Yogjakarta : le séisme, la coulée et le Banian Blanc
Paru dans Fase no 8 d’août 2006
p. 143-146
Texte intégral
1Ces derniers jours, j’ai vu pour la première fois — et enfin — les photos que les étudiants ont prises le surlendemain du séisme du 27 mai dans le village de Bebekan, au sud-ouest de la ville de Bantul, région la plus touchée par une tragédie qui a fait six mille victimes. Chaque famille devant sa maison détruite, vision poignante. Ce qui saute aux yeux : non pas une « catastrophe naturelle » mais une catastrophe sociale. Presque toutes les maisons qui se sont écroulées au sud de Yogjakarta sont des habitations de pauvres.
2Les pompiers français venus dans le village ont dit qu’elles étaient très mal construites : des briques de mauvaise qualité, du ciment tout aussi mauvais, et sans aucune technique élémentaire. Au Japon, un séisme de force 5,9 sur l’échelle de Richter ne détruit aucun bâtiment. Le gouvernement indonésien annonce qu’il va donner entre 10 et 30 millions de rupiah (de 850 à 2 500 euros) par maison détruite. Les architectes rétorquent que construire une maison antisismique en ciment et en béton coûte cher car il faut beaucoup de fer et de techniques.
3Les villageois ne pourront donc pas reconstruire une maison solide. Ils récupèrent déjà, une à une, les briques intactes pour les réutiliser. Dans les mains des pompiers, sous la moindre pression, ces briques se pulvérisent. L’argent de l’administration ne constitue donc pas une aide mais une sorte de crime : on donne aux villageois les moyens de construire non pas une maison mais un tombeau pour leurs enfants. La seule solution bon marché semble être le bambou, pas cher, résistant au séisme.
4Voici quelques jours, j’ai conduit chez moi, sur une pente du volcan Merapi, les quatre hommes de Bebekan avec lesquels je suis en contact le plus étroit depuis le début. Les sortir des ruines de leur village leur a déjà fait le plus grand bien. Retno, une amie architecte indonésienne, leur a suggéré de commencer par utiliser beaucoup plus de sable pour les fondations. La grande leçon : les maisons de Parangtritis, sur la côte sud de Yogjakarta, la plus proche de l’épicentre du séisme, qui a eu lieu à 7 km au large. Pratiquement aucune de ces habitations ne s’est écroulée parce que le sable sur lequel elles sont bâties a amorti les vibrations. Parler reconstruction a permis à ces hommes de se projeter un peu dans l’avenir : une semaine auparavant, ils avaient arrêté de démolir les pans de murs encore debout et de déblayer les ruines, ce qui les avait plongés dans une déprime silencieuse. Ils l’ont fait pour reprendre leur tâche dans les rizières. Les trois quarts des villageois sont des ouvriers agricoles. S’ils abandonnent la rizière pour déblayer leurs ruines, la rizière s’assèche et meurt.
5Nous leur avons dit qu’il était pourtant essentiel qu’ils continuent de déblayer leurs ruines pour éviter une dépression. Le spectacle des ruines est oppressant et les gens évoluent sur les tas de gravats, dans la poussière, sans surface plane où planter une vaste tente. Ils ont donc eu l’idée d’organiser un tour sur la même base que le tour de garde de nuit, dit « ronda ». À tour de rôle, dix-huit hommes sont dispensés de rizière et travaillent au déblayement. Entre-temps, l’aide gouvernementale — 90 000 rupiah soit 7,5 euros par victime — n’est toujours pas arrivée à Bebekan.
6Au nord, le volcan Merapi est demeuré actif. Depuis la grande nuée ardente et les coulées de lave et de magma qui ont recouvert Kaliadem, un hameau sur les flancs du volcan, et le bunker pour protéger des coulées de lave, les canalisations qui acheminent l’eau du sommet du volcan vers les villages haut perchés sont broyées.
7Je suis montée voir le gardien du volcan, mbah Maridjan (grand-père Maridjan). Son village est blanc de cendres. La nuée ardente est passée à 500 mètres de sa maison. Les habitants n’ont plus d’eau. Les vaches n’ont rien à boire et elles ne peuvent brouter l’herbe couverte de cendres et de soufre. Certains paysans désespérés bradent leurs vaches : des spéculateurs sans scrupule les achètent à très bas prix.
8Les ONG internationales éprouvent du mal à saisir la culture « rurale » javanaise. Elles ont l’habitude d’intervenir dans des camps de réfugiés. Or, les victimes du séisme au sud, comme la population sur les pentes du volcan au nord, ne sont pas regroupées dans des camps mais restent sur place. Dans les camps, les réfugiés deviennent les « objets » des ONG, faciles à gérer et à organiser. Dans leurs villages, les gens demeurent « souverains ». Même les victimes.
9Pendant plus d’un mois, en avril-mai, les gens ont eu les yeux rivés sur le volcan : la terreur d’une éruption fatale. Tout le monde ou presque trouvait que mbah Maridjan, le gardien du volcan, s’entêtait inutilement et dangereusement à vouloir rester dans son village, à refuser l’évacuation. Puis, brutalement, la terre a tremblé au sud. Tous les secours se sont concentrés sur le sud, oubliant le volcan. Les seules personnes vigilantes ont été les membres de Search and Rescue (SAR, une organisation de jeunes volontaires indonésiens, surtout des étudiants, spécialisés dans l’évacuation des blessés ou des morts). Dès le 27 mai, le SAR s’est divisé en deux groupes : la moitié des effectifs en bas sur le séisme, le reste sur le volcan.
10Le volcan représente la verticalité (spiritualité), les villages du sud détruits par le séisme l’horizontalité (le « bas-monde »). Pour bien agir, il faut s’efforcer de cultiver l’équilibre entre ces deux axes, voire même se situer à leur intersection. Je ne m’en suis aperçue qu’au retour de chez mbah Maridjan. Nous sommes allés voir le Banian Blanc et la Pierre Eléphant — les deux sites sacrés du Merapi — au milieu d’un univers lunaire, noyé, brûlé par les cendres, là où se trouve également le bunker. Nous ne nous sommes pas attardés car c’était très dangereux : à tout moment, une nouvelle nuée ardente pouvait surgir et, comme le volcan était couvert, que le brouillard du soir tombait, nous ne l’aurions pas vue arriver.
11En outre, les antennes qui enregistrent le son d’une nuée ardente en formation ont été endommagées par une éruption récente. Ne captant plus ce son, les secouristes ne peuvent donc plus transmettre la moindre alerte. Mais les volontaires souhaitaient me montrer le miracle : la nuée ardente et les coulées de lave sont passées derrière le Banian Blanc et se sont arrêtées devant la Pierre Eléphant, conformément à la légende que mbah Maridjan raconte dans le Banian Blanc, d’Elisabeth D. et Heri Dono (éditions Babad alas) : « La Pierre Eléphant est une histoire ancienne, du temps où la première coulée de lave est descendue sur le sud et a creusé la rivière de la montagne Anyar. D’après cette histoire, la lave et les pierres volcaniques se sont brusquement arrêtées dans leur course pour épargner une femme enceinte. Depuis, personne n’a jamais osé déranger cette pierre ni la détruire... ».
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