Cambodge
Acrobaties diplomatiques sur fond de pandémie
Cambodia - Diplomatic acrobatics in time of pandemic
p. 204-229
Résumé
While Cambodia was not directly affected by the Covid-19 pandemic in the former year, 2021 saw the first death from the virus. Sanitary measures were reinforced with little attention to human rights in the isolation of positive cases in prison-like camps. The economic situation started to unravel due to the absence of the tourist, and different kinds of trafficking appeared, including smuggling across the Thai border or the abuse of foreigners as online workers for illegal money-grabbing on social media. While Cambodia celebrated the 30th anniversary of the Paris Peace Agreements, which had put an end to the civil war, critics called out the lack of application of a multiparty democratic system agreed upon by all parties in 1991. These criticisms as well as the authorities’ close links with China are an embarrassment to Cambodia in the year of its ASEAN Chairmanship in 2022.
Entrées d’index
Mots-clés : Pandémie, Accords de paix de Paris, Système multipartite, Diplomatie, ASEAN, Cambodge
Keywords : Pandemic, Paris Peace Agreements, Multiparty system, Diplomacy, ASEAN, Cambodia
Texte intégral
1Si en 2020 le Cambodge a semblé échapper à la pandémie de Covid-19, l’année 2021 a fait entrer le Royaume dans la crise sanitaire. Cette entrée plus tardive que le reste du monde dans la pandémie a permis au pays de se préparer au mieux de ses modestes moyens et de lancer la campagne vaccinale. L’épidémie s’est propagée rapidement à partir de février 2021, entraînant des mesures sanitaires plus drastiques encore que celles adoptées jusque-là. Comme partout ailleurs, l’économie du pays s’est trouvée paralysée par les restrictions de déplacement, d’autant que l’absence de protection sociale rend les Cambodgiens particulièrement vulnérables.
2L’actualité politique, économique et sociale a donc été largement éclipsée par la pandémie ; en revanche, sur le front diplomatique, le Cambodge s’est livré à un numéro d’équilibriste auquel il est désormais habitué : mettre en scène l’étroitesse des relations avec la Chine, ménager ses partenaires de l’ASEAN, continuer d’ignorer les remontrances des pays occidentaux, donateurs et impor-tants partenaires commerciaux, en s’éloignant du modèle démocratique et multipartite que ceux-ci voudraient voir davantage respecté. Le Cambodge se préparant à assumer la présidence tournante de l’ASEAN, l’attention internationale s’accroît. Le Premier ministre Hun Sen espère d’ailleurs profiter de cette occasion pour faire valoir un modèle cambodgien de réussite économique et de résolution des conflits, et ainsi se présenter comme un interlocuteur incontournable.
La pandémie fait irruption dans le Royaume
Le Cambodge déplore son premier mort après plus d’un an de sursis
3L’année 2021 commence dans un climat plus serein qu’ailleurs dans le monde : il n’y a pas de contamination locale de grande ampleur. Au 31 janvier 2021, le pays ne compte toujours aucun décès de la Covid-19 et seuls 465 cas au total ont été détectés, parmi lesquels beaucoup de voyageurs arrivant de l’étranger. Dans la presse internationale, le Royaume fait figure de « bon élève » ayant réussi à dompter l’épidémie grâce à des mesures de contrôle de ses frontières et une stricte application des gestes barrières. Ces explications, déjà peu convaincantes1, ont été remises en question par l’apparition du variant anglais en février 2021, puis du variant Delta, dont la rapide propagation et l’impossibilité à identifier un « patient Zéro » montrent bien que le Cambodge ne peut être sanctuarisé face à une pandémie, quelles que soient les précautions.
4Le 20 février 2021, deux ressortissantes chinoises qui s’étaient évadées de leur hôtel de quarantaine sont testées positives à la Covid-19 alors qu’elles ont fréquenté de nombreux lieux publics à Phnom Penh et Sihanoukville. C’est le point de départ d’une contamination de grande ampleur, due au variant anglais. Dès le 23 février, la capacité maximale d’accueil des hôpitaux de la capitale est atteinte. Le nombre de cas quotidiens augmente rapidement, le 16 mars le pays passe la barre des 100 cas positifs détectés, le pic de contaminations est atteint le 30 juin avec 1 130 cas positifs. Ces chiffres paraissent bien faibles en comparaison avec les millions de cas quotidiens enregistrés ailleurs dans le monde, mais dans le petit Royaume de 14 millions d’habitants, cette croissance exponentielle inquiète en raison des faibles capacités de soin du pays. Fin novembre 2021, l’OMS estime que seuls 1 600 lits sont disponibles pour accueillir des patients Covid. Dans tout le pays, 79 hôpitaux et 149 centres de santé sont recensés et le nombre total de respirateurs artificiels d’environ 1 000 unités. Les dirigeants savent donc qu’une partie des malades qui pourraient être sauvés perdront néanmoins la vie faute de soins appropriés.
5Le premier mort officiel de la Covid-19 est à déplorer le 11 mars 2021. Les chiffres des décès, publiés ensuite quotidiennement dans la presse, sont regardés avec une certaine angoisse par la population, notamment parce qu’on compte une part importante de patients assez jeunes et sans problème de santé connu. La mort de plusieurs enfants et nouveau-nés conforte l’État dans sa décision de maintenir les écoles fermées. Des mesures drastiques sont adoptées pour freiner l’épidémie : un couvre-feu puis un confinement de deux semaines sont décrétés en avril, essentiellement dans la capitale et sa banlieue, ainsi qu’à Poï Pet dans la zone frontalière avec la Thaïlande, et dans certains districts de la province côtière de Sihanoukville. Dans la capitale, le confinement est strict et appliqué avec un zèle sans égal par les forces de police qui patrouillent dans la ville, armées de longs bâtons en rotin pour inciter les citadins à rentrer chez eux, n’hésitant pas à frapper les badauds trop lents ou les sans-domiciles pour les contraindre à s’installer ailleurs que dans la rue. Cette répression aveugle et violente est filmée et diffusée sur les réseaux sociaux, les images font le tour du monde. Le gouverneur de Phnom Penh cautionne ces pratiques, déclarant à la presse que l’usage de la force policière est légitime pour sanctionner les citoyens qui ne respectent pas les règles, tout comme les parents se doivent de punir leurs enfants désobéissants2, justifiant en une même phrase l’infantilisation des citoyens et la maltraitance parentale.
6La capitale est ensuite divisée en zones jaunes, oranges et rouges, les plus affectées subissant un confinement plus sévère et plus long. Il y est interdit de sortir de chez soi excepté en cas d’urgence vitale. Même l’approvisionnement alimentaire n’est pas autorisé, de sorte que ceux qui n’avaient pas anticipé (les mesures étant toujours annoncées avec application immédiate) et n’ont pas constitué de réserves suffisantes sont contraints d’enfreindre les règles, à leurs risques et périls, pour aller glaner un peu de riz chez leurs voisins3. Des manifestations éclatent aux frontières de ces zones rouges, pour réclamer un réapprovisionnement d’urgence de ces quartiers4. En septembre, c’est au tour de la ville de Siem Reap d’expérimenter le confinement total puis sélectif dans les quartiers « rouges », suivi d’un couvre-feu nocturne.
7Enfin, à mesure que la vaccination progresse, les restrictions de déplacements sont levées et les zones de couleur disparaissent. Début novembre, le Premier ministre Hun Sen annonce la fin de toute entrave aux déplacements intérieurs et le rétablissement des visas de tourisme, suspendus depuis mars 2020. La quarantaine est levée mi-novembre pour toute personne vaccinée afin de faciliter le retour des touristes et la reprise économique.
Une campagne de vaccination d’une efficacité hors pair
8Ces assouplissements sont le fruit d’une campagne de vaccination d’une rapidité et d’une efficacité qui témoignent du volontarisme du gouvernement et de la docilité d’une population habituée à obtempérer aux directives sanitaires. Mi‑janvier 2021, une première cargaison de vaccins Sinopharm est offerte au Royaume par la Chine, son puissant et indéfectible allié. Le 11 février, la campagne de vaccination est lancée. Hun Manet, le fils ainé du Premier ministre, est photographié l’aiguille dans le bras afin d’encourager les Cambodgiens à se rendre dans les centres de vaccination. Le caractère volontaire de la vaccination est d’ailleurs tout à fait illusoire : les fonctionnaires sont menacés de destitution en cas de refus et les résidents des différentes zones rouges du pays sont soumis à l’obligation vaccinale. De manière générale, les patients ne remettent jamais en cause un avis médical, exprimé par des soignants aux compétences pourtant parfois douteuses tant le niveau de formation du personnel médical reste bas. Aussi, la campagne vaccinale progresse rapidement : le 28 août, le Cambodge compte 10 millions de vaccinés, soit 64 % de la population totale, incluant les adolescents. Fin septembre, les enfants à partir de 6 ans sont également concernés. Le ministère de la Santé annonce fièrement le 25 octobre avoir vacciné « plus de 100 % » des enfants de 6 à 12 ans5, signifiant que les chiffres du recensement de 2019 sont caducs ou erronés et reflétant une adhésion massive des parents aux directives gouvernementales. Afin de renforcer l’efficacité des incitations vaccinales, un passe sanitaire est également mis en place et exigé dans les commerces du pays début octobre.
Doctrine de la « nouvelle normalité » : le Cambodge apprend à vivre avec l’épidémie
9Après avoir testé tous les dispositifs de prévention contre la Covid-19 déjà expérimentés ailleurs, les autorités sanitaires passent d’une volonté illusoire de contrôle total de l’épidémie (alors qu’en 2020 les écoles restaient fermées tant que le nombre de cas quotidien n’était pas nul pendant plusieurs semaines consécutives) à l’espoir d’une normalisation rapide de la vie quotidienne pour permettre un redémarrage économique et touristique à partir du mois de septembre. La doctrine d’une nouvelle normalité (en anglais « new normal ») qui suit une crise consiste à accepter qu’un retour à la situation antérieure soit impossible et à se conformer aux nouveaux standards, c’est-à-dire un nombre quotidien de cas de Covid-19 bas mais non nul. Les masques ne disparaissent pas, les gestes barrières demeurent, cependant les commerces rouvrent, ainsi que les établissements scolaires. Insatisfait du nombre élevé de contaminations, le Premier ministre décide début octobre de mettre un terme aux dépistages systématiques à l’aide de tests antigéniques rapides pour ne plus comptabiliser que les résultats des tests PCR. Le Royaume envisageant sa réouverture, la solution pour que les contaminations diminuent semble donc être de réduire le nombre de tests. La logique est imparable et dès le lendemain les contaminations quotidiennes chutent drastiquement, comme on peut le voir sur le graphique ci-dessous.
10Au 31 décembre 2021 le site Worldometer, qui a assuré le décompte des cas positifs et décès à l’échelle internationale durant la pandémie, recensait 120 000 cas de Covid-19 au Cambodge au total depuis le 15 février 2020 et 3 000 décès directement imputables au virus.
Plus la pandémie progresse, plus les droits de l’homme reculent
Enfermement des cas positifs et obligation de soins
11Dans sa volonté de contrôler l’épidémie, le gouvernement cambodgien a ouvert des centres de quarantaine dans lesquels ont été envoyés tous les cas positifs au Coronavirus asymptomatiques ou ne nécessitant pas de prise en charge médicale. En fait de camps de quarantaine, ces lieux ressemblent davantage à des centres pénitentiaires tant les conditions de vie y sont spartiates et les règles draconiennes : de vastes dortoirs collectifs dans lesquels les lits de camp sont alignés à proximité les uns des autres, les repas frugaux, la promiscuité, les sanitaires crasseux, les distractions inexistantes. En province, l’hébergement est encore plus rustique puisqu’en fait de lit les patients ne reçoivent qu’une natte. Dans ces grands espaces collectifs, dormir est un défi : des enfants en bas âge pleurent d’ennui sans cesse, la lumière reste parfois allumée la nuit pour faciliter les déplacements des équipes médicales, le manque d’activité en journée rend le sommeil léger. Dans certains centres, il a été signalé que les équipes médicales distribuent des anxiolytiques sans préciser aux patients de quoi il s’agit, peut-être pour assurer la tranquillité des lieux ou en guise de traitement expérimental. La plupart des patients ayant l’habitude d’obtempérer aux directives médicales prennent le traitement sans poser de question et passent ainsi le plus clair de leur temps à dormir. À partir du mois de décembre les équipes médicales mettent en place un traitement à base de vitamines, d’un antibiotique générique et d’un antiviral, le Molnupiravir, protocole encore en phase d’essais cliniques, administré à des patients asymptomatiques. Questionner ou remettre en cause les autorités sanitaires n’est pas acceptable au Cambodge. La loi anti-covid de mars 2021 criminalise la contagion et prévoit des peines d’emprisonnement pour les personnes reconnues coupables d’avoir « volontairement répandu le virus » en ne respectant pas les mesures sanitaires imposées6.
Passeurs et esclavagistes exploitent la misère
12La frontière khméro-thaïlandaise a été particulièrement surveillée ces derniers mois en raison des nombreux franchissements légaux et illégaux qui ont eu lieu dans un sens puis dans l’autre. En mars 2020, lorsque la pandémie débutait, un grand nombre de travailleurs cambodgiens (le chiffre de 210 000 a été évoqué dans la presse) ont fui la Thaïlande pour retrouver leur terre natale. Les autorités ont eu à réguler les flux, organisant en urgence des centres de test et d’isolement, accroissant la vigilance face à ceux qui entreprenaient d’échapper à la quatorzaine en traversant discrètement la frontière. Ces retours massifs ont donné lieu à de vives inquiétudes côté cambodgien, d’autant que le gouvernement croyait encore pouvoir faire du pays un sanctuaire grâce à sa stratégie de contrôle strict des entrées. À mesure que la pandémie s’est installée et que les difficultés économiques se sont accumulées, la situation s’est inversée et les Cambodgiens essayant d’entrer illégalement en Thaïlande pour y trouver du travail sont devenus plus nombreux que ceux qui en partent. Les migrants illégaux ont recours à des passeurs pour se frayer un chemin dans la jungle frontalière et échapper à la vigilance des forces de police thaïlandaises, qui parviennent toutefois à intercepter des dizaines de personnes chaque semaine7. La traversée n’est pas sans risque puisque certains y perdent la vie en marchant sur une mine, et qu’en cas d’arrestation par les autorités les contraventions sont lourdes. Depuis le début de la pandémie, quelque 30 000 migrants illégaux ont été rapatriés au Cambodge depuis la Thaïlande8. Cette situation reflète le désespoir de travailleurs qui ont perdu leur emploi dans un contexte de crise prolongée, sans protection sociale. Privés de source de revenus, ceux qui n’ont pas de terres à cultiver en attendant la fin de la crise sont contraints de tenter la traversée pour répondre à leurs besoins vitaux.
13La crise sanitaire fait d’autres victimes de profiteurs parfois très organisés. C’est ce qu’a révélé une enquête de l’agence Reuters en septembre 2021, mettant au jour un aspect sinistre de l’implantation chinoise à Sihanoukville : une véritable traite de travailleurs, majoritairement étrangers, réduits en esclavage par une organisation mafieuse9. Sur fond de pandémie, l’entreprise China Project propose des emplois attractifs à des étrangers ayant perdu leur travail et à des touristes dont le séjour a été prolongé de manière inattendue par les restrictions sanitaires, qui cherchent un moyen de se reconstituer un capital financier avant de repartir. Le critère principal de recrutement est un bon niveau d’anglais car ces travailleurs sont destinés à monter des escroqueries sur les réseaux sociaux. Se créant de faux profiles sur Whatsapp, WeChat, Tinder ou Facebook, les travailleurs sont contraints de séduire des internautes naïfs pour les inciter à investir dans des placements financiers frauduleux. Ces esclaves n’ont pas le droit de sortir du bâtiment dans lequel ils sont enfermés, les passeports sont confisqués et des mauvais traitements sont infligés à ceux qui refusent de coopérer ou dont les gains quotidiens sont en dessous des objectifs fixés (mise au cachot, privation de nourriture, violences)10. Ce réseau sordide est partiellement démantelé après une intervention de l’ambassade d’Indonésie qui a réussi à faire libérer 41 de ses ressortissants en octobre11. Cette affaire a été suivie de plusieurs autres dans les mois suivants : après avoir mis en lumière ce type de trafic, des cas similaires de traite d’étrangers ont été révélés ailleurs à Sihanoukville et à Phnom Penh à la suite d’interventions de police. En novembre, une centaine de travailleurs thaïlandais sont libérés d’un autre gang12.
Les accords de paix de Paris pour le Cambodge : 30 ans après, que reste-t-il ?
L’État cambodgien se félicite de sa politique « gagnant-gagnant »
14Date marquante de l’histoire récente du Cambodge, la signature des accords de paix de Paris de 1991 a été célébrée par le gouvernement en comité restreint13, sans représentation des principaux pays signataires des accords. Parmi ceux-ci, plusieurs se sont contentés de messages célébrant l’anniversaire, tout en rappelant de manière plus ou moins subtile que les accords visaient à instaurer une démocratie multipartite, modèle dont le pays n’a cessé de s’éloigner depuis les élections législatives de 2013 à l’issue desquelles le principal parti d’opposition avait obtenu un résultat historique, entraînant son interdiction quatre ans plus tard en prévision des législatives suivantes. Représentante d’un des États ayant participé au processus de paix, la ministre des Affaires étrangères australienne exprime avec fermeté ses inquiétudes quant à la détérioration des droits fondamentaux et de la liberté d’expression dans le Royaume à l’occasion de cet anniversaire, évoquant notamment l’interdiction du principal parti d’opposition et les arrestations d’activistes de la société civile14. Dans un long entretien accordé à Voice Of America, Gareth Evans, ancien ministre australien des Affaires étrangères, qui fut un acteur majeur de la signature des accords de paix de Paris, a également fait le constat d’un recul des droits de l’homme et de la liberté d’expression. Il regrette que « Hun Sen ait instauré une autocratie […] avec l’interdiction de partis politiques, la répression contre les chefs de l’opposition, des violences et même des assassinats »15, estimant que la communauté internationale n’est pas restée suffisamment attentive à la transition démocratique après 1991.
15Sourd à ces critiques, le gouvernement cambodgien se félicite des trente années de paix, que le Premier ministre présente comme le résultat de sa politique « gagnant-gagnant ». Dans un exercice de réécriture historique, Hun Sen estime en effet avoir été l’artisan des accords de Paris permettant aux quatre camps opposés (le gouvernement qu’il incarnait, le parti royaliste derrière Sihanouk, les Républicains et les Khmers Rouges) de cesser le feu et d’accepter l’organisation d’élections démocratiques sous tutelle de l’ONU. Selon lui, le maintien de cette doctrine « gagnant-gagnant » aura permis de garantir aux Cambodgiens depuis 30 ans la paix et la stabilité grâce à trois piliers : la sécurité, la croissance économique et la propriété16. Cette formule est omniprésente dans les discours de Hun Sen, qui a d’ailleurs fait ériger un monument pour rendre hommage à cette doctrine : le « win-win Memorial » inauguré en 2018 dans la banlieue de Phnom Penh. Alors que le Cambodge s’apprêtait à prendre la présidence tournante de l’ASEAN, le Premier ministre a d’ailleurs remis en avant sa doctrine « gagnant-gagnant » comme modèle, conseillant aux dirigeants birmans de s’en inspirer pour ouvrir des négociations et permettre un retour de la paix17.
L’opposition dénonce un régime à parti unique et la répression des opposants se poursuit
16Pourtant, à Paris et Montréal, les voix de l’opposition en exil se sont fait entendre à l’occasion de cet anniversaire en organisant des manifestations dénonçant une démocratie volée. Depuis l’étranger, les anciens leaders du Cambodian National Rescue Party ont animé des rassemblements de membres de la diaspora plutôt favorable à l’opposition. Sam Rainsy a prononcé un discours en français et en khmer place de la République à Paris pour réclamer une application « réelle et entière des accords de Paris », « des élections authentiques, libres, honnêtes, et ouvertes à tous les partis politiques », critiquant le fait que « Hun Sen choisit ses opposants », signifiant par-là que seuls les partis d’opposition très minoritaires sont autorisés à présenter leurs candidats. À Montréal, Mu Sochua a réuni une cinquantaine de manifestants pour alerter le gouvernement canadien, en tant que signataire des accords de Paris en 1991, sur les modalités d’organisation des futures élections locales de 2023.
17Ces mobilisations rappellent qu’une bonne partie de l’opposition politique cambodgienne est désormais en exil ; qu’il s’agisse des principaux dirigeants comme de simples militants, beaucoup ont choisi de fuir pour échapper à la répression. Peines de prison et assassinats sont des menaces qui pèsent toujours sur les voix discordantes afin de les faire taire. Cette année, des opposants politiques et des militants écologistes ont de nouveau été condamnés à de lourdes peines de prison. La presse étrangère s’est particulièrement émue de l’arrestation d’un adolescent autiste suite à une conversation politique houleuse sur l’application Telegram18. Les parents du garçon de 16 ans sont des opposants politiques notoires : son père, Kak Komphear, est un ancien membre du CNRP, en prison depuis juin 2020, et sa mère se présente comme une activiste des droits de l’homme. Bien que mineur, Sovann Chhay a été placé en détention provisoire sans droit de visite en dehors de son avocat. La disproportion entre les faits qui lui sont reprochés et l’accusation portée d’« incitation et insulte envers un représentant de l’État » s’ajoute au fait qu’aucun compte n’a été tenu de son âge et de son handicap. Le 1er novembre, le verdict tombe : Sovann Chhay est condamné à huit mois de détention dont quatre avec sursis. Ayant déjà effectué la moitié de sa peine, l’adolescent est libéré sous contrôle judiciaire.
Le Cambodge tente de peser sur la scène internationale
Le bras de fer continue avec les États-Unis au sujet de la base militaire de Ream
18Le Wall Street Journal révélait en 2019 qu’un bâtiment financé par l’aide américaine dans la base militaire de Ream avait été détruit par les autorités cambodgiennes, sans doute pour laisser place à des installations financées par la Chine, provoquant de nombreuses protestations de la part des États-Unis19. De nouvelles images satellites ont révélé que des travaux de dragages étaient entrepris20 afin de permettre un accès à de plus gros navires, renforçant les soupçons d’un accord secret entre Phnom Penh et Beijing. Le ministre cambodgien de la Défense, le Général Tea Banh, a fini par reconnaître le soutien logistique et financier de la Chine dans ces aménagements, tout en affirmant que les installations seraient ensuite ouvertes à « d’autres pays que la Chine », sans préciser lesquels.
19En juin 2021, lors de la visite de la secrétaire d’État adjointe des États-Unis, Wendy Sherman a insisté sur la nécessaire indépendance du Cambodge vis-à-vis de la Chine. Plus tard, en octobre, le porte-parole de l’ambassade américaine a demandé au gouvernement de faire preuve de plus de transparence au sujet de nouvelles constructions révélées par des images satellites. En novembre, l’administration américaine a pris des sanctions à l’encontre de deux hauts dirigeants cambodgiens soupçonnés de corruption en lien avec le financement chinois de la base. Un embargo sur les armes à destination du Royaume et des restrictions d’exportations ont également été décidés par l’administration Biden en décembre 2021. Dans une de ses publications sur Facebook au ton irrévérencieux, dont il est coutumier, Hun Sen n’a pas hésité à railler cet embargo symbolique qui confirme sa volonté de ne pas acheter d’armes aux États-Unis et a demandé à ses troupes de se débarrasser de tout matériel militaire américain. Plus généralement, le gouvernement dénonce une interférence inacceptable dans sa politique intérieure et une violation de sa souveraineté nationale.
20La question plus large de la domination chinoise en mer de Chine méridionale se pose21, suscitant une attention un peu artificielle sur la modeste base qu’est Ream, qui ne justifie pas nécessairement les inquiétudes affichées par les États-Unis22. Chacun semble adopter une posture avant tout diplomatique, déconnectée des enjeux militaires réels : le Cambodge entretenant la tension peut-être pour faire monter les enchères de l’aide apportée par ses puissants soutiens, la Chine cherchant à marquer son territoire en prouvant que sa marine peut prendre pied où elle l’entend, et les États-Unis ayant surtout à cœur de continuer de jouer un rôle dans la diplomatie sud-est asiatique malgré la suprématie chinoise. Pourtant, aucun de ces acteurs n’a intérêt à ce que la pression autour de la base de Ream monte d’un cran, et certainement pas le Cambodge pour qui les États-Unis représentent encore le premier débouché pour ses produits manufacturés.
21En revanche, le voisin vietnamien voit d’un très mauvais œil la Chine renforcer ses positions en raison du long conflit qui les oppose au sujet des îles Paracels et Spratleys. Décision qui apparaît comme une réponse à l’implantation chinoise à Ream, l’armée vietnamienne a créé début juin une nouvelle unité marine stationnaire dans le Golfe de Thaïlande destinée à patrouiller à proximité de la frontière cambodgienne23.
La présidence cambodgienne de l’ASEAN en 2022
22La passation de la présidence de l’ASEAN entre Brunei et le Cambodge, entrée en vigueur début janvier 2022, s’est faite fin octobre lors du 38e Sommet (virtuel). Durant ce sommet, Hun Sen a longuement présenté les enjeux économiques auxquels l’ASEAN aura à faire face durant la présidence cambodgienne de l’année 2022, afin d’assurer un retour à la normale post-pandémie. D’autres enjeux de taille se présenteront, notamment dans des dossiers sur lesquels la position cambodgienne n’est pas partagée par les autres pays aséaniens : la présence chinoise en mer de Chine méridionale, évoquée plus haut, et l’évolution de la situation birmane. Sur ces deux sujets, le Cambodge peinera à rallier ses partenaires durant sa présidence : sa proximité avec la Chine a déjà valu au Royaume des critiques de ses partenaires. Le Laos et le Cambodge sont généralement vus comme de véritables vassaux de Pékin. La Chine représente le premier investisseur étranger au Cambodge et l’endettement public à son égard est élevé (25 % du PIB).
23Quant à la position cambodgienne au sujet de la Birmanie, nul doute que Hun Sen aura à cœur, durant ce mandat, d’éviter les remontrances envers la junte, et mettra en avant le nécessaire respect de la souveraineté nationale. Le coup d’État en Birmanie a poussé l’ASEAN à ne pas convier le dirigeant de la junte, Min Aung Hlaing, au Sommet d’octobre 2021. Le Cambodge joue les équilibristes sur ce dossier, affirmant rester proche de la position générale de l’ASEAN, tout en ménageant la junte birmane, ce qui a conduit à son abstention lors du vote le 18 juin d’une résolution de l’ONU condamnant le coup d’État. Le Premier ministre s’est rendu au Myanmar en janvier 2022 pour y rencontrer Min Aung Hlaing, devenant le premier dirigeant étranger à effectuer une visite officielle en Birmanie depuis le coup d’État24. Sans tenir compte des vives critiques qui l’accusent de légitimer un gouvernement putschiste et de mener une diplomatie cavalière et unilatérale, Hun Sen a expliqué vouloir faire progresser la paix par le rappel du “consensus en cinq points” adopté par l’ASEAN en avril 2021 appelant à un cessez-le-feu. Le Premier ministre cambodgien a surtout insisté sur l’aspect humanitaire de la crise pour persuader que toute sanction à l’encontre du pays toucherait avant tout le peuple birman. Ce voyage, entrepris sans concertation avec les partenaires de l’ASEAN, montre que le Premier ministre entend assumer de façon très personnelle la présidence de l’association. Il a en effet d’ores et déjà affirmé que le général Min Aung Hlaing devrait être autorisé à représenter le Myanmar lors du prochain Sommet qui se déroulera à Phnom Penh fin 2022.
24Cherchant également à accroître son influence sur la scène internationale, Hun Sen communique au début de l’année 2022 sur l’adhésion à l’ASEAN du Timor oriental, pays candidat depuis dix ans. Ce serait une grande victoire diplomatique pour le Cambodge de parvenir à finaliser ce dossier durant sa présidence.
25Toutefois, la politique intérieure cambodgienne pourrait nuire au rayonnement de l’ASEAN qui a gagné en respectabilité au fil des décennies. Les critiques répétées de l’Union Européenne et des États-Unis au sujet des droits de l’homme et de la persécution de toute opposition politique feront du Cambodge un président embarrassant sur la scène internationale. À moins que le rôle du pays en 2022 n’amène le gouvernement à se montrer plus souple, comme semble le montrer la libération, mi-novembre, de 18 activistes des droits humains et militants écologistes25. Dans le même temps pourtant, deux anciens membres de l’opposition qui se trouvaient en Thaïlande ont été expulsés vers le Cambodge où ils font face à de lourdes accusations. Une décision vivement critiquée par le groupe des parlementaires de l’ASEAN pour la défense des droits de l’homme26. Certains analystes craignent ainsi que la politique intérieure et extérieure cambodgienne n’incite le président américain Joe Biden à décliner l’invitation au prochain Sommet de l’ASEAN qui devrait avoir lieu à Phnom Penh en novembre 202227. Le consensus, qui est une caractéristique de l’ASEAN, risque donc d’être mis à mal durant la présidence cambodgienne.
Le Cambodge souhaite passer de pays aidé à pays aidant
26Probablement dans la perspective de la présidence de l’ASEAN, le Royaume a fait en 2021 plusieurs dons substantiels à ses voisins au titre de l’aide contre la pandémie de Covid-19. Le Laos, le Vietnam et la Birmanie ont ainsi bénéficié de dons de vaccins, d’équipements médicaux ou de financements. Le don de 20 respirateurs artificiels à la Birmanie interroge car le Cambodge dispose lui-même d’un nombre insuffisant de ces équipements pour prendre en charge tous ses malades, dont nombre d’entre eux décèdent faute de soins. Le pays cherche donc à acquérir une image de pays donateur quitte à apporter un soutien officiel à la junte birmane internationalement dénoncée depuis le coup d’État de février dernier. En outre, l’aide apportée au Vietnam semble quelque peu artificielle dans la mesure où ce pays dispose de bien plus de moyens que le Cambodge pour lutter contre la pandémie. Le Vietnam avait d’ailleurs lui-même fait don de vaccins au Royaume quelques mois auparavant. C’est donc une diplomatie de l’aide que permet la pandémie, dans laquelle chacun a à cœur de montrer qu’il a les moyens d’être généreux, même lorsque ce n’est pas le cas.
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27En décembre 2021, le Cambodge prépare la reprise et rouvre ses frontières. La vie reprend un cours plus normal avec la réouverture des établissements scolaires et universitaires, mais aussi des commerces « non-essentiels ». Les touristes sont encouragés à revenir par des annonces rassurantes. Ils ont parfois la mauvaise surprise de passer l’intégralité de leurs vacances en camp de quarantaine, lorsque ceux-ci sont ponctuellement rétablis suite à l’apparition du variant Omicron au mois de décembre, puis rapidement refermés en janvier 2022, dès que le gouvernement prend conscience du caractère peu virulent de cette nouvelle version du Coronavirus. Les commerçants ainsi que le secteur de l’hôtellerie et restauration attendent patiemment la reprise du tourisme de masse et beaucoup semblent prêts à saisir les opportunités qui se présenteront. À Phnom Penh et Siem Reap, nombreux sont les locaux commerciaux restés vides dans des zones stratégiques qui trouveront rapidement preneur dès que l’activité repartira. La croissance des deux à trois prochaines années pourrait donc être particulièrement élevée du fait de ce rattrapage.
282022, année d’élections communales et de présidence de l’ASEAN s’annonce riche. Alors que le Premier ministre vient de faire désigner officiellement son fils aîné comme candidat à sa succession par le Parti du Peuple Cambodgien au pouvoir, reste à savoir si la passation se fera dans la sérénité escomptée. Bien que Hun Sen assure pouvoir remplir son rôle encore de nombreuses années, cette désignation et les rumeurs sur son état de santé laissent penser que le calendrier est savamment maîtrisé par celui qui, depuis plus de trente ans, dirige son pays d’une main de fer et souhaite voir son œuvre lui survivre.
Annexe
Fiche Cambodge
Nom officiel : royaume du Cambodge
Capitale : Phnom Penh
Superficie terrestre : 181 035 km²
Superficie maritime : 4 520 km²
Population (CIA, est. Juillet 2021) : 17 304 363 hab.
Langue officielle : khmer
Données politiques
Nature de l’État : monarchie constitutionnelle
Nature du régime : parlementaire
Suffrage : universel (à partir de 18 ans)
Chef de l’État : S.M. le roi Norodom Sihamoni (depuis octobre 2004)
Premier ministre : Hun Sen (depuis janvier 1985)
Ministre des Affaires étrangères : Prak Sokhonn (depuis avril 2016)
Ministre de la Défense : Tea Banh (depuis juin 2006)
Président de l’Assemblée nationale : Heng Samrin (depuis mars 2006)
Échéances : élections communales (2022), élections législatives (2023)
Indicateurs démographiques et sociologiques
Principaux groupes ethniques (CIA-The World Factbook, est. 2013) : Khmers (97,6 %), Cham (1,2 %), Vietnamiens (0,1 %), Chinois (0,1 %), autres (0,9 %)
Religions (CIA-The World Factbook, est. 2013) : bouddhistes (97,9 %), musulmans (1,1 %), chrétiens (0,5 %), autres (0,6 %)
Chronologie
JANVIER 2021
16 – La Chine offre 1 million de doses de vaccins Sinovac contre la Covid-19 au Cambodge.
FÉVRIER 2021
20 – « L’évènement du 20 février » : point de départ de l’épidémie de Covid-19 au Cambodge due au variant anglais.
MARS 2021
09 – Tous les établissements scolaires du pays sont à nouveau fermés. Ils le resteront sept mois. C’est la deuxième année scolaire consécutive que les élèves de tous niveaux passent majoritairement en ligne.
11 – Le Cambodge déplore son premier mort officiel de la Covid-19.
AVRIL 2021
15 – Phnom Penh connaît son premier confinement, initialement prévu pour durer deux semaines, prolongé dans certaines zones. Interdiction de sortir sauf pour des achats de première nécessité, sorties limitées à trois fois par semaine pour un membre par foyer ou en cas d’urgence médicale.
MAI 2021
05 – Condamnation à 20 mois de prison de trois activistes de l’ONG Mother Nature, arrêtés en septembre 2020 pour avoir voulu organiser une marche afin d’alerter sur les risques liés au remblai d’un vaste lac situé au Nord de Phnom Penh.
JUIN 2021
1er – La secrétaire d’État adjointe des États-Unis, Wendy Sherman, en visite officielle au Cambodge, met en garde contre la domination chinoise sur le Royaume lors de sa rencontre avec le Premier ministre Hun Sen.
JUILLET 2021
1er – Les tensions entre les États-Unis et le Cambodge en lien avec l’implication chinoise dans la base militaire de Ream se traduisent par la fin d’un programme bilatéral de formation militaire.
02 – Le tribunal de Nanterre déboute un groupe de 80 membres de la minorité autochtone Bunong dans leur plainte contre Socfin KCD (filiale du groupe Bolloré) pour accaparement de terres dans le cadre d’un projet de plantation d’hévéa. Il est reproché aux paysans de ne pouvoir fournir de titre de propriété en bonne et due forme. Leur avocat, Fiodor Rilov, fait appel de cette décision qu’il juge « stupéfiante ».
AOÛT 2021
06 – Création d’une caisse de retraite des salariés du secteur privé pour pallier l’absence de tout système public de retraite.
14 – La Cour Suprême des Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens examine l’appel de Kieu Samphan, dernier chef Khmer Rouge encore en vie.
SEPTEMBRE 2021
11 – Arrestation de 15 ressortissants chinois liés à l’entreprise mafieuse China Project qui réduit en esclavage des travailleurs et les force à participer à des escroqueries en ligne.
29 – Le gouvernement annonce que le salaire minimum sera augmenté et porté à 194 $ US par mois en 2022.
OCTOBRE 2021
06 – Mise en place d’un passe sanitaire obligatoire pour entrer dans les lieux publics.
23 – Anniversaire des accords de paix de Paris pour le Cambodge en 1991 qui devaient rétablir la démocratie.
25 – Le ministère de la Santé annonce que le taux de vaccination des enfants de moins de 12 ans dépasse les 100 %.
NOVEMBRE 2021
12 – L’activiste Rong Chhun est libéré en appel après avoir été condamné à deux ans de prison ferme en août pour « incitation à commettre un crime », suite à un commentaire sur les réseaux sociaux au sujet de la perte de territoire cambodgien au profit du Vietnam. Il était incarcéré depuis juillet 2020. Deux autres activistes des droits de l’homme Sar Kanika et Ton Nimol et six activistes écologistes de l’ONG Mother Nature sont également libérés le même jour.
15 – Le Premier ministre décide de mettre fin à la quarantaine obligatoire à l’entrée dans le pays pour les voyageurs internationaux vaccinés. Plus tôt en octobre, les visas touristiques avaient été rétablis après plus d’un an de suspension.
28 – Décès de Norodom Ranariddh, deuxième enfant de Norodom Sihanouk, demi-frère du roi actuel, et qui avait été le premier Premier ministre (1993-1997) lors de la restauration de la monarchie. Ranariddh était à la tête du parti royaliste, le FUNCIPEC. Il a occupé durant six ans le poste de président de l’Assemblée nationale de 1998 à 2006, dont il est resté membre jusqu’en 2017. Il était retiré de la vie politique pour raison de santé depuis quelques années.
DÉCEMBRE 2021
24 – Lors de son congrès de fin d’année, le Parti du Peuple Cambodgien désigne officiellement Hun Manet, fils ainé de Hun Sen, comme futur candidat du parti pour prendre la succession de son père. Bien que des rumeurs aient fuité dans la presse les semaines précédentes sur la réticence de certains membres du parti qui voyaient leurs ambitions ainsi douchées, le candidat est désigné à l’unanimité.
Portraits
Catherine V. Harry, youtubeuse féministe cambodgienne
Sous un pseudonyme à la sonorité anglo-saxonne, la jeune Catherine Harry a créé en 2012 « A dose of Cath », un blog puis une chaîne Youtube suivie sur les réseaux sociaux par des centaines de milliers de jeunes cambodgiens. Son engagement féministe a commencé alors qu’elle n’avait que 17 ans, travaillant d’abord pour un projet de prévention et d’éducation sexuelle financé par la BBC (Love9) destiné à la jeunesse cambodgienne à travers une série de vidéos. La jeune étudiante en communication fait ainsi ses débuts dans les médias avant de lancer ses propres vidéos axées sur la place des femmes dans la société cambodgienne et la sexualité, abordant des thèmes dont peu osent s’emparer publiquement comme le libre consentement ou la contraception. Sa parole est utile au Cambodge, pays dans lequel un homme sur cinq reconnait avoir déjà commis un viol conjugal28 et où la morale est encore enseignée aux filles par leurs proches sous la forme des chbap srey29, un code de conduite ancestral qui apprend aux jeunes femmes à sourire sans montrer leurs dents, à se mouvoir avec douceur et à bien servir leur futur époux. Souvent insultée dans les commentaires de ses vidéos et accusée de ne pas respecter les traditions khmères, de mettre en danger la culture cambodgienne, d’être trop directe et vulgaire, Cath estime au contraire qu’une culture n’est pas figée et considère participer à l’évolution des mentalités.
Bien qu’âgée de seulement 26 ans, Cath a déjà été l’objet de portraits dans des magazines internationaux de premier plan tels que Times et Forbes. Son compte Facebook est suivi par plus de 700 000 abonnés et certaines de ses vidéos ont totalisé plusieurs millions de vues, des chiffres importants pour une youtubeuse khmerophone.
Si la jeune femme reste en dehors des sujets politiques, elle ne se prive pas d’aborder des sujets de société sensibles en se demandant « d’où viennent les inégalités et les privilèges » ou en intervenant sur des questions environnementales comme la possession d’un lion comme animal domestique par un riche ressortissant chinois, sujet qui a occupé les réseaux sociaux plusieurs semaines en 2021 et sur lequel la jeune youtubeuse n’a pas hésité à prendre position contre la décision du Premier ministre de rendre l’animal à son propriétaire.
Leng Navatra, un magnat branché
Durant la pandémie de Covid-19, les dons de richissimes Cambodgiens ont été nombreux pour témoigner de leur solidarité envers leurs compatriotes dans le besoin30, au premier rang desquels le Premier ministre lui-même, qui a fait don de son salaire à plusieurs reprises. Parmi ces généreux donateurs, Leng Navatra a été particulièrement remarqué en mars 2021 pour les trois millions $ US offerts au pays afin de soutenir le gouvernement dans ses efforts pour lutter contre la pandémie et venir en aide aux plus démunis, lourdement touchés, somme qui s’ajoute au million de dollars déjà versé pour financer l’achat de vaccins quelques mois plus tôt. Très présent sur les réseaux sociaux, Leng Navatra cultive son image de jeune magnat de l’immobilier et de l’audiovisuel et se présente comme un « self-made-man » cherchant à inspirer les jeunes générations. Né en 1985, le trentenaire est aujourd’hui à la tête d’une des plus grosses fortunes du pays, alors qu’il n’était qu’un travailleur immigré en Corée du Sud il y a de cela quelques années31. Revenant au Cambodge avec quelques économies, Leng Navatra a choisi d’investir dans le foncier en 2014 alors que les prix augmentaient de façon exponentielle. Revendant au bon moment, il s’est enrichi rapidement puis a réinvesti. Génie de la spéculation foncière, il accumule suffisamment pour lotir certaines de ses parcelles et possède plusieurs Borei (résidences fermées) qui font désormais sa fortune et sa réputation.
Doté du titre d’Oknha (titre honorifique) depuis 2018, Leng Navatra cultive pourtant l’image d’un homme proche du peuple. Omniprésent sur les réseaux sociaux, il se met en scène poussant une charrue tirée par d’énormes buffles dans une rizière, mais aussi devant ses voitures rutilantes, incarnant les rêves de la jeunesse cambodgienne. Cependant, la spéculation foncière est une activité lucrative qui attire également l’attention et les critiques des médias. Certains investissements du magnat de l’immobilier ne vont pas sans poser de questions éthiques quant à la privatisation de terres anciennement désignées sur les relevés de cadastre comme forêts publiques. Il est vrai que les terrains avaient été de longue date défrichés et cultivés par des paysans locaux, mais cela ne justifie pas que l’État ait définitivement renoncé à leur vocation première et entériné les ventes.
Arrêt sur image
Cette image a fait grand bruit : une femme policière allaite son enfant en uniforme. Pour ce cliché, posté sur les réseaux sociaux, le lieutenant Sichong Sokha a reçu un avertissement de sa hiérarchie et a dû publier une lettre d’excuses pour avoir « nui à la réputation de la police et à l’honneur des femmes cambodgiennes ». Le public s’est ému du sort de cette jeune mère et les messages de soutien ont abondé. Signe d’une évolution de la société cambodgienne, l’opinion publique a réussi à pousser les autorités à revenir sur leur sanction. Dans un pays où l’expression est de plus en plus étroitement contrôlée et les réseaux sociaux surveillés, cet épisode pourrait marquer l’émergence d’une société civile qui n’a pas encore conscience d’exister. Finalement, Sichong Sokha a reçu l’appui de la secrétaire d’État attachée au ministère de l’Intérieur Chou Bun Eng, ainsi qu’une donation de 123 $ US de la part du chef de la police nationale Neth Savoeun.
Notes de bas de page
1 Voir Julie Blot, 2021, « Cambodge. Les conséquences économiques et sociales de la pandémie », in Christine Cabasset et Claire Thi-Liên Tran (dir.), L’Asie du Sud-Est 2021. Bilan, enjeux et perspectives, IRASEC - Les Indes Savantes, Bangkok-Paris, p.193-220.
2 « PP Governor: Police use of whips to enforce lockdown is like “parents disciplining their children” », Khmer Times, 21 avril 2021.
3 Aun Chhengpor, « Police Official Warns of “Stricter” Lockdown Despite Food Shortages », VOA Cambodia, 29 avril 2021.
4 Aun Chhengpor, « Protests in Phnom Penh Red-Zone Commune as Food Stocks Diminish », VOA Cambodia, 30 avril 2021.
5 « Vaccination of children soar past 100 percent mark, while that of adults and adolescents stagnate », Khmer Times, 25 octobre 2021.
6 Charles McDermid, « They Were Once Luxury Venues. Now They Are Grim Covid Camps. », The New York Times, 24 juillet 2021.
7 Chhun Sun Ly, « Two men jailed over smuggling about 100 workers across the border », Khmer Times, 4 octobre 2021.
8 « Thailand seeks arrest warrants for smugglers of illegal migrant workers, many Cambodians are victims », Khmer Times, 11 novembre 2021.
9 Husain Haider, « Bloody but unbowed: The China Project ploughs on despite public scrutiny of highly disturbing claims of criminality », Khmer Times, 10 septembre 2021.
10 Matt Blomberg, « Chinese scammers enslave jobless teachers and tourists in Cambodia », Reuters, 16 septembre 2021.
11 Kong Arey, « Saved from ‘hell’: 41 foreigners freed from clutches of China Project ring », Khmer Times, 25 octobre 2021.
12 « 99 Thai workers rescued in Phnom Penh », Khmer Times, 20 novembre 2021.
13 La date de célébration des accords, le 23 octobre, a été retirée en 2020 des jours fériés du calendrier cambodgien. L’importance de cet évènement peut d’ailleurs être nuancée par les sept années de guerre civile qui ont suivi. C’est sans doute un jalon important dans la pacification de la situation cambodgienne, mais ces accords n’ont pas permis d’établir la paix et la démocratie qu’ils entendaient garantir. Ils ont essentiellement été un tremplin pour Hun Sen, afin de gagner en respectabilité internationale et pour se rapprocher de ses adversaires afin, ensuite, de les éliminer méthodiquement du paysage politique.
14 Communiqué du ministère des Affaires étrangères australien « 30th Anniversary of Cambodia’s Peace Agreements », 23 octobre 2021, sur : https://www.foreignminister.gov.au/minister/marise-payne/media-release/30th-anniversary-cambodias-peace-agreements
15 Men Kimseng, « VOA Interview: Australia’s Former Foreign Minister Gareth Evans Urges Cambodians to Remain Optimistic », VOA, 19 octobre 2021.
16 Site du Bureau du Conseil des Ministres, 27 mai 2019, sur : https://pressocm.gov.kh/en/archives/53346
17 Ben Sokhean, « Sharing Cambodia’s Win-Win Policy to deal with Myanmar crisis », Khmer Times, 26 avril 2021.
18 Le jeune homme a reconnu avoir posté une photographie du Premier ministre surmontée de la mention « trahison » ce qui a été qualifié d’insulte à personne publique.
19 Pour un suivi régulier du dossier et une analyse des images satellites, on peut consulter le dossier régulièrement mis à jour par le Centre d’Etudes Stratégiques et Internationales, « Asian Maritime Transparency Initiative », (https://amti.csis.org/changes-underway-at-cambodias-ream-naval-base/).
20 « Dredgers spotted off Cambodia’s Ream naval base where China is funding work, says US think tank », Reuters via SCMP, 22 janvier 2022.
21 Voir le chapitre de Jérémy Bachelier et d’Éric Frécon dans ce volume.
22 Chen Heang, « Would Access to Cambodia’s Ream Naval Base Really Benefit China? », The Diplomat, 7 avril 2021.
23 Aun Chhengpor, « Vietnam’s New Militia Unit A Response to Tensions with Cambodia, China: Analysts », VOA, 28 juin 2021.
24 Brice Pedroletti, « Rencontre controversée du premier ministre cambodgien avec le chef de la junte birmane », Le Monde, 8 janvier 2022.
25 « Cambodian Labor Leader Among 18 Activists Freed from Prison », VOA, 15 novembre 2021.
26 « Exiled activists sent back », Bangkok Post, 12 novembre 2021.
27 David Hutt, « Will Domestic Politics Upend Cambodia’s ASEAN Chairmanship? », The Diplomat, 19 novembre 2021.
28 Fulu, E., Warner, X., Moussavi, S., « Men, gender and violence against women in Cambodia: findings from a household study with men on perpetration of violence », Phnom Penh, UN Women Cambodia, 2013.
29 ច្បាប់ស្រី signifie « loi des femmes », c’est un code de bonne conduite qui existait déjà au xive siècle sous forme de poèmes transmis par la tradition orale et formalisé par écrit au xixe, qui enseignaient aux femmes l’obéissance et la soumission. Ces poèmes étaient encore enseignés dans les programmes scolaires du primaire jusqu’en 2016.
30 Mom Kunthear, « Donations pour in for gov’t fight against Covid-19 », Phnom Penh Post, 11 march 2021.
31 « Leng Navatra From Korea Work Become Real Estate Tycoon », Cam News, 13 août 2018, sur : https://www.youtube.com/watch?v=fn-CHUk8-Tc
Auteur
Julie Blot est docteure en géographie de l’université Paris IV Sorbonne et titulaire d’une licence de Khmer à l’Inalco. Ses recherches ont porté sur le déplacement forcé des habitants des bidonvilles de Phnom Penh vers des sites de relocalisation périphériques dans les années 1990 et 2000. Elle est actuellement chercheuse indépendante associée au Centre Asie du Sud-Est (CASE) et enseignante d’histoire-géographie au lycée Français René Descartes de Phnom Penh. En 2019, elle a participé à l’ouvrage L’Asie du Sud-Est - Une géographie régionale, dirigé par C. Pierdet et E. Sarraute, avec le chapitre « Les déguerpissements en Asie du Sud Est : démarches autoritaires de requalifications urbaines ».
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