La hausse des prix du pétrole, source d’incertitude
Paru dans Fase no 2 de février 2006
p. 111-115
Texte intégral
1Coincés entre deux géants dont l’appétit grandissant pour les hydrocarbures bouleverse l’ensemble du marché mondial du pétrole, les pays de l’Asie du Sud-Est se retrouve aujourd’hui contraints de réajuster leurs politiques économiques. Les raisons : maintenir la croissance et limiter les effets de la hausse continue des cours du brut. Le risque principal réside dans une accélération non contrôlée de l’inflation et des troubles sociaux que cela peut engendrer.
2Productrice et exportatrice, l’Indonésie est pourtant le pays où les conséquences de la hausse des prix du carburant ont été les plus importantes. Après avoir longtemps tergiversé, le gouvernement indonésien s’est finalement résolu à renoncer à subventionner les carburants avec, pour conséquences une hausse des prix de 126 % en 2005 et une inflation estimée à un peu plus de 17 % en rythme annuel. Fort consommateur de polyester et souffrant déjà d’une concurrence chaque jour plus serrée de l’industrie chinoise, le textile indonésien a marqué le pas. Les employés de ce secteur ont été parmi les premiers à descendre dans les rues au cours de nombreuses manifestations l’an dernier. Les troubles sociaux engendrés par cette accélération subite de l’inflation ont poussé le président Susilo Bambang Yudhoyono à remanier son gouvernement.
3En Birmanie, la fin des subventions de l’essence au milieu de l’année dernière a eu pour effet la multiplication par huit ou neuf du prix sur le marché officiel (qui fournit la moitié de l’essence des consommateurs), mais n’a eu que très peu d’impact sur les prix au marché noir. Sous la férule de la junte au pouvoir, les consommateurs ont encaissé silencieusement le renchérissement. Le pays espère devenir sous peu une réserve d’hydrocarbures pour la Chine avec la découverte récente d’un important gisement de gaz au large de l’Arakan, mais cela ne changera pas la situation du marché domestique.
4Le Viêt Nam, qui continue à exporter une bonne part de sa production de brut, n’a pas limité ses importations de produits raffinés ni engagé de changement de cap économique. La hausse des cours n’a également eu que peu de conséquences en Malaisie, lui aussi exportateur d’hydrocarbures (11 % de ses exportations). Certes, l’inflation y est passée, en rythme annuel, de 1,3 % à 3 % en juillet 2005, mais une politique monétaire plus accommodante a permis de limiter cette tendance. Tout comme à Singapour, où la hausse des prix du pétrole n’a eu qu’un effet modeste sur la marche de l’économie : la confiance réside, pour une bonne part, sur la solidité de la demande extérieure, principalement en produits électroniques.
5La Thaïlande est, par contre, un des pays de la planète les plus dépendants de ses importations de pétrole. Son économie a donc pris de plein fouet la hausse des cours. Les dépenses d’importation d’énergie ont fait un bond de 59,1 % en 2005, ce qui a fortement contribué à un déficit commercial record d’un peu moins de 6 milliards d’euros. La balance du commerce extérieur devrait à nouveau être déficitaire d’un peu plus de 4,6 milliards d’euros en 2006. Les pressions inflationnistes liées à la hausse des cours du pétrole ont contraint la Banque de Thaïlande à augmenter de sept fois son taux directeur en 2005, ce qui a été salué par le Fonds Monétaire International. Son taux directeur est ainsi passé de 1,25 % à 3,25 % au cours de l’année et devrait continuer à s’accroître en 2006. L’objectif de la politique monétaire thaïlandaise est de maintenir l’inflation entre 0 % et 3,5 %. Fin janvier, le gouvernement a, par ailleurs, présenté un nouveau plan pour réduire de 10 % les importations de pétrole en 2006 : il s’agit de passer de 850 000 barils/jour à 765 000 barils/jour. En ce qui concerne ses exportations, le pays mise beaucoup sur les récents accords de libre-échange qu’il a signé avec l’Australie, la Nouvelle-Zélande et la Chine. Bangkok espère augmenter ses exportations vers la Chine de 29 % en 2006.
6La Chine représente aujourd’hui à la fois la principale menace et la principale opportunité pour l’Asie du Sud-Est. Sa soif insatiable de pétrole, comme celle de l’Inde, a grandement contribué à la hausse des cours de ces derniers mois et la dynamique devrait perdurer encore longtemps. En 2004, la Chine est devenue le second consommateur mondial de produits pétroliers en surpassant le Japon avec une demande de 6,5 millions de barils par jour. Cette demande devrait continuer de croître à un rythme soutenu pour atteindre, selon l’Agence Internationale de l’Énergie basée à Paris, 14,2 millions de barils/jour à l’horizon 2025 (dont 10,9 millions de barils/jour importés).
7Depuis 1998, la Chine a totalement réorganisé son industrie pétrolière en regroupant les actifs des principales sociétés étatiques en deux structures verticales, la China National Petroleum Corporation (CNPC) et la China Petrochemical Corporation (Sinopec). Elles se sont réparti les zones d’influences géographiques : le nord et l’ouest pour la CNPC et le sud pour Sinopec. Un troisième opérateur, la China National Offshore Oil Corporation (CNOOC) est en charge de l’exploration et de la production offshore, laquelle représente déjà plus de 10 % de la production chinoise de pétrole brut.
8De son côté l’Inde, qui importe déjà 70 % de son pétrole brut avec un peu plus de 2 millions de barils par jour, devrait avoir un besoin quotidien de 7,4 millions de barils aux alentours de 2025. Ce pays, pour qui la sécurité énergétique est la seconde priorité après la sécurité alimentaire, cherche activement à développer une plus grande intégration du marché asiatique du pétrole.
9Elle semble pour une fois soutenue par la Chine qui garde un souvenir amer de l’échec de l’offre de la CNOOC sur Unocal au début de l’année 2005. Les deux pays sont pourtant partis chacun de leur côté à la recherche de nouvelles sources d’approvisionnement, notamment en Afrique et en Asie du Sud-Est. « Il y aura de la compétition quand le marché le justifiera », estime le ministre indien du Pétrole, Mani Shankar Aiyar. Cela n’empêchera pas l’Inde et la Chine de signer dans les prochaines semaines un accord cadre de coopération sur le gaz et le pétrole. « Tout indique que des relations de coopération ne sont pas simplement possibles mais qu’elles sont également souhaitées par les firmes chinoises », a récemment affirmé l’ambassadeur chinois en Inde, Sun Yuxi.
10Les deux pays ont tout intérêt à œuvrer à une plus grande stabilité des cours du brut. L’année 2005 et les hausses vertigineuses des cours ont donné des sueurs froides aux responsables économiques et politiques d’Asie. Les économistes estiment en effet qu’une hausse de 4 euros du prix du pétrole coûte environ 0,2 % de croissance à l’ensemble de la région Asie-Pacifique. Et plus la hausse dure, plus elle sape les économies de la région. « Les répercussions d’un ralentissement de la croissance chinoise se feront principalement sentir sur les économies d’Asie du Sud-Est qui restent très dépendantes de la demande extérieure », considère un analyste de Merrill Lynch. Pour Sun Bae Kim de Goldman Sachs, « les économistes asiatiques ont un œil rivé sur les prix du pétrole et l’autre sur la Chine ».
11Si les économies asiatiques sont devenues la zone de croissance la plus forte au monde, elles sont aussi les plus inefficaces en termes de consommation de produits pétroliers. À titre d’exemple, la Chine a besoin de 2,3 fois plus de pétrole par unité de produit national brut que la moyenne des pays développés, tandis que le ratio dépasse de 2,9 fois les normes de l’OCDE. Cette inefficience rend la région encore plus vulnérable à des hausses brutales des cours. « Un ralentissement chinois et les envolées des cours du pétrole sont les pires cauchemars des responsables asiatiques », confirme un analyste de Morgan Stanley.
12Les entreprises avides de produits pétroliers sont en première ligne pour réduire leur consommation. Singapore Airlines demande à ses pilotes de couper un des moteurs de leur appareil quand ils sont en stationnement. La Thai Airways International a décidé, de son côté, d’être plus stricte dans le contrôle du poids de bagages. Les compagnies de la sous-région n’en sont toutefois pas encore allées à demander à leur personnel navigant de perdre 4,5 kilos, ainsi que l’a fait Korean Air. Certains aéroports régionaux ont, en revanche, décidé d’installer de nouvelles toilettes juste à côté des portes d’embarquement pour encourager les passagers à perdre quelques grammes avant de monter à bord. En Thaïlande le gouvernement a demandé aux entreprises et aux administrations d’éteindre leurs climatiseurs aux heures des repas et a contraint les stations-services à fermer plus tôt.
13Ces efforts, quoique anecdotiques, reflètent un nouvel état d’esprit, doucement en train de se dessiner en Asie, pour une plus grande prise en compte des économies d’énergie. Les entreprises semblent précéder les États. « Cela est particulièrement vrai pour les entreprises à consommation importante de produits issus du pétrole comme les fabriques de plastique, de jouets ou de composants électroniques », affirme Andy Xie, économiste en chef pour l’Asie chez Morgan Stanley. « Ces entreprises sont généralement très ouvertes au marché international et sont donc très vulnérables aux hausses de prix », ajoute-t-il. La Chine souffre déjà de très nombreuses coupures de courant en raison d’une incapacité à produire suffisamment d’électricité pour répondre à une demande sans cesse croissante. Beaucoup d’entreprises se dotent de générateurs diesel pour se mettre à l’abri de ces coupures inopinées.
14Quant au Cambodge, il aurait un bel avenir en ce qui concerne les hydorcarbures. Selon une étude récente du Programme des Nations unies pour le développement et du ministère de l’Économie et des Finances, l’exploitation des ressources en pétrole et en gaz du royaume pourrait très largement — si elle se révèle commercialement viable — devenir la première source de richesse du pays. Bien qu’il n’y ait pas encore de confirmation officielle, la prospection réalisée par Chevron/Texaco dans cinq puits, dans une zone au large des côtes du pays, suggérerait la présence de réserves particulièrement importantes de pétrole et de gaz : 400 à 500 millions de barils, selon le quotidien Cambodge Soir. L’exploitation de ces gisements au début la prochaine décennie devrait être, pour l’État cambodgien, une source de revenus dépassant largement les montants actuels de l’aide internationale.
15Certains s’inquiètent déjà d’une mauvaise utilisation des bénéfices et des effets pervers que peut amener « l’or noir », au premier rang desquels figure une inflation non maîtrisée pénalisant les autres activités. La manne pétrolière pourrait également renforcer la dépendance d’élites tentées de profiter des dividendes du pétrole au détriment d’investissements plus diversifiés et à long terme. La gestion, longtemps opaque, des ressources naturelles du Cambodge, notamment du bois, peut nourrir quelques inquiétudes. Le pétrole n’a donc pas fini de soulever plus de questions que de réponses. Ce qu’un cadre européen d’une usine dans le sud de la Chine résume non sans désabusement : « c’est notre principale dépense, mais aussi notre principale incertitude ».
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