Paysages hérités, paysages imaginés, et paysages construits
p. 53-91
Texte intégral
1Ce troisième chapitre traite de la production des paysages opérationnels à Kluang, un district de Johor à la marge du dynamisme économique. L’État fédéré de Johor (Johor Negeri) est connu pour être la seconde région la plus dynamique de Malaisie, derrière la capitale fédérale au cœur du Selangor. Selon Iskandar Malaysia, Johor a en effet accumulé plus de 190 milliards de ringgits (39,5 milliards d’euros) d’investissements entre 2006 et 20151, devenant ainsi le second pôle d’investissement à l’échelle nationale. Concernant les investissements dans le secteur manufacturier, Johor s’est hissé à la première place en 2019, devançant l’État du Selangor2. Cependant, ce développement est spatialement limité à la pointe sud de la péninsule, juste en face de Singapour, notamment au sein des frontières de la région de développement Iskandar.
2Au contraire, les districts les plus au nord (tel que Kluang) sont, quant à eux, moins intégrés et se retrouvent à la marge géographique, démographique et économique de cette dynamique. En effet, il s’agit d’un vaste district dont la situation géographique au cœur de Johor est en marge de la dynamique métropolitaine historiquement concentrée à Johor Bahru. Démographiquement, le district de Kluang est peu important puisqu’avec 250 000 habitants, il ne représente que 7,5 % de la population totale de l’État fédéré de Johor3. Kluang ne bénéficie pas non plus de l’élan économique du sud de Johor puisque les investissements ne représentaient que 10 millions de ringgits (2 millions d’euros) en 2013.
3C’est justement cette situation, à la fois relativement proche de Singapour (100 km), mais à la marge de l’urbanisation conventionnelle, qui a suscité l’intérêt d’une étude du district de Kluang. S’inspirant des recherches de Neil Brenner et de Christian Schmid sur l’urbanisation planétaire, ce chapitre vise à mettre en pratique un terrain de « l’urbanisation sans champ extérieur ». Les paysages de Kluang font en effet preuve d’une spécialisation évidente dans le domaine de l’agriculture industrielle de l’huile de palme. L’agriculture, traditionnellement considérée comme rurale, a contribué à la formation d’un paysage opérationnel qui est fondé sur le capitalisme et l’industrialisation et dont les pôles financiers et décisionnaires sont fortement concentrés dans les grandes villes mondiales de l’Asie du Sud-Est. Pour autant, subsistent les paysages de l’agrotourisme et du tourisme vert qui représentent l’autre facette de Kluang qui tente, avec succès, de capitaliser sur une certaine image et sur certains mythes associés au monde rural.
L’agriculture : des paysages opérationnels conventionnels
Le palmier à huile : un paysage opérationnel dominant à Johor
4Le long des routes reliant Singapour et Johor, excepté la région métropolitaine de Johor Bahru et quelques petites villes, le visiteur est marqué par la prédominance de plantations de palmiers à huile. Selon le Malaysian Palm Oil Board, cette culture occupait 733 467 hectares à Johor en 2014, soit 38,2 % de la superficie totale de l’État fédéré, et 78 % de la surface dédiée à l’agriculture.
Illustration 5 — L'occupation des espaces agricoles de Johor (en hectare), 2007-2011
Type de production | 2007 | 2008 | 2009 | 2010 | 2011 |
Palmiers à huile | 833 700 | 864 851 | 896 702 | 867 103 | 867 824 |
Hévéa | 129 329 | 141 449 | 140 025 | 143 698 | 143 750 |
Fruits | 61 066 | 57 144 | 64 715 | 57 428 | 57 475 |
Noix de coco | 17 980 | 18 648 | 20 720 | 20 439 | 21 124 |
Légumes | 12 263 | 11 826 | 12 805 | 10 594 | 10 147 |
Ananas frais | 6 612 | 7 215 | 7 290 | 7 525 | 6 783 |
Café | 1 717 | 2 740 | 2 420 | 2 360 | 2 182 |
Ananas (conserve) | 3 220 | 2 052 | 1 995 | 2 047 | 2 022 |
Cacao | 475 | 496 | 485 | 492 | 488 |
Autre | 4 239 | 3 262 | 4 300 | 3 520 | 3 558 |
Total en hectare | 1 070 602 | 1 109 683 | 1 151 457 | 1 115 206 | 1 115 354 |
5À l’échelle nationale, Johor contribue à hauteur de 14,5 % à la production d’huile de palme, constituant avec Sabah (le premier producteur national) et Sarawak, un territoire important qui a permis de positionner la Malaisie parmi les leaders de la production mondiale.
6Au long des routes, les étendues de palmiers semblent à perte de vue, s’enfonçant à l’intérieur du territoire à mesure que l’on s’éloigne des axes de communication. Cette impression est renforcée par les enseignes des sociétés de plantation qui se succèdent, Sime Darby, Petronas, Wilmar, Felda, et qui indiquent la présence de grandes propriétés agricoles détenues par des acteurs incontournables de l’industrialisation en Malaisie. Les petites plantations appartenant aux particuliers, en général exploitées par une famille, ne concernent que 14 % des surfaces plantées, le reste étant géré par des entreprises d’État ou de puissantes firmes multinationales (MPOB, 2013). Les travailleurs sont rarement visibles et, en règle générale, il s’agit d’un type d’espace où l’activité et la présence humaine ne sont pas manifestes. Des centaines de grappes de fruits écrasés, tombées des camions, jonchent le bord des routes et participent aussi à rendre compte de l’importance de l’agriculture de rente à Johor. En effet, depuis l’arrivée des populations censées mettre en valeur le territoire, Johor n’a connu que quelques types de plantes et a donc développé un paysage de monoculture. Au gré des prix de vente les plus avantageux de l’époque, les autorités en charge ont d’abord encouragé la culture du gambier et du poivre, puis de l’hévéa pour son latex, et enfin, depuis les années 1960, celle du palmier à huile.
7Même un voyageur de passage qui ne serait pas familier avec la Malaisie ne pourrait pas confondre ces vastes étendues de végétation tropicale avec une quelconque forêt. En effet, leur alignement méthodique donne lieu à une forme de géométrie qui caractérise ce paysage, dont témoignent des images aériennes et satellites impressionnantes. Cette lecture du paysage n’est en aucun cas limitée au géographe, « expert » supposé de l’analyse des espaces. Les Malaisiens eux-mêmes reconnaissent ce paysage comme emblématique de Johor.
8Interrogés sur leurs perceptions des paysages, plusieurs personnes résidant à Johor ont mentionné le caractère « ennuyeux » et monotone des plantations de palmiers à huile. Prakash, un jeune Malaisien d’une vingtaine d’années et résidant dans la ville voisine de Batu Pahat, a partagé son observation pertinente et minutieuse du paysage local. En tant que propriétaire d’un minibus tout confort, il transporte de petits groupes de touristes aisés de Singapour hors des sentiers battus. Ainsi, ses journées consistent à faire des allers retours entre Singapour et le nord de Johor, et d’arpenter les sites de l’agrotourisme et les espaces naturels :
« Les plantations de palmiers à huile, elles sont partout depuis toujours ; si tu veux des rizières (sawah padi), il faut monter à Kedah ou à Perlis. De Kuala Lumpur jusqu’à JB (Johor Bahru), c’est palmier à huile, palmier à huile, palmier à huile sur toute la route ! C’est ennuyeux, c’est toujours la même chose. Les Singapouriens, ils viennent ici, ils sont contents, ils voient du vert, mais quand tu vois ça tous les jours, ça n’a plus d’importance pour toi4. »
9Ce témoignage est représentatif de ceux de beaucoup d’autres participants dont les impressions ont été recueillies au cours d’entretiens et de conversations informelles. Contrairement à la riziculture, il apparaît que le paysage opérationnel des palmiers à huile n’est associé à aucun attachement culturel ou sentimental. Il s’agit d’une activité agricole, mais les échelles et les pratiques relèvent davantage des secteurs secondaire et tertiaire. Il s’agit principalement de l’affaire de grands groupes industriels dont les parcelles sont gigantesques et la force de travail n’est que rarement malaisienne. Il existe en conséquence un détachement social. La plupart des employés sont logés au sein même des plantations et ne sortent que très rarement pour se rendre dans les villages alentour. D’après les habitants de Kluang, ils se rendent encore plus rarement en ville parce qu’ils sont souvent sans papiers et craignent de rencontrer des officiers de police. Ainsi, au-delà de l’épicerie du village, les travailleurs n’ont quasiment aucun lien social avec les populations locales. Ensuite, ces dernières considèrent les travailleurs des plantations comme des étrangers, souvent des Indonésiens et des Bangladais, et adoptent un discours xénophobe. Par ailleurs, le paysage de palmiers à huile est esthétiquement et spatialement opaque pour le visiteur extérieur. En effet, bien que les plantations longent les routes, la densité des arbres rend toute observation impossible et il est interdit d’y entrer : des grilles et panneaux, aux messages plus ou moins agressifs, préviennent qu’il s’agit de propriétés privées.
10Le paysage de palmiers à huile est également un symbole et cristallise l’ensemble des discours critiquant une forme d’agriculture non respectueuse de l’environnement, émis notamment par des personnes vivant et travaillant près des plantations. Par exemple, M. Ong, agronome de formation, s’inquiète des retombées écologiques d’une telle exploitation intensive :
« Les plantations de palmiers à huile sont presque partout à Johor, on a de la chance d’avoir encore des forêts protégées. Mais, si on y pense, les réserves naturelles de Johor sont toutes sur des reliefs, donc difficiles à exploiter et plus chères à planter que des terrains plats ; c’est peut-être la seule raison de leur survie. Le seul endroit à peu près intact est Gunung Belumut ; après, la rivière descend et tout part vers les plantations et on sait très bien que leurs terres sont pleines de produits chimiques ; ils ont pollué toutes les ressources en eau, épuisé les sols, et empoisonnent leur main-d’œuvre mais ça n’intéresse personne ici, les problèmes environnementaux sont un sujet de pays développé et, ici, les gens ne sont pas informés5. »
11De même pour Un Keng, propriétaire d’une ferme agrotouristique très populaire auprès des Singapouriens :
« On est très différent de ceux des plantations de palmiers à huile ; ils utilisent beaucoup de produits chimiques, alors qu’ici on essaye d’être le plus bio possible. On est autonome, on réutilise les déchets pour alimenter les animaux, on est zéro déchet. Nous, on enrichit le sol naturellement, alors qu’eux, ils sont en train de rendre la planète malade. »
12Ces témoignages soulignent l’intérêt d’une partie de la population de Johor pour les questions environnementales. En effet, l’agriculture intensive, notamment celle des palmiers à huile qui s’observe jusqu’à la lisière du parc naturel de Taman Negara, est critiquée pour son coût environnemental et sanitaire. Les propriétaires de fermes bio et agrotouristiques adoptent un discours axé sur la production durable et respectueuse de la nature. Ce discours est au cœur de leur entreprise commerciale puisqu’il constitue un argument de vente majeur qui trouve écho auprès d’une clientèle singapourienne urbaine en manque de contact avec la nature. Cependant, ce discours environnemental n’est pas vraiment un sujet majeur à Kluang. Les résidents locaux ne fréquentent pas ces espaces et s’amusent volontiers de l’engouement qu’ils suscitent chez les Singapouriens. Les habitants de Kluang considèrent les plantations comme un paysage « normal » et, d’après des conversations informelles, ils semblent plus préoccupés par la présence (connue, mais quasi invisible) de travailleurs immigrés que par l’utilisation de produits potentiellement toxiques. Il existe donc un réel décalage de perception entre, d’une part, les populations ayant un certain niveau de vie et qui habitent dans des grandes métropoles comme Kuala Lumpur et Singapour et, d’autre part, les populations qui résident dans des districts plus ruraux. En effet, les citadins sont à la recherche de cette image d’une nature immaculée, harmonieuse, etc. radicalement éloignée de leur vie quotidienne. Au contraire, les habitants de Kluang, un district agricole, sont directement confrontés à la nécessité d’un secteur primaire productif.
13Les paysages agricoles, en général ceux-là mêmes qui sont associés au mythe de la culture rurale malaise et malaisienne6, tels que le padi (rizière) de Kedah ou le kebun (verger), font rêver les citadins, alors que les paysages de Johor, et Kluang plus particulièrement, sont bien plus marqués par une exploitation agricole d’échelle industrielle. Le paysage de l’agriculture intensive de Johor ne résonne pas avec un certain mythe du rural idéalisé et se trouve au cœur d’une perspective duelle : il est associé à des impacts destructeurs, mais il est également perçu comme une nécessité économique.
La production agricole comme paysage de l’industrialisation
14Ce paysage pourtant vert et agricole n’a pas grand-chose en commun avec l’agriculture dite « traditionnelle » ou une quelconque image que l’on pourrait se faire de la ruralité. Au contraire, ces plantations sont tout autant ancrées dans la mondialisation, l’industrialisation, l’internationalisation du marché du travail, et reliées aux centres financiers et décisionnels que n’importe quel cluster industriel. Concernant les employés de plantations, par exemple, de nombreux témoignages indiquent que les Malaisiens occupent des postes de contremaîtres et que le gros œuvre est réalisé par des travailleurs immigrés venus principalement de Sumatra en Indonésie et, dans une moindre mesure, par des réfugiés bangladais et birmans. Des personnes interrogées soulignent en effet qu’un manque de main-d’œuvre toucherait l’ensemble de Johor, toute industrie confondue. De plus, les conditions de travail et les grilles salariales offertes aux travailleurs issus de régions plus pauvres en Asie sont beaucoup plus avantageuses pour les sociétés de plantations. Le caractère presque vide d’hommes des plantations, la valeur économique de ces espaces, la critique de l’exploitation des ressources au détriment des considérations environnementales, en font un paysage typique de l’opérationnalisation des processus codépendants de l’industrialisation, du capitalisme et de l’urbanisation, tel qu’il est défini par Neil Brenner dans le cadre du paradigme de l’urbanisation planétaire. L’un des aspects les plus importants à souligner est que le paysage monotone de la plantation n’évoque aucun attachement social et culturel de la part des résidents de Johor : la plantation ne fait pas partie de « leur » espace dans la mesure où il s’agit d’une propriété privée. De plus, même si les habitants de Johor bénéficient directement ou indirectement de l’économie liée à la production d’huile de palme, la plantation ne semble pas les concerner. En ce sens, elle appartient à une autre sphère qui n’est pas associée à la ruralité et à ses mythes, mais plutôt à des espaces qui soutiennent un segment important de l’économie nationale et dont les liens se trouvent au cœur des centres-villes. Enfin, la dimension environnementale évoquée par plusieurs répondants dans le cadre de l’enquête menée pour cette étude résonne avec la perception écologique de la critique de l’exploitation des ressources par l’industrialisation et le capitalisme.
La production de l’espace rural comme paysage opérationnel et culturel
La production d’un espace rural à travers des sites de l’agrotourisme et du tourisme vert
15En termes de pratiques urbaines, Johor est aussi un territoire important dans la vie quotidienne de centaines de milliers de Singapouriens. Il existe bien entendu des migrations pendulaires des résidents de la péninsule qui travaillent à Singapour. En effet, la cité-État est l’un des marchés de l’immobilier les plus chers du monde et les côtes malaisiennes sont donc attractives pour les familles de la classe moyenne qui peuvent avoir accès à des appartements spacieux ou des maisons avec jardin pour une fraction des prix en vigueur à Singapour. La région métropolitaine de Johor développe en conséquence une multitude de projets résidentiels luxueux dont les prix abordables sont des alternatives au modèle singapourien. Un deuxième type de migration importante, frontalière, s’opère le week-end lorsque les résidents de Singapour se ruent dans les magasins, supermarchés, restaurants, bars, boîtes de nuit, salons de massages, maisons closes, etc., afin de bénéficier des prix beaucoup plus abordables de Johor.
16Autre point d’intérêt, celui de l’observation d’un troisième type de migration de Singapour vers Johor, celui du tourisme rural. En effet, le développement de Singapour s’est fait au profit d’un compromis qui a vu la réduction des espaces naturels et des kampung ; c’est-à-dire des lieux de la culture singapourienne considérés comme « authentiques ». À titre d’exemple, en 2013, lors de mon arrivée au département de géographie de l’université nationale de Singapour, le débat qui dominait alors portait sur la destruction partielle du cimetière de Bukit Brown, une des dernières icônes des espaces verts et du « vieux » Singapour, au profit d’une autoroute traversant le site. Un mouvement citoyen a tenté de freiner le projet avec l’aide d’associations (SOS Bukit Brown, All Things Bukit Brown), la création de sites internet, des interventions dans les universités et les forums, sans pour autant parvenir à une conservation du site. Au-delà du caractère anecdotique de cette tentative modeste de conservation, il semble que le destin de Bukit Brown et les aspirations de ceux qui se sont mobilisés traduisent une frustration de certains Singapouriens par rapport à leur propre paysage. Pour pallier ce manque d’« authenticité », des milliers d’entre eux se déplacent également à Johor, non pas uniquement pour y visiter les centres commerciaux, mais pour être aussi exposés à des paysages non urbains.
17Depuis le début des années 2000, les fermes touristiques se sont multipliées à Johor afin de construire des paysages représentant l’antithèse de la ville mondiale. Leur taille varie de 40 à 50 hectares. Quelques-unes de ces fermes sont situées à Kluang, un district connu pour être agricole et qui semble s’être spécialisé dans une économie liant agriculture et services. Aux côtés des plantations de palmiers à huile, les petits îlots que forment ces fermes permettent de diversifier quelque peu le paysage de Kluang. Fait surprenant, misant sur leur caractère traditionnel, ces dernières recréent pourtant de toutes pièces des paysages qui n’ont jamais existé à Johor. En effet, Johor a un héritage important du fait du système des kangar et des kangchu qui a favorisé une spécialisation de l’agriculture commerciale et non une agriculture de consommation locale. Ainsi, alors que les rizières et les vergers n’appartiennent pas au paysage historique et dominant de Johor et de Kluang, des fermes créent ces espaces agricoles qui s’éloignent du modèle de la monoculture intensive afin de convenir aux citadins qui souhaitent profiter de ce qu’ils imaginent être un paysage rural et agricole.
18Ces espaces attirent essentiellement des Singapouriens qui arrivent parfois par leur propre moyen et, dans l’immense majorité des cas, par l’intermédiaire de leur établissement scolaire, entreprise, congrégation religieuse ou encore d’une agence de voyages. Ces fermes sont des destinations particulièrement populaires auprès des écoles et des entreprises qui y organisent des voyages de fin d’année ou des retraites d’entreprise. Bien que les Singapouriens craignent la criminalité, notamment en Malaisie, ils ne semblent pas être freinés par des considérations sécuritaires. En effet, les fermes sont comme des « communautés fermées » (gated communities) avec un terrain bien délimité par des barrières où les visiteurs se sentent en sécurité. Selon les propriétaires des fermes, le ratio entre visiteurs étrangers et malaisiens serait approximativement équilibré. Toutefois, les observations de terrain menées sur une période de six mois en période de semaine et de week-end n’ont pas abouti aux mêmes conclusions. Sur les centaines de Singapouriens arrivant par bus entiers, seuls quelques visiteurs malaisiens, en général venus du Selangor et en route vers Johor Bahru ou Singapour, sont présents. Les employés des fermes interrogés corroborent cette observation et estiment que l’immense majorité des clients viennent de Singapour, avançant des chiffres de l’ordre de 80 ou 90 %. En effet, les prix appliqués ne sont pas ajustés à une clientèle de Johor, puisque les prix des restaurants, des hébergements, et des activités, sont bien au-dessus des tarifs locaux. Ces fermes proposent un paysage exotique et des activités qui sont destinées aux citadins. Présentes sur les réseaux sociaux, les sites de voyagistes et disposant de leur propre site internet et service de marketing, elles sont bien identifiées et aisément accessibles. La plupart d’entre elles ne sont pas soutenues financièrement par leurs activités agricoles, mais bien davantage par les services touristiques qu’elles proposent. Koref, Zenxin et UK Farm sont particulièrement connues et régulièrement fréquentées par la clientèle singapourienne.
19Koref est une exploitation agricole et touristique de 48 hectares fondée en 2001 par M. Tam, ingénieur de profession et « avocat » de la biodiversité. La ferme produit principalement du riz biologique et il s’agit d’ailleurs de la première ferme ayant obtenu un label bio pour le riz en Malaisie. L’exploitation agricole a été développée de manière « intelligente » en recréant un écosystème qui pollue peu et qui tire profit de ce que la nature et le terrain lui apportent. M. Tam ne s’inscrit pas dans le modèle de la monoculture, mais tente de préserver les sols de sa ferme. Koref adopte un système de jachère et de rotation culturale avec des plantes qui complètent la riziculture, tels que le soja, le lotus, ou le taro. De plus, différents arbres fruitiers (cocotiers, papayers, pitayas, bananes) et plantes aquatiques permettent aussi une diversification ayant un impact positif sur les sols. Les animaux en liberté (poissons, canards, poulets, dindes, lapins, chèvres), centre d’intérêt pour les visiteurs, contribuent, en plus du compost, à la fertilisation naturelle des sols. Enfin, l’eau est aussi une partie importante de cet écosystème, puisque les rizières en amont de Gunung Belumut sont irriguées grâce à la technique gravitaire (système de canaux à élévation dégressive permettant un acheminement de l’eau par simple gravité) (Tam, 2003).
20Ce paysage correspond au sawah padi, la rizière, l’une des icônes les plus emblématiques de l’Asie du Sud-Est et appréciées par les visiteurs. Selon la saison, ces derniers peuvent imiter, sur le terrain boueux des rizières, le « fermier asiatique » qu’ils imaginent, chapeau conique en paille et bottes en caoutchouc comme accessoires.
21Malgré les efforts évidents déployés par Koref pour produire une agriculture biologique, le riz requiert beaucoup de main-d’œuvre et le rendement de la production n’est pas suffisant. Comparé à l’agriculture conventionnelle dopée aux produits chimiques et aux subventions gouvernementales, Koref n’est pas suffisamment compétitive sur le marché. D’ailleurs, il ne semble pas que la ferme commercialise ses récoltes, au-delà des ventes réalisées directement sur place. En effet, le riz, les légumes et les animaux sont utilisés dans le restaurant et un étal permet aux touristes d’acheter des paquets de riz. Mais la principale source de revenus de la ferme découle de l’entreprise touristique qui, selon le propriétaire, représenterait environ 70 % des revenus totaux. Ainsi, la ferme propose divers types d’hébergement, chacun présentant une forme d’exotisme : les bungalows flottants sur des rondins en plastique et dont l’architecture se dit « locale », des dortoirs en bois « traditionnels », et un espace de camping. Au total, la ferme peut accueillir plusieurs centaines de clients à la fois. Le prix pour une nuit est exorbitant au regard de l’économie locale, entre 100 ringgit (20,90 euros) par personne pour une tente de 7 personnes et 340 ringgit (71 euros) pour le bungalow le plus « luxueux ». De nombreuses activités sportives et de loisirs sont proposées, comme la pêche et le canoë, et la participation aux travaux de la ferme : alimentation des animaux, récolte du riz, etc. Comme souligné par M. Tam, Koref se doit d’étoffer régulièrement le panel d’activités proposées à ses clients :
« Il faut ajouter toujours plus d’activités… tous les jours, je me demande : “qu’est-ce que je peux ajouter pour améliorer ma ferme ?”. Vous savez, les Singapouriens, ils viennent ici, ils s’amusent, ils jouent, mais il leur faut toujours plus ; avec le risque qu’ils ne reviennent pas, leur ennui potentiel est dangereux pour moi. Je fais donc les magasins pour acheter de nouvelles choses, je vais sur Internet pour voir ce que les autres fermes proposent dans le monde. J’ai été à Taïwan, ce concept marche très fort là-bas, j’y ai trouvé plein d’idées et on a même noué un partenariat avec une ferme. Aujourd’hui, la descente de rivière sur un radeau de bambou ou participer aux récoltes, les clients aiment ça, mais demain, ils voudront de nouvelles activités. »
22L’une des activités essentielles de M. Tam est ainsi de faire des études de marché et de s’informer sur les pratiques des autres fermes dans le monde. Comme tout entrepreneur, il innove le plus possible et investit pour satisfaire sa clientèle dont la grande majorité est singapourienne et exigeante. Koref propose davantage d’activités qu’auparavant : du vélo, des marches dans la rivière pour « suivre les pas des aborigènes dans leur survie », la découverte de la mangrove en bateau, de la tyrolienne, des ballons gonflables géants dans lesquels on peut marcher, etc.
23Pour soutenir ces activités, Koref a implanté des éléments paysagers considérés comme attractifs pour la clientèle urbaine, tels qu’un lac artificiel, une plage et des bungalows. En plus des activités ludiques, Koref propose des infrastructures éducatives particulièrement appréciées des écoles et des parents singapouriens. En effet, les enfants et les adolescents de Singapour sont soumis à un régime scolaire compétitif et strict comprenant l’emploi du temps de l’école conventionnelle, auquel s’ajoutent de nombreuses heures de cours particuliers. Pour la grande majorité d’entre eux, chaque activité qui n’est pas purement scolaire ou sportive se doit d’avoir un caractère utile et éducatif. M. Tam a, en conséquence, équipé sa ferme d’une salle de conférences avec rétroprojecteur et d’une bibliothèque afin de recréer un espace scolaire. Il y enseigne les fondements de l’agriculture biologique et le fonctionnement des écosystèmes. Située en amont de Gunung Belumut, Koref propose également des activités sportives en pleine nature qui sont également très appréciées des Singapouriens.
24Les deux sites suivants sont intégrés dans un projet de développement initié par le gouvernement fédéral et visant à promouvoir une modernisation de l’agriculture.
Le projet de modernisation de l'agriculture à Kluang
« Le projet d'agriculture moderne de Kluang a été inspiré par l'ancien Premier ministre de la Malaisie, Tun Dr Mahathir Mohamad, lors de sa visite au Royal Agriculture College (RAC), au Royaume-Uni. Ce projet agricole clé est une initiative pionnière visant à produire une agriculture d’alimentation mixte à grande échelle, et qui est gérée commercialement en utilisant les technologies et les pratiques agricoles modernes. Le 12 février 2004, le projet a été lancé par le Premier ministre de Malaisie, Datuk Seri Abdullah Ahmad Badawi. Un total de 21 entreprises a été approuvé par le Conseil des ministres afin de participer à ce projet. La taille de ce dernier est de 9 000 acres, dont 3 202 acres sont situés à Padang Hijau, 203 acres dans le centre agricole d’Ayer Hitam, 5 595 acres au Breeding Centre d’Ayer Hitam animale et à l'Institut zoologique de Kluang, à Johor. À travers la mise en œuvre du Projet d'agriculture moderne de Kluang, est prévue la production alimentaire de la nation afin d'accroître et de compléter directement l’approvisionnement en nourriture à destination de la consommation domestique et simultanément de réduire la balance des importations alimentaires du pays. En outre, ce projet souligne également l'importance de l'utilisation d’une technologie adéquate et de pointe dans le secteur agricole afin d'obtenir plus de résultats, une meilleure qualité et une conformité aux règles sanitaires. Le projet d'agriculture moderne de Kluang est un modèle de modernité et de grande envergure économique grâce auquel on peut générer de la croissance économique dans le secteur agricole et être en mesure de fournir des possibilités commerciales et de création d’emplois. L'implication du secteur privé dans ce projet, qui est géré commercialement et avec la dernière expérience technologique dans le secteur agricole, pourrait conférer une expertise et des compétences pour davantage d'éleveurs, de pêcheurs et d’agriculteurs. »7
C’est dans ce cadre de modernisation de l’agriculture de Kluang que UK Farm a été développée en 2004. M. Goh, propriétaire de la ferme, en détaille les origines et le recrutement :
« Moi, au début, je produisais des moutons à Yong Peng [une petite ville du district voisin de Batu Pahat], j’avais plus de 10 ans d’expérience, on élevait les moutons, et on avait un abattoir sur place, on n’était pas bio, mais on avait tous les certificats hallal possibles, c’est très important ici. C’était très industriel, sale, un travail très dur, il n’y a pas beaucoup de personnes qui font ça. Un jour, j’étais dans mon abattoir, deux hommes viennent nous voir, ils nous disent qu’ils viennent de KL [Kuala Lumpur] et qu’ils veulent nous parler d’un projet, que c’était pour faire un business. On l’a renvoyé, on pensait que c’était une arnaque. Un officier du gouvernement, bien habillé, qui vient voir un Chinois au milieu des moutons pour faire de l’argent, c’était impossible. Le lendemain, ils reviennent avec trois policiers de Yong Peng, je les connaissais, ils étaient du coin ! Ils nous montrent les papiers et nous assurent qu’ils viennent bien de KL et nous disent qu’ils cherchent des agriculteurs pour l’agrobusiness, le tourisme vert, tous ces trucs écologistes, et que c’est une bonne affaire. Moi, je leur ai dit que je n’y connaissais rien ; les moutons, je connais, mais pas l’hôtellerie, pas l’écologie, mais ils ont insisté, “et puis tu sais, c’est vraiment attractif, tu sais combien les Chinois paient pour avoir un terrain agricole ici ? […] 8”. Alors on a signé les papiers, on a transporté tous mes moutons et on a commencé comme ça. J’ai tout appris une seconde fois, j’ai tout construit. Aujourd’hui, avec Zenxin, on est les deux plus petites fermes, on est les seuls Chinois, mais on a les revenus les plus élevés et tout ça, c’est parce qu’on a mis en place un commerce vert avec plein de clients […]9. Les gens viennent de KL et de Singapour pour nous voir, goûter nos produits. Ceux qui font juste de l’agriculture, ils ne survivent pas. »
Dans ce cadre institutionnel, le propriétaire bénéficie d’avantages qui sont particulièrement intéressants pour tout Malaisien non malais et dont l’activité professionnelle est liée au terrain rural. En effet, l’accès à la propriété privée dans les espaces ruraux en Malaisie est strictement réglementé et, dans le contexte de politiques pro-bumiputra, les communautés chinoise et indienne sont soumises à des restrictions et ne bénéficient pas des mêmes avantages que les Malais. L’inclusion dans ce programme permet aux participants d’être très bien situés, sur une route directement reliée à une sortie de l’autoroute Nord-Sud, de bénéficier des infrastructures de sécurité du site (portique, grillage, gardien), et surtout, de pouvoir s’acquitter d’un loyer annuel dérisoire (moins de 50 ringgit, soit 10,50 euros, par acre). En échange, le propriétaire de la ferme signe un bail de 60 ans à la fin duquel le gouvernement deviendra propriétaire de toutes les installations et des améliorations construites sur le site.
25Autre exemple, Zenxin Organic Farm, en fonction depuis 2001, est l’une des sociétés privées participant au projet de modernisation de l’agriculture de Kluang. Cette ferme s’étend sur 40 hectares de terrain recouvert d’un verger, d’un vaste hall avec une réception, un restaurant, un marché bio et des activités pour les loisirs des touristes. La ferme propose des tours guidés dont le contenu est informatif et éducatif, où les familles peuvent apprendre les méthodes de l’agriculture biologique et le nom des poissons de l’aquarium. Il est également possible de nourrir des animaux comme des lapins et des canards, de faire du tir à l’arc, l’un des sports traditionnels chinois.
26Le marché des produits frais biologiques en Asie du Sud-Est est dominé par des marques issues de productions américaines (certifications USFDA) et européennes (label bio) qui bénéficient d’un capital confiance de la part du consommateur. Zenxin, fort d’un coût de main-d’œuvre et de transports réduit, propose des prix beaucoup plus compétitifs afin de s’imposer sur le marché régional. En effet, leurs produits sont présents dans leurs boutiques que l’on pourrait qualifier de « rural-chic » et sur les étals des magasins en Malaisie, et surtout à Singapour. L’entreprise biologique se vante d’avoir obtenu les certifications malaisiennes et de l’association australienne pour l’agriculture durable, et donc d’utiliser du compost et d’éviter des pesticides. Cependant, plusieurs personnes ont émis des doutes, témoignant de la difficulté de dépasser le scepticisme des Singapouriens à l’égard des produits malaisiens et l’image d’insécurité de la Malaisie. Par exemple, Mei-Hoon, une bibliothécaire singapourienne d’une quarantaine d’années, est venue davantage pour visiter la ferme et faire du vélo au milieu des vergers que pour les qualités organiques des produits :
« Les produits vendus ici sont très bons et ça nous rassure de consommer des produits bio. En général, à Singapour, si on va à Coldstorage [supermarché] le bio coûte cinq ou six fois plus cher qu’un autre type de produit, c’est très atas [expression singapourienne signifiant haut de gamme, un peu snob]. Par contre, ici, je ne sais pas si c’est vraiment [emphase de Mei-Hoon] bio, les labels malaisiens, il faut se méfier, ils ne sont pas sûrs. »
27Dernière étude de cas, la ferme UK Farm, du nom du propriétaire Goh Un Keng, en fonction depuis 2003 sur 52 hectares dominés par un paysage de prairie. Si ce n’était la chaleur et des vaches un peu maigres, il serait possible en effet de s’imaginer dans une exploitation agricole européenne. Il s’agit donc d’un environnement très exotique pour les Malaisiens et les Singapouriens. Avec 80 000 visiteurs par an, UK Farm est de loin l’agrobusiness le plus connu et le plus populaire de la région. L’exploitation, spécialisée dans la production du lait de chèvre bio et du mouton élevé en plein air, propose de nombreuses activités de découverte du monde de la ferme. L’exploitation possède une auberge assez luxueuse, des dortoirs et des espaces de camping très propres permettant de loger jusqu’à 5 000 visiteurs à la fois.
28Cependant, il s’agit surtout d’un parc d’attractions de l’espace rural, où l’on peut nourrir des animaux (lavés régulièrement afin qu’ils apparaissent « très propres »), avec un système de minibus, un « village » tropical exposant les modes de vie et d’habitat des peuples aborigènes de Malaisie (les Orang Asli). Le public ciblé est évidemment étranger, particulièrement singapourien : les panneaux d’affichage sont tous en anglais et en chinois, et non pas en malais. La propreté générale indique un lieu extrêmement bien entretenu, des lavabos avec du savon sont régulièrement disponibles. Avec un prix d’entrée à 50 RM (10,50 euros) et une nuit sur place entre 200 et 300 RM (42 à 63 euros), les tarifs sont à la hauteur des services proposés, mais ils sont inabordables pour la plupart de la classe moyenne de Johor. Le prix du restaurant est également de deux à trois fois plus cher que ceux proposés dans les cantines/restaurants locaux (makan house).
29Le dernier site, Gunung [mont] Lambak, se distingue des trois précédents puisqu’il s’agit d’un lieu public et naturel dont le terrain est recouvert d’une forêt tropicale. Cette forêt est gérée par les autorités malaisiennes, notamment les gardes forestiers, et est aménagée afin d’accueillir les visiteurs. Les chemins, les routes, les chalets, les voies d’évacuation d’eau, une cantine, un petit parc avec piscine pour les enfants, et un parking sont disponibles et administrés par la municipalité de Kluang.
30L’atmosphère de Gunung Lambak est particulière, le paysage n’est pas uniquement visible, il s’agit d’une expérience qui fait appel à plusieurs sens. Tout d’abord, les sons de la forêt s’imposent et remplacent ceux de la ville. Ensuite, les odeurs ont une résonance particulière dans le monde malais et la culture chinoise. Très facilement reconnaissable, le visiteur est frappé par les senteurs de l’oud (ou bakhour). Communément connu comme parfum, notamment grâce aux parfumeurs arabes, l’Oud est aussi une senteur dont les implications sont culturelles. En effet, selon la tradition malaise, cette odeur est si spirituelle qu’elle chasse les hantu (mauvais esprits). Cet endroit est donc apprécié des visiteurs locaux qui pensent qu’il s’agit d’un lieu particulièrement positif.
31Ces derniers sont diversifiés, venant à la fois de Singapour et de Malaisie. Le lieu est intéressant car les temporalités et les pratiques des deux types de visiteurs sont différentes. Les Malaisiens visitent Gunung Lambak pendant la semaine, ils arrivent dès le lever du soleil entre 6 et 7 heures du matin, font de la marche pendant une ou deux heures et repartent. Souvent, il s’agit d’habitués et de seniors qui font cet exercice plusieurs fois par semaine, ils n’ont pas de tenues ou d’équipement particuliers, tout juste des vêtements fonctionnels. Gunung Lambak, qui se situe à 3 km du centre-ville de Kluang, est donc un lieu pour faire de l’exercice, en plein air, gratuitement, et profiter de la nature. Les Singapouriens, quant à eux, arrivent plus tard, au mieux vers neuf heures du matin, ne faisant que croiser les Malaisiens sur le départ. De plus, ils sont reconnaissables à leur équipement sportif spécialisé : tenue de sport, souvent de marque, lunettes de soleil de sport, certains ont même des bâtons de randonnée. Contrairement aux Malaisiens, les Singapouriens viennent souvent avec l’objectif de gravir le mont, campent parfois la nuit sur place afin de s’exposer aux éléments et à la nature, recherchant le dépassement physique et mental. Ce site est également prisé des amateurs et professionnels de sports extrêmes lors de compétitions cyclistes BMX internationales, comme il a été donné l’occasion de le voir à l’auteure.
32Gunung Lambak ne peut pas être considéré comme un site à part des fermes évoquées précédemment car il s’agit d’un lieu, voire d’une attraction, intégré dans les dynamiques de l’agrotourisme de Kluang. De ce fait, les Singapouriens qui visitent les fermes se rendent également dans cette forêt.
Le discours de l’agrotourisme : répondre au besoin de ruralité des Singapouriens
33Cette attraction des Singapouriens pour les espaces de l’agrotourisme de Johor s’explique par une trajectoire de développement économique rapide, et ce, au détriment du paysage naturel et culturel. Singapour est une « ville verte » avec de nombreux parcs et espaces verts qui ne répond pourtant que partiellement aux besoins de verdure des citadins. Les jardins manucurés ne rappellent pas l’héritage culturel du kampung ou du kebun qui ont laissé place à la ville moderne. La planification urbaine qui s’est développée à Singapour repose sur trois axes politiques majeurs : la construction de centres économiques secondaires et tertiaires ; les espaces résidentiels constitués d’un parc immobilier public dont les densités sont importantes, les fameux HDB (Housing and Development Board) ayant remplacé les kampung ; et les espaces verts et de loisirs. Dans leur vie quotidienne, les Singapouriens sont essentiellement exposés à des paysages largement artificiels et des matériaux froids et industriels, tels que le béton, l’acier et le verre. De plus, à cela s’ajoutent les conditions de logement dans lesquelles ils vivent. Contrairement à leurs voisins de Johor, compte tenu du prix de l’immobilier, l’immense majorité des Singapouriens ne pourra jamais être propriétaire d’un pavillon et profiter d’un jardin individuel. Les appartements les plus communs à Singapour sont des grandes tours HDB, des logements publics disposant d’un bail de 99 ans. Un quartier comme Choa Chu Kang atteint des records de densité avec 29 000 habitants par kilomètre carré et les grandes tours d’habitation, l’espace surpeuplé, les transports saturés, etc., sont une réalité quotidienne pour les Singapouriens.
34La vision de Lee Kuan Yew à propos du développement de Singapour concernait également l’esthétisme d’un paysage urbain arboré, vu comme un élément contribuant à l’amélioration des conditions de vie et surtout à l’image internationale d’une cité-État propre et verte (Lee, 2000). Dès les années 1960, des campagnes publiques accompagnées du slogan « une cité-jardin » (garden city) incitaient les Singapouriens à planter des arbres dans leurs espaces résidentiels. Dans le cadre de ce programme, des arbres à pluie, des tembusu, et souvent des buissons fleuris ont été plantés le long des routes, procurant ombre et verdure aux automobilistes. L’un des exemples les plus évidents en termes d’image de « ville mondiale verte » est sans doute celui de la route de l’aéroport Changi dont la conceptualisation a été gérée dans les moindres détails par Lee Kuan Yew qui désirait « voir une jungle en allant à l’aéroport »10.
35De plus, les espaces verts à Singapour sont nombreux puisque l’on y recense 321 parcs11 que l’office des parcs nationaux distingue en deux catégories : 263 « parcs de quartier » et 58 « parcs régionaux ».
36On peut toutefois distinguer trois types d’espaces verts à Singapour. D’abord, les petits parcs citadins et résidentiels dont les principaux usagers sont les résidents du quartier ; ce type de parc est semblable à ce que l’on peut trouver dans toutes les villes de France. Ensuite, il existe des parcs dont l’envergure est nationale, voire internationale, compte tenu du nombre de visiteurs étrangers. Parmi ces parcs, on peut citer Botanic Garden, East Coast Park, ou encore le très impressionnant Garden by the Bay. Ces parcs aux allures manucurés sont facilement accessibles en transports publics, disposent d’infrastructures avec des restaurants, des cafés, parfois des zones pour des pique-niques et des barbecues, et même des magasins de souvenirs. Enfin, il est possible de distinguer une dernière catégorie de réserves naturelles, telles que Bukit Timah, Central Catchment, ou l’île de Pulau Ubin, qui sont des espaces de forêt tropicale qui apparaissent, pour certaines, cachées au cœur de la ville. Loin d’être restées intactes et à l’abri de la planification urbaine, ces réserves naturelles sont savamment aménagées à l’aide de béton ou de bois, avec des escaliers, des zones de marche dont il est interdit de s’éloigner, des ponts suspendus, des panneaux de signalisation, etc. Parfois, et c’est souvent le cas à Pulau Ubin, les nombreux visiteurs rappellent que l’on se trouve toujours dans une zone densément peuplée.
37En plus de ces parcs gérés par le gouvernement, il existe également des espaces qui tentent de recréer un environnement rural à Singapour. De petites fermes agrotouristiques, notamment à Kranji, une banlieue située au nord de Singapour, offrent des activités de découverte de l’agriculture bio. À la sortie du métro, une navette est mise à la disposition du public afin de faciliter au maximum l’accessibilité de ces sites. Ces fermes ont des superficies très limitées, entre 1 et 4 hectares, et proposent des parcelles de « paysages de la campagne » centrés sur des produits issus de l’agriculture biologique et d’« élevage ». En réalité, la production est dérisoire et permet à peine d’approvisionner les repas servis aux visiteurs. Tout comme les fermes de Johor, ces espaces utilisent l’image du paysage rural comme un espace de production saine, en coexistence respectueuse avec des animaux, et proposent surtout des moments de détente. Parallèlement, il existe des espaces recréés sur le modèle du « kampung traditionnel » et d’une époque passée. Ces derniers adoptent un esthétisme liant histoire et nostalgie. La « kampung house » du zoo de Singapour, une maison-attraction supposée représenter l’habitat traditionnel de Singapour, illustre particulièrement ces sentiments à l’égard d’un paysage et d’un habitat d’antan. Plus marquant encore, l’exposition permanente Growing Up au musée national retrace l’ensemble des éléments de la vie quotidienne dans un kampung des années 1950-1960. Les posters de l’exposition soulignent les conditions de vie difficiles et la pauvreté dans les kampung, mais le discours est nostalgique et insiste surtout sur l’esprit de communauté et les valeurs d’antan.
38En dépit de l’existence de tels sites, les personnes interrogées ont souvent fait part de leur nette préférence pour les sites agrotouristiques et naturels de Johor. Le fait de traverser la frontière est déjà en soi un acte significatif, puisqu’il marque le passage entre la ville mondiale densément peuplée et bâtie et le vaste hinterland de Johor. Il s’agit d’un début d’aventure qui renforce l’impression d’évasion des pratiques et des paysages de la vie quotidienne. Pour le voyageur, la frontière est un marqueur de distinction majeur. Une fois arrivés à Johor et lorsque l’on s’éloigne de Johor Bahru, les visiteurs singapouriens apprécient la sensation d’espace et de verdure. Dans l’ensemble des entretiens et des conversations informelles tenues avec des Singapouriens à Johor et à Singapour, quelques mots-clés ont été systématiquement employés : les paysages de la cité-État sont considérés comme « plastiques », « artificiels » et « trop bien faits ». Les critiques ciblent l’empreinte trop visible du paysagiste dans les espaces verts de Singapour, y compris ceux dédiés à la nature « sauvage » tels que Pulau Ubin ou la réserve du Central Catchment. Les grands symboles des espaces verts de Singapour comme Botanic Garden, inscrit au patrimoine mondial de l’UNESCO depuis 2015, Garden by the Bay, l’impressionnante serre climatisée high-tech, ou encore l’île artificielle de Sentosa, sorte de Disneyland tropical, représentent bien l’esprit de la planification urbaine régnante, mais ne convainquent pas les Singapouriens en termes de réalisme et de proximité avec la nature. Pour ce type de parcs, rien n’est laissé au hasard : les pelouses manucurées, les fleurs derrière des petits murets, des allées au pavement impeccable, des cafés et des bistrots dont la gamme de prix n’est pas toujours accessible à la classe moyenne singapourienne, etc. Pour les espaces dits « sauvages », ils sont également pris en charge par les paysagistes de l’office des parcs nationaux. Comme souvent à Singapour, le visiteur y est accueilli par un panneau de signalisation détaillant la liste des interdits, les chemins sont tracés, les promenades et les pergolas en bois sont très bien entretenues. Même à Pulau Ubin, l’empreinte paysagiste y est clairement visible : les rues sont propres, les panneaux de signalisation en bois peints sont les mêmes qu’à Singapour, des vélos en location sont omniprésents, les chemins sont bien balisés, et ici et là, figurent des indications sur des plantes.
39Au contraire, Johor offre un contraste saisissant à de nombreux niveaux. Non seulement le coût de la vie y est beaucoup moins élevé, mais surtout les visiteurs y retrouvent une certaine forme de familiarité, d’authenticité, et reconnaissent les liens culturels entre ces deux pays voisins. Les entrepreneurs de l’agrotourisme à Johor connaissent parfaitement les défis de la vie quotidienne à Singapour et s’en inspirent pour produire des espaces qui représentent l’antithèse de la ville mondiale. Les discours sur les paysages ruraux sont « romantisés » à travers les brochures publiées et les récits des visiteurs. Il s’agit à la fois d’un mythe et d’une image qui sont fabriqués et entretenus par les propriétaires des fermes et reproduit par les visiteurs. Pour les Singapouriens, l’accès à de grands espaces, à la nature « sauvage » est limité et beaucoup sont à la recherche d’authenticité. Cette dernière s’exprime à travers plusieurs scènes du paysage rural qui n’est pas uniquement visuel, mais qui inclut d’une part, les animaux, et les personnages du monde rural, l’agriculteur y possédant une place centrale et, d’autre part, l’idéologie d’un mode de vie en harmonie avec la nature, notamment la prépondérance des thèmes sur l’écologie et le développement durable.
La fabrique et la romantisation du paysage visuel
40Les fermes de l’écotourisme ou de l’agrotourisme en Malaisie ont un capital rural qui leur a permis de développer un argument de vente fondé sur le paysage qu’ils occupent et qu’ils fabriquent. Ces fermes ne sont pas des fermes dans le sens que l’on entend normalement ; chaque élément du paysage est pensé pour accommoder le confort visuel et hygiénique des visiteurs, et surtout pour que l’expérience paraisse authentique et vraie. En termes de paysage visuel, de nombreux exemples peuvent en attester : les barrières en bois peintes en blanc chez UK farm confortent le visiteur dans la manière dont il peut imaginer une ferme, tout comme le lac artificiel à Koref. Dans cette dernière, les indications sur les pancartes en bois travaillées pour apparaître anciennes, des charrues en bois disponibles en taille adulte ou enfant – et dont l’utilisation n’est plus en vigueur – sont laissées ça et là, au détour d’un chemin. Ce paysage est même parfois travaillé et mis en scène par des professionnels. Ainsi, Koref accueille des volontaires étrangers, qui, en échange d’un logement et de trois repas, s’engagent à travailler gratuitement. Parmi les personnes accueillies, un architecte paysagiste italien a contribué au design, à la construction du pont-restaurant de la ferme et a beaucoup conseillé M. Tam lors de son séjour. De même à Zenxin, des chemins sont aménagés pour permettre aux visiteurs de se promener à vélo ou à pied dans le verger.
41Bien que les fermes de l’agrotourisme ne soient pas très grandes, leur taille est suffisante pour fabriquer un panorama, c’est-à-dire des points d’accès où les sens ne sont pas obstrués par un bâtiment, une route, des voitures, etc. Cette vue scénique est un élément important pour les Singapouriens dont l’espace est restreint. L’horizon est occupé par de la végétation, donnant l’impression d’être entouré de forêts, de respirer l’air pur, etc. Interrogés sur ce panorama, de nombreux visiteurs ont fait des comparaisons avec les fermes singapouriennes de Kranji, où le paysage n’est pas ouvert et où le bâti de Singapour reste visible et marque l’horizon.
42La vision préconçue du paysage rural de beaucoup de Singapouriens est si voilée qu’ils n’imaginent pas cette ligne d’horizon végétale comme étant des plantations d’huile de palme, et que l’air qu’ils respirent est probablement tout aussi pollué qu’à Singapour. Ces mêmes plantations sont en effet gourmandes en produits chimiques et sont très peu régulées par les autorités malaisiennes. Cette idée qui voudrait que les espaces ruraux soient moins pollués que ceux de la ville participe du mythe du monde rural, comme s’il s’agissait par définition d’un espace sain, meilleur, bon, et synonyme d’harmonie. Les difficultés rencontrées par les populations résidant au sein des paysages ruraux sont cependant souvent similaires aux problématiques des citadins, qu’il s’agisse de la pollution, de l’histoire et de la formation du paysage, ainsi que de l’accès à la propriété.
Les animaux de la ferme, partie intégrante de l’image du paysage rural
43Dans ce paysage manufacturé, les animaux ont une place de choix. Ils sont des attractions avec lesquelles le visiteur joue : on les nourrit, porte, caresse, on essaye de les attraper, comme s’il s’agissait d’une corrida pacifiste. Dans l’objectif de renforcer leur attractivité pour petits et grands, les fermes prennent soin d’avoir des moutons, chèvres, canards, lapins, poissons, poules, autruches, de tout âge, y compris et surtout des nouveau-nés ou tout jeunes. Ils sont lavés, ne sentent pas mauvais, et ceux qui ont une utilité autre que touristique, les moutons, par exemple, sont exhibés à des heures précises pour être observés courant vers le champ. Ce paradis apparent des animaux de la ferme est une attraction extrêmement appréciée des touristes, qui peuvent être en contact direct avec eux. Leur donner de la nourriture, en général des grains de maïs en sachet (en vente), constitue l’un des moments les plus excitants, surtout pour les jeunes enfants. Les visiteurs sont enchantés par cette expérience de la « vraie vie à la ferme » ; les enfants, tout comme leurs parents, sont émerveillés de voir quelque chose, qui pour eux, est extraordinaire. Pour comprendre cet attrait, il faut remettre les choses dans une perspective du quotidien singapourien. Sur l’île, les animaux sont absents : mis à part le chien domestique que l’on voit parfois pendant une promenade, il y a très peu d’animaux errants et leur donner de la nourriture est très mal vu, voire interdit dans certaines zones non publiques (panneaux d’affichage à l’appui). Contrairement à l’Europe et la Malaisie, les animaux de la ferme sont une merveille d’exotisme pour les Singapouriens qui ne les connaissent que dans leurs assiettes. Certains parents qui visitaient les fermes ont partagé leur émerveillement, par exemple, Siok-Hoon, mère de deux garçons :
« C’est la première fois qu’ils [ses enfants] peuvent voir des animaux comme des vaches, des moutons, des canards vivants, ils n’en n’ont vu qu’en photo ! »
44Interrogée sur le zoo de Singapour, lieu populaire et réputé, elle répond :
« Ah non, ce n’est pas pareil. Ici, ils sont en liberté, ils mangent ce qu’ils veulent, ils ont de l’espace, ils participent à l’écosystème local, ce sont de vrais animaux. Quand on va au zoo, on est stressé, il y a toujours du monde, et puis ça coûte 200 dollars [singapouriens] juste pour les tickets [pour une famille de quatre personnes]. Ici, c’est moins cher et on profite. En plus, je n’ai pas besoin de surveiller tout le temps où sont les enfants, il y a tellement d’espace que l’on peut voir loin, c’est comme des vacances sauf que c’est juste à côté. »
45Le côté personnel de l’expérience, la possibilité de toucher les animaux, de les voir dans un habitat qui n’est pas visiblement fermé, a un impact sur les visiteurs qui n’identifient pas ces espaces à des mini-zoos agricoles. Leur proximité les rend plus véritables aux yeux des visiteurs. Ainsi, le caractère authentique est mis en valeur dans toutes les conversations. Toutefois, les animaux sont préparés au préalable, entraînés à répondre aux voix des visiteurs, et parfois victimes du trop-plein d’attention. Ainsi, selon des employés des fermes, certains animaux tombent malades et d’autres n’ont pas survécu à un régime alimentaire qui n’était pas approprié : un apport trop important de graines entraîne dans certains cas des complications intestinales. Bien que ces animaux ne semblent pas être maltraités, ce type d’activité et de régime alimentaire n’est pas nécessairement adapté. Ces éléments, qui ont attrait à la réalité biologique des animaux, rappellent qu’il ne s’agit pas de peluches, mais d’êtres vivants que l’on fait parader au bon plaisir des consommateurs et qui sont utilisés comme des accessoires du paysage et des activités.
Les personnages du paysage rural
46Les visiteurs dans ces fermes ne sont pas uniquement à la recherche d’un paysage ou de contacts avec des animaux « exotiques », mais ils cherchent également à expérimenter et à observer la vie des ruraux. Pour eux, il s’agit d’un mode de vie proche de la nature, moins superficiel et matérialiste qui représente l’opposé des maux des habitants des villes. En traversant la frontière pour se rendre dans ces parties de Johor, les Singapouriens espèrent échapper aux côtés les plus néfastes de leur environnement quotidien.
47Cette perception est encouragée par les employés des fermes qui proposent aux visiteurs de se joindre à eux dans les activités, qui, selon les saisons, incluent la récolte du riz, la cueillette des fruits et même le labourage de la terre avec une charrue en bois (qui n’est utilisée que par les touristes, l’équipement effectif étant en métal et motorisé). Des chapeaux coniques typiques d’Asie de l’Est et du Sud-Est sont disponibles à la vente pour parfaire la panoplie du parfait fermier d’un jour.
48De plus, une iconographie positive du paysan est affichée ici et là, comme le montrent les illustrations ci-dessous. Le fermier est représenté comme un homme âgé, souriant, portant avec plaisir le fruit de son dur travail manuel. Ce type d’image renforce le mythe que l’on peut avoir sur les espaces ruraux, délaissés par les jeunes qui sont attirés par la modernité des villes. Les vrais fermiers, ceux qui travaillent la terre, semblent être des travailleurs immigrés indonésiens que l’on aperçoit parfois dans les champs.
49Toutefois, les propriétaires et gérants qui ont été rencontrés par l’auteure sont loin de correspondre à cette image. Smartphone à la main, constamment au téléphone, mobile dans toute la région pour organiser l’approvisionnement en nourriture ou en matériel de leur ferme, pourtant présentée comme autosuffisante et autonome par rapport à la ville, allers et retours entre la ferme et le service marketing à Kluang, etc. : ces hommes ressemblent plus à des hommes d’affaires qu’aux images du « bon fermier » représentées au sein des fermes. Un trait commun émerge néanmoins, celui du patriarche. Chefs d’entreprise dirigeant leur société avec passion, sachant gérer les employés autant que la publicité, ils entretiennent l’image du patriarche dans leurs relations avec les clients, que ce soit en tant qu’enseignant en écologie ou pour prendre le contrôle d’un barbecue, ce qui, dans le cas de UK Farm peut être impressionnant puisqu’il s’agit d’un mouton entier partagé par les visiteurs. L’exemple de M. Un Keng est particulièrement représentatif du nouveau fermier de Kluang. Son ambition professionnelle, les nombreux projets qu’il a développés, et sa présence auprès des visiteurs en ont fait un personnage incontournable à UK Farm.
50Autre image fortement promue par les fermes, celle de l’autochtone, l’Orang Asli. Le « Jakun village », aussi connu sous le nom de Kampung Asli (le village indigène), propose donc ce qui suit :
« L’aperçu authentique de la culture ethnique de nos Orang Asli est une autre expérience qui se doit d’être explorée. Les Orang Asli sont devenus la principale attraction pour les touristes étrangers, principalement pour leurs maisons et leurs ustensiles fabriqués à la main. Dans le village de Jakun, les visiteurs seront émerveillés par le caractère unique de leurs maisons dans les arbres (Kerkendeng), leurs pièges pour la chasse (Penyatuh Harimau et Perangkap Kancil) et même leur performance à la sarbacane (Temiang) à couper le souffle. Nos visiteurs repartiront avec un cadeau comme souvenir offert par l’Orang Asli. »
51Les fermes de l’agrotourisme emploient plusieurs Orang Asli, y compris des enfants très jeunes, et certaines les exposent dans des activités : de même que les champignons ou les autruches ont leur espace d’attraction, l’« Orang Asli » a aussi son espace. Le Jakun Village propose ainsi de rencontrer l’Orang Asli pour une démonstration de la chasse à la sarbacane en explosant des ballons de baudruche accrochés aux arbres, ou la mise en place de pièges à animaux. L’ensemble du discours est assuré par le guide qui assure que l’Orang Asli, qui n’a pas d’autre nom pour le touriste puisque c’est comme ça qu’il est toujours désigné, a tué un tigre, que c’est un guerrier d’une tribu de la forêt, etc. Lui, toujours silencieux, fait son travail et assure sa prestation dans son costume en paille. Ils sont ainsi mis en scène dans ce qui est montré comme leur activité et leur habitat quotidien. Pour les visiteurs, il est, non seulement possible d’imiter leurs techniques de chasse, mais également de visiter leurs maisons traditionnelles en bois dont l’exotisme les charme (illustration 18). En tant que photojournaliste, Kiran Kreer illustre les conditions de vie précaires des Orang Asli de la tribu Jakun et ses images offrent un fort contraste avec celles véhiculées par l’agrotourisme. En effet, les Orang Asli présents à Kluang ont changé leur mode de vie puisqu’ils ne sont plus chasseurs-cueilleurs semi-nomades, ils sont aujourd’hui principalement des travailleurs agricoles sédentaires. Le pagne de paille n’est porté que pour les spectacles donnés à la ferme puisque les Jakun de Johor s’habillent aujourd’hui de manière occidentale. Le gouvernement malaisien a aussi influencé avec succès l’acculturation et l’assimilation des Orang Asli puisqu’ils sont musulmans et non plus animistes, en témoignent les femmes qui portent toutes un tudung (voile islamique).
52Ces espaces contribuent donc à conserver l’image romantique et orientalisée de la vie à la ferme et de ses habitants. Les Malaisiens, en charge de la fabrication du paysage, du marketing, et de la gestion, sont conscients que l’image qu’ils véhiculent sert à charmer les visiteurs et à entretenir les images positives du monde rural.
53Les visiteurs sont consommateurs d’un paysage qui a été fabriqué et d’une expérience qui leur est vendue comme rurale. Les animaux, au même titre que les rizières et les prairies, font partie intégrante de cette escapade à la campagne. Très peu des personnes interrogées semblent s’être rendues compte des artifices utilisés et mis en scène ; lorsqu’ils comparent à Singapour, où tout aurait été pavé, propret, sans mauvaises herbes, ils ne considèrent pas que l’impact de l’homme et la fabrication des paysages ont été si importants dans le cas des fermes.
Le paysage du discours écologique
54La mise en scène des acteurs et des animaux du monde rural s’accompagne d’un discours sur la pollution et la préservation de l’environnement. Les sites de l’agrotourisme, à Kluang ou ailleurs en Malaisie, mettent en avant leurs contributions à l’écologie, au développement durable et adoptent un discours de préservation de la nature et des écosystèmes (Luquiau, 2015). Leur principal argument et leur définition de l’écologie reposent essentiellement sur deux principes : ils n’utilisent pas d’engrais ou de fertilisants chimiques ; et ils réutilisent leurs déchets, notamment sous forme de compost ou d’alimentation des animaux. Ce deuxième point n’est pas tout à fait fidèle à la réalité du fonctionnement de ces entreprises puisqu’ils créent aussi des déchets non organiques, comme n’importe quelle autre activité conventionnelle.
Les arguments environnementaux des fermes de l'agrotourisme présentés dans leurs brochures
Les missions de Zenxin Organic Farm :
« Engagé à produire une agriculture dite biologique de la plus haute qualité en s’interdisant l'utilisation d'engrais chimiques et de pesticides. S’efforcer d'atteindre un niveau élevé de satisfaction des consommateurs à l'égard des aliments biologiques.
Construire une société bio produisant des aliments de qualité biologique pour les consommateurs, fournir un meilleur environnement de travail pour les membres de la société et produire une activité biologique et durable pour les investisseurs.
Promouvoir les aliments non altérés par les engrais chimiques, les pesticides, les additifs et les conservateurs artificiels, rendre notre terre et les êtres humains plus verts, plus sains.
Zenxin Organic Parc est la première ferme biologique ouverte au public en Malaisie combinant des intentions éducatives et récréatives. Nos visiteurs peuvent choisir d'explorer notre ferme en groupe ou en individuel, à pied ou à vélo. Nous vous proposons la visite guidée du parc avec un guide « maison » (sur réservation, minimum 20 personnes) et les visiteurs peuvent découvrir la vie rurale réelle. »
Koref Eco-Farm :
« Koref est la première et l’unique ferme de riz biologique en Malaisie. Étendue sur plus de 260 acres de rizière, la ferme procure des forfaits d’agrotourisme « Free and Easy ». Nous avons obtenu la certification biologique du ministère de l’Agriculture malaisien en décembre 2005 après une conversion en 2001 et une période d’observation stricte. La ferme est irriguée par la rivière non polluée qui prend sa source au mont Belumut (1 010 m). […] Koref Eco-Farm est une ferme unique orientée vers la nature, la santé et l’amélioration du style de vie, qui offre des expériences de vie enrichissantes telles que l’esprit d’équipe, les activités en communauté, l’escalade, la récolte à la main du riz en saison. »
55La conception de l’écologie selon les fermes ne semble pas intégrer la préservation des écosystèmes puisque l’ensemble des sites de l’agrotourisme se sont constitués sur les terrains de la forêt tropicale. En effet, ces sites n’ont pas remplacé des plantations de palmiers à huile qui épuisent les sols et utilisent nombre de produits chimiques, mais ont été construits après une phase de déforestation. Depuis le début des années 2000, les fermes entourant Kluang ont recréé de toutes pièces des paysages qui n’ont jamais existé à Johor. Pour ce faire, elles ont entrepris le déboisement des espaces de jungle non protégés et ont donc modifié le paysage. L’exemple le plus impressionnant est celui du projet de modernisation de l’agriculture de Kluang qui fonctionne comme un laboratoire d’observation de la mixité entre services et production agricole. Le discours officiel de développement peut laisser penser qu’il pourrait s’agir de la reconversion de terrains qui étaient déjà agricoles, alors que ce projet a donné lieu à la déforestation de 2 000 hectares de jungle. Lors de la création de leur entreprise, les trois propriétaires des fermes étudiées ont ainsi passé les deux ou trois premières années à couper des arbres, se débarrasser des racines et à niveler le terrain. Ces informations ne sont, bien entendu, pas indiquées dans les brochures de l’agrobusiness, mais elles sont connues des populations locales qui ont observé ces changements. Loin d’être perçus de manière négative, ils sont considérés comme pourvoyeurs d’emplois, attirant des touristes et représentant au moins une activité économique qui n’aggrave pas la pollution de l’eau et de l’air.
56Dans le district de Kluang, deux sites seulement ont réussi à maintenir un paysage de forêt tropicale, Gunung Lambak et Gunung Belumut (près duquel se trouve Koref). Bien qu’ils présentent des altérations, telles que des sentiers et des sortes d’escaliers sommaires, ces parcs naturels se démarquent de ceux de Singapour. En effet, ces espaces ont conservé un côté « nature sauvage » dans le sens où certains éléments remarquables sont présents, tels que les odeurs, l’obscurité de la forêt dense, les seuls bruits des insectes et des animaux, le relief très accidenté et les pentes raides. L’observation d’une carte topographique permet de souligner que dans ces deux cas, il s’agit d’un relief qui, avec la présence d’une colline (Lambak) et d’un mont (Belumut), ne favorise pas l’établissement d’activités agricoles. Il semble ainsi que la survie de ces sites a plus à voir avec leur impraticabilité qu’avec une volonté de préserver l’environnement. Plus encore, dans le cas de Gunung Lambak, les aménagements réalisés dans le cadre d’une compétition (BMX urban downhill challenge) ont donné lieu à la mise en place de plusieurs équipements tels que des rampes d’acrobatie, l’extension des chemins goudronnés, etc., et ce, avec l’aval des gardes forestiers. En effet, la municipalité de Kluang et les entreprises privées spécialisées dans l’évènementiel souhaiteraient profiter au maximum de la présence de ce site afin de développer un tourisme sportif et l’organisation de compétitions.
57Ces divers paysages du tourisme rural de Kluang, que ce soit la perception scénique d’un panorama, le paysage habité par des animaux et des personnages de la vie rurale, et enfin le champ de l’écologie de la « nature » semblent se rapprocher davantage d’une imagerie commerciale que d’une réalité tangible. Ces espaces destinés à l’agrotourisme n’ont dans aucun cas remplacé des plantations d’huile de palme ou une autre forme d’agriculture intensive. En effet, au-delà des discours dans l’air du temps sur le développement durable et la construction d’une communauté rurale, les entretiens réalisés auprès des populations locales ont mis en lumière que ces fermes se sont implantées sur d’anciens espaces auparavant occupés par la forêt tropicale. Elles ont donc participé, avec l’accord des autorités locales, au bouleversement d’un écosystème déjà fragile. Le propos n’est pas de généraliser et d’indiquer que cette forme de ruralité ou de nature n’existe nulle part ou qu’elle n’ait jamais existé, mais de mettre en évidence que dans le cas de Kluang, et dans le contexte de l’agrotourisme et du tourisme vert, il est possible de sérieusement questionner les images et les mythes associés aux catégories spatiales.
Notes de bas de page
1 Iskandar Malaysia, « Iskandar Malaysia Records RM190.29 Billion In Investments From 2006 Until 2015 », communiqué de presse, 9 mars 2016, (http://iskandarmalaysia.com.my/).
2 Nordin Remar, « Johor emerges as No.1 in investment », The Star, 2 décembre 2019.
3 Gouvernement de l’État de Johor, conseil municipal de Kluang, conseil du district de Simpang Empat et Autorité de développement du Sud, Rancangan Tempatan Daerah Kluang , 2020 [Plan local de développement du district de Kluang, 2020], volume 1, 6 juin 2013, 240 p.
4 Entretien personnel, Kluang, 2015.
5 Entretien personnel, Kluang, 2015.
6 Le terme « malais » fait référence aux personnes qui appartiennent à un groupe ethnolinguistique et culturel de l'Asie du Sud-Est. Le terme « malaisien » est un citoyen de la Malaisie qui peut être culturellement malais, chinois ou indien, ou l'un des nombreux groupes ethniques qui composent ce pays multiculturel.
7 Discours d’ouverture, ministère de l’Agriculture et de l’Agro-industrie, texte accessible à l’adresse suivante : (http://www.moa.gov.my/projek-pertanian-moden-kluang).
8 Une partie de l’entretien n’est pas retranscrite sur demande de M. Goh.
9 Idem.
10 Changi Airport Group, 2015, 50 years of air travel in Singapore. Charting new horizons. Singapour, 10 p., (http://www.changiairport.com/).
11 National Parks, 2015, Living with nature. Annual report 2014/2015, Singapour, 47 p., (https://www.nparks.gov.sg/).
Auteur
Docteure en géographie, diplômée de l’Université nationale de Singapour (NUS), et ancienne boursière de l’Irasec, Amel FARHAT a effectué plusieurs recherches de terrain en Malaisie et à Singapour, notamment sur les corridors de développement et l’urbanisation. Elle a également effectué des missions de recherche en urbanisme aux Émirats arabes unis. Parallèlement à ses activités académiques, elle travaille en tant que consultante en étude de marché.
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