Hô Chi Minh-Ville : poésie sans frontières
Paru dans Fase no 2 de février 2006
p. 123-125
Texte intégral
1Ils sont jeunes, la trentaine en moyenne. Ils se situent en marge du système, disent qu’ils n’ont rien à voir avec tout ce qui leur paraît officiel, des littérateurs à l’Union des écrivains. Mais ils ne les ignorent pas : c’est leur source inépuisable de provocation, de pastiche, de parodie. Ils s’amusent, enfoncent des tabous et se posent quelques questions. Ils recourent à la langue populaire. « Une littérature intimiste », estime la critique littéraire Doan Cam Thi. « Ils nous parlent de leur vie, de leurs préoccupations, de leurs rêves, de leurs souffrances », résume-telle. Ils ne sont pas clandestins, mais marginalisés : les autorités dénoncent leur « vulgarité » et leur « pornographie » et les maisons d’éditions leur demandent d’effectuer des coupes. Ils refusent et diffusent leurs écrits sur la toile, procèdent à des tirages limités de recueils sur papier ou sur CD.
2Bienvenue parmi les jeunes poétesses et poètes de Saigon. Des jeunes femmes ont fondé un groupuscule, la Mante religieuse, femelle censée croquée le mâle après l’accouplement. « Le gouvernement veut ouvrir la porte aux jeunes poètes et écrivains mais impose des limites. Il voudrait, selon la tradition, qu’on écrive sur les héros de la guerre mais nous ne pouvons pas le faire, nous ne l’avons pas vécue. Nous parlons sexe », explique l’une de ces « mantes », Lynh Bacardi — un nom de plume — en sirotant une orange pressée.
3Quatre jeunes « anti-poètes » ont fondé en 2000 Mo Miêng (Ouvrir la bouche) et les « éditions » Giây Vun (Papier usagé). « Au Viêt Nam, il y a deux traditions littéraires, l’officielle et, l’autre, la populaire, verbale, le langage avant le langage. Notre choix est intentionnel », explique leur chef de file, Ly Doi, 28 ans. Le mot-clé, à ses yeux : « l’interaction avec son propre environnement ».
4Au sein de la mégapole méridionale du Viêt Nam — entre l’éphémère et l’insubmersible — ces groupes représentent un phénomène typiquement saïgonnais. Les circonstances s’y prêtent. Après des décennies de privations, les langues se délient dans un Saigon au cœur d’un réel boom économique. Plus des deux tiers des Vietnamiens sont nés après la guerre. Une minorité de jeunes court après le fric, une autre se réfugie dans la drogue. Mais certains, comme ces poètes, ont envie de faire quelque chose de leur vie. « Dans une situation très complexe, on trouve de tout », remarque l’écrivain Philippe Franchini, de passage après trente années d’absence.
5Ils jouent, disent-ils, l’« horizontalité » contre la « verticalité ». Un peu plus âgé, le peintre Nguyên Nhu Huy est un compagnon de route de Mo Miêng. « L’internet est ma liberté. Nous possédons les atouts de la liberté mais le problème, pour beaucoup de Vietnamiens, c’est que leur cerveau n’est pas libre », dit-il, installé en famille à son domicile douillet, plutôt cossu et dont les murs sont couverts de ses collages. L’horizontalité revendiquée est liée à cet accès à la multiplication de sources sans frontières. Ils n’écoutent plus, disent-ils, la parole « verticale », celle venue d’en haut.
6La poésie doit refléter l’époque contemporaine, estiment-ils. L’un de leurs inspirateurs est un poète et écrivain reconnu, Nguyên Quôc Chanh, 48 ans, qui se proclame « citoyen du monde » et passe pour l’enfant terrible de la scène saïgonnaise. Ils lisent les auteurs de la diaspora vietnamienne sur la toile et échangent des idées avec eux lors de chats très courus. Ils ont même mis sur la toile, en janvier, un recueil d’écrits, « Perforateurs de béton » (nxbgiayvun@yahoo.com).
7Do Kh. est l’un de ces Viêt Kiêu, ou Vietnamiens d’outre-mer, qui vit entre la France, les États-Unis et le Viêt Nam. Il cite Kiêu, héroïne malheureuse d’un roman classique vietnamien du XIXe siècle : « à peine ai-je parfois débrouillé l’écheveau que l’entrelacs des fils se forme à nouveau ». Mais il le fait pour affirmer le contraire : « personne ne m’attache ». « Do Kh. revendique », estime Doan Cam Thi, « la liberté de cheminer entre différentes cultures, entre le dedans et le dehors ».
8Les auteurs de la nouvelle génération, ajoute-t-elle, manifestent « un désir de vivre tout simplement, ne serait-ce que de vivre autrement, de penser autrement que leurs prédécesseurs ». L’une de leurs cibles est la génération d’écrivains qui, au tournant des années 1990, ont rapporté la misère de la guerre et ses lendemains qui ont déchanté. Nguyên Huy Thiêp, Bao Ninh, Duong Thu Huong, chefs de file, ont alors porté un coup mortel à la littérature officielle nourrie de réalisme socialiste.
9Toutefois, aux yeux de Ly Doi, « la génération de Thiêp n’a pas duré longtemps, faute d’ingrédients, à cause de l’individualisme. Ces écrivains ont fait leur temps ». Il reproche au dernier récit-roman de Thiêp son côté « décoratif ». À la suite d’un drame vécu, Thiêp se place dans la peau d’un adolescent de bonne famille qui plonge dans le monde de la drogue, des gangs, et ne s’en sort que par le retour à la nature et à la tradition. « Thiêp a très peu à dire, le zen n’est pas un plat de nouilles pré-cuites », juge Ly Doi.
10Cette littérature en pleine ébauche, communautaire et familiale renforce le caractère bigarré de la scène saigonnaise. « Les jeunes franchissent les tabous : la régression de la lutte des classes, la drogue, la dégradation de l’instruction publique, l’homosexualité », estime une critique d’art vietnamienne séduite par leur audace. « Certains, ajoute-telle, sont très talentueux ». Le résultat est débridé, mélange de puérilité et de sérieux, d’illusions et de certitudes. Avec d’inévitables déchets.
11Pour Bui Chat, 26 ans et membre d’« Ouvrir la bouche », « il est difficile d’arrêter le mouvement avec le flot libre de l’information ». Ly Doi lève un peu le voile en disant : « nous verrons comment, plus tard, la société évolue et si, un beau jour, on fera la morale dans notre langage ». Se retrouver un jour au centre ? Après tout, l’érotisme est une vieille tradition de la littérature vietnamienne et la poétesse Hô Xuân Huong, qui a vécu au XVIIIe siècle, demeure une source d’inspiration et d’admiration. La volonté de choquer, — le « Bien-pensants, je vous enc... » de Nguyên Quôc Chanh — détourne les uns et tire les autres de leur somnolence, un peu comme le Georges Brassens des débuts.
12Doan Cam Thi est l’auteur d’un recueil de « Récits vietnamiens 1991-2003 » intitulé Au Rez-de-chaussée du Paradis (Philippe Picquier, 2005). Le dernier livre de Nguyên Huy Thiêp a été traduit en français et publié sous le titre À nos vingt ans (l’Aube, 2005). Des sites littéraires sur la toile : en anglais, www.tienve.org (Avant-garde, Australie) et www.vietnamlit.org (États-Unis) ; en vietnamien, www.talawas.org, animé par l’écrivaine Pham Thi Hoai (Berlin) et www.evan.com.vn (Hanoï).
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