Le Viêt Nam implose, le Xe Congrès du PC se réunit
Paru dans Fase no 4 d’avril 2006
p. 35-39
Texte intégral
1Il n’y a plus de boat people. Ce sont des Vietnamiens établis à l’étranger, des Viêt Kiêu ou Vietnamiens d’outre-mer, plus costauds, plus instruits, plus riches, dont les enfants baragouinent leur langue maternelle, qui déversent chaque année sur leur pays trois milliards d’euros. Souvent sous la forme d’une aide aux membres de la famille demeurés sur place. Parfois en investissant — après tout, le Viêt Nam est le lauréat de la croissance économique en Asie du Sud-Est avec un taux de 8,4 % en 2005, soit à une longueur seulement de la Chine. De temps à autre, ces Viêt Kiêu s’aperçoivent en famille, surtout aux alentours du Têt, le nouvel an vietnamien. Ils sont plus grands, moins guindés, habillés comme les modèles des premières revues de mode publiées ces dernières années. Un peu comme à la télévision. Mais la jeunesse vietnamienne les rattrape vite : le net, la toile, met déjà les plus riches à la page.
2Voilà vingt ans, dans les villages, en ville, chez l’ancien bourgeois comme dans une paillote, l’étranger était accueilli en deux temps, surtout au sud du dix-septième parallèle. Le premier était consacré à 1 assouvissement d’une curiosité naturelle et directe. Où vivez-vous ? Combien avez-vous d’enfants ? Quel est le montant de vos revenus ? Le deuxième s’amorçait avec l’ouverture d’une enveloppe — ou d’un album — contenant un mélange de clichés. Des parents viêt kiêu, aux États-Unis ou en Australie, ou même en France, tous sourires dehors, posant dans un salon encombré d’une frigidaire, d’une chaîne stéréo, de 1 inévitable récepteur de télévision. Le rêve. Malheureusement, l’adresse de ces cousins fortunés avait été égarée et l’on demeurait sans nouvelles. « Mais vous pouvez les retrouver puisqu’ils sont en France », disait-on au Français de passage. « Et dîtes-leur que nous sommes pauvres ».
3Pour beaucoup, le portable, le courriel, la possibilité de voyager, l’enrichissement de cette diaspora hébergée dans les pays les plus avancés— ceux qui disposent des meilleures universités — ont fait du rêve une réalité. Les familles se retrouvent et les disputes ne sont plus celles d’envieux. Le Viêt Kiêu a moins l’impression d’être pris pour la banque des membres de la famille demeurés sur place, parce que ces derniers commencent à gagner leur vie. Il se sent soulagé en remplissant son devoir à l’égard d’une vieille mère ou en participant au financement des études d’un neveu ou d’une nièce. Chacun se sent mieux ainsi.
4Les jeunes — deux tiers des Vietnamiens sont nés après 1975 — n’aspirent qu’à surfer sur le net. Si la censure leur interdit les sites jugés dissidents et la pornographie, ils peuvent rejoindre l’autre bout de la planète à partir des petits bourgs du Viêt Nam où les cafés-internet se multiplient comme des petits pains. Plus de huit millions d’internautes aujourd’hui, soit 10 % de la population. Et treize millions d’abonnés au téléphone, portables compris, soit seize appareils pour cent habitants. C’est peut-être encore mince et le chemin reste long. Mais les taux de pénétration et d’équipement sont exponentiels : ils ont augmenté de 25 % en 2005.
5Intel, le géant américain, vient de se glisser dans le pli ouvert, ces vingt dernières années, par les pionniers de l’informatique. Un investissement d’un demi-milliard d’euros. Un pas susceptible d’attirer d’autres appétits. Le Viêt Nam, aux fortes ressources humaines, n’est plus une guerre mais un champ d’investissements. Un futur Bangalore ? « Pourquoi pas ? », réagit Vincent Kapa, l’un des pionniers, voilà cinq ans, de l’externalisation de services. Entre-temps, en lisière de Saigon, s’est ouvert le Parc informatique de Quang Trung, lequel compte aujourd’hui soixante entreprises, emploie quatre mille personnes et finance deux écoles, l’une de langues et l’autre d’informatique. Un deuxième ensemble du même type, le Saigon Tech Parc, se construit en bordure de l’autoroute qui relie la mégapole méridionale à Thu Duc, ville satellite.
6Un bon pied encore dans le passé et l’autre qui tâte déjà un environnement futuriste, les Vietnamiens se retrouvent en territoire inconnu. À l’issue de trois siècles de dissensions, l’unité du pays s’était refaite, au début du XIXe siècle sous une dynastie conservatrice et incapable de prévenir, dans la deuxième moitié du même siècle, la mainmise des Français, lesquels avaient divisé le pays en une colonie et deux protectorats. La suite est connue : les victoires de 1954 et de 1975 ont débouché sur la réunification du pays — officialisée en 1976 — mais la paix a dû attendre que le Viêt Nam retire, en 1989, ses dernières troupes du Cambodge et que, à la même époque, les canons se taisent pour de bon sur la frontière chinoise. Dans un pays meurtri, appartenant encore au quart monde dans les années 1980, une quinzaine d’années de véritable paix ne constitue qu’un fragile tremplin.
7Et pourtant, ils se sont attelés à la tâche. La première lueur, au bout d’un si long tunnel, s’est présentée en 1986, quelques mois avant la réunion du VIe Congrès du Parti communiste vietnamien. Pour la délégation du bureau politique qui se rend alors au Kremlin, dans le cadre de la préparation de ce congrès, le choc est brutal : Mikhaïl Gorbatchev lui explique que l’URSS ne peut plus financer la guerre au Cambodge et qu’elle va également réduire son aide économique. Hanoï doit retirer ses troupes du Cambodge, tenter de se réconcilier avec Pékin et ouvrir le Viêt Nam aux capitaux étrangers. En bref, il n’y a plus d’avant-poste du socialisme soviétique.
8L’eau s’annonce plutôt fraîche mais le VIe Congrès, en décembre 1986, s’y résigne en proclamant qu’il faut « changer » et faire du « neuf » — dôi moi en vietnamien, aussitôt traduit en français par « renouveau ». Le PC décide d’accueillir capitaux occidentaux et touristes. Les dernières troupes sont retirées du Cambodge et l’ébauche d’une « normalisation » des relations avec Pékin suit dans la foulée. Le PC lance, parallèlement, une offensive diplomatique dont l’aboutissement sera la levée de l’embargo américain en 1994 et, l’année suivante, l’établissement de relations avec Washington ainsi que l’adhésion à l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est. Demi-mesures et petits pas permettent à l’économie de s’adapter à ce nouvel environnement. L’année 1986 marque l’amorce du dôi moi kinh tê, le renouveau économique.
9Vingt ans plus tard, l’apathie apparente et la grisaille ont laissé place à un débordement d’énergies. Le Viêt Nam accueille trois millions de touristes par an et les infrastructures peinent à suivre. Le taux de pauvreté a été ramené de 60 % à moins de 10 %. Des dizaines de publications, soumises à une censure encore sourcilleuse, égaient les kiosques à journaux. Le niveau de vie a triplé sinon, quadruplé. Minh Hanh a réussi à lancer, en l’espace de dix ans seulement, la haute couture vietnamienne. Le secteur privé contribue à regarnir la santé et l’éducation, deux services au bord de l’abandon. Souvent bannie, la littérature a retrouvé son souffle, enterrant au passage le réalisme socialiste.
10Des rééquilibrages s’amorcent. La région de Saigon— Hô-Chi-Minh-Ville et les treize provinces qui l’entourent — est devenue le moteur du développement économique : en 2005, elle représente 40 % du PIB, 58 % de la production industrielle et 70 % des exportations. Le delta du Mékong, de son côté, a repris ses allures de pays de cocagne. Les Vietnamiens qui votent encore avec leurs pieds le font des campagnes pauvres et surpeuplées du Nord vers les mirages du Sud, avec l’espoir d’y trouver un emploi. Mais même Hanoï vibre, retrouve des couleurs et se pare de mille lumières. Pour être inégale, l’implosion n’en est pas moins générale. La rade de Da Nang, dans le centre, est en passe de devenir le port du Bas-Laos et du Nord-Est thaïlandais.
11Tout n’est pas pour autant rose dans cette mutation accélérée. Les drogues, le sida, une alerte sérieuse au SRAS, la grippe aviaire, la prostitution, les jeux d’argent, la réapparition de réseaux maffieux, des poches de pauvreté parmi les minorités ou dans certaines campagnes, accompagnent l’implosion sociale et un développement débridé. Parmi ces « phénomènes négatifs » — l’expression officielle — la corruption est sans doute le plus préoccupant. Elle gagne les moindres recoins et explique la pérennité, dans les bourgs reculés, de petits potentats locaux dont l’arrogance égale l’incompétence. Au niveau du gouvernement, la dénonciation de quelques scandales financiers sont la partie émergente de l’iceberg. Mais le PC souligne ainsi qu’il se préoccupe de mettre un peu d’ordre dans ses propres rangs.
12Un nouveau débat s’ouvre donc, sans attendre la grand-messe communiste quinquennale, le Xe Congrès du PC, prévu du 18 au 24 avril à Hanoï. Il porte sur l’absence de garde-fous d’un système monolithique : le parti unique définit les grandes orientations et le gouvernement est chargé de les appliquer. Il ne s’agit pas seulement de modérer les inévitables luttes de factions au sein de la famille communiste. Il faut également intégrer les changements introduits depuis le « renouveau » de 1986 et s’armer face à la mondialisation. Le Viêt Nam négocie son entrée dans l’OMC, ce qui implique quelques tours de bras, notamment avec les États-Unis.
13Que la région de Saigon soit devenue la locomotive du développement économique a déjà une implication : le pouvoir se recentre. La fracture est également horizontale. Les familles communistes elles-mêmes sont divisées entre générations : formés parfois dans des universités occidentales, des enfants de vétérans des guerres se sont lancés dans les affaires. Le pluralisme économique se met en place avec la croissance d’un secteur privé devenu le principal, sinon l’unique, pourvoyeur d’emplois. Pour éviter les dérives, le système a besoin de contrepoids. On évoque donc un deuxième dôi moi, politique cette fois-ci, le dôi moi chinh tri.
14Ce débat a été ouvert à la veille du trentième anniversaire de la victoire de 1975 par l’un des ténors du PC, Vo Van Kiêt, lors de deux entretiens, l’un publié à Hanoï par le Lao Dông (le quotidien des syndicats) et l’autre à Hô-Chi-Minh-Ville par Tuoi Tre (un quotidien pour jeunes). Cet ancien Premier ministre a déclaré, en substance, que si le Parti continuait de s’éloigner du peuple, il y aurait à la fois danger et preuve d’un manque de démocratie au sein de l’appareil. Récemment, dans une série d’articles publiés par Tuoi Tre, Nguyên Trung, ancien conseiller diplomatique de Kiêt et conseiller de son successeur, l’actuel Premier ministre Phan Van Khai, a critiqué le « manque de démocratie » au sein du PC et une absence de direction après vingt ans de réformes.
15Ainsi lancé, le débat ne se refermera sûrement pas avec le Xe Congrès, dont l’ultime préparation a fait l’objet, à la mi-janvier et fin mars, de deux plénums du Comité central d’une durée exceptionnelle de six jours chacun. Par le haut, le Viêt Nam n’avance qu’à pas mesurés. La pression d’en bas est, toutefois, plus forte que dans les autres sociétés d’Asie du Sud-Est. Le Xe Congrès peut se contenter d’un compromis difficile entre factions sur les plus hauts postes à pourvoir. Le PC doit ouvrir officiellement ses rangs aux capitalistes, qui rejoindraient ainsi travailleurs, paysans et intellectuels. Mais la famille communiste vietnamienne ne pourra pas faire trop longtemps l’économie de la transparence croissante à laquelle appellent désormais certains de ses propres membres.
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