Londres : le symbole du conflit entre deux élites thaïlandaises
Paru dans Fase no 11 de novembre 2006
p. 163-166
Texte intégral
1De loin, l’entrée de l’immeuble ne semble pas particulièrement prestigieuse. Certes, Hyde Park est juste de l’autre côté de la route, et le très luxueux hôtel Dorchester est voisin. Mais, juste devant l’immeuble, l’avenue à huit voies est bruyante et polluée. De près, le 55 Park Lane dévoile, toutefois, un décor de nouveau riche. Les murs blancs du couloir d’entrée sont couverts de deux grands miroirs, des rampes dorées accompagnent le visiteur, tandis qu’un tapis rouge feutre le bruit des pas sur le sol de marbre.
2Derrière un comptoir au design ovale sophistiqué, deux réceptionnistes impeccables ont des manières de portiers d’hôtel. Polis mais fermes, ils acceptent de transmettre un message à Thaksin Shinawatra tout en rappelant que celui-ci refuse toute visite.
3Une étrange ambiance règne dans les milieux thaïlandais de Londres. L’ancien Premier ministre, évincé lors du coup d’État du 19 septembre, a trouvé refuge dans cet appartement de luxe qui appartient à son ami Mohamed Al Fayed, propriétaire du grand magasin Harrod’s. Un deux pièces s’y loue la bagatelle de 3 800 euros par mois. En ne s’installant pas dans le luxueux appartement où réside sa fille Pinthongtha, qui poursuit ses études à Londres, Thaksin a visiblement voulu éviter la horde de journalistes qui l’attendait le soir de son arrivée dans la capitale britannique.
4Pour l’instant, l’ancien leader du gouvernement thaïlandais se tait. Il affiche toujours le sourire dès qu’il aperçoit les médias. Mais, à part quelques commentaires anodins sur son « repos mérité », il s’est refusé à toute déclaration officielle.
5Les allées et venues de son entourage ne se sont pas pour autant interrompues. Pojaman, son épouse, est venue le rejoindre rapidement après le coup d’État, avant de retourner à Bangkok le 20 octobre, à temps pour remplir la déclaration de biens réclamée par la Commission nationale contre la corruption. Fidèle conseiller de Thaksin, Pansak Vinyarat est également passé par la capitale britannique : il a été aperçu dans un musée du centre-ville. Était-ce le poids du génie de Léonard de Vinci, auquel l’exposition était consacrée ? Toujours est-il que Pansak a affiché un soudain accès de modestie, refusant d’être pris en photo par le reporter qui l’a croisé par hasard...
6Alors que Thaksin pourrait plaider les victimes auprès des médias occidentaux, son étonnant silence et les visites qu’il reçoit prêtent le flanc aux rumeurs de négociations avec les auteurs du coup d’État. Les propos de son successeur, Surayud Chulanont, semblent confirmer ce soupçon : « je lui ai dit que c’est le droit de tous les Thaïlandais de regagner leur patrie. Mais il faut que le timing soit le bon. De plus, son retour est lié à d’autres sujets. » La thèse des négociations en sous-main a encore été renforcée fin octobre. Le général Sonthi Boonyanaratlin, le leader du coup d’État, a déclaré qu’il était « difficile d’impliquer » Thaksin dans des affaires de corruption. Il y a ensuite eu l’étonnante rencontre entre Pojaman et Prem Tinsulanonda, le président du Privy Council (le Conseil privé du roi) : la femme du Premier ministre déchu s’est rendue pendant un quart d’heure dans la résidence de Prem, et celui-ci lui a tenu des propos consolants sur la perte « inévitable » du pouvoir de tout leader.
7Mais tandis que Thaksin jouait profil bas à Londres, deux de ses adversaires faisaient le contraire à moins de deux kilomètres de chez lui : Sondhi Limthongkul, patron du groupe de médias Manager, et Kraisak Choonhavan, ancien président du Comité des affaires étrangères du Sénat. De passage à Londres mi-octobre — ils se sont également rendus au Canada et aux États-Unis — ils se sont exprimés devant quelques centaines d’étudiants de l’École d’études orientales et africaines. Les deux hommes ont tenu à préciser que leur présence était prévue avant le coup d’État.
8S’ils se félicitent du limogeage de Thaksin et rappellent au passage la longue liste de délits de corruption et de violations des droits de l’homme qui lui sont reprochés, ils évitent de se réjouir trop ouvertement. « La réaction en Thaïlande a été mitigée, estime Kraisak. Initialement, elle était festive, parce que la tension provoquée par Thaksin s’était soudain envolée. Mais quand j’ai vu la liste des membres du gouvernement, j’ai été déçu. Ces militaires ne peuvent pas réellement représenter un pas en avant ».
9Sondhi tient un discours analogue. « Suis-je heureux du coup d’État ? Je suis soulagé. Mais je ne fais pas l’apologie des militaires. Ils ont volé la révolution. Suis-je inquiet pour la suite ? Oui. L’avenir de la démocratie thaïlandaise est en train de se jouer. » Kraisak s’étonne également du manque de préparation des leaders du coup d’État. « Quand ils ont nommé une commission contre la corruption, juste après le 19 septembre, nous avons fortement réagi : six des neuf commissaires étaient des proches de Thaksin. Cela n’a donc pas l’air d’être un coup d’État très sérieux, puisque la possibilité d’un retour de Thaksin n’est pas écartée ».
10Plus que dans leurs réserves sur les militaires, la clé de leur discours tient sans doute dans une petite phrase lâchée par Sondhi. « Il s’agit d’une lutte entre l’ancien “capital”, celui contrôlé notamment par le parti démocrate, et le nouveau “capital”, contrôlé par Thaksin. » À leurs yeux, le coup d’État serait une revanche de l’ancienne élite sur la nouvelle, une sorte de retour à la case départ, effaçant cinq années pendant lesquelles l’ordre établi a été brutalement bousculé.
11« Thaksin a été trop gourmand, trop rapidement, dit Sondhi. S’il avait doucement grignoté la Thaïlande, personne ne l’aurait attrapé. S’il avait payé des impôts lors de la vente de Shin Corp [à l’entreprise singapourienne Temasek en janvier 2006], je n’aurais pas d’arguments contre lui. » Ces propos sont révélateurs : ce n’est pas la corruption en tant que telle qui a choqué l’ancienne élite, mais son ampleur. De plus, l’ancienne et la nouvelle élites entretiennent des liens étroits. Tout en rejetant l’accusation d’avoir fait des affaires avec Thaksin, Sondhi reconnaît avoir été coactionnaire d’une entreprise avec lui. De plus, Pansak Vinyarat, l’actuel conseiller de Thaksin, était un proche de feu Chatichai Choohavan, ancien Premier ministre (1988-1991) et... père de Kraisak. Mieux encore : Pansak a dirigé dans les années 1990 le magazine Asia Times, qui appartenait à Sondhi.
12Paradoxalement, c’est peut-être Londres qui symbolise le mieux cette lutte d’intérêts entre les deux élites. Sondhi ne peut retenir un cri du cœur quand il affirme : « même Newin Chidchob [ancien ministre de Thaksin] a une maison à Londres. Alors que moi, je n’en ai pas. » Une pointe de jalousie semble percer dans la voix...
13Cette lutte entre deux clans, qui se connaissent sans doute trop bien, et le retour de l’armée sur le devant de la scène politique font dire à Kraisak que les événements du 19 septembre risquent de ne représenter qu’un simple pas en arrière. « Si les militaires n’écoutent pas les gens, s’ils n’enquêtent pas réellement sur la corruption, si la presse n’obtient pas un peu plus de liberté, le coup d’État aura été un échec. »
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