Bangkok : trente ans après, le groupe Caravan reste fidèle à la politique
Paru dans Fase no 10 d’octobre 2006
p. 159-162
Texte intégral
1Il donne rendez-vous dans un café de Fashion Island, méga-complexe commercial de la rue Ramindra, taquine la serveuse en commandant un chocolat chaud, s’inquiète de savoir si le cadre convient « pour prendre des photos ». Cheveux ébouriffés, collier de grosses perles de plastique coloré et yeux plissés derrière des limettes, Surachai Janthimathon, leader du groupe musical Caravan, a l’allure d’un enseignant excentrique et souriant.
2Agé aujourd’hui de 58 ans, Surachai est toujours connu de ses fans sous le surnom de « Nga Caravan ». Il perpétue, en compagnie de quatre comparses, le style musical « chanson pour la vie » (pleng pena chivit), comme on appelle la folk thaïlandaise à fort contenu social et politique. Formé il y a trente-deux ans, le groupe ne s’est jamais défait malgré les vicissitudes traversées. Il détonne, aujourd’hui, dans un paysage musical dominé par des chanteurs choisis davantage pour leur apparence et leur habilité à danser que pour leur voix ou ce qu’ils ont à dire. « Aujourd’hui, les firmes musicales créent de toutes pièces des vedettes. Ce sont des chansons business. C’est bien pour eux, mais, moi, cela ne m’intéresse pas », dit Surachai.
3Aucun groupe thaïlandais n’a connu une histoire aussi tourmentée que Caravan. Ce dernier a été formé par deux étudiants originaires de Nakhon Ratchasima, dans l’Isaan (le Nord-Est du royaume), Surachai et Wirasak Sunthonsi, un an après la révolte étudiante d’octobre 1973 qui a provoqué la chute des dictateurs Thanom Kittikachom et Praphat Charusathien. Ils ont rapidement été rejoints par trois autres étudiants de l’Isaan — Thongkran Tana, Mongkhon Utok et Ponthep Kradomchamnan.
4Pendant les années libérales, d’octobre 1973 au coup d’État du 6 octobre 1976, le monde musical thaïlandais a été revivifié par l’apparition de nouveaux groupes dont les chansons avaient un caractère ouvertement politique — un style tout de suite surnommé par les amateurs « chansons pour la vie », thème développé dans Dance of Life. Popular Music and Politics In Southeast Asia, de Graig A. Lockard (University of Hawaï Press, 1998). Caravan est devenu rapidement le groupe phare des étudiants radicaux.
5« À cette époque, raconte Surachai, la Fédération des étudiants de Thaïlande avait une grande influence. Nous accompagnions ses membres dans des tournées en province pour parler de démocratie aux villageois. Souvent, ceux-ci avaient du mal à comprendre notre langage d’étudiants. Ils se méfiaient aussi, car ils nous prenaient pour des communistes. Nos chansons aidaient à briser la glace ». Les textes des chansons de Caravan, écrites par des membres du groupe ou par des amis étudiants, empruntent au dialecte isaan du Nord-Est et soulignent la vie pénible des paysans, mais leur tournure intellectuelle les destine plus à un public étudiant et citadin.
6Le soir du 6 octobre 1976, alors qu’ils donnaient un concert à l’université de Khon Kaen, les musiciens de Caravan apprirent la nouvelle du massacre perpétré par les milices d’extrême-droite à l’université Thammasat à Bangkok. « Cette nuit-là, nous sommes tous partis dans la forêt », dit Surachai.
7Pendant les cinq années qui suivirent, Surachai et ses amis, devenus membres du Parti communiste thaïlandais (PCT), vécurent dans la clandestinité, faisant parfois le coup de feu contre les forces gouvernementales ou animant de leurs accords de guitare les festivals du PCT. « C’était comme une université dans la nature. Pendant les festivals, tout le monde dansait au clair de lune. C’était très amusant », se rappelle Surachai. Mais ces étudiants avaient parfois du mal à accepter la discipline de fer imposée par les cadres du PCT, parmi lesquels de nombreux communistes chinois. La vie était rude : manque de nourriture, harcèlement constant des forces gouvernementales, paludisme. » Parfois, nous étions quatre jours sans sel, nous n’avions plus de forces », dit Surachai.
8De nombreux étudiants se livrèrent aux autorités quand le gouvernement de Prem Tinsulanonda inaugura, en 1981, une politique d’amnistie. Surachai persista encore un an dans sa vie de guérillero. Quand l’armée mit en déroute le PCT dans la province de Phayao début 1982, il décida de jeter l’éponge. « Je pensais que nous ne pouvions plus gagner », dit-il. Le groupe se reforma dès 1982, à l’occasion d’un concert organisé par l’UNICEF sous la bannière « le retour de Caravan ».
9Inspirée des grands de la protest song américaine — Bob Dylan, Joan Baez, Neil Young, Pete Seeger — la musique de Caravan est toutefois enracinée dans la tradition populaire locale. Le recours aux guitares acoustiques et aux arrangements musicaux occidentaux, mêlé à celui d’instruments traditionnels (flûte de bambou, violon à trois cordes) produit une musique originale et de grande qualité artistique. Les textes sont écrits comme des poèmes, ce qui les rend sans équivalent, surtout face aux chansons sirupeuses qui constituent le gros de la production locale. L’empreinte du lonkthoung est visible : ce style, inspiré de la musique isaan, est devenu très populaire grâce à la radio dans les années 60 et 70, particulièrement en province. « Toute mon enfance a été bercée par le loukthoung », dit Surachai. Aujourd’hui, il estime qu’il faudrait s’efforcer de développer les styles musicaux locaux : « chaque village a sa langue et sa musique ».
10Le public de Caravan reste circonscrit à un cercle de citadins intéressés par la politique et peu influencés par les mouvements de mode. À l’inverse de Carabao, l’autre groupe célèbre de « chansons pour la vie », Caravan n’a jamais percé auprès du grand public, peut-être parce qu’il n’a jamais cherché à le faire. « Pour moi, vendre beaucoup de disques n’est pas important. Je veux juste vivre de ma musique sans être endetté », dit Surachai.
11Caravan continue à donner régulièrement des concerts pour les étudiants au sein de l’université Thammasat. Le groupe s’est aussi produit lors des manifestations contre le gouvernement de Thaksin Shinawatra au début de l’année. Contrairement à Carabao plus visible dans les spots publicitaires pour boissons alcoolisées que sur les estrades de Sanam Luang, Caravan a gardé sa verve politique. « Dès le premier jour, je n’ai pas aimé Thaksin. Je n’ai pas aimé sa façon méprisante de parler de ceux qui ne sont pas d’accord avec lui », dit Surachai.
12À ses yeux, le coup d’État du 19 septembre — qui a renversé le gouvernement de Thaksin Shinawatra — n’est pas une « révolution » (pntiwat), comme le qualifient les médias thaïlandais, mais un putsch, dont il dit se réjouir car il a mis un terme à un régime dangereux. Aux yeux de Surachai, l’avenir politique de la Thaïlande reste toutefois encore à écrire. « J’ai l’impression que les militaires prennent le bon chemin, sinon il faudra de nouveau descendre dans la rue », dit-il.
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