Manille : la resucée d’une Marseillaise qui marche sur la tête
Paru dans Fase no 12 de décembre 2006
p. 167-169
Texte intégral
1L’entorse à la cheville ne m’avait pas arrêtée. L’accident était survenu dans le seul endroit à Manille propice à des tribulations pédestres : le sol lisse du mall de Makati, le centre des affaires. Je restais, toutefois, décidée à tenter l’impossible : explorer à pied l’une de ces mégapoles candidates au titre de pire capitale d’Asie du Sud-Est. Pour le businessman en voyage d’affaires à Manille, la ville se résume à quelques îlots de confort et de luxe : le club de gym du RCBC Plaza, le terrain de golf de Forbes Park ou les salons feutrés des hôtels cinq étoiles. Ils se dressent fièrement au milieu d’un océan de chauffeurs de jeepneys furibonds, appuyant en permanence sur leurs klaxons, rejetant sur des trottoirs défoncés les piétons trop fauchés pour pouvoir s’offrir un taxi à la climatisation pourtant douteuse.
2Tirons un trait sur d’éventuels Wat Po ou tours Petronas à visiter, et échangeons les délices ambulants des rues de Bangkok contre la cuisine aseptisée du McDo version Pinoy : Manille la surpeuplée ressemble à un désert culturel. Quelle surprise alors d’apprendre qu’il existe une clé — virtuelle — pour apprécier cet enfer urbain : le blog de Carlos Celdran (http://celdrantours.blogspot.com/), guide professionnel qui propose des visites à pied de la capitale. Le risque est minimal : la perspective de visiter des lieux dénués d’un intérêt palpable, pour un peu moins de dix euros. Le gain éventuel est suffisamment intrigant pour me décider à sauter le pas.
3Je choisis la visite de Qiapo, dans le vieux Manille. L’endroit représente à merveille les contradictions d’un archipel très catholique : dans ce quartier s’élève la statue du Jésus Noir de Nazareth — l’un des saints les plus révérés des Philippins. Un quartier imprégné de religiosité où, incidemment, se rendent aussi les Filipinas dont le cycle menstruel connaît une interruption inquiétante. Non pour chercher appui spirituel auprès des autorités catholiques, mais pour prendre un discret rendez-vous avec l’une de ces faiseuses d’anges qui vendent des potions diaboliques destinées à provoquer un avortement — un crime ici.
4Béret sur la tête, sacoche jetée sur l’épaule, Carlos traverse la rue, tête haute et bras tendu, ouvrant pour ses clients le flot de la circulation en agitant bien haut son petit drapeau philippin. Il s’arrête au bord du fleuve Pasig, dont les flots bruns charrient vers la mer les rejets de la capitale. « Regardez-moi cette belle couleur ; OK, ce n’est pas vraiment bleu, mais au moins c’est organique », note Carlos, optimiste invétéré. Je note les regards perplexes que nous jettent les chauffeurs de tricycles garés à deux pas et qui, visiblement, se demandent ce que ce groupe de touristes trouve intéressant dans le coin.
5La réponse ne se fait pas attendre : Carlos entonne le Lupang Hinirang, l’hymne national philippin, et explique qu’il s’agit en fait d’une resucée de la Marseillaise : on en a pris les mêmes notes, en inversant leur ordre d’apparence. « Un parfait exemple de notre culture », affirme Carlos. « Vous prenez des éléments qui viennent de partout, vous les retournez cul par-dessus tête, et voilà ! ».
6Le ton est donné : cet arrière-petit-fils d’un prêtre espagnol, artiste de formation et qui a vécu trois ans à New York, va illustrer pendant deux heures le fameux slogan qui décode les Philippines : « 300 ans au couvent, 50 ans à Hollywood ». Un cours d’histoire agrémenté de détails aussi hilarants que triviaux — comme ces légers anneaux fabriqués à partir de cils de chèvres que des vendeurs furtifs proposent autour de l’église de Qiapo, des sex toys. En parcourant à pied les rues du vieux Manille, des détails sautent aux yeux pour la première fois. Au-dessus de la vieille dame édentée qui vend ses cigarettes à l’unité se trouve un charmant lampadaire digne des rues de Londres, vestige isolé d’une époque où Manille était jolie. « C’est une ville que l’on a besoin d’expliquer », avance Carlos. « Quand vous arrivez à Manille, vous remarquez la saleté et la pollution, et c’est ce que vous retiendrez de notre charme. Mon but est d’emmener les visiteurs sous la surface des choses, car, en grattant bien, on trouve un véritable joyau ».
7Le joyau dont il parle sort peu à peu de sa sacoche noire. Un morceau de porcelaine, dont le commerce a fait la richesse de la ville au temps des Espagnols. Des photos d’époque, dignes de livres d’histoires sur lesquelles les curieux se penchent en poussant des « ah ! » et des « oh ! ». Un drapeau américain, celui de la puissance colonisatrice qui a bâti la Manille du début du siècle dernier. Étrange sensation, comme si la ville bruyante, polluée, folle et démesurée se révélait peu à peu. Ici un bâtiment rappelle Chicago ; là des quais conçus sur le modèle de la Promenade des Anglais ; plus loin, une église majestueuse.
8Il suffit d’ignorer leur état de délabrement actuel et l’on y est, dans cette Cité d’Or, ancienne « Perle de l’Asie » décrite par ce guide amoureux de sa capitale. La première ville asiatique à se doter d’un cinéma, d’un système d’égouts, la première à voir une automobile ; et ses habitants les premiers Asiatiques à utiliser dentifrice et papier toilette. Avant que cette ville modèle ne soit rasée par ceux-là même qui l’avaient construite, lors des bombardements américains de 1945. « C’est le but de ces tours », explique Carlos, « changer le regard que l’on porte sur Manille car, en fin de compte, quasiment personne ne connaît cette ville ».
9Pour preuve, l’attitude d’un groupe d’une trentaine de Philippins, employés dans une entreprise occidentale délocalisée à Makati. Ils ont l’impression de découvrir leur histoire nationale pour la première fois grâce à une visite guidée conduite en anglais par un descendant de l’élite espagnole, lequel s’attarde longuement sur les influences chinoises sur cette ancienne implantation musulmane. Un mélange improbable, à l’image de l’hymne national, cette Marseillaise qui marche sur la tête, ou du quartier de Quiapo, où l’on vend des potions abortives à un jet de pierre du symbole de la puissance de l’Église catholique. « Si vous ne pouvez pas changer l’aspect de Manille, changez le regard que vous portez sur elle », conclut le guide. Mission réussie.
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