Thaïlande : un coup d’État légitimiste
Paru dans Fase no 10 d’octobre 2006
p. 21-27
Texte intégral
1Si l’on s’en tient aux clichés, le changement, en Thaïlande, suit des chemins familiers. Sur fond de musique martiale, les chaînes de télévision diffusent des images d’un roi vénéré. Un communiqué laconique fait suite. La loi martiale est décrétée, la Constitution abrogée. Puis, le public offre des roses jaunes et des gâteries aux soldats de faction, ruban jaune à l’épaulette, aux emplacements jugés « stratégiques ». Il se trouve même, à Chiang Mai, un couple de jeunes mariés pour se faire photographier, souvenir unique, devant un blindé stationné en ville.
2Sans effusion de sang cette fois, un coup d’État a donc eu lieu. Dans la soirée du 19 septembre, priés de rentrer chez eux, les marchands ambulants ont tranquillement rangé leurs attirails et poussé leurs étals sur roues pour regagner leurs domiciles. Avertis par sms, les noctambules en ont fait autant et des soldats sont intervenus pour réduire les bouchons. Aucun rassemblement populaire, pour ou contre, ne s’est manifesté. Les Thaïlandais ont laissé aux autres capitales le soin d’émettre réserves, attentes ou rares désapprobations. Soulagement ? Indifférence ?
3La capitale est demeurée calme, la vie s’y est poursuivie comme d’habitude avec, grapillé au passage, un jour de congé supplémentaire. Il n’y a eu ni éclats de joie, ni colère, ni réflexes de panique. Comme la prise du pouvoir par une junte n’a rien de démocratique, les réactions se sont partagées entre ceux qui penchaient entre la thèse des « deux pas en arrière, un pas en avant » et les partisans, plus optimistes, de l’addition inverse. Les regards se sont portés vers le Palais, dont le consentement tacite a incité beaucoup de monde à tourner une page.
4Changement de rythme intellectuel ? Pendant cinq bonnes années, le royaume a été secoué par un personnage qui voulait le gérer seul et en PDG. Ancien officier de police reconverti, avec succès, dans les affaires — il avait un don pour utiliser toutes les ficelles du système — Thaksin Shinawatra avait même ordonné aux gouverneurs de province d’en faire autant. Un pays géré comme une entreprise. Touche-à-tout, supportant mal la critique, sans grand humour et doté d’une capacité d’écoute limitée, bousculant ce qui pouvait se trouver sur son passage, affirmant tout et son contraire, le milliardaire des télécommunications a longtemps semblé invincible.
5Il ne s’est pas contenté, au départ, d’exploiter le vide politique issu de la crise financière de 1997. Il a mis dans sa poche les paysans. Dans une société à deux vitesses, il a octroyé aux ruraux négligés un répit — crédits et couverture de leur endettement — et l’assistance médicale à bas prix. Admiratifs ou intéressés, les barons provinciaux de la politique ont choisi d’embarquer sur son navire. Fondé en 1998 seulement, le mouvement du PDG — le Thai Rak Thai, « les Thaïlandais aiment les Thaïlandais », ce qui ne mange pas de pain — est devenu le premier depuis l’adoption, en 1932, de la monarchie constitutionnelle à obtenir une majorité aux élections, d’abord en 2001, puis une deuxième fois, beaucoup plus largement, en 2005.
6Ce succès électoral a débouché sur un système de parti dominant, à l’image de ce qui se pratique dans d’autres pays de la région : monopolisation des médias, Chambre d’enregistrement, subversion des organes de contrôle figurant dans la dernière Constitution, celle de 1997. Au lendemain du vote massif recueilli par Thaksin début 2005, ceux qui prédisaient que le flamboyant Premier ministre s’en mordrait peut-être un jour les doigts ont été classés oiseaux de mauvais augure. L’avenir lui appartenait. Son discours — « la démocratie est un moyen, non une fin », a-t-il dit un jour — était compensé par son activisme. Il allait de l’avant.
7Dès la fin 2005, l’ambiance a changé. Dans un pays où les frontières politiques demeurent en pointillés, où les clans doivent s’accommoder de l’émergence croissante de classes moyennes, des manifestants ont commencé à réclamer son départ. Pour les uns, la crise couvait depuis longtemps et Thaksin aurait dû prendre en compte les avertissements répétés qui lui étaient adressés. Aux yeux du grand public, en revanche, elle n’a éclaté que lorsque des dizaines de milliers de gens, à Bangkok, se sont réunis chaque semaine autour d’un amalgame de déçus du pouvoir, de laissés-pour-compte, de calculateurs ou de personnalités plus sincèrement indignées.
8Cette crise s’est cristallisée fin janvier 2006, quand a été connue la vente à l’État singapourien, par la famille Shinawatra, de son conglomérat, une transaction évaluée à 1,5 milliard d’euros et sans taxes. Thaksin avait espéré que cette vente mettrait un terme à la confusion entre intérêts familiaux et intérêts de l’État. L’effet a été contraire. Il s’est retrouvé « le dos au mur » (Fuse no 3, 1er mars 2006). Prétexte ou raison, les représentants de la société civile sont montés à l’assaut alors que les milieux ruraux semblaient s’indigner du procès ainsi fait à leur « héros » — et qu’ils s’inquiétaient d’avoir à rembourser leurs dettes en cas de changement de gouvernement.
9Thaksin a alors commis ce qui restera probablement son erreur la plus grossière : organiser des élections anticipées pour se prévaloir d’un nouveau mandat populaire. Le vote a eu lieu le 2 avril, mais il a été boycotté par l’opposition avant d’être annulé par une Cour de justice. Dans l’une de ses très rares interventions, le roi avait demandé aux juges de faire leur devoir. Accusés de fraude, les commissaires électoraux ont été condamnés et des élections fixées d’abord en octobre, puis en novembre. Thaksin n’a sans doute pas saisi, à ce moment-là, qu’il heurtait trop d’intérêts. Peut-être a-t-il été aveuglé par la conviction qu’on lui a prêtée d’être porteur d’une mission. « Il s’est cru chargé de construire un nouvel ordre. Lui et son groupe constituaient un défi pour l’ordre établi », estime Thitinan Pongsudhirak, politologue à l’université Chulalongkorn. Le général Prem Tinsulanonda, ancien Premier ministre promu président du Conseil privé du roi, lui avait pourtant rappelé publiquement ce que l’on attendait d’un dirigeant : de la rigueur, des principes, une abnégation au service de la nation.
10Dans la foulée, ce qui a transpiré sur le devant de la scène n’a pas donné la mesure de la très forte lutte d’influence en coulisses. D’un côté, le royaume a fêté en grande pompe, en juin, les soixante ans de règne de Bhumibol Adulyadej, lequel a restauré avec obstination, au fil des décennies, le prestige de la monarchie. De l’autre, Thaksin a tenté de resserrer les boulons pour que sa machine électorale soit capable d’emporter à nouveau un vote populaire, ce qui paraissait encore une issue probable début septembre.
11Mais il lui fallait s’assurer la neutralité des forces armées, notamment de l’armée de terre, la plus influente. Il a donc continué d’intervenir dans l’organisation des promotions militaires. Il a perdu cette bataille. En juillet, par exemple, le patron de l’armée de terre, le général Sonthi Boonyaratklin, officier légitimiste, a procédé à la relève d’officiers de second rang mais qui commandaient des imités dont le rôle serait crucial en cas de coup de force. Déjà en perte de vitesse, Thaksin n’a pu que s’incliner tout en se battant pour placer ses pions lors de la réorganisation du commandement des forces armées, qui intervient traditionnellement le 1er octobre.
12Cette lutte d’influence est présentée comme l’un des facteurs du coup d’État du 19 septembre. Une autre raison serait liée à la reprise de manifestations contre Thaksin annoncée, pour le 20 septembre, par une Alliance populaire pour la démocratie qui avait tenu le haut du pavé, à Bangkok, fin 2005 et début 2006. Alors en tournée à l’étranger, Thaksin aurait donné l’ordre aux apparatchiks du TRT d’organiser des contremanifestations. Si des désordres s’en étaient suivis, le Premier ministre intérimaire aurait décrété, de New York où il participait à l’Assemblée générale de l’ONU, l’état d’urgence.
13Si tel a été le scénario, les chefs de l’armée l’ont déjoué. Pendant que leurs blindés prenaient position à Bangkok, ils ont rallié à leur cause ou neutralisé les généraux proches de Thaksin. La tension, dit-on, a été forte. Quand Thaksin a décrété, de New York, un état d’urgence, il ne contrôlait déjà plus la situation. Dans un deuxième temps, les militaires ont noyauté la police et ligoté les hommes de main de Thaksin, afin de prévenir toute réaction en province. Apparemment préparé de longue main, la prise de pouvoir s’est déroulée de façon huilée, sans incident ouvert, sous l’égide des chefs des forces armées regroupés au sein d’un Conseil pour la réforme démocratique rebaptisé Conseil national de sécurité (CNS) avec la nomination d’un Premier ministre.
14L’essentiel, bien entendu, reste à faire : recoller les morceaux. Le général Sonthi, président du CNS, a défini l’objectif : restaurer un régime civil et démocratique dans un délai d’un an. Certains auraient souhaité que le gouvernement soit confié à un civil, par exemple à Supachai Panitchpakdi, haut fonctionnaire à l’ONU, pour que la ligne entre militaires et civils soit claire dès le départ. La nomination de Supachai, favori des classes moyennes, aurait offert également l’avantage de rassurer la communauté internationale, visiblement mal à l’aise, ainsi que l’a souligné la suspension de l’aide militaire américaine.
15Mais de quelle marge de manœuvre aurait disposé Supachai face à un CNS chargé de l’ordre public et s’appuyant sur une multitude de comités nommés au lendemain du coup d’État ? Le choix du CNS s’est donc reporté sur Surayud Chulanont, 63 ans, ancien patron de l’armée de terre, ancien commandant suprême des forces armées qui a été promu, dès sa retraite, membre du Conseil privé du roi. Surayud est dans une position d’autorité face à ses anciens adjoints. Il est l’un des chefs des forces armées qui ont contribué à réconcilier militaires et civils après le coup d’État de 1991 et, surtout, les affrontements sanglants de mai 1992, quand le général Suchinda Krapayoon a tenté de conserver le pouvoir. Surayud s’était fait l’apôtre de la professionnalisation des forces armées quand il dirigeait l’armée de terre (1998-2002). Il ne s’était jamais aventuré dans l’arène politique. Son indépendance d’esprit avait vite irrité Thaksin, nouvellement élu Premier ministre, qui l’avait écarté de ce poste en le « promouvant » à celui de commandant suprême, fonction surtout honorifique.
16Si l’on s’en tient aux développements des longs mois qui viennent de s’écouler, le gouvernement thaïlandais n’a pas besoin d’être dirigé par un économiste, surtout si ce dernier a les mains liées. Face à la crise politique, l’économie a fait preuve d’une grande résilience : un taux de croissance de 4 % projeté pour 2006 (réajusté, après le 19 septembre, à 4,5 % par la Banque de Thaïlande), des réserves de devises évaluées à plus de quarante-cinq milliards d’euros. Le baht, monnaie nationale, n’a guère fléchi, lors du coup d’État et le recul de la bourse (3 %) a été léger et sans doute momentané. Fondée sur les exportations, la croissance thaïlandaise dépend surtout — une règle dans la région — de la conjoncture internationale : éventuelle nouvelle flambée du prix du pétrole, essoufflement de la machine américaine. Enfin, l’économie reste le secteur dans lequel les militaires n’hésitent pas à faire confiance aux civils, ainsi que le souligne l’expérience du gouvernement Anand Panyarachun, en 1991.
17Les généraux, de leur côté, nient toute ambition politique. Au fil des mois, avant le 19 septembre, le général Sonthi, qui appartient à la petite minorité musulmane du royaume, s’est évertué à démentir toute velléité d’intervention militaire. Depuis, il défend la thèse du contre-coup : Thaksin se préparait à une épreuve de force, il fallait donc empêcher le sang de couler. Il est vrai que, sur le fond, il s’est agi d’une réaction des élites thaïlandaises contre un arriviste autoritaire et populiste, d’un refus de donner carte blanche pour gouverner à un homme qui prenait pour modèle le Dr Mahathir Mohammad, qui a géré la Malaisie pendant vingt et un ans, et ses rêves de grandeur.
18Si Thaksin a fait le lit d’un retour des militaires au pouvoir, il n’a rien à attendre d’eux. Il a gagné Londres, directement de New York, et son épouse, ainsi que deux de ses enfants encore en Thaïlande, ont été autorisés à l’y rejoindre. Mais les généraux sont méfiants : des enquêtes ont été décidées sur les origines de sa fortune, les méthodes de son gouvernement et l’enrichissement de son entourage. Avec l’incendie de cinq écoles dans l’un de ses anciens fiefs, plusieurs jours après le coup d’État, le CNS demeure sur ses gardes. Plus Thaksin sera considéré comme le vilain de l’histoire, plus leur intervention sera justifiée.
19Protéger le royaume et rendre le pouvoir aux civils sont les deux objectifs affichés par le CNS. Le deuxième est sans doute le plus confus. La gestion de Thaksin a souligné la fragilité des institutions. En outre, le personnel politique ne promet pas de se renouveler dans le délai imparti d’un an pour l’organisation de nouvelles élections, lesquelles pourraient bien déboucher sur la négociation ardue d’une coalition gouvernementale.
20Dès le lendemain du coup d’État, les clans politiques qui s’étaient coalisés par intérêt, par peur ou, plus rarement, par conviction, autour du TRT — véhicule politique de la famille Shinawatra — commençaient déjà à manœuvrer pour assurer leur survie politique. Le risque d’un retour à l’instabilité n’est pas à écarter. Principale formation de l’opposition sous Thaksin, le Parti démocrate ne semble pas en mesure de remplir le vide qui accompagnerait, le cas échéant, l’éclatement du TRT. Il est perçu comme un parti de l’élite. Non seulement dans les campagnes, mais aussi parmi les quelques millions de migrants des provinces qui travaillent dans la capitale, l’aura de Thaksin reste forte. Le 30 septembre, dans un geste d’humeur révélateur, un chauffeur de taxi a lancé son véhicule contre un blindé stationné sur la place royale, dans le quartier historique de Bangkok. Le slogan « détruire le pays » était peint sur le capot de la voiture.
21Le 19 septembre ne peut pas être accepté seulement comme un raccourci dans le renouement avec le bon fonctionnement d’une monarchie constitutionnelle. Cette ambition peut se diluer au fil des mois ou aboutir à de nouveaux soubresauts. Peut-être que l’expérience Thaksin apprendra aux Thaïlandais à se méfier davantage des hommes providentiels. Mais ils devront aussi se demander pourquoi la Constitution de 1997 — la plus élaborée et la plus libérale de l’histoire du royaume — a pu être si facilement contournée ou manipulée par Thaksin.
22Que le coup d’État ait pu paraître, au final, la seule voie possible pour résoudre la crise politique témoigne d’un problème plus profond dans la société thaïlandaise. « Nous devons sortir du cycle : constitution, élections, corruption, coup d’État. Et je pense que le moyen de le faire est de ne pas trop s’appuyer sur la constitution », estime Thitinan Pongsudhirak. Quelles qu’aient été ses motivations, Thaksin a été le premier chef de gouvernement à se préoccuper sérieusement des problèmes du monde paysan. Les futurs gouvernements ne pourront plus faire l’économie, comme ils l’ont fait par le passé, d’une politique envers les démunis.
23Les Thaïlandais pourraient également s’interroger sur leur relatif silence lors d’une campagne d’éradication de la drogue qui, en 2003, a été émaillée de plus de deux mille exécutions extra-judiciaires. Ou face à la répression, depuis le début de l’année suivante, d’une insurrection dans l’extrême-sud islamisé, laquelle n’a fait qu’exacerber les tensions et brouiller les cartes, à telle enseigne qu’on ne sait toujours pas, aujourd’hui, quels sont les leaders de la rébellion.
24La démocratie n’est pas forcément le produit de l’enrichissement, comme on peut le voir ailleurs. Elle est également le fruit d’une culture de dialogue, de l’éducation. En apprenant la nouvelle du coup d’État, Surin Pitsuwan, ancien ministre des Affaires étrangères et opposant au Premier ministre déchu, a évoqué spontanément, sur les antennes de la BBC, « un échec collectif de la classe politique ». Le jugement prête à réflexion.
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