Timor Leste : Tragique retour à la case départ
Paru dans Fase no 6 de juin 2006
p. 89-93
Texte intégral
1Ils sont revenus, le jeudi 25 mai, rodés à la manœuvre. Avec l’aide de trois hélicoptères Black Hawks et d’un gros transporteur Hercules C-130, les commandos australiens ont d’abord établi un périmètre de sécurité autour de l’aéroport de Comoro, près de Dili. Puis, à bord de leurs blindés sur roues, ils se sont dirigés, comme ils l’avaient fait sept ans auparavant, vers le centre ville pour assurer la sécurité de bâtiments publics, de refuges, de chancelleries diplomatiques.
2Simultanément ou dans la foulée, d’autres transporteurs aériens ou des navires de guerre ont débarqué un petit groupe de fusiliers marins américains, chargés de la protection de leur ambassade, ainsi que des contingents malaisien, néo-zélandais et portugais. À la demande de ce qu’il reste d’autorités est-timoraises et avec la bénédiction de l’ONU, cette force multinationale a pris en main la sécurité de l’ancien territoire portugais. Les blindés ont commencé à sillonner la ville.
3Mais, contrairement à ce qui s’est produit en septembre 1999, cette force n’est pas venue, cette fois-ci, pour assurer la relève d’une armée indonésienne sur le départ et de ses nervis locaux, lesquels avaient brûlé Dili et évacué de force le tiers de la population du pays. Elle est intervenue pour séparer, dans l’immédiat, des gangs armés de machettes, de poignards, de lances, d’arcs et de flèches, qui mettaient la ville à sac, transformant au passage en torches les habitations des membres de clans adverses. Bref, les soldats étrangers, qui ont également essuyé des coups de feu, ont pour mission d’étouffer dans l’œuf une guerre civile.
4Comment rétablir le calme dans un tel climat de haine intercommunautaire ? Le 25 mai, peu avant le débarquement du contingent australien, la mission de l’ONU avait négocié avec des militaires timorais la reddition du petit QG de la police à Dili. Ils sortiraient désarmés et seraient libres. Ils l’ont fait pour être abattus par les soldats. Bilan : dix morts et vingt-sept blessés. La nuit précédente, des miliciens avaient franchi le mur d’une petite propriété, cassé une vitre et déversé le contenu d’un bidon d’essence à laquelle ils avaient mis le feu. Une mère et ses deux enfants en bas âge ainsi que trois adolescents, parents du ministre de l’Intérieur Rogiero Lobato, avaient péri dans l’incendie.
5Les Australiens, qui déploient 1 300 hommes au Timor Leste appuyés par 500 autres sur des navires de guerre, y ont trouvé l’anarchie. Armée contre police, armée coupée en deux, chaînes de commandement défaites, gouvernement disloqué, hiérarchie catholique impuissante, réalignements selon les appartenances communautaires : les habitants proches de la frontière avec la moitié indonésienne de l’île, les Loromonu, dressés contre ceux de l’est, les Lorosae. Au centre, une petite « élite » déchirée et incapable de se faire entendre. Terrorisés, les habitants de Dili ont fui la ville ou se sont réfugiés dans des couvents, des séminaires, des églises, des hôpitaux, des écoles, le complexe occupé par l’ONU. Fin mai, alors que les Australiens patrouillaient les axes de la capitale, une quarantaine de milliers de gens — sur les 167 000 habitants de Dili — refusaient encore de regagner leur domicile tant que les bandes de voyous continueraient d’écumer les quartiers de la périphérie. Des volutes de fumée, s’élevant ci et là, signalaient de nouvelles mises à feu de bâtiments. On comptait déjà plus de trente morts et des dizaines de blessés.
6Quatre années après l’indépendance célébrée le 20 mai 2002, le retour à la case départ signifie un échec cinglant. Les institutions et les hommes mis en place sous tutelle onusienne — avec la sanction de deux votes populaires — n’ont pas résisté. La crise couvait depuis de longs mois. Elle était publique depuis le 8 février quand le tiers au moins des effectifs des forces armées s’est révolté : bas salaires, mauvaises conditions de vie, ennui, favoritisme dans les promotions au bénéfice des Lorosae, ont dit ces Loromonu.
7Le président Xanana Gusmao, aux pouvoirs limités, a prôné le dialogue. Contre son avis, une grossière erreur a été commise le 16 mars, avec le licenciement des « déserteurs » : ces derniers ont quitté Dili pour se réfugier dans les collines des alentours. Ils sont revenus manifester dans la capitale le 28 avril : des gangs sont alors intervenus, la police a réagi avec brutalité et incompétence, les violences ont fait fuir une partie des habitants. Au moins cinq personnes ont été tuées et une centaine de bâtiments endommagés. Le Premier ministre Mari Alkatiri a dénoncé une « tentative de coup d’État », ce qu’il a continué de faire par la suite.
8Depuis, une vingtaine de policiers militaires, dont le commandant Alfredo Alves Reinado, et quatre membres de la Force d’intervention rapide sont également partis, avec leurs armes. Comme les soldats licenciés, ils ont réclamé le limogeage d’Alkatiri à l’occasion d’un congrès du Fretilin, du 17 au 19 mai à Dili. Branche politique de la résistance à l’occupation indonésienne (1975-1999), le Fretilin (Frente Revolucionaria do Timor leste independente) est le parti dominant.
9Pour conserver le secrétariat général du mouvement et, donc, le pouvoir, Alkatiri a rudement manœuvré. Plus habitués à suivre leurs leaders qu’à en arbitrer les querelles, les quelque six cents congressistes sont venus des quatre coins du pays surtout pour vivre un moment de ferveur nationaliste. La veille du congrès, cinq cents délégués auraient signé un engagement à reconduire la direction en place et cette dernière a remplacé le scrutin secret prévu par un vote à main levée. Le seul adversaire d’Alkatiri, José Luis Guterres, en a pris acte en retirant sa candidature. Il a dénoncé des pratiques « léninistes » et « antidémocratiques ». Alkatiri a été facilement réélu pour cinq ans. La situation est devenue explosive et l’Australie, avec l’assentiment de la communauté internationale, a accéléré les préparatifs en vue d’une intervention militaire.
10Dans les années 1980, alors qu’il était traqué sur les collines du Timor Leste par les militaires indonésiens, Xanana Gusmao se tenait au courant des affaires de ce monde en captant des bulletins d’information sur son transistor. C’est à cette époque qu’il prend une décision : « pas de Mugabe », nous a-t-il raconté des années après, à la veille de l’accession de l’ancien territoire portugais à l’indépendance en mai 2002.
11Le héros de la guerre contre l’occupation indonésienne (1975-1999) décide, en décembre 1986, la séparation de la guérilla qu’il dirige — les Falintil — du mouvement de résistance politique, le Fretilin. Il quitte le Fretilin et « transforme les Falintil en une force non partisane », nous a-t-il dit. Son « non » à Mugabe — l’ancien résistant zimbabwéen devenu un autocrate qui a ruiné son pays — exprimait le refus d’un régime de parti unique ou de parti dominant. Futur Prix Nobel de la paix, José Ramos Horta, qui sillonne alors la planète pour défendre la cause est-timoraise, en fait autant.
12Capturé par les Indonésiens en 1992, Xanana est libéré sept ans plus tard, au lendemain d’un vote massif en faveur de l’indépendance, et regagne son pays placé sous tutelle provisoire de l’ONU. Xanana manœuvre alors en faveur du multipartisme avec une préférence pour un régime présidentiel. Lors des premières élections générales, le 30 août 2001, il soutient deux formations opposées au Fretilin, le Parti social démocrate (PSD) et le Parti démocrate (PD). Quand il se présente, non sans réticence, à l’élection présidentielle d’avril 2002, il refuse le parrainage du Fretilin. « Un très mauvais choix », juge alors Mari Alkatiri.
13Les craintes de Xanana étaient justifiées. L’ancien territoire portugais est devenu la République démocratique du Timor Leste. Xanana a été élu chef de l’État avec 85 % des suffrages mais ses pouvoirs sont limités. Avec 55 sièges sur 88 au Parlement, le Fretilin n’a eu que faire des avis du PD (sept députés) et du PSD (six). Le pays est le plus pauvre d’Asie : un revenu quotidien per capita inférieur à un euro ; des ressources humaines limitées (50 % d’illettrés) ; une économie de subsistance. L’annonce de premières redevances pétrolières — dix milliards d’euros sur un quart de siècle — n’a encore eu aucun effet palpable.
14Pendant les vingt-quatre ans d’occupation militaire indonésienne, Alkatiri s’est réfugié au Mozambique. Membre de la minuscule minorité musulmane de Timor Leste, il n’est pas commode et guère populaire. Ses adversaires lui reprochent l’opacité de sa gestion, des tendances autocratiques et quelques liens avec des affairistes. L’an dernier, son gouvernement s’est mis à dos la très influente hiérarchie catholique — confession de l’immense majorité — à propos de l’instruction religieuse obligatoire dans les écoles publiques. L’Église a même annoncé qu’elle appellerait à voter contre le Fretilin si Alkatiri en est encore le chef de file lors des élections générales prévues en 2007.
15La population reste traumatisée par le souvenir de la brutalité de l’occupation militaire indonésienne qui s’est terminée avec une campagne de terre brûlée menée par les soldats de Jakarta et leurs nervis locaux avant leur retrait forcé en septembre 1999. Depuis, la moindre rumeur se répand comme une traînée de poudre avant même d’être vérifiée. Les propos sont interprétés de travers. La peur est latente ; la panique et la revanche sont les premiers réflexes. À la moindre étincelle, la population de Dili vote avec ses pieds.
16L’instabilité n’est pas que le reflet de désaccords entre dirigeants. Elle est liée au chômage, surtout chez les jeunes, aux divisions communales, à l’existence de bandes d’adeptes des arts martiaux qui pratiquent l’extorsion, la contrebande, ou prêtent leurs services à certains clans. Plus de la moitié des adultes étant sans emploi fixe (70 % à Dili), les gangs n’éprouvent aucun mal à recruter, surtout quand la toile de fond est une culture de violence héritée de l’occupation militaire indonésienne.
17Le maintien de l’ordre est désormais la responsabilité d’une force multinationale de plus de deux mille soldats qui ont commencé à désarmer militaires et policiers rebelles et à regrouper, à la demande de Xanana Gusmao, les autres soldats et policiers timorais dans leurs casernes. La paix civile peut être restaurée mais en assurer la pérennité est problématique. « Le pays n’a pas été bien gouverné ces dernières années, c’est l’évidence », a déclaré, sans détour et à deux reprises, le Premier ministre australien John Howard.
18Avec l’aide de l’infatigable Ramos Horta, Xanana Gusmao doit former un nouveau gouvernement. Le 30 mai, le chef de l’État a décrété l’État d’urgence pendant trente jours renouvelables. L’armée est passée sous son commandement direct. Alkatiri ne devrait pas survivre longtemps à l’épreuve. Deux de ses proches collaborateurs ont déjà été limogés : le ministre de l’Intérieur Rogiero Lobato, un intriguant emprisonné, lorsqu’il était exilé en Angola, pour contrebande de diamants ; et l’incompétent ministre de la Défense Roque Rodrigues. Une refonte complète des forces de l’ordre est indispensable.
19Les militaires australiens sont de retour pour un bon moment au Timor Leste. Mais comme ils ne peuvent pas y demeurer en première ligne, la force multinationale qu’ils dirigent a besoin d’une couverture internationale, donc d’un fort chapeau onusien dont la résurrection sera discutée le 20 juin à New York. Là où l’extrême pauvreté nourrit les violences intercommunautaires, la question est de savoir pendant combien d’années le Timor Leste aura encore besoin d’un tuteur.
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