Quel tourisme pour Siem Reap
Paru dans Fase no 10 d’octobre 2006
p. 151-157
Texte intégral
1« Voir Angkor et ne pas mourir maintenant ! » Avec ce slogan, inscrit en anglais sur un immense panneau publicitaire placé sur la route des temples, le plus grand centre commercial de Siem Reap annonce son ouverture prochaine. Il sera le tout premier du genre. Trois autres sont également en construction non loin de là. Dans la foulée, un hypermarché — plus de deux mille mètres carrés de surface — doit être inauguré sur l’avenue principale de cette petite ville du nord-ouest du Cambodge, à la porte des temples d’Angkor, qui a l’allure d’un vaste chantier.
2Partout, échafaudages ou pieux de béton sont hérissés derrière des palissades de tôle ondulée. Les trottoirs sont en cours de pavement, les routes au bitume défoncé sont quasiment toutes en réfection. Jour et nuit, des engins s’affairent à tracer de nouveaux axes, sur des dizaines de kilomètres, reliant divers carrefours de la ville au Parc national d’Angkor, situé à quelques kilomètres de là. De nouveaux ponts enjambent la paisible rivière, tentant de fluidifier un trafic chaque jour plus dense.
3Au tournant du millénaire, Siem Reap s’est lancée dans une course destinée à rattraper l’essor permanent du tourisme. Avec, pendant le premier semestre, 813 392 visiteurs étrangers, selon les chiffres officiels, le Cambodge et, en particulier, Siem Reap enchaînent les records. Une augmentation de 19 % par rapport à la même époque de l’année passée. En outre, un demi-million de gens sont attendus à l’occasion de l’Angkor-Gyeongju World Culture Expo, du 21 novembre 2006 au 9 janvier 2007. Organisé en partenariat avec la Corée du Sud, cet événement se veut une vitrine des deux pays à travers la présentation de leurs cultures traditionnelles. Dans le nouveau centre d’exposition de 8 000 mètres carrés en construction pour l’occasion — dans la zone dite culturelle située au sud de la ville — se tiendra également, à la mi-décembre, un forum sur le tourisme pendant trois jours, l’Angkor International Tourism Exchange (AITEX 2006).
4Cet afflux sans précédent de visiteurs étrangers venus dépenser leurs deniers dans un pays qui sort de plus de trente années de guerre et d’instabilité provoque, bien entendu, des bouleversements. Une classe moyenne émerge. Flairant la poule aux œufs d’or, des milliers de gens viennent tenter de trouver une place sous son aile. Forte de 100 000 âmes en 2002, Siem Reap compte aujourd’hui plus de 250 000 habitants. Le prix du terrain a flambé le long de certains axes, passant de 120 à plus de 600 euros le mètre carré, sauf dans la zone des temples, où il a été gelé. Selon Lay Prohas, ministre cambodgien du Tourisme, « le million de touristes au Cambodge sera largement dépassé cette année. À Siem Reap, le tourisme devrait générer 240 millions de dollars de revenus et ce chiffre devrait atteindre les 600 millions à l’horizon 2010 ». Les chiffres s’envolent. La cité décolle. Tout va très vite. Trop de touristes tuent le tourisme, disent les uns. Mais rien n’entrave ces vagues qui se déversent sur la chaussée centrale d’Angkor Wat. À la fin des années 1990, des consultants avaient élaboré divers scénarios-catastrophe, soulignant les dangers du tourisme de masse. Ils s’étaient penchés sur certains effets négatifs : précarité de l’emploi, exploitation des enfants, prostitution, disparition des traditions et des valeurs culturelles, dégradation de l’environnement des sites touristiques et naturels. Ces effets négatifs résultent, selon eux, d’une surexploitation des ressources, de la pollution, des déchets engendrés par le développement des infrastructures et des installations touristiques.
5En 2001, Apsara, l’Autorité gouvernementale en charge de la protection, de la sauvegarde et l’aménagement de la région d’Angkor, avait organisé un séminaire sur le sujet. Frédérique Vincent, de l’École des Mines de Paris, avait longuement tiré la sonnette d’alarme. « Le touriste consomme rarement des produits locaux et préfère les produits importés. Il en résulte un rejet d’emballages. Où stocker les déchets produits par un million de touristes ? Les revenus du tourisme doivent servir à financer une décharge adaptée mais, en même temps, cela suppose que les professionnels de ce secteur prennent conscience de ce problème et limitent eux-mêmes les déchets en achetant le plus possible sur le marché local », avait-elle averti.
6« Une chambre d’hôtel consomme en moyenne 400 litres d’eau par jour. En l’absence d’un réseau correct d’égouts qui draine les eaux usées hors de la ville, le risque est bien réel de pollution de la nappe phréatique de Siem Reap et de la rivière. Il ne faut pas oublier le risque d’affaissement des temples, construits sans fondations, du fait d’un pompage permanent de la nappe située en dessous de ces monuments. De plus, lorsqu’on avance le chiffre du million de touristes, il faut comprendre que cela représente cinq mille personnes par jour, sur huit mois de haute saison, sans parler du nombre d’avions nécessaire à leur acheminement. Les temples, qui sont pour la plupart de grès, c’est-à-dire de sable durci, vont-ils supporter cette affluence ? Quelle est la capacité d’accueil limite du site d’Angkor ? », s’était-elle interrogée.
7Si la coopération française projette de financer une usine de traitement des eaux usées à hauteur de quatre millions d’euros, chacun se débrouille, en attendant, comme il le peut. Sur le millier d’auberges et d’hôtels, certains comptant plus de 300 chambres, un seul dispose d’une station d’épuration. Dans les hôtels de luxe, la cuisine se fait quasi-exclusivement avec des produits importés, notamment de Thaïlande.
8La conclusion s’était alors faite en forme de choix : « faut-il opter pour un tourisme culturel plus faible mais qui débouche sur un développement harmonieux de la province, ou forcer le développement avec tous les risques d’oublier la population locale ? ». Cinq ans plus tard les choix sont faits. Les dés avaient d’ailleurs été jetés depuis longtemps : le tourisme de masse était attendu, espéré et convoité. Une « masse culturelle », défendent certains.
9Ainsi, l’aéroport de Siem Reap a été doté d’un nouveau terminal international, moderne et spacieux, inauguré en août. Les structures existantes et vieillissantes ne contenaient plus le flot croissant de visiteurs.
10« En six ans, le nombre de passagers transitant par l’aéroport international de Siem Reap a été multiplié par cinq, passant de 65 000 usagers à 350 000. Le pourcentage de personnes arrivées directement dans la cité des temples depuis un pays étranger a également augmenté de 65 % à 76 % en trois ans. Cette évolution est énorme car les flux ne sont pas répartis régulièrement sur l’année, mais entre une haute et une basse saisons avec de très gros écarts entre les deux », notait, dans une étude publiée en 2005, Jean-François Gouédard, alors directeur de la SCA (société concessionnaire des aéroports du Cambodge).
11En 2002, le pourcentage d’arrivées de ressortissants des pays d’Asie était à peu près le même que celui des autres pays, notamment occidentaux. En 2004, les Asiatiques représentaient 61 % des arrivées. On parle aujourd’hui de 80 % de touristes asiatiques. En 2005, 216 584 Sud-Coréens et 137 849 Japonais ont foulé les dalles d’Angkor, contre seulement 68 947 Français.
12L’internationalisation de l’aéroport de Siem Reap a favorisé les liaisons directes avec les capitales et des villes de moyenne importance de la région. La Thaïlande, le Laos, le Viêt Nam d’abord, puis la Chine, le Japon, la Corée du Sud, et maintenant la Birmanie, Singapour et la Malaisie, sont directement reliés à Siem Reap, parfois par plusieurs vols quotidiens. L’intervention, cette année, de compagnies à bas prix, telles Air Asia ou Jet Star Asia, a considérablement changé le visage du tourisme local. Des Singapouriens ou des Malaisiens peuvent aujourd’hui, au vu des promotions offertes, passer un long week-end à Angkor pour moins de 160 euros, tout compris.
13« On assiste à une baisse conséquente de fréquentation de l’aéroport par les ressortissants des pays d’Europe de l’Ouest, conjuguée à une montée des arrivées asiatiques (...) et à une réduction du temps de séjour sur place », écrivait l’ancien directeur de la SCA, en concluant : « La durée moyenne de séjour à Angkor est passée en dessous des deux jours. La montée en puissance des vols directs, l’augmentation de la capacité des avions et les arrivées massives de visiteurs asiatiques, ajoutées à la réduction du temps passé à Siem Reap, s’ils sont des facteurs à court terme favorables à l’exploitation de l’aéroport, sont des indices inquiétants et même négatifs pour une vision à long terme. Apsara et, plus généralement, le gouvernement royal du Cambodge doivent faire des choix, notamment celui de préférer la qualité à un volume rapide mais destructeur ».
14Secrétaire permanent du Comité interministériel du Cambodge auprès de l’Unesco, Azedine Beschaouch soulignait déjà, lors d’une conférence en 2004, le risque que « Siem Reap devienne une simple ville-dortoir. 65 % des visiteurs ont acheté un billet d’une seule journée cette année ! ». « Le développement touristique ne se borne pas à aligner les hôtels. La visite des temples doit s’inscrire dans une politique de loisirs.
15Aujourd’hui, cette visite s’apparente à une épuisante course aux cailloux. Le tourisme de masse ne profite au pays qu’à hauteur de 30 %. Les 70 % restants vont aux transporteurs aériens étrangers — le Cambodge n’a plus de compagnie aérienne nationale — et aux tours opérateurs, également étrangers. Nous allons vers un véritable désastre si nous continuons sur cette pente. Le tourisme à thème rapporte beaucoup plus que le tourisme de masse », mettait en garde le scientifique.
16Cette « peur du tourisme de masse est une angoisse purement occidentale », rétorque, pour sa part, un voyagiste singapourien sous le couvert de l’anonymat. « Tout se passe comme si les Occidentaux et, en premier lieu, les Français se comportaient encore ici en colons. Ils veulent garder les temples pour eux seuls et ainsi limiter le nombre de touristes. Ils ne veulent pas admettre que le Cambodge se situe dans la cour des Asiatiques. L’ouverture de ce pays, fermé durant près de trente années, a coïncidé avec une explosion économique des pays de la région. Les Thaïlandais, Coréens, Chinois, Singapouriens, Malaisiens et Japonais ont aujourd’hui de l’argent qu’ils veulent dépenser dans les voyages et Angkor est la nouvelle destination à la mode », dit-il.
17« Un observatoire du public est en place dans le cadre de la coopération française à travers le Fonds de solidarité prioritaire. Il permettra très prochainement de connaître très précisément les pics de fréquentation des sites les plus visités : Ta Prohm, Phnom Bakheng, Banteay Srey et, bien entendu, Angkor Wat et Angkor Thom », tranche Ros Borath, directeur général adjoint d’Apsara en charge du département des monuments et de l’archéologie. De plus, le nombre de visiteurs présents sur le site sera contrôlé. Cette mesure devrait donc offrir aux touristes un meilleur confort et aurait des incidences positives sur la préservation des monuments.
18Une limitation des véhicules à moteur au sein du complexe a débuté en avril dernier, avec une première interdiction : celle des bus de plus de 24 places. Une compagnie privée a déjà mis en place un système de navettes électriques afin de transporter les touristes d’un temple à l’autre. Le prix d’un siège est de deux dollars (1,6 euro) pour les Cambodgiens et six dollars pour les étrangers. La location de vélos électriques, lancée l’an dernier, est un succès : les points d’échange de batteries sont disséminés sur tout le circuit. Les taxis, minibus, motos et autres tuk tuk restent, de leur côté, autorisés.
19Des commerces, considérés comme « anarchiques » par Apsara, devront déménager dans une zone prévue à cet effet. Face à la grogne des résidents, commerçants locaux et chauffeurs, Ros Borath explique que les changements en cours sont nécessaires : « Nous n’interdisons rien. Nous organisons. Déménager de quelques centaines de mètres ne doit pas être interprété comme une punition. Le village existant face au temple restera en place. Nous aidons les propriétaires à restaurer leur habitation, à arranger leur jardin. Ces gens vivent du tourisme. Ils continueront leur travail, le plus souvent artisanal, mais dans un cadre beaucoup plus authentique. Nous entrons dans une décennie de développement durable et Apsara est aussi là pour aider la population des temples à profiter au mieux des retombées du tourisme. Pour y parvenir, il faut aménager les visites et canaliser le flot de visiteurs toujours plus important ».
20Le principe d’un tourisme durable a été avancé dès 1988 par l’Organisation mondiale du tourisme : une gestion de l’ensemble des ressources répondant aux besoins économiques, sociaux et esthétiques, tout en sauvegardant l’intégrité culturelle, les processus écologiques essentiels et la diversité biologique. Mais le tourisme de masse est-il compatible avec le développement durable ?
21En dépit des changements, les populations locales paraissent profiter du tourisme : « Apsara a mis en place une politique de préférence à l’emploi des personnes vivant dans le parc d’Angkor. L’Autorité emploie ainsi, à elle seule, 800 personnes comme gardes, personnels d’entretien, employés de bureau, etc... dont 90 % proviennent de villages situés dans le Parc. Elle estime, en outre, que plus de 5 000 personnes des villages environnants travaillent régulièrement dans les secteurs de la construction. Cela ne comprend pas les commerçants sur le site, les artisans, les guides, les chauffeurs de taxis, de bus, de tuk tuk, tous les employés d’hôtels et de restaurants de la ville et tous les emplois annexes » a relevé, en septembre, le Cambodian Development Review Institute.
22Depuis 2000, à Siem Reap, le nombre d’hôtels a augmenté de 34,2 % — et de 60 % en ce qui concerne les auberges (ouvertes principalement par des locaux). Le nombre de restaurants a augmenté de 50 %. Soixante-quinze agences de voyages sont installées en ville. La construction, en cours, de musées, de centres culturels, de nouveaux hôtels et l’ouverture, sur les trois prévus, du premier golf 18 trous de Siem Reap, devraient permettre d’allonger la durée moyenne actuelle de séjour. « Les responsables politiques de Siem Reap et Apsara se sont engagés à ce que les bénéfices du tourisme se répartissent davantage entre les populations vivant dans et aux environs du Parc d’Angkor, tout en œuvrant à réduire les effets négatifs du tourisme », poursuit cette étude.
23Si l’excès de touristes a des effets pervers, l’opération s’opère lentement. Aucun Cambodgien, parmi ceux bénéficiant de près ou de loin de la manne, ne se plaint de l’afflux massif de visiteurs. Et ils sont de plus en plus nombreux.
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