Temasek : les tentacules de Singapour
Paru dans Fase no 4 d’avril 2006
p. 105-109
Texte intégral
1Depuis l’arrivée de Ho Ching, épouse du Premier ministre singapourien Lee Hsien Loong, à la tête de Temasek holdings en 2001, l’agence d’investissement du gouvernement de Singapour a adopté une politique agressive à l’étranger, multipliant les acquisitions sur les cinq continents. Le mandat de la firme a été amendé à cet effet : à l’origine, Temasek était chargée de développer Singapore Inc., à l’intérieur des limites de la cité-État.
2L’agence détient 40 % de la capitalisation financière de Singapour avec des participations majoritaires, voire à 100 %, dans toutes les grandes firmes nationales (banque DBS, Singapore Airlines, Singapore Technologies Engineering, SingTel, PSA International, MediaCorp). Avec un portefeuille de 66,5 milliards d’euros, les opportunités d’investissement à Singapour même s’avèrent trop restreintes, d’où l’orientation vers l’étranger. Temasek y effectue un travail parallèle à la GIC (Governement of Singapore Investement Corporation), officiellement en charge des investissements outre-mer de la cité-État.
3L’objectif global est d’acquérir des actifs qui puissent s’apprécier, générer des dividendes et être revendus à plus long terme avec un profit conséquent ; comme le montre par exemple l’acquisition en mars de 12 % de la Standard Chartered Bank à Singapour pour 3,2 milliards d’euros. « Temasek et GIC sont chargés de mettre de l’argent de côté en cas de coup dur contre Singapour », estime un gestionnaire de fonds basé dans la cité-État.
4Dans son rapport annuel publié pour la première fois en 2005 (année fiscale 2004), Temasek confirme sa stratégie : cibler les économies émergentes d’Asie, particulièrement dans les domaines des télécommunications, des banques et des services financiers « afin de croître en phase avec la montée des classes moyennes asiatiques ». Directement ou au travers de ses filiales, Temasek a pris des participations importantes dans plusieurs banques indonésiennes (Bank Internasional Indonesia, Danamon Bank), chinoises (China Minsheng Banking Corporation, Bank of China), malaisienne (Alliance Bank Berhard) et thaïlandaise (Thai Danu Bank).
5Elle est aussi devenue le principal acteur sur le marché régional des télécommunications avec ses prises de participation dans les indonésiens Telkomsel (35 %) et Indosat (65 %), dans Telekom Malaysia (5 %), dans l’indien Bharti et, depuis fin janvier, dans le thaïlandais Advanced Info Services (AIS, fililale de Shin Corp). Pourquoi cet intérêt pour le marché des télécoms ? Des analystes n’y voient pas une volonté de se positionner en prévision du développement des téléphones portables de troisième génération (un marché où le retour sur investissement sera longtemps faible) mais, plutôt, le désir de bénéficier des revenus assurés et stables que génère actuellement cette industrie en Asie.
6L’acquisition le 23 janvier dernier du thaïlandais Shin Corp (qui posséde 42,9 % d’AIS) correspond également à une volonté de diversification du risque dans ses investissements en Asie du Sud-Est. Temasek est le premier investisseur en Indonésie avec un portefeuille de 2,5 milliards d’euros. Des analystes considèrent que le taux de croissance économique en Indonésie (5,4 % en 2005) est trop faible pour garantir la stabilité politique. Or Singapour est très sensible aux éventuelles difficultés de ses deux grands voisins, l’Indonésie et la Malaisie.
7Se réorienter, entre autres, vers la Thaïlande, dont l’économie est l’une des plus dynamiques d’Asie du Sud-Est continentale, pouvait paraître relever du bon sens. De surcroît, les pressions à Singapour en faveur d’une réduction de la domination du rôle de l’État dans l’économie se sont récemment accentuées. L’économie singapourienne est contrôlé à 60 % par des firmes gouvernementales ou quasi-gouvernementales. Avec, pour inconvénients, d’entraver l’esprit d’entreprise, fausser les mécanismes du marché et, à terme, diminuer l’attractivité de Singapour comme siège régional des multinationales.
8Il y a, selon Manu Bhaskaran, PDG de Centennial Asia Advisors, « surconcentration de la prise de décision économique entre les mains du gouvernement », ce qui entraîne « le risque d’erreurs renforcées, contrairement à une économie diversifiée où les erreurs se compensent les unes les autres1 ». Propriété du ministère des Finances, lequel est géré par le Premier ministre lui-même, Temasek est ainsi invitée à intervenir de plus en plus hors des frontières. Dernier facteur de cette évolution : accroître la rentabilité des acquisitions, un des points faibles de l’agence. Or « le retour sur investissement à Singapour n’est pas aussi élevé qu’ailleurs », dit un analyste financier.
9L’acquisition de Shin Corp par Temasek est un cas particulier en raison de l’extrême complexité du schéma suivi : sept sociétés ont servi d’intermédiaires à l’opération, dont trois enregistrées à Singapour et quatre enregistrées en Thaïlande (voir graphique). Il est difficile de décrypter le déroulement de l’opération tant les transactions qui se sont succédées avant, pendant et après l’acquisition de Shin Corp le 23 janvier ont été nombreuses.
10Deux sociétés intermédiaires, enregistrées en Thaïlande, Aspen holdings et Cedar Holdings, sont, par exemple, devenues majoritairement étrangères le 16 janvier, une semaine avant l’achat de Shin Corp (techniquement, ces sociétés pourraient être devenues instantanément illégales, selon le Foreign Business Act, n’ayant pas de licences pour opérer en Thaïlande). La firme Kulap Kaew, qui a joué un rôle clef dans l’acquisition des parts de Shin Corp, semble posséder des caractéristiques de société écran : dans ses statuts, les partenaires thaïlandais, qui possèdent 51 % des parts, n’ont droit qu’à 3 % des profits. Des économistes du Parti démocrate, principale formation de l’opposition en Thaïlande, ont déposé plainte à ce propos auprès du ministère du Commerce, lequel ne s’est pas encore prononcé.
11Le statut de Kulab Kaew est crucial : si cette firme est déclarée société écran d’une firme étrangère, le Foreign Business Act a été enfreint. Or, ce dernier interdit l’acquisition de médias (la chaîne ITV) par des firmes étrangères et requiert une permission dans les domaines affectant la sécurité nationale (satellites).
12D’autres questions se posent. L’exonération de taxes sur les gains en capitaux effectués sur le marché boursier, dont a profité la famille Thaksin lors de la vente de Shin Corp, est soumise, par exemple, à plusieurs conditions : le vendeur et l’acheteur ne doivent pas se connaître, il n’y a pas eu délit d’initié ni d’activité spéculative. Le fait que le prix de l’action de Shin Corp, qui était de 30 bahts fin novembre, soit montée à 49,3 bahts juste à la veille de la transaction le 23 janvier, pourrait indiquer que ces conditions n’ont pas été respectées.
13L’opposition politique en Thaïlande demande que Temasek dévoile les détails de l’accord d’achat de Shin Corp. Temasek a refusé jusqu’à présent, estimant qu’il s’agit d’une transaction purement commerciale. Pourquoi a-t-elle éprouvé le besoin d’un montage aussi compliqué et aussi opaque pour acquérir le conglomérat thaïlandais ? La question reste sans réponse. Temasek a toutefois commencé, après le 23 janvier, de modifier la structure de Kulap Kaew, une des sociétés intermédiaires, en accroissant la part thaïlandaise de l’actionnariat, alors même que celle-ci fait l’objet d’une enquête du ministère thaïlandais du Commerce.
14Tant l’acheteur que le vendeur ont grossièrement mésestimé la réaction de l’opinion publique thaïlandaise. Plusieurs firmes singapouriennes ont dû annuler des prises de participation prévues dans des sociétés thaïlandaises à la suite de manifestations d’hostilité à Bangkok. Cette défiance existe aussi en Indonésie où les tensions avec Singapour ne sont pas nouvelles. Préoccupé par une position dominante de Singapour dans les télécommunications de l’archipel, le gouvernement indonésien a exprimé le souhait de racheter les parts de Temasek dans Indosat. Le gouvernement indien a, de son côté, rejeté l’offre d’achat par Temasek d’Idea Cellular, cinquième opérateur de téléphonie mobile du pays, car Temasek a déjà des parts dans Bharti, le premier opérateur. Malgré ses efforts pour apparaître comme une simple « firme d’investissement asiatique », Temasek est handicapé, dans la région, par son profil de « tentacule » du gouvernement de la cité-État.
Notes de bas de page
1 Re-inventing the Asian model: the case of Singapore, Manu Bhaskaran, Eastern Universities Press, 2003.
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