de pénurie d’œufs, dont l’offre domestique est en baisse, en parallèle d’une hausse des prix de vente et des coûts de production, marque les esprits et questionne les capacités du gouvernement à répondre aux problèmes du quotidien.
AOÛT 2022
20 • Le président du PAS, Hadi Awang, soulève une vague d’indignation en déclarant que les non-musulmans et les non-Bumiputera (donc sous-entendu les composantes chinoise et indienne de la population) sont « à l’origine de la corruption » et « forment la majorité des personnes impliquées dans la ruine politique et économique du pays ». Ces propos racistes amènent au dépôt de plusieurs plaintes, aboutissant à la convocation du dirigeant politique par la police.
SEPTEMBRE 2022
1er • Près d’une semaine après l’incarcération de son mari, Rosmah Mansor, l’épouse de l’ancien Premier ministre Najib Razak, est reconnue coupable de trois charges de corruption par la Haute Cour de Kuala Lumpur. Condamnée à dix ans de prison et à une amende de 970 millions de RM (216 millions $ US), elle fait appel de la décision. Elle reste par ailleurs poursuivie pour 17 autres chefs d’accusation de blanchiment d’argent et d’évasion fiscale.
19 • La publication des statistiques du commerce extérieur du mois d’août indique que la Fédération a enregistré une performance exceptionnelle avec une hausse de 56,7 % de son volume d’échanges par rapport à celui d’août 2021. Les exportations vers le Japon battent notamment un record mensuel de valeur, en partie lié à l’augmentation importante des livraisons de gaz naturel liquéfié.
23 • À l’issue de son procès, Zahid Hamidi, le président de l’UMNO, est jugé non coupable par la Haute Cour de Kuala Lumpur dans une affaire d’attribution faussée d’un marché public lorsqu’il était ministre de l’Intérieur, laissant planer la suspicion quant à des pressions exercées sur le jury. Il reste cependant poursuivi dans une autre procédure où il fait face à 47 chefs d’accusation pour abus de confiance, corruption et blanchiment d’argent.
30 • Sans faire d’annonce publique préalable, la Malaisie ratifie par la voie règlementaire le Comprehensive and Progressive Agreement for Trans-Pacific Partnership (CPTPP), accord de libre-échange qu’elle avait signé le 8 mars 2018. Elle rejoint ainsi l’Australie, le Canada, le Japon, le Mexique, la Nouvelle-Zélande, le Pérou, Singapour et le Vietnam. Parmi les pays signataires du texte, déjà en vigueur, Brunei et le Chili sont désormais les deux derniers à ne pas avoir encore procédé à sa ratification, tandis que d’autres sont candidats pour y être associés (Chine, Costa Rica, Équateur, Royaume-Uni, Taïwan). Le gouvernement espère de ces nouvelles opportunités d’affaires, en particulier sur les marchés du continent américain, une contribution lui permettant d’atteindre son objectif d’une hausse de 30 % du volume global du commerce extérieur de la Fédération à l’horizon 2030.
OCTOBRE 2022
05 • Une mise à jour des données du site gouvernemental malaisien COVIDNOW montre un ralentissement significatif de la vaccination contre le covid-19 dans la Fédération. Le taux de couverture de la population totale plafonne à 86,1 % s’agissant des personnes ayant reçu au moins une dose (99,4 % des adultes) et à 84,2 % pour celles avec un schéma vaccinal complet à deux injections (98,2 % des adultes). Il tombe à 49,7 % (68,8 % des adultes) concernant le premier rappel et à 1,6 % (2,2 % des adultes) pour le second. Le pays compte pourtant plusieurs millions de vaccins en stock, dont une part avec une date de péremption proche.
10 • À l’occasion de la Journée mondiale de la santé mentale, Khairy Jamaluddin, le ministre de la Santé, attire l’attention sur le constat d’une nette dégradation de l’état psychologique et psychique de la population consécutive à la pandémie de covid-19. Entre 2020 et 2021, il révèle qu’elle s’est notamment traduite par une hausse de 80 % du nombre de suicides et une multiplication par cinq des appels auprès de la ligne de détresse Mental Health and Psychosocial Support (MHPSS). En outre, les données disponibles des huit premiers mois de l’année 2022 n’ont pas montré de reflux de cette tendance.
25 • Le Haut-commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR) déplore le renvoi par la Malaisie de 150 demandeurs d’asile birmans dans leur pays plus tôt dans le mois, malgré les dangers qu’ils encourent. En juin, le rapporteur spécial des Nations unies sur la situation des droits humains en Birmanie avait pourtant salué les efforts de la Fédération pour tenter d’infléchir la politique de l’ASEAN sur le dossier de la crise birmane.
26 • La Malaisie perd une place dans l’Indice sur l’État de droit 2022, publié par le Word Justice Project (WJP), se classant au 55e rang mondial sur 140.
NOVEMBRE 2022
23 • Mahathir Mohamad annonce qu’il se met en retrait de la vie politique active pour se consacrer à l’écriture. À 97 ans, l’ancien Premier ministre et homme fort emblématique du pays (1981-2003 ; 2018-2020) s’était représenté dans son fief de Langkawi (Kedah) lors des élections législatives du 19 novembre. Cependant, comme l’ensemble des candidats de son parti (PEJUANG), faute d’alliances et de soutien populaire, il a essuyé une sévère défaite, la première dans un scrutin, et donc aussi la dernière, de sa longue carrière publique.
DÉCEMBRE 2022
06 • Anwar Ibrahim donne un caractère public à une rencontre avec l’un des fils de Recep Tayyip Erdogan en visite à Kuala Lumpur, envoyant par ce biais un message politique sur sa proximité avec le président turc, à destination de la communauté diplomatique, mais aussi de l’électorat malais musulman. Le Premier ministre entretient des liens personnels notoires avec le dirigeant de l’AKP, qui fut l’un des premiers dirigeants internationaux à lui adresser ses félicitations au cours d’une conversation téléphonique le jour de sa prise de fonction.
07 • Lors de l’élection partielle de Padang Serai (Kedah), le postulant de l’Alliance nationale, un ancien transfuge du parti d’Anwar Ibrahim, l’emporte largement. À l’inverse, pour celle de Tioman (Pahang), c’est le candidat de l’UMNO qui obtient une victoire facile dans ce bastion du parti. Les deux scrutins étaient organisés afin de pourvoir des sièges laissés vacants au moment du vote du 19 novembre en raison du décès pendant la campagne électorale des candidats initialement investis. Ces résultats n’ont pas révélé de variations tangibles des équilibres politiques depuis la nomination du nouveau gouvernement.
20 • Les conseils d’Anwar Ibrahim déposent une plainte pour diffamation contre Muhyiddin Yassin. Selon le dirigeant de l’Alliance nationale, il aurait bénéficié précédemment d’une rémunération annuelle abusive de 15 millions de RM (3,4 millions $ US) pour une fonction de conseiller économique de l’exécutif de l’État du Selangor, dirigé par l’Alliance de l’espoir. En réaction, le chef de l’opposition parlementaire Hamzah Zainuddin (BERSATU) déclenche une polémique en étrillant ces poursuites dans une intervention offensive lors de la première session de la nouvelle assemblée. Il met notamment en contraste la vacuité de la manœuvre politicienne par rapport au silence du gouvernement à l’endroit d’un article controversé et attentatoire à l’image du pays de l’agence de presse italienne Agenzia Nova tenant pour faits acquis les anciennes accusations, devenues des rumeurs persistantes, sur la bisexualité du Premier ministre (« Malaysia: first full-blown homosexual elected Prime Minister in an Islamic country », 24 novembre).
Portraits
Tun Tengku Maimun Tuan Mat, juge en chef de Malaisie
Tengku Maimun est née en 1959 dans l’État du Kelantan. Après l’obtention d’une licence de droit à l’Universiti Malaya en 1982, elle entre au service de l’autorité de développement du sud-Kelantan, puis du conseil territorial de la municipalité de Seremban (Negeri Sembilan), comme conseillère juridique. Elle intègre ensuite l’administration judiciaire, où elle gravit les échelons, avant de se voir confier en 2006 une position de juge (judicial commissioner). Rapidement promue, elle officie à partir de 2007 à la Haute Cour de Kuala Lumpur, puis de Shah Alam (Selangor), et rejoint la Cour d’appel de Malaisie en 2013.
Dans cette fonction, elle se distingue par des décisions indépendantes et progressistes très commentées. En 2016, par exemple, lors du procès en appel pour sédition de l’ancienne figure de l’opposition Karpal Singh, elle se désolidarise de ses deux autres collègues en charge du verdict en proposant l’acquittement. Dans une affaire de mineurs convertis à l’islam par leur mère contre la volonté de leur père bouddhiste, elle invalide un précédent jugement pour attribuer à ce dernier un droit de garde exclusif et annule le certificat de conversion. Elle a aussi fait partie, entre autres, du jury qui a autorisé les enfants illégitimes à porter le nom de leur père, ou de celui qui a condamné en 2018 la puissante entreprise publique d’électricité Tenaga Nasional pour négligence dans la maintenance d’un barrage.
Nommée à la Cour Fédérale en novembre 2018, dans le sillage de l’alternance parlementaire, elle accède à sa présidence par décret royal en mai 2019, sur proposition de l’ancien Premier ministre Mahathir Mohamad. Elle devient ainsi la première femme à occuper le poste de Chief Justice of Malaysia, la plus haute fonction de magistrat du pays. À ce titre, elle a dirigé en août 2022 la session qui a rejeté en dernière instance à l’unanimité le recours de Najib Razak contre sa condamnation dans l’un des volets du scandale financier de 1MDB.
Vantée pour ses qualités morales, mariée et mère de quatre enfants, Tengku Maimun incarne avec une force tranquille le processus de renouveau de la justice malaisienne, qui s’affranchit progressivement des contingences politiques. Elle s’est d’ailleurs exprimée publiquement en faveur d’une révision des prérogatives de l’exécutif dans la nomination des juges.
Tengku Zafrul Tengku Abdul Aziz, ministre du Commerce extérieur et de l’Industrie
Né en 1973, Tengku Zafrul est issu de la noblesse malaise non-régnante. Sa mère fut un temps la directrice générale de l’unité de planification économique, administration influente rattachée auprès du Premier ministre. Père de quatre enfants, il est marié à une princesse de second rang des familles royales du Selangor et du Negeri Sembilan. Alumni du prestigieux Malay College Kuala Kangsar, il achève sa scolarité dans un lycée privé en Angleterre, avant de poursuivre ses études supérieures à Bristol pour sa licence (économie et comptabilité), puis à l’Université d’Exeter en master (finance et management). Il complète ensuite son parcours universitaire à Pékin, où il obtient un second master en administration des affaires à l’École de finance de la Banque populaire de Chine (Tsinghua University).
De retour en Malaisie, il occupe divers postes d’analyste et d’administrateur dans le secteur financier, notamment au sein de la banque CIMB, dont il intègre la direction de la holding en 2015. En parallèle, il devient le principal actionnaire et gestionnaire d’une entreprise de finance en ligne. Des apparitions à la télévision, par exemple en 2007 comme « juré millionnaire » d’une émission de téléréalité de business, ou encore dans les publicités de sa société, lui font aussi acquérir une image de célébrité en col blanc.
En 2020, préalablement nommé sénateur, Tengku Zafrul accède à la fonction stratégique de ministre des Finances dans le cabinet de Muhyiddin Yassin, une première pour un novice en politique, et la conserve dans celui d’Ismail Sabri Yaakob. Lors des élections de novembre 2022, actant son engagement partisan, il est investi par l’UMNO dans une circonscription difficile du Selangor, où il est battu de peu. Il est cependant renommé au Sénat pour intégrer le nouvel exécutif, non sans en incarner les ambivalences démocratiques. En effet, décrié pour son affairisme, son maintien au pouvoir suscite des réserves et des interrogations, en dépit de sa légitimité de technocrate expérimenté. En fait, il est lié à la volonté du roi en raison de ses attaches avec les intérêts de l’aristocratie, confirmant le rôle public plus affirmé que celle-ci joue depuis quelques années. Transgressant une promesse de campagne, Anwar Ibrahim est néanmoins parvenu, à l’issue de tractations avec le palais, à s’arroger le cumul du portefeuille des Finances, dont il connaît l’étendue des leviers d’action pour en avoir déjà été titulaire par le passé. Il en a ainsi privé son encombrant allié, à défaut d’avoir été en mesure de l’écarter.
Arrêt sur image
Sorti sur les écrans le 23 juin 2022, le film malaisien Mat Kilau, kebangkitan pahlawan (Mat Kilau, l’éveil d’un héros) a battu tous les records d’audience dans le pays, ainsi que celui de la rentabilité pour une production cinématographique locale. Il a également rencontré un large public à l’étranger, au-delà du sud-est asiatique, une première à ce niveau pour une fiction malaisienne. Distribué par Netflix, il a par exemple été la cinquième œuvre de cinéma non-anglophone la plus vue de la plateforme la semaine du 12 septembre.
Commis par le jeune réalisateur populaire multirécompensé Syamsul Yusof, associé à un casting renommé, l’opus raconte de manière romancée l’entrée en rébellion, ainsi que les premiers faits d’armes, du célèbre résistant malais et maître spirituel Mat Kilau. Sa postérité mythifiée reste associée à l’épisode du soulèvement du Pahang (1891-1895) contre la présence coloniale britannique. Bon divertissement de genre, essentiellement dédié aux scènes de combat chorégraphiées saturées d’effets, le film a toutefois reçu un accueil critique très mitigé, du fait de son exposition de personnages caricaturaux, qui prend des libertés avec la réalité historique. Pour mieux sublimer ces personnages, le réalisateur insiste lourdement sur les dilemmes moraux posés aux Malais, que les valeurs islamiques viennent guider héroïquement sur le chemin de la vertu, tandis que les autres, dépeints avec des clichés douteux, ne sont comptables que des pires vilénies. Perçu comme une ode au nationalisme pro-malais, sa popularité a alimenté les conversations et conforté les ressentiments intercommunautaires dans un contexte déjà tendu. Signe de son impact, les inscriptions dans les clubs de silat, l’art martial exalté par son scénario, ont bondi dans son sillage.
Son succès interroge néanmoins, certains y voyant une catharsis bienvenue des passions haineuses, quand d’autres soulignent son caractère symptomatique d’une nostalgie malaise pour un passé idéalisé, orpheline de dirigeants charismatiques inspirants, dans un moment bousculé et aux changements rapides qui suscite beaucoup d’inquiétudes.
Notes de bas de page
1 David Delfolie, 2022, « Malaisie : un faux air d’épilogue politique à l’ombre de la pandémie », in Christine Cabasset et Jérôme Samuel (dir.), L’Asie du Sud-Est 2022. Bilan, enjeux et perspectives, Bangkok, IRASEC, p. 290-319.
2 Hadi Azmi, « Malaysian PM Ismail Sabri Yaakob’s government under fire over slow response to worst floods in recent memory », South China Morning Post, 20 décembre 2021.
3 Nile Bowie, « Justice served: Najib is finally going to jail », Asia Times, 23 août 2022.
4 L’usage désormais courant de cette formule de déférence familière pour désigner l’ancien Premier ministre fait référence à l’un de ses tweets dans lequel, s’adressant aux Malaisiens pour répondre à ses accusateurs, il s’interrogeait : « De quoi devrais-je avoir honte, chef ? » (apa malu bossku). Un dessin, caricaturant une célèbre photo de lui sur une moto, agrémenté de la phrase sous la forme d’un graphe, est devenu viral sur les réseaux sociaux en 2019 et a popularisé l’expression.
5 Joanne Lin, « Commentary: Why does Malaysia want to make Malay as an official ASEAN language? », Channel News Asia, 7 avril 2022.
6 Ram Anand, « Malaysia to hold general election on Nov 19 », The Straits Times, 21 octobre 2022.
7 Outre une part importante de nouveaux candidats, cette élection a été marquée par la défaite de nombreuses figures politiques (Nurul Izzah Anwar, Zuraida Kamaruddin, Azmin Ali, Kamaruddin Jaafar, Hatta Ramli, Khalid Samad, etc.), sans parler de la plus emblématique, celle de Mahathir Mohamad.
8 L’Alliance nationale a par exemple réalisé un grand chelem dans le Perlis, le Kelantan et le Terengganu, et n’a manqué que d’un siège pour accomplir cette performance dans le Kedah. De même, symboliquement, elle a ravi à l’UMNO la circonscription de la capitale fédérale Putrajaya, surtout peuplée de fonctionnaires malais.
9 L’Alliance de l’espoir a remporté 10 des 11 sièges en jeu à Kuala Lumpur.
10 Pour consulter l’ensemble des données de l’élection (résultats détaillés, statistiques diverses, etc.), voir avec intérêt le site édité par le quotidien The Star (https://election.thestar.com.my).
11 Perlis, Kedah, Kelantan, Terengganu, Penang, Selangor et Malacca. Le Front national n’est arrivé en tête en nombre de sièges que dans le Negeri Sembilan (5 sur 8), et en voix dans le Pahang.
12 En dépit de sa popularité et de sa stature, ce fut le cas par exemple de Khairy Jamaluddin, contraint par Zahid Hamidi, dont il est l’un des opposants les plus critiques, à quitter son fief du Negeri Sembilan pour se présenter à Sungai Buloh (Selangor), un bastion de l’Alliance de l’espoir où il a été battu, malgré un score serré.
13 Les partisans de l’Alliance de l’espoir ne sont pas en reste non plus. Pendant la campagne électorale, parmi d’autres, une vidéo détournant les dialogues de la célèbre scène du bunker du film La chute (2004), qui dépeignait Zahid Hamidi sous les traits du leader du iiie Reich, déconnecté de la réalité et furieux envers ses lieutenants du déraillement de la tournure des événements, est devenue douteusement virale.
14 Zarrah Morden, « PM Anwar wants review of Pulau Batu Puteh case for ‘more meaningful’ talks with Singapore », Malay Mail, 14 décembre 2022.
15 P. Prem Kumar, « Malaysia’s Q3 GDP grew 14.2%, highest in over a year », Nikkei Asia, 11 novembre 2022.
16 « Malaysia’s exports jump 25 pct in 2022 to RM1.6 trillion in record-breaking trade performance – MITI », Bernama, 18 janvier 2023.
17 Le taux de chômage en Malaisie s’établissait à 3,6 % en octobre 2022 (Department of Statistics Malaysia).
18 Le taux de chômage des moins de 25 ans était toujours d’environ 10 % fin 2022, selon une déclaration du Premier ministre devant la chambre basse du parlement le 20 décembre 2022.
19 Symboliquement, il a fait apparaître la mention du « coût de la vie » dans le titre d’un domaine ministériel de son cabinet (Ministry of Domestic Trade and Cost of Living / Kementerian Perdagangan Dalam Negeri dan Kos Sara Hidup).
20 Mohamed Basyir, « Khairy: Suicidal cases due to mental health problem in Malaysia worrying », The New Straits Times, 10 octobre 2022.
21 Le terme Bumiputera (« fils du sol » en malais) est un terme très politique qui désigne les populations du pays considérées comme autochtones. Il renvoie essentiellement au groupe majoritaire des Malais musulmans, aux Orang Asli (aborigènes) et aux descendants portugais de la Malaisie péninsulaire, ainsi qu’aux ethnies indigènes des territoires de Bornéo (Dayak, Bidayuh, etc.).
Auteur
David Delfolie est enseignant et chargé de mission Inclusion à Sciences Po Lille. Il est aussi codirecteur de l’Institut Pondok Perancis (Kuala Lumpur), chercheur associé à l’IRASEC et membre du comité éditorial de la revue Moussons. Parmi ses publications, on peut citer « La stratégie malaisienne d’optimisation diplomatique avec la Chine » (Revue diplomatique, 2021), « Décentrer le regard sur les “Printemps arabes” à partir de l’expérience de l’Asie du Sud-Est » (Le jeu de l’oie, 19, 2021), « Quand l’espace public se met au diapason. La politisation sonore en Malaisie, entre enjeux idéologiques et clivages partisans » (Politiques de communication, hors-série 1, 2017), ainsi que Malaisie-Chine : une « précieuse » relation (Carnets de l’IRASEC, 2016) avec Nathalie Fau et Elsa Lafaye de Micheaux, avec lesquelles il a également codirigé l’ouvrage collectif Malaisie contemporaine (IRASEC-Les Indes savantes, 2022).
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