Duong Quynh Hoa, « l’enfant terrible de la révolution » vietnamienne
Paru dans Fase no 4 d’avril 2006
p. 177-180
Texte intégral
1Nous la revoyons encore — c’était en 1994 — l’apparence fragile, assise sur un bout de fauteuil comme elle le serait sur un tabouret, dans son vaste bureau refuge aménagé au premier étage de l’ancien hôpital Grall, au cœur de Hô-Chi-Minh-Ville, dont elle avait transformé une aile en un Centre pédiatrique de recherches bien équipé. Elle assumait ses ruptures comme ses engagements. Fragile mais toujours déterminée. Lucide, révoltée par l’injustice, adaptant au mieux ses maigres moyens à de vastes ambitions, refusant toujours de baisser les bras, elle a passé sa vie à tenter de convaincre les autres, résistants, mères, fonctionnaires, qu’il restait toujours, au bout du compte, des sources d’espoir.
2Une grande dame. « En 1986, disait-elle, quand les communistes ont lancé les réformes, j’ai été de tout cœur avec eux ; mais aujourd’hui, nous avons deux types de conservateurs : les vrais conservateurs et ceux qui se disent réformateurs ». L’objectif de la guerre, ajoutait-elle, avait été l’indépendance, non la prise du pouvoir par le parti. La doctoresse Hoa était alors coincée entre la fidélité à des principes et l’énorme responsabilité de remettre sur pied les services de santé du sud du Viêt Nam. Elle pouvait s’emporter, par indignation. Mais elle était prête à accepter le compromis — non la compromission — pour mener à bien la tâche qu’elle s’était assignée.
3Duong Quynh Hoa s’est éteinte à Saigon quelques jours avant son 76e anniversaire. Née le 6 mars 1930 au sein d’une grande famille de la bourgeoisie du cru, elle avait été une assez brillante élève, au lycée Chasseloup-Laubat de Saigon, pour décrocher le bac à l’âge de quinze ans. À l’époque, pour être admis dans une institution française, il fallait adopter un prénom français et c’est pourquoi nombre de ses amis étrangers l’ont appelée jusqu’au bout Marie. En 1948, sa famille l’envoie à Paris où elle obtient son doctorat en médecine en 1953, puis se spécialise dans la pédiatrie, la gynécologie et l’obstétrique. Nationaliste à tous crins, elle milite déjà pour l’indépendance du Viêt Nam dans les rangs du PCF. Elle fréquente Irène et Frédéric Joliot-Curie et rencontre Éluard, Léger, Gérard Philippe, Simone Signoret, Picasso...
4À la suite des Accords de Genève de 1954, elle regagne Saigon, où elle milite clandestinement dans les rangs du Parti des travailleurs, le PC vietnamien. Dans le Sud, une chasse aux sorcières fait de nombreuses victimes parmi les réseaux communistes interdits. Hoa effectue elle-même un séjour en prison en 1960. Huit ans plus tard, elle profite de l’offensive du Têt pour rejoindre une zone viêtcông où elle épousera Huynh Van Nghi, mathématicien réputé et de formation française. La vie est très dure sous les bombardements, dans les tranchées ou dans des souterrains. Hoa perd son seul enfant biologique, victime d’une encéphalite et dont le transport clandestin, vers un hôpital de Saigon, n’a pu avoir lieu à temps. Lorsque le GRP, gouvernement révolutionnaire provisoire des Vietcôngs, est mis sur pied en 1969, elle en est le ministre de la Santé.
5« Le GRP n’était qu’un front diplomatique mais je n’ai pas hésité à en faire partie », disait-elle. Après la victoire militaire de 1975, elle occupe un temps les fonctions de vice-ministre de la Santé en charge du Sud. « C’est à ce moment-là que tout a dérapé. La victoire de 1975 a été commune. Mais, lors du second plénum du Comité central du PC tenu après la fin des combats, on a décidé la réunification, ce qui a été mal accepté par les cadres communistes du Sud. Contrairement aux promesses, on est passé de la reconnaissance de cinq classes sociales dans le Sud à la transformation socialiste accélérée », expliquait-elle. La réunification est officialisée dès 1976, le Viêt Nam devient une république socialiste et le Parti des travailleurs un Parti communiste. La conclusion de Duong Quynh Hoa : « la loi des vainqueurs ».
6Elle démissionne alors de ses fonctions. Malgré les fortes pressions de ténors du PC qui veulent la garder et la protéger, elle demande à quitter le parti tout en demeurant au Viêt Nam, fait sans précédent. « Vingt-cinq ans, j’ai donné ! », s’exclamait-elle, dans un éclat de rire. Trois années de disputes débouchent sur un compromis : Hoa est autorisée à quitter le PC en 1979 à condition que cette décision soit gardée secrète pendant dix ans, ce qui a été le cas. « J’aurais alors pu partir en France. J’ai choisi de me battre sur place tout en sachant qu’il fallait trouver une voie pour que personne ne puisse me coller sur le dos l’étiquette de traître », nous a-t-elle raconté.
7Hoa consacre alors sa débordante énergie à « la cause des enfants ». Elle devient, avec l’appui d’ONG étrangères, le pionnier de projets de développement intégré : santé, éducation, environnement. Elle est successivement consultante auprès du PAM, de l’Unicef et de l’Unesco. Son œuvre est couronnée par plusieurs prix. Deux universités parisiennes et celle de Louvain-La Neuve lui accordent le titre de docteur honoris causa. Même après sa retraite en 1999, tout le monde vient lui demander conseil ou solliciter appui et avis.
8« Quand j’ai quitté le parti, nous avait-elle raconté, j’ai dit :’nous allons contre nos convictions’. J’étais contre la ligne adoptée, non contre le parti lui-même. Certains m’ont rétorqué :’tu peux te remettre en question mais pas nous, ce serait trop douloureux’. Je leur ai répondu :’en fait, je m’en vais avant qu’on me fiche à la porte’ ». Elle a compté de solides appuis parmi les dirigeants : Pham Hung, Nguyên Van Linh, Truong Chinh. « Les communistes ont fait de moi un cas à part, un enfant terrible. Mais ils ont eu tort car beaucoup de gens pensent comme je parle ».
9Douze années plus tard, ces propos n’ont jamais été si justifiés. Hoa appartient à une génération d’adolescents vietnamiens happés par le grand mouvement des années 1940 en faveur de l’indépendance. Beaucoup ont alors choisi le camp d’une résistance armée verrouillée par les communistes. Mais, une fois la victoire acquise, elle n’a jamais accepté les transformations radicales imposées par Hanoï et, surtout, la corruption et l’incompétence qui ont accompagné le mouvement. De nombreux résistants en sont venus à des conclusions identiques mais n’ont pas osé croiser le fer avec les apparatchiks du PC. Elle a effectivement dit tout haut ce que beaucoup, parmi les communistes dévoués, pensaient tout bas.
10Son franc-parler lui a valu des ennuis supplémentaires. Elle a été victime de plusieurs campagnes d’insinuations, y compris dans la presse. On a même tenté, sans succès, de lui coller sur le dos un trafic de dollars en 1981-1982. « Mais moi, admettait-elle, j’ai pu me défendre ». Hoa n’a jamais été une activiste de la dissidence. Si elle a toujours exprimé ce qu’elle avait sur le cœur, elle ne s’est jamais lancée dans les pétitions. Ce n’était pas son genre et il lui fallait, aussi, pouvoir continuer de porter secours aux enfants. Tout en gérant son Centre de pédiatrie à Hô-Chi-Minh-Ville, elle a sillonné le delta du Mékong. Elle est intervenue dans tous les domaines : de la lutte contre le sida, la prostitution et la drogue à la formation du personnel hospitalier ou à la remise à niveau des services publics de santé quand ces derniers, après la guerre, s’étaient dégradés.
11Malgré ses déceptions et les obstacles placés sur son chemin, Hoa ne semble jamais s’être découragée. « Les villes sont pourries, les gens y sont démotivés », disait-elle. « Mais à la campagne, la base demeure saine. En milieu rural, on ne fait pas la différence entre ceux qui ont fait la révolution et les autres. L’idéologie est morte, il faut donc préserver l’idéal, l’inculquer à notre jeunesse, rendre à cette dernière la fierté nationale ». Le réveil paraît aujourd’hui se produire et la base, comme elle le disait, y est pour beaucoup. Quant à elle, elle s’en est allée comme elle était venue, discrètement.
12Sur Duong Quynh Hoa, lire Moisson fragile, de Jacques Danois (Fayard, 1994) ainsi que le portait-entretien figurant dans Viêt Nam, Quand l’aube se lève, de Jean-Claude Pomonti (Philippe Picquier, 1997).
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