Le moule singapourien : une érosion limitée
Paru dans Fase no 6 de Juin 2006
p. 33-34
Texte intégral
1La priorité absolue du développement économique, les ressources d’une communauté essentiellement chinoise et la poigne d’un homme ont fait Singapour. La libéralisation politique et le libéralisme tout court n’y ont jamais été à l’ordre du jour. Avec l’aide de la Special Branch britannique puis de son propre appareil de sécurité, Lee Kuan Yew — Premier ministre de 1959 à 1990 — a progressivement neutralisé à partir de la fin des années 1950, l’opposition à son Parti d’Action du Peuple (PAP).
2Cette formation a remporté toutes les élections depuis 1959 et occupé tous les sièges du Parlement entre 1965 et 1981. Le redécoupage des circonscriptions pour noyer les poches de contestation, la mise des ressources de l’appareil d’État au service du parti et le recours à des procès en diffamation pour laminer les opposants ont assuré la pérennité du PAP. Ce pouvoir commencerait-il à s’éroder ?
3Le résultat des élections législatives du 6 mai, remportées par le PAP, sous la houlette du Premier ministre Lee Hsien Loong, fils de Lee Kuan Yew, souligne une certaine lassitude de l’électorat. En 2001, trois Singapouriens sur quatre avaient voté pour le PAP. Cette fois-ci, ils ne sont plus que deux sur trois. Avec 66 % des suffrages exprimés, le PAP a perdu 8,7 % des voix par rapport au scrutin précédent. L’opposition a conservé ses deux sièges avec des majorités renforcées — les circonscriptions de Potong Pasir et de Hougang — au sein du Parlement de quatre-vingt-quatre membres.
4Si l’on tient compte des avantages dont bénéficie le parti au pouvoir — notamment le contrôle des médias — il ne s’agit pas d’un succès pour Lee Hsien Loong, nommé Premier ministre en 2004 et dont c’était le premier test électoral. Les jeunes Singapouriens (40 % de l’électorat), plus cosmopolites que leurs aînés et moins impressionnés par le prestige de leurs dirigeants, éprouvent peut-être du mal à respirer sous un régime si dominateur.
5Le « modèle singapourien » — ou faut-il parler de moule ? — ne fonctionne plus aussi bien qu’avant. La croissance demeure robuste : 6,4 % en 2005, 6 % prévus en 2006. La poussée de l’Inde, de la Chine — et même de la Thaïlande ou de la Malaisie — force Singapour à s’orienter vers des créneaux à plus haute valeur ajoutée : biotechnologie, électronique ultime, industrie pharmaceutique. Cet effort fait des victimes : les milliers d’employés licenciés de l’industrie portuaire ou électronique ne peuvent se reconvertir en ingénieurs spécialisés. Corollaire de cette transformation, les inégalités sociales se sont creusées : les 20 % des ménages les plus pauvres ont vu leurs revenus baisser de 15 % entre 1998 et 2003 ; en 2004, Singapour a connu la plus forte croissance mondiale en nombre de millionnaires : 22 %.
6Longtemps considéré comme un modèle de sécurité sociale, le système d’épargne forcée — 20 % du salaire reversé au Central Provident Fund et bloqué pour l’achat d’un logement et pour la retraite — commence à présenter des lacunes. L’épargne des cotisants des années 1960 et 1970 n’a pas suivi le rythme de l’inflation, obligeant des sexagénaires à des « petits boulots ». L’imposition pendant des décennies d’une stricte discipline sociale — jusqu’à contrôler le poids des bébés et à encourager les « mariages entre titulaires de doctorat » — a engendré un conformisme inhibant, étouffé la créativité et dissuadé la prise de risques. De jeunes diplômés singapouriens partent en Australie, aux États-Unis ou au Canada, ou y restent après la fin de leurs études.
7L’emprise du PAP sur le pays n’en demeure pas moins solide. Les classes moyennes ont largement profité du statu quo. Les opposants en quête d’alternative n’ont guère les moyens de s’exprimer. Le régime n’hésite pas non plus à menacer de sanctionner financièrement les circonscriptions votant contre le PAP. Les pressions en faveur d’une libéralisation politique ne risquent pas de venir de l’extérieur : les Occidentaux ont besoin de Singapour et les États-Unis y disposent de leurs principales installations militaires dans la région. Même les projets de casinos sur place ou la multiplication des investissements à l’étranger ne semblent devoir modifier sérieusement le cap choisi il y a quatre décennies.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
L’Asie du Sud-Est 2017 : bilan, enjeux et perspectives
Abigaël Pesses et Claire Thi-Liên Tran (dir.)
2017
L’Asie du Sud-Est 2010 : les évènements majeurs de l’année
Arnaud Leveau et Benoît de Tréglodé (dir.)
2010
L’Asie du Sud-Est 2012 : les évènements majeurs de l’année
Jérémy Jammes et Benoît de Tréglodé (dir.)
2012
L’Asie du Sud-Est 2014 : bilan, enjeux et perspectives
Jérémy Jammes et François Robinne (dir.)
2014
L’Asie du Sud-Est 2015 : bilan, enjeux et perspectives
Abigaël Pesses et François Robinne (dir.)
2015
L’Asie du Sud-Est 2018 : bilan, enjeux et perspectives
Abigaël Pesses et Claire Thi Liên Tran (dir.)
2018