Pramoedya Ananta Toer, grand homme de la littérature indonésienne
Paru dans Fase no 5 de mai 2006
p. 173-175
Texte intégral
1Un petit bonhomme, tranquille, aux goûts simples, difficile à imaginer sans une kretek (la cigarette au clou de girofle indonésienne) à la main, plutôt dur de la feuille — le résultat de bastonnades par les militaires —, sûr de lui, ne haussant jamais le ton tout en répondant directement aux questions. Il n’en rajoutait jamais. Tel est le souvenir qu’il laisse à ceux qui venaient l’écouter, au soir de sa vie. Sans concession et lucide.
2« Pour moi qui appartiens à une génération d’échec, la seule source d’espoir est la jeunesse », nous avait-il dit au lendemain du limogeage de Suharto, son tortionnaire, celui qui l’a laissé pourrir pendant quatorze ans à Buru, l’île concentrationnaire de l’« Ordre nouveau ». Et qui l’a, après sa libération en 1979, assigné à résidence jusqu’en 1996.
3Pramanda Ananta Toer — que tout le monde appelle Pram — était sans illusion. Lors des manifestations et des émeutes de mai 1998, qui ont accompagné la chute de Suharto, des policiers sont venus lui demander ce qu’il en pensait. « Je leur ai répondu :’c’est vous qui les avez organisées, pourquoi donc me poser la question ?’« , nous avait-il dit. À l’époque, il vivait encore dans la banlieue de Jakarta et recevait dans la petite pièce commune de son domicile, vêtu de sandales, d’un sarong et d’une chemisette délavée.
4Le public indonésien commence à découvrir l’œuvre de son grand écrivain du XXe siècle, banni pour avoir entretenu des liens étroits avec le PKI, le parti communiste interdit en 1966. Plusieurs manuscrits ont été détruits par l’« Ordre nouveau » mais il en reste trente-quatre, dont certains ont été traduits dans plus de vingt-cinq langues. Le plus connu est Terre des hommes, tétralogie romanesque conçue à Buru où, pendant des années, il a été interdit de plume et de papier. Pram a été nominé à plusieurs reprises pour le prix Nobel de littérature.
5Il était originaire du centre de Java. Fils d’instituteur, il a été arrêté en 1947 par les Hollandais. Il a passé plus de deux ans en prison — son premier roman sur la lutte contre l’occupation japonaise. Il est retourné en prison en 1961 et détenu sans jugement pendant plus d’un an. « Par les militaires, pas par Sukarno », dit-il. À l’époque, « il est l’écrivain le plus célèbre de l’Institut pour la culture populaire, la figure emblématique, en quelque sorte, d’une culture d’obédience communiste », jugent Henri Chambert-Loir et Denis Lombard dans leur préface à La vie n’est pas une foire nocturne (Gallimard). Il est, enfin, envoyé en camp de concentration en 1965, quand le général Suharto prend le pouvoir dans un bain de sang anti-communiste qui fait des centaines de milliers de victimes.
6La méfiance de l’ancien déporté à l’égard des héritiers de Suharto semble entière. « L’histoire de l’Indonésie se résume en un conflit entre générations. Les dirigeants de la lutte pour l’indépendance avaient moins de trente ans. Aujourd’hui, je ne fais confiance qu’aux jeunes et leur conseille de mettre en place des structures parallèles. Je ne crois ni aux élections à venir ni au changement », nous avait-il dit en 1998.
7Depuis, peu de politiciens trouvent grâce à ses yeux. Il a qualifié la présidente Megawati Sukarnoputri (2001-2004) d’« ignorante », aux « mots creux ». Il a reproché à l’actuel président Susilo Bambang Yudhoyono de n’avoir rien fait pour stopper la répression des Acehnais jusqu’à la tragédie des tsunamis, le 26 décembre 2004. Les Acehnais, a-t-il dit, sont « les plus courageux » parmi les Indonésiens et personne « ne peut les conquérir ».
8Pram n’écrivait plus depuis une dizaine d’années. Il estimait avoir dit tout ce qu’il avait à dire. Sa dernière prestation : un entretien-phare, en mars, dans le premier numéro de l’édition indonésienne de Playboy, version très prude du magazine américain et pour l’instant abandonnée en raison de pressions de groupuscules islamistes sur la rédaction, les vendeurs et les annonceurs.
9Le vieil homme — il était âgé de 81 ans — est donc parti discrètement. Sorti du coma, victime du diabète, des mauvais traitements longtemps subis et de l’abus du tabac, il a demandé le 29 avril au soir à quitter l’hôpital pour regagner son domicile. Il a alors réclamé une kretek, la cigarette qu’il consommait, enfant, pour couper la faim. Et il s’est éteint le 30 avril au matin.
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