Les biocarburants, incertitudes régionales
Paru dans Fase no 11 de novembre 2006
p. 69-73
Texte intégral
1Moins polluants et théoriquement moins coûteux que l’essence, les biocarburants — gasohol et biodiesel — sont en vogue depuis le triplement des prix du pétrole entre 2002 et 2006 (78 dollars le baril en juillet). Riche en matières premières pour la fabrication de ces nouveaux carburants (cannes à sucre, tapioca, maïs et manioc pour le gasohol ; huile de palme et jatropha pour le biodiesel), l’Asie du Sud-Est réagit de manière dispersée. Les pays qui sont des sources de ces produits de base pour l’éthanol et le biodiesel — Malaisie et Indonésie — se lancent dans des programmes plus ou moins ambitieux d’ouverture de plantations et de mise en chantier d’usines de production pour profiter de l’aubaine. D’autres, moins bien pourvus et fortement dépendants des importations d’hydrocarbures, comme la Thaïlande, tentent, tant bien que mal, de diversifier leurs sources d’approvisionnement énergétiques. Mais l’énormité des investissements requis semble avoir contraint le royaume à choisir une option basse.
2D’autres obstacles se dressent : consacrer des centaines de milliers d’hectares aux palmiers à huile risque de réduire les surfaces affectées à l’agriculture vivrière dans des pays qui connaissent encore de graves problèmes sociaux, comme l’Indonésie. La nouvelle tendance qui consiste à mettre dans son moteur des carburants à base d’huile végétale ou animale — ou même d’huile de cuisine recyclée — est également tributaire du niveau du prix du pétrole. Si le baril redescend en dessous de 50 dollars, l’attractivité de « l’essence du futur » diminue considérablement.
3Comme la forte demande de biocarburants sur le marché mondial pousse le prix des matières premières à la hausse, ces biocarburants deviennent moins compétitifs par rapport au pétrole qui est, lui, plutôt à la baisse. Le prix de l’huile de palme a augmenté de 12 % cette année et devrait connaître une croissance d’au moins 10 % pendant le premier semestre 2007. Les biocarburants, qui ne représentaient que 1 % de la consommation globale de carburants en 2005, restent actuellement peu compétitifs par rapport aux carburants fossiles.
4L’Europe tire la demande. Les vingt-cinq pays de l’UE prévoient un quadruplement du volume des céréales utilisées dans la production de biocarburants d’ici à 2013. L’UE s’est fixée un objectif : 5,75 % du volume total des carburants utilisés dans les transports doivent venir de sources renouvelables d’ici à 2010. Les deux premiers producteurs mondiaux d’huile de palme, la Malaisie (15 millions de tonnes cette année) et l’Indonésie (14,7 millions), n’ont guère perdu de temps pour se positionner. Toutefois, la Malaisie s’attache aussi à développer le marché local : Kuala Lumpur a approuvé 52 projets de raffineries d’huile de palme depuis la mi-2005. Du diesel B5 sous l’appellation Envodiesel (5 % de biodiesel, 95 % de diesel) doit être vendu dans les stations à essence du pays à la fin de l’année.
5Forte de l’étendue de son territoire, l’Indonésie est mieux placée que la Malaisie pour satisfaire la demande de biocarburants sur le marché mondial. Jakarta a annoncé, fin septembre, un budget de 1,12 milliard d’euros pour développer 500 000 nouveaux hectares de plantations consacrées aux biocarburants. Ces plantations seront affectées, pour l’essentiel, aux palmiers à huile, mais des portions seront aussi réservées à la canne à sucre, au jatropha et au manioc. La firme PT Bakrie Sumatera Plantations, contrôlée par le ministre indonésien des Affaires sociales Aburizal Bakrie, investit avec enthousiasme dans des usines de production de biodiesel. De son côté, Wilmar International construit trois raffineries à Riau (Sumatra Ouest), qui auront une capacité combinée de production d’un million de tonnes par an.
6D’autres firmes de l’archipel sont, toutefois, plus prudentes. PT Astra Agro Lestari, une filiale du conglomérat automobile PT Astra International, exprime de sérieux doutes sur la viabilité commerciale de l’huile de palme. « Franchement, il y a encore beaucoup de questions en suspens (concernant le biodiesel). Nous ne savons pas encore qui seront les pays preneurs et quel est le marché », indique Juliani Eliza Syaftari, directeur financier de la firme. Certains entrepreneurs indonésiens souhaitent même privilégier le jatropha — un fruit de la grosseur d’une prune — au détriment des palmiers à huile, qui nécessitent quatre ans de croissance avant exploitation.
7Le jatropha peut délivrer ses fruits après une croissance de dix-huit mois. De plus, contrairement aux palmiers à huile, gros consommateurs de sols fertiles, le jatropha (nom scientifique jatropha Curcus Linn) peut pousser sur des terres arides, comme celles de l’est de l’Indonésie (Kalimantan, Nusa Tenggara, Papouasie) et donc accroître les revenus des paysans pauvres de l’archipel. Les dégâts écologiques occasionnés par le défrichage des terres pour établir des plantations de palmiers à huile à Sumatra et au Kalimantan sont connus : chaque été, des brouillards de fumée couvrent les pays voisins, de Singapour au sud de la Thaïlande.
8D’autres conséquences négatives du développement rapide des plantations de palmiers à huile sont moins visibles. Pour Lester R. Brown, de l’Earth Policy Institute basé à Washington, « la dynamique [du développement des biocarburants] risque à terme de faire grimper le prix des aliments, de déstabiliser les gouvernements dans les pays à bas revenus et de perturber la croissance économique ». Le gouvernement de Jakarta, qui a réservé 40 % des plantations de palmiers pour le biodiesel, s’inquiète des effets sur l’approvisionnement en huile alimentaire, ingrédient culinaire de base des pauvres indonésiens. Mais il considère que cela est partiellement compensé par les emplois qui peuvent être créés à moyen terme : l’extension prévue des plantations de palmiers à huile devrait fournir du travail à environ deux millions d’indonésiens.
9Troisième producteur d’huile de palme, loin derrière l’Indonésie et la Malaisie (deux millions de tonnes par an), la Thaïlande est moins bien placée pour le développement des biocarburants. Il n’est pas question pour le royaume d’exporter du biodiesel ou de l’éthanol (qui doit être mélangé à dix volumes d’essence pour donner du gasohol) mais plutôt, à l’instar des pays européens, de diversifier progressivement ses sources énergétiques d’approvisionnement. Pour y parvenir, priorité est donnée à l’huile de palme pour la production de biodiesel, « du fait de sa forte productivité et de sa faisabilité économique », indique Praporn Vongthareua, expert au ministère thaïlandais de l’Énergie.
10Dans le même temps, le gouvernement rechigne, toutefois, à importer de l’huile de palme en provenance de ses voisins du sud. « La production de biodiesel en Thaïlande est planifiée pour augmenter graduellement, en parallèle avec la tendance de l’approvisionnement local en huile de palme », insiste Praporn. L’idée d’importer à grands frais de l’huile de palme (ou de l’éthanol) battrait en brèche l’objectif initial qui était « d’abaisser la facture pétrolière extérieure de trois milliards de bahts par an (64 millions d’euros) ». Visualisant mal les éventuels débouchés, les agriculteurs ne sont donc guère motivés, d’autant que la culture des palmiers à huile exige de très grandes surfaces.
11Faute de garanties concernant l’approvisionnement en matières premières, les industriels rechignent à investir de larges sommes dans la construction de raffineries pour produire le biodiesel. Il n’existe actuellement que deux usines de production de biodiesel dans le royaume avec une capacité totale de 200 000 litres par jour de B100 (c’est-à-dire de biodiesel pur à 100 %). À l’horizon 2012, l’objectif serait d’atteindre 8,5 millions de litres par jour. Le B5 (mélange à 5 % de biodiesel) doit être distribué dans les stations-services sur l’ensemble du territoire en 2011 et le B10 (mélange à 10 % de biodiesel) l’année suivante. Cinquante stations-services vendent actuellement B5 à Bangkok et dans sa banlieue ainsi qu’à Chiang Mai.
12Directeur de la firme thaïlandaise ASG Corporation, Jompol Pijitpakdeekul estime que le gouvernement doit soutenir financièrement à la fois les agriculteurs désirant planter des palmiers et les investisseurs souhaitant s’aventurer dans le secteur. Les autorités devraient, de surcroît, subventionner à hauteur de 20 à 25 satangs (de 0,4 à 0,5 centimes d’euros) chaque litre de biodiesel à la pompe, ce qui se pratique déjà pour le gasohol, afin de le rendre compétitif par rapport à l’essence. Cette enveloppe budgétaire requise, d’un montant de 53 millions d’euros pendant les premières années, atteste du manque de viabilité économique du biodiesel, au moins pendant sa phase de lancement.
13Le ministère thaïlandais de l’Énergie souhaite aussi donner une place de choix au jatropha dans le cadre de la philosophie d’économie autosuffisante prônée par le roi de Thaïlande. Il s’agit de mettre en place des mini-usines de production au niveau des sous-districts qui permettraient aux agriculteurs de produire, grâce à la culture du jatropha, leur propre biodiesel pour alimenter leurs machines agricoles. Il existe plusieurs projets pilotes de ce type à Chiang Mai, à Khon Kaen et à Phichit. Plante peu productive et exigeant une agriculture à main-d’œuvre intensive (il faut cueillir les fruits un par un), le jatropha ne se prête pas à une exploitation commerciale.
14Dans ce secteur également, les subventions étatiques sont de rigueur. « Quand un paysan vient me voir et me dit : ‘je vais planter du jatropha, où puis-je vendre les graines ?’, je lui réponds qu’il vaut mieux qu’il s’arrête tout de suite », indique Sombat Chinawong, doyen de la faculté d’agriculture de Kasetsart (campus de Kamphaengsaen). « Le gouvernement doit subventionner les équipements nécessaires à l’ensemble du processus de production du biodiesel et à la transformation des sous-produits », estime-t-il. La productivité du jatropha est si faible qu’un semblant de rentabilité est lié à l’utilisation de ses sous-produits (tiges, feuilles et résidus, après écrasement des graines) pour fabriquer papier, engrais et cloisons de plafonds.
15Les privilèges fiscaux accordés par TUE aux industriels européens du biodiesel semblent garantir de beaux jours aux exportateurs d’huile de palme. Malgré toutes ses faiblesses, le jatropha semble aussi attirer quelques clients du vieux continent parce qu’il est perçu comme moins destructeur de l’environnement. Des contacts ont été établis entre des firmes européennes et des cultivateurs de jatropha de l’est indonésien. Une firme néerlandaise a commandé, pour 2007, 500 000 tonnes d’huile pure de jatropha.
16Mais ces biocarburants de première génération ne sont-ils pas déjà dépassés ? Des universités américaines et européennes, ainsi que nombre de firmes occidentales, travaillent à l’utilisation d’autres produits végétaux pour fabriquer des biocarburants de seconde génération. Ces produits, dérivés du bois et d’autres fibres de la cellulose (herbe, sciure de bois, copeaux d’arbres à croissance rapide), présentent un énorme avantage par rapport à ceux de première génération : ils sont moins coûteux et plus durables. Récolter l’herbe déjà coupée ou la sciure rejetée par une scierie est une entreprise de bien moindre ampleur que planter des palmiers à huile. « Faire pousser, transporter et transformer du maïs pour produire un litre d’éthanol consomme autant d’énergie que celle contenue dans un litre d’éthanol », indique l’Earth Policy Institute dans un récent rapport. L’autre avantage considérable de ces produits fibreux, par rapport aux végétaux de première génération, est qu’ils sont beaucoup moins dévoreurs de sols et destructeurs de l’environnement.
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