Intégration des codes du rural et exclusion des codes de la cité
p. 93-108
Texte intégral
1Dans ce dernier chapitre, il s’agit d’analyser les observations de terrain et de s’interroger sur l’intégration du tissu urbain, compris dans son ensemble, c’est-à-dire à la fois la ville et la campagne. Les schémas géographiques classiques voudraient que les villes, même petites, forment des nœuds de l’urbanisation et des pôles d’attractivité. Bien que cela soit certainement vrai pour certaines infrastructures, notamment dans les transports, et dans les services privés et publics, l’étude du tourisme dit « rural » ou « vert » permet d’illustrer que l’espace non citadin peut aussi être une grande force d’attraction et donc un espace intégré aux grandes régions métropolitaines. Il a été possible d’observer deux processus contraires d’intégration et d’exclusion qui remettent en question l’hypothèse selon laquelle la ville serait plus intégrée que la campagne aux pratiques des citadins singapouriens. D’une part, les espaces et les codes associés au rural sont intégrés aux pratiques des visiteurs – cette intégration s’explique par les fonctions que remplissent le « rural » dans un contexte social et culturel qui est propre à Singapour –, d’autre part, une forme d’exclusion des espaces citadins de Kluang s’observe à travers l’exclusion quasi totale de la ville de Kluang dans les pratiques des Singapouriens.
Le monde rural : un paysage opérationnel répondant aux pratiques urbaines
2Bien que les résidents singapouriens ne soient pas confrontés aux mêmes problèmes que dans nombre de grandes villes (sécurité, violence, dégradation, etc.), ils regrettent néanmoins de devoir faire face à une vie quotidienne pesante et stressante : pollution, transports surchargés, individualisme, perte des liens familiaux traditionnels, compétition scolaire et professionnelle extrême. La présence d’un hinterland en dehors des frontières, mais tout de même très proche, leur permet de bénéficier d’un différentiel qui n’est pas uniquement économique, mais également culturel et social et auquel d’autres citadins dans le monde n’ont pas accès. Toutefois, même si Johor est situé dans un autre pays, ils reconnaissent les liens qui les unissent puisqu’ils s’imaginent que le sud de la Malaisie ressemble au Singapour d’antan et remplacent un idéal perdu, une sorte de nostalgie associée à ce territoire. Cette partie s’intéresse particulièrement aux résultats des entretiens effectués auprès des Singapouriens et la manière dont les paysages abordés remplissent des fonctions qui sont essentiellement culturelles.
Un paysage thérapeutique
Un soin en réponse à la condition urbaine
3Dès les premiers jours, le terme particulièrement intéressant de « guérison » (healing) a émergé des conversations avec les travailleurs des fermes. Selon eux, les citadins, et, en particulier, les Singapouriens, souffrent de leur condition urbaine et se rendent dans les fermes d’agrotourisme afin de combler une carence. Au manque d’espaces « sauvages » abordés précédemment, s’ajoute un aspect beaucoup plus subtil et important qui pousse les Singapouriens à se retrouver dans ces terrains perçus comme appartenant au monde « rural ».
4En effet, les images associées au monde rural, telles que la communauté et l’entraide, font référence aux liens sociaux qui se délitent, ou qui sont peut-être déjà déliés, à Singapour. Cette situation est étendue au sein même de la famille, surtout chinoise, qui utilise ces espaces pour retrouver des repères familiaux, passer du temps ensemble, bref, relier ce que, selon eux, la ville a délié. En ce sens, ces fermes ont donc une fonction thérapeutique et réparatrice qui, en plus de sortir d’un environnement stressant, permet de reconstruire un lien social qui semble avoir été influencé par la modernité. En effet, il n’est pas rare de rencontrer des familles, et même des familles élargies, comprenant grands-parents, parents, oncles, tantes, cousins, cousines, pour lesquelles se retrouver ensemble à Singapour est compliqué entre les emplois du temps chargés des adultes et des enfants, le prix des restaurants, et la superficie des domiciles. Pour ces raisons, le séjour en famille à Johor, notamment dans ces fermes, est un véritable phénomène de société. L’escapade d’un jour ou deux leur permet de retrouver leur lien social. Bien que pour une telle occasion les enfants annulent exceptionnellement leurs cours du week-end1, ils continuent néanmoins d’apprendre puisque les fermes enseignent un large panel de sujets sur la vie et les pratiques agricoles.
5La redécouverte du lien social passe par des activités simples, comme des promenades, les repas, ou la contemplation du paysage. Pendant le week-end, les groupes scolaires sont absents et il règne dans ces fermes une impression de sérénité et un calme propices à des réunions familiales. Tout y est fait pour satisfaire chaque génération : les plus jeunes s’amusent avec les animaux, les adolescents ont accès à des activités sportives et d’aventure, tandis que les parents et les grands-parents peuvent se reposer et discuter dans un cadre idyllique. Les repas, moments très appréciés et importants pour les Singapouriens, sont pris dans la tradition asiatique avec de nombreux petits plats partagés entre les membres de la famille. Ces derniers se mettent à leur aise et s’approprient rapidement les lieux. En témoignent les conversations animées, les postures de détente, les jeux des enfants à table, etc., choses que l’on ne verrait probablement pas dans un restaurant singapourien. L’atmosphère relaxante du lieu et la bonne humeur entretenue par les employés et les bruits de la nature influencent certainement une telle attitude.
Le « contrat » du succès économique à Singapour
6Les mémoires de Lee Kuan Yew (1998), le « Père de la nation », témoignent d’une manière quelque peu émotive de l’évolution de Singapour, une petite cité-État devenue un hub majeur de la mondialisation. À l’échelle régionale, Lee Kuan Yew ne manque pas de rappeler les obstacles et les fragilités que Singapour a dû surmonter pour « survivre » et se hisser au rang de pays développé. En effet, le thème de la survie est presque omniprésent et, tel un mantra, il est repris par les politiciens et la société civile afin de justifier la planification menée par le gouvernement (Lee, 2012). D’une part, Singapour a des relations parfois tendues avec le monde malais, au centre duquel l’île est pourtant située – elle est considérée comme « île chinoise dans un océan malais » (Lee, 1998 : 23) –, d’autre part, depuis l’indépendance en 1965, la cité-État est politiquement séparée de la Malaisie et ne dispose donc plus d’aucune assise démographique, d’aucun hinterland national et d’aucunes ressources naturelles. Malgré ces désavantages, et à l’aide de politiques libérales pro-investissements, Singapour a atteint un niveau de prospérité inégalé dans la région (Frécon, 2020). Cependant, ce succès économique s’est accompli au détriment de l’héritage culturel et de sites historiques.
Le contrat du développement
M. Heng, ancien avocat de 75 ans, est venu à Kluang avec ses enfants et petits-enfants pour passer un week-end de « relaxation ». Alors que sa famille tentait la montée de Gunung Lambak, il a longuement partagé son histoire de Singapour :
« Je suis né et j’ai grandi à Singapour, j’ai fait mes études là-bas […]. À Singapour, on a eu de la chance, on a eu un grand leader, on est parti de rien […] ça aurait pu être une catastrophe. Mais on a fait avec ce qu’on pouvait, et on est monté, monté, monté… et regarde aujourd’hui, Singapour est une référence, M. Lee a mis “the little red dot”2 sur la carte du monde. […] Le développement, les gens en sont contents ; aujourd’hui, tout le monde est éduqué, on n’a pas de chômage, si tu travailles dur, tu peux survivre, comme Singapour ; on a travaillé dur et on a survécu. […] Le développement n’est pas gratuit, ce n’est pas on gagne tout et on ne perd rien ; tu sais, c’est comme un contrat, tu obtiens quelque chose, et tu donnes quelque chose en échange. Quand j’étais plus jeune, je ne comprenais pas ça, je n’avais pas la perspective, la distance de voir ce que ça coûte, pas en dollars, mais ce que ça coûte en… Avant on discutait avec les gens, on avait un quartier, on appelle ça un kampung […] on connaissait les gens que l’on croisait ; tu croisais une sœur3 ; tu savais qui étaient les parents, dans quelle école elle allait, quand il y avait un mariage ou une naissance, tout le monde contribuait, les parents, la famille, les voisins. […] C’était une société. Mais on n’a pas eu le choix, on n’a pas de place, on est une toute petite île. Aujourd’hui, ça n’est plus comme ça, mes enfants sont trop occupés, mes petits-enfants sont trop occupés, alors je passe mon temps avec mes voisins. Parfois, on vient à Johor pour enlever le stress [“remove the stress”, il fait mine de se laver les mains, comme pour se débarrasser du stress], faire des activités ensemble, passer du temps ensemble. À Singapour ce n’est pas pareil, j’ai le sentiment que quand on fait quelque chose, il y a toujours un aspect commercial, plastique [artificiel], mais quand je viens à Johor, il y a un sens spécial, quelque chose de spécial. Par exemple, on ne se retrouve plus en famille, c’est très rare, il faut une occasion, mais regarde, ici les gens se rencontrent, on s’amuse. »
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Monsieur A., 30 ans, professeur d’études malaises dans un lycée de Singapour a partagé sa nostalgie d’une époque qu’il n’a pourtant jamais connue :
« À Singapour, il n’y a pas de place pour le superflu, tout doit être utile et servir à la production de quelque chose. Pour résumer, tout doit avoir une fonction économique. Quand le gouvernement construit quelque chose, ils savent exactement combien ils vont gagner. […] On est obligé, on est plus petit, si on veut être développé, avoir de l’argent, un bon emploi, notre CPF [Central Provident Fund, c’est-à-dire, caisse des retraites], on ne doit pas gaspiller l’espace. Le problème, c’est que l’on a tout enlevé, il ne reste plus rien, pas de quartiers chinois, pas de quartiers malais. Quand on va à Johor Bahru ou à Penang, ça fait vraiment plaisir, on a l’impression de retourner 50 ans en arrière, de retrouver le Singapour de mes parents et de mes grands-parents. Moi, j’ai grandi dans un HDB [Housing and Development Board, grands ensembles publics], mais mes parents et mes grands-parents m’ont raconté comment c’était dans les kampung, ce n’était pas pareil. Ça ne me manque pas, je préfère mon confort, mais il y a des côtés que je regrette. Par exemple, aujourd’hui il n’y a plus d’entraide (gotong royong), la communauté, ce sont les amis, alors qu’avant, la communauté c’était le kampung. Aujourd’hui, quand les enfants se marient et ont leurs enfants, ils ne vont plus voir leurs parents, sauf s’ils ont besoin de quelque chose. Le problème, c’est qu’un immeuble d’appartements, ça ne remplace pas le kampung. […] Les Malaisiens ici [à Koref] sont très gentils, sociables, on peut s’asseoir et discuter facilement si on veut. J’ai discuté avec les travailleurs indonésiens dans les champs, ils répondent aux questions, expliquent comment tout marche, ils aident à cueillir les fruits dans les arbres, ils sont vraiment sympas. »
7M. Heng n’est pas le seul senior ayant contribué à cette étude, cinq autres répondants de plus de 60 ans ont également partagé cet esprit nostalgique d’un autre temps. On peut s’interroger sur leur possible exagération d’une époque passée et sublimée qui, posée en miroir, leur permet d’avoir un regard critique sur leur société. En général, ils déplorent le manque de temps des jeunes générations et, bien qu’ils encouragent tous la réussite académique de leurs petits-enfants, ils sont très critiques de la manière dont l’excellence des notes remplace des activités ludiques qui font partie de l’enfance. Une génération plus jeune, comme celle de M. A. s’approprie cette mémoire de la « pioneer generation4 » et s’interroge également sur les valeurs sociales de sa société. La construction des HDB, aussi appelés des « kampung verticaux », est le grand symbole de la modernisation et de l’amélioration sanitaire que Singapour a engagé depuis les années 1960. Bien qu’ils aient contribué à la gestion de l’espace restreint de l’île, les Singapouriens associent toutefois la perte de leur lien social avec ce modèle de grand ensemble et la destruction des kampung.
8Cette nostalgie est savamment mise en scène par le gouvernement. Trois exemples reflètent particulièrement bien l’histoire du développement de Singapour et les regrets d’une époque révolue. D’abord, les célébrations du cinquantième anniversaire de l’indépendance de Singapour, notamment la grande parade, ont retracé les grandes époques de l’île, de l’arrivée de Raffles à la construction d’une cité-État développée. Les défilés et les témoignages des seniors décrivent le rapide développement économique et urbain, notamment la transition du kampung vers les HDB. Ensuite, la galerie We built a nation (« Nous avons bâti une nation ») au musée national de Singapour dispose d’un espace où un appartement HDB des années 1970 est recréé. Le visiteur peut se promener dans un appartement qui est mis en scène avec de l’électroménager et des meubles de l’époque, tout en étant exposé à un discours sur le rôle central des HDB dans la construction de la nation singapourienne. Enfin, ce sentiment de nostalgie a dominé le lancement en 2011 du « Projet de la mémoire de Singapour » (Singapore Memory Project). Cette initiative a pour but de récolter auprès des entreprises et des particuliers singapouriens des documents qui témoignent de la construction et de la vie quotidienne à Singapour. Il est possible de consulter les images, les textes, les vidéos et les bandes-son sur Internet5 afin de retracer l’histoire de l’île en général, mais également d’un quartier, d’une rue, etc.
9À ces représentations organisées d’une époque passée s’ajoutent des projets urbains ayant pour but de recréer au cœur du paysage quotidien des espaces inspirés du Singapour d’antan. Une partie du quartier de Tiong Bahru, comprenant les HDB les plus anciens et classés au patrimoine de Singapour, se distingue au milieu des tours et des centres commerciaux par un style architectural Art déco et la faible hauteur des bâtiments. Les récentes rénovations de ce patrimoine en font une zone en cours de gentrification où de jeunes actifs aux revenus confortables côtoient les seniors installés depuis des décennies. Malgré les nombreux efforts pour en faire un quartier branché, il n’y a pas vraiment de re-dynamisme évident à Tiong Bahru. Dans un même esprit, les hawkers centres6, aujourd’hui emblématiques de Singapour, remplissent un rôle culturel, social et pratique. Ils fournissent des repas à des prix très abordables et l’immense majorité des Singapouriens s’y restaure au moins une fois par jour. Il s’agit aussi d’une icône culturelle qui entretient des traditions culinaires venues d’un peu partout en Asie et propose des plats qui sont parfois trop élaborés pour être cuisinés au quotidien. Cette forme de restauration à la fois traditionnelle, rapide et peu onéreuse est très ancienne et Singapour comptait nombre de hawker centers historiques. Avec le développement, le manque d’espace et des règles d’hygiène toujours plus strictes, ces centres ont, de la même manière que les kampung, peu à peu disparu à partir des années 1970. Ils sont remplacés aujourd’hui par des food courts7 à l’américaine très propres, situés dans des centres commerciaux, mais aussi très formatés. Il semble que presque tous les food courts proposent les mêmes plats (chinois, indien, coréen, indonésien, malais, européen, et japonais) et il est assez difficile de trouver des stands dont la cuisine se distingue par son originalité. Quelques grands centres commerciaux ont tenté de « décorer » leurs food courts de manière à recréer un espace authentique et tablent sur un environnement asiatique d’antan.
10Selon la vision de Lee Kuan Yew et du PAP, le développement économique de Singapour était un but au nom duquel de nombreux sacrifices ont été faits. Les modes de vie et les habitats ont radicalement changé et après quelques générations, au moment où Singapour fête ses 50 ans d’indépendance, il existe un fort sentiment de nostalgie. Des emblèmes culturels aussi importants que les kampung, les anciens HDB et les hawker centers font l’objet de représentations romancées et idéalisées. D’une part, les seniors admettent qu’ils ne pouvaient et ne peuvent rien faire contre le développement urbain et économique et leur sentiment de nostalgie est d’autant plus important qu’ils se remémorent, et probablement subliment leurs souvenirs. D’autre part, les jeunes générations, celles qui sont nées et qui ont grandi dans les HDB, sont quant à elles plus pragmatiques et ne critiquent pas ce « contrat du développement ». Bien qu’ils expriment un sentiment de nostalgie à l’égard d’une idée, de quelque chose qu’ils n’ont jamais connu, mais dont ils ont beaucoup entendu parler, ils réitèrent, consciemment ou non, le discours du gouvernement : ils n’ont pas le choix, ils doivent survivre.
11Alors que Singapour tente de reproduire de manière artificielle et trop propre une image du passé, la Malaisie, et notamment Johor, apparaît comme une aventure attrayante qui joue sur cette notion de nostalgie et de valeurs sociales du kampung. D’une certaine manière, les espaces dits ruraux et intégrés aux circuits touristiques ont un rôle social et culturel dans le cas de leur clientèle singapourienne.
Un paysage du développement professionnel et personnel des Singapouriens
12En plus des familles, les écoles et les sociétés privées représentent un marché considérable pour les fermes agrotouristiques, ces dernières pouvant accueillir des groupes entre une centaine et jusqu’à quelques milliers de personnes. Les écoles sont particulièrement intéressées par ces espaces et en profitent pour y organiser leurs voyages scolaires et universitaires. Des espaces climatisés dédiés aux conférences ou aux cours sont donc mis à la disposition des visiteurs, comprenant vidéoprojecteur, ordinateur, wifi, et tout le nécessaire pour une salle de classe high-tech à la mode singapourienne.
13Des séminaires sur des thèmes tels que « apprentissage du leadership » (leadership learning), « esprit d’équipe » (team building), « gestion de la résistance physique » (endurance management), font découvrir aux jeunes des qualités considérées comme primordiales dans la société. Il est particulièrement intéressant d’observer l’ambiance quelque peu militaire que les professeurs et les instructeurs font régner dans la ferme. Comme à Singapour, les enfants conservent leur uniforme scolaire, leurs moindres gestes sont contrôlés et toutes les activités sont obligatoires, du réveil au coucher. Malgré l’ambiance stricte et le contrôle permanent du personnel enseignant, les élèves semblent néanmoins s’amuser et profiter des activités proposées. Les animations du voyage sont censées servir un but plus important dans les projets d’avenir des adolescents et chaque moment est considéré comme formateur. Il y a évidemment des moments d’apprentissages intellectuels et pratiques sur l’écologie, le rôle des insectes et des poissons, l’irrigation, etc. Toutefois, il y a aussi de nombreuses activités dont les objectifs sont plus subtils, comme le travail d’équipe et l’endurance physique. Cette forme d’enseignement pratique est particulièrement utile pour les jeunes singapouriens compte tenu de leur emploi du temps scolaire et extrascolaire surchargé. Cet espace remplit donc ici une fonction formatrice qui sert de théâtre pour apprendre aux jeunes à intégrer des concepts utiles dans le monde professionnel et la société en général.
14Adoptant ce même objectif, des sociétés privées organisent également des retraites professionnelles dans ces fermes. Entre activités sympathiques et relaxantes avec les animaux ou dans les champs, ces retraites incluent surtout des activités plus surprenantes, telles que des stages de survie dans la jungle avoisinante (non obligatoires mais fortement conseillés). Certes, viennent aussi quelques petits groupes de collègues dont l’objectif principal est de se reposer et de passer des moments de qualité ensemble. Mais la majorité des groupes de professionnels sont assez grands, d’une vingtaine à une centaine de personnes. Les secteurs d’activité qu’ils représentent sont variés, mais ils appartiennent tous au tertiaire, ayant pour point commun d’appartenir à de grandes compagnies très connues dans les domaines des télécommunications, des banques et des assurances. Dans leur cas, l’objectif n’est pas de se reposer et de profiter de la nature, mais d’avoir une attitude de « gagneur », de « leader » et de surpassement physique et mental.
15Voir arriver ces groupes de Singapour est quelque peu impressionnant. Tout d’abord, les valses des cars sur les chemins en gravier sont accompagnées de nuages de poussière, signalant leur arrivée. Ensuite, à leur descente des cars, tout indique dans le cortège des élèves ou des employés qu’ils sont singapouriens : les valises à roulettes dernier cri se retrouvent traînées, ne pouvant rouler sur les graviers ou le sable, les lunettes de soleil et les tenues vestimentaires sont à la mode et très chics. Ceux qui optent pour un style plus sportif sont également très high-tech avec des équipements de pointe. Ces groupes sont remarqués et ils dénotent comparés aux tenues plus modestes des travailleurs ou des rares visiteurs locaux. La différence avec la clientèle familiale singapourienne est également évidente, en termes de bruit et de relations avec les employés locaux. En effet, alors que les familles échangent volontiers avec les employés des fermes et font des activités avec eux, les grands groupes amènent leurs propres instructeurs et programmes d’activités. M. Tam, le manager de Koref, donne la raison suivante :
« Les gros groupes singapouriens, quand ils viennent, ils sont différents des groupes en famille ou entre amis. Ils restent entre eux et ont leurs propres superviseurs et instructeurs, parce que si quelque chose arrive, n’importe quoi, même une petite chose, ils vont porter plainte contre l’école ou l’employeur. C’est parfois jusqu’à un point extrême. Par exemple, le poisson frais que l’on pourrait pêcher dans le lac et griller directement, ils n’en veulent pas, au cas où quelqu’un se ferait mal avec une arête coincée et appellerait son avocat. »
16Ces groupes se déplacent donc à Johor justement parce qu’ils considèrent cet espace comme « rural » et « sauvage », mais ne souhaitent néanmoins pas risquer le moindre accident, et ce, jusqu’à l’absurde. De plus, les groupes sont strictement définis et ne communiquent jamais entre eux, ni pendant les activités, ni pendant les repas. À plusieurs reprises, deux écoles singapouriennes étaient présentes au même moment dans la même ferme sans qu’il n’y ait jamais d’interaction entre les groupes. Le personnel enseignant et les accompagnateurs doivent respecter un emploi du temps très strict dans lequel ne figure aucun moment personnel ou de quartier libre. Ce manque de flexibilité empêche donc toute communication imprévue, ainsi que des activités transversales improvisées entre les écoles. Sans nécessairement s’en rendre compte, ils transforment le paysage par leur présence et importent leurs habitudes dans ces espaces ruraux. Leurs pratiques sont radicalement différentes de celles des groupes précédemment abordés.
17Pour les écoles et les entreprises, ces paysages servent d’espaces pour l’amélioration des élèves ou des employés dans un contexte urbain. Leurs activités remplissent des rôles précis concernant le travail d’équipe et l’endurance physique. Les groupes de professionnels poussent les choses encore plus loin, puisque des collègues et leur patron participent à des stages de survie où la fatigue et le manque de confort permettent d’analyser le comportement des uns et des autres. Leur voyage dans ce type de ferme relève plus d’un besoin d’espace et d’une toile de fond dans la « nature » que d’une volonté d’expérimenter ou d’observer les modes de vie des locaux. La fonction de thérapie du paysage y est absente et est remplacée par une notion de productivité. En effet, les participants ne sont pas là pour se reposer, mais doivent au contraire faire des activités physiques, retenir ou apprendre quelque chose de cette escapade, que ce soit en termes d’esprit d’équipe, d’endurance, ou du secteur agricole.
18Kluang, avec son paysage ouvert, peu bruyant, et proposant des activités « rurales », est donc un type d’espace recherché par les Singapouriens, justement parce que ces activités représentent, soit un antidote aux maux créés par leur environnement citadin, soit un théâtre d’activités d’amélioration de l’« homme urbain ». Toutefois, les pratiques de récolte de riz, de treks, de rafting, etc., ne font qu’imiter une image préconçue et entretenue d’une certaine idée du rural. En cela, ces espaces « ruraux » de Kluang utilisent des codes qui sont émis par la société urbaine et ils servent un rôle, une fonction, qui répond à un certain mode de vie. Ainsi, dans le concept de « paysage opérationnel », il est possible de considérer que les pratiques définissent l’espace et non l’inverse.
Une intégration qui dépasse les idées préconçues
19Cette étude a principalement exploré les espaces situés en dehors des villes. Dans le cas du district de Kluang, bien que la ville de Kluang ne fût pas le terrain central de ce travail, il a semblé qu’elle ne devait pas en être exclue, car elle informe à la fois sur la perception de l’espace rural et sur l’intégration des pratiques singapouriennes.
20Tout d’abord, la ville de Kluang, en tant que capitale du district, est un centre administratif. Les entretiens menés avec les responsables locaux à l’échelle du district et les gardes forestiers s’y sont donc tenus. C’est également dans cette ville qu’un premier contact avec les managers et les propriétaires des fermes qui y résident a été établi. Au-delà d’aspects d’ordre pratique, les possibles pratiques touristiques des habitants de Kluang au sein de leur propre espace rural méritaient de s’y intéresser. Au cours d’un entretien, la responsable d’une agence de tourisme locale a indiqué que l’espace rural de Kluang était considéré de façon générale comme un espace sale, peu intéressant, et elle-même ne comprenait pas pourquoi des visiteurs payaient pour s’y rendre. Son agence ne proposait d’ailleurs pas de brochure des sites locaux, alors qu’elle propose de nombreux autres sites situés à Johor. Son témoignage, sans surprise dans le contexte où l’une des fortes motivations à l’activité touristique est la quête d’altérité, corroborait ainsi les observations de terrain. Les conversations informelles avec les restaurateurs, les chauffeurs de taxi, les réceptionnistes de l’hôtel, le personnel de la mairie, ont également indiqué une réaction de rejet à l’égard du monde rural local.
21Ainsi, cohabitent deux visions contradictoires de la ruralité. D’une part, celle des Singapouriens, abordée précédemment, sublimée parce qu’elle représente l’antithèse des frustrations qu’ils ressentent face à leur environnement quotidien. D’autre part, celle des habitants de cette petite ville calme, que l’on qualifie de ville-dortoir et qui a la réputation d’être un lieu où rien ne se passe (« sleepy town »). Dans ce cas, domine une vision négative de la ruralité parce qu’elle se situe dans l’environnement immédiat des habitants de Kluang. Ces derniers associent cet espace à la pollution, à l’exploitation abusive, et aux Singapouriens. Les deux premières associations sont liées à la production d’huile de palme, vue comme une activité menée par les grandes sociétés qui n’a pas grand-chose à voir avec les habitants de Kluang. Même s’il est facilement imaginable que Kluang bénéficie de retombées économiques de cette manne agricole, les plantations sont perçues comme un environnement externe, principalement parce qu’il n’y a pas de lien social avec les travailleurs qui résident au cœur de la plantation. Parallèlement, les espaces ruraux non occupés par des plantations sont considérés comme des « lieux singapouriens »8. Le lien fait par les résidents locaux entre les visiteurs singapouriens et l’espace non citadin de Kluang est renforcé par le fait que les tarifs appliqués dans les fermes sont nettement au-dessus du niveau de vie moyen à Kluang. De nombreuses discussions ont en effet révélé qu’ils n’avaient pas les moyens de dépenser une centaine de ringgit (soit une vingtaine d’euros) sur une seule journée dans des fermes bondées de monde, alors qu’ils peuvent se rendre dans de « vrais » kampung s’ils le souhaitent. Ils associent donc ces espaces à des travestis qui ne ressemblent pas réellement à leur image du village traditionnel. Il semble que mis à part Gunung Lambak situé juste à la sortie du centre-ville, il n’y a pas d’interaction sociale entre les habitants de Kluang et les espaces situés hors des villes.
22En ce qui concerne les Singapouriens, il est frappant de constater que la ville de Kluang est presque totalement exclue du champ de leurs pratiques touristiques. Les bus de touristes ne s’arrêtent jamais en ville, ils vont directement dans les fermes, puis à Gunung Lambak, si bien que certains Singapouriens ne connaissent même pas l’existence de cette ville, pourtant si proche. Les quelques visiteurs qui s’arrêtent dans la ville de Kluang le font principalement parce qu’ils sont venus en train. Au mieux, ils visitent le Kluang Rail Coffee, un kopitiam9 pittoresque situé dans la gare, prennent un taxi et se rendent dans les sites de l’agrotourisme. La ville, même petite et calme, n’a pas d’attrait pour l’expérience qu’ils recherchent. Du côté de la ville de Kluang, à l’exception d’un panneau indiquant les restaurants, peu d’efforts sont faits pour promouvoir le tourisme.
23Il apparaît aussi que les Singapouriens ont une vision duelle de la Malaisie. En effet, alors que le kampung et le rural sont en général perçus très positivement, avec des valeurs de communauté, de respect, etc., les villes malaisiennes sont, quant à elles, imaginées comme des terrains de la criminalité, du danger, et de la décadence incontrôlée (alcool, drogues, prostitution). Cette perception qui se justifie pour certains quartiers de Johor Bahru, une ville connue pour son taux de criminalité élevé, ne peut être appliquée à la ville de Kluang, ni généralisée à l’ensemble des villes malaisiennes. La nourriture, véritable passion à Singapour, est également un objet d’inquiétude, car ils craignent de tomber malades à cause des risques sanitaires en Malaisie. La vaste majorité des Singapouriens ayant participé aux entretiens m’ont mis en garde contre les villes malaisiennes et les restaurants, et présentent comme preuves les histoires de crimes et les scandales sanitaires (en Chine) relayées dans les médias. Au contraire, les espaces ruraux, notamment les fermes de l’agrobusiness, sont considérées comme plus sécurisées, parce que du fait de leur espace privé ceint d’une barrière, ils constituent une « communauté fermée » (gated community) tant appréciée des Singapouriens et ce, même s’il n’y a aucun garde. En outre, il s’agit d’un espace ethniquement marqué : les propriétaires, les guides et les visiteurs sont dans leur immense majorité chinois, les seuls Malais étant des travailleurs indonésiens, et dans le cas de UK Farm, des employées à la réception de l’hôtel.
24Contrairement à une logique qui voudrait que la ville de Kluang soit plus intégrée que sa campagne aux cœurs économiques et politiques situés en ville, il apparaît que dans le contexte de l’agrotourisme ciblé ici, la dynamique est inverse. En effet, les pratiques de consommation des Singapouriens sont strictement limitées au sein des fermes et des sites naturels insérés dans les circuits touristiques. En conséquence, il n’y a pas de rayonnement au-delà des paysages qui adoptent les codes de la ruralité, et donc excluent la ville. Cet argument est également illustré par la visibilité des sites sur Internet. Ainsi, parce que les fermes sont des entreprises privées possédant leur propre service de marketing, elles bénéficient d’une présence importante sur Internet, dans les forums et les blogs, principal moyen d’information pour les futurs touristes. Au contraire, Kluang n’est pas mis en valeur par les autorités touristiques de Johor ou de la municipalité, et le peu de blogs traitant de la ville se limitent au kopitiam pittoresque situé dans la gare.
Notes de bas de page
1 Les cours particuliers sont la norme à Singapour. Écoliers et étudiants suivent donc l’école conventionnelle et l’école du soir et du week-end.
2 Le surnom de Singapour, suite à un commentaire de l’ancien président indonésien B. J. Habibie (1998-1999) dans un article du Asian Wall Street Journal (4 août 1998). Le « little red dot » est une expression dénigrante qui vise à montrer que Singapour est insignifiant face à la puissance démographique de l’Indonésie. Le gouvernement singapourien s’est réapproprié ce surnom pour démontrer que le pays est certes petit en termes de démographie et de superficie, mais puissant à l’échelle de l’économie mondiale. Le logo créé en 2015 et célébrant les 50 ans de Singapour reprend d’ailleurs l’idée du cercle rouge.
3 L’expression « a sister » (« une sœur ») est un terme affectif pour une connaissance de son âge communément utilisé à Singapour et en Malaisie.
4 Expression désignant les citoyens singapouriens âgés d’au moins 16 ans en 1965 (donc nés avant 1950) et ceux ayant obtenu leur nationalité avant 1987. Depuis 2014, ces citoyens bénéficient d’avantages sociaux, notamment une prise en charge plus importante des soins médicaux et une pension d’invalidité.
5 Voir au lien : (http://www.singaporememory.sg/).
6 Les hawker centres sont des groupements de marchands avec des stands de plats cuisinés représentant l’héritage culturel et migratoire de Singapour. On y trouve des cuisines variées avec des plats malais, tamouls, hong-kongais, chinois, coréens, japonais, et « internationaux » (c’est-à-dire, occidentaux).
7 Les food courts sont des aires de restauration regroupant plusieurs restaurants dans un centre commercial. Il s’agit principalement de restauration rapide.
8 Selon plusieurs entretiens, l’expression « It’s a Singaporean place » ou « Singaporeans go there » est récurrente auprès des habitants de la ville de Kluang pour qualifier les espaces de l’agrotourisme.
9 Kopi signifie « café » en malais/indonésien et tiam veut dire « magasin » en hakka/hokkien. Le kopitiam est un établissement servant principalement des boissons non alcoolisées (café, thé, infusions d’herbes, jus et sodas) et parfois des snacks et/ou des plats cuisinés dans le monde malais (sud de la Thaïlande, Malaisie, Singapour, Indonésie, et Brunei).
Auteur
Docteure en géographie, diplômée de l’Université nationale de Singapour (NUS), et ancienne boursière de l’Irasec, Amel FARHAT a effectué plusieurs recherches de terrain en Malaisie et à Singapour, notamment sur les corridors de développement et l’urbanisation. Elle a également effectué des missions de recherche en urbanisme aux Émirats arabes unis. Parallèlement à ses activités académiques, elle travaille en tant que consultante en étude de marché.
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