Les droits de l’homme sont-ils exportables en Asie du Sud-Est ?
p. 77-91
Texte intégral
1Régulièrement, par de brusques à-coups qui ressemblent à s’y méprendre à des poussées de fièvre, l’Occident se soulève d’indignation devant l’état déplorable des droits de l’homme dans le reste du monde. Et comment s’en étonner lorsqu’on voit la détermination des médias à faire déferler dans nos chaumières de véritables tsunamis émotionnels. De la répression des moines tibétains par la Chine à l’incarcération d’Aung Sun Su Kyi par la junte birmane, chaque occasion devient prétexte à une autocélébration de l’Occident, prompt à rechausser les étriers de sa croisade humanitaire dans des contextes où le « Bien » et le « Mal » sont si confortablement identifiés.
2Même en Asie, loin de la pression médiatique occidentale, difficile de ne pas y succomber quand on a été les témoins directs des événements qui ont agité Yangon au mois de septembre 2007. Si le chercheur, et c’est bien là sa raison d’être, doit s’efforcer de rester en dehors des bulles émotionnelles, quitte à passer pour un animal à sang froid, il ne peut rester complètement insensible aux convulsions qui tentent d’extraire les sociétés asiatiques de leur chrysalide autoritaire. Il peut même, secrètement, espérer les voir s’envoler vers davantage de libertés politiques.
3La charge émotionnelle qui pèse sur le débat des droits de l’homme est aujourd’hui si forte qu’elle tend à s’incorporer au débat lui-même, quitte à devenir dangereuse quand elle génère des postures intransigeantes dont on s’obstine parfois à ne pas mesurer les conséquences chez les populations qu’elles sont censées épauler dans leurs quêtes de démocratisation. Le cas birman est de ce point de vue-là exemplaire. Robert Taylor, chercheur mandaté par l’Union européenne, a été qualifié « d’apologiste du régime militaire birman1 » pour avoir suggéré un assouplissement des sanctions à l’égard de Yangon. Bernard Kouchner l’avait précédé de quelques années sur le pilori médiatique pour son rapport à décharge sur les activités de Total dans le golfe de Martaban. La présence du groupe pétrolier français est d’ailleurs vilipendée à chaque soubresaut de l’actualité politique birmane. L’incarcération d’Aung San Su Kyi à Insein, au mois de mai 2009, a ainsi donné lieu dans les colonnes du Monde à une violente diatribe de Jane Birkin à l’encontre de Total2. S’il est médiatiquement très porteur, cet amalgame imprime dans l’opinion publique l’image d’une situation parfaitement manichéenne, opposant définitivement les « méchants » – la junte et le grand capital – aux « gentils » – la population birmane opprimée. En se faisant volontiers l’écho de cette caricature réductrice, beaucoup de médias contribuent à entretenir un climat émotionnel favorable à une politique de sanctions qui, malgré quinze années d’existence, reste sans effets sur les militaires birmans.
4L’Asie, pourtant, bouge. « Seule région du monde dépourvue de tout mécanisme de protection et de promotion des droits de l’homme3 », l’Asean a amorcé cette année la création d’un organisme régional dédié à la question. Le procès de Douch, ancien dirigeant du centre d’interrogatoire khmer rouge Tuol Sleng (S-21), s’est enfin ouvert au mois de février au Cambodge. Au même moment, les autorités indonésiennes ont recueilli en mer et hospitalisé cent quatre-vingt-dix-huit Rohingya, groupe ethnique musulman persécuté au Myanmar. Au-delà de ces quelques signaux encourageants, l’Asie du Sud-Est fut également en 2009 le théâtre d’importantes régressions et de graves exactions. Avec le procès d’Aung San Su Kyi et l’intensification des combats contre les Karens, le gouvernement birman a une fois de plus démontré son hermétisme aux pressions internationales, aussi bien occidentales qu’asiatiques. Au mois d’octobre, Thongpaseuth Keuakoun, Seng-Aloun Phengphanh, Bouavanh Chanmanivong et Kéochay ont « célébré » leur dixième année de détention au Laos suite aux manifestations étudiantes d’octobre 1999 à Vientiane. L’Indonésie, même si cela peut paraître trivial au premier chef, a décrété l’interdiction de s’embrasser en public et de porter le bikini.
5Cette récurrence des atteintes aux droits de l’homme dans le sous-continent soulève une problématique qui confine au truisme : les droits de l’homme sont-ils exportables en Asie du Sud-Est ? L’Occident, abreuvé d’images et d’informations, apitoyé par les médias et les discours souvent alarmistes des ONG, conforté dans son rôle de bon samaritain par ses icônes musicales a-t-il les moyens d’infléchir la situation politique de ce sous-continent ? Et, surtout, utilise-t-il la stratégie adéquate ? Ces questions reviennent souvent dans les rencontres officielles et plus encore lors de réunions informelles, plus propices à une libération ouatée de la parole. Récemment un diplomate asiatique résumait les termes du débat dans une formule sans doute clairvoyante : « les droits de l’homme ne sont pas exportables ; au mieux, ils sont importables ».
1- Les droits de l’homme au cœur du choc des civilisations
L’Occident : des souvenirs douloureux dans la région
6La probabilité d’adhérer à des principes perçus comme exogènes est proportionnelle au crédit que l’on accorde à ceux qui s’en font les hérauts. Or, on ne peut pas dire que l’histoire des rapports de l’Occident avec le reste du monde en général et avec l’Asie du Sud-est en particulier a su générer un climat de confiance et de respect mutuel. L’histoire ancienne et récente du rapport de l’Occident à l’altérité, des croisades médiévales à la guerre en Irak en passant par la période coloniale, donne en effet aux nations du Sud-Est asiatique quelques raisons d’être suspicieuses. Et il est fort à parier que les manuels d’histoire des anciennes colonies, de l’Inde au Viêt Nam en passant par le Laos, n’accordent pas une grande place à l’œuvre civilisatrice de l’homme blanc.
7L’histoire est en effet malicieuse et la période coloniale renvoie à un catalogue de mauvaises pratiques que l’Occident s’efforce aujourd’hui de fustiger chez ses partenaires asiatiques. Si le droit à l’autodétermination des peuples est volontiers mis en avant par les Occidentaux quand il s’agit de condamner les autorités birmanes ou laotiennes qui s’acharnent à stabiliser leurs frontières héritées de la colonisation, on ne peut pas dire que les puissances européennes aient manifesté une grande clémence à l’égard de ceux qui menaçaient l’intégrité et l’autorité coloniales. Pour surseoir à toute velléité d’indépendance aux Philippines, les Espagnols n’ont par exemple pas hésité à exécuter à la fin du XIXe siècle des prêtres et des intellectuels4. En 1919, au Pendjab, les hommes du général britannique Dyer ont tiré sans retenue dans une foule qui manifestait contre le durcissement de la politique britannique : la fusillade fit 379 victimes. S’il dut démissionner de l’armée anglaise, le général Dyer fut réhabilité par le Parlement britannique qui le félicita pour sa rudesse. Les revendications « sociales » n’étaient pas traitées avec davantage d’égards. La rébellion qui éclata le 22 décembre 1930 dans le district de Tharawadi, en Birmanie, fut très sévèrement réprimée : on compta trois mille tués ou blessés, neuf mille arrestations et 128 pendaisons. Pour mater au Viêt Nam des révoltes de la faim au début des années 1930, l’aviation française bombarda des villages du Ngeh-An, entraînant la mort de plusieurs milliers de paysans. L’Occident ne s’est pas montré plus solidaire avec les initiatives républicaines. Parce qu’ils percevaient les Philippines comme un tremplin idéal pour le marché chinois, les États-Unis n’ont pas hésité à annexer le pays et à abolir la République de Malosos, fondée par Aguinaldo sur lequel ils s’étaient appuyés pour lutter contre les Espagnols... La guerre qui s’en suivit fut le théâtre des pires exactions américaines : massacres de civils, destruction de cultures alimentaires, création de zones de regroupement, recours massif à la torture de l’eau qui provoqua un tollé aux États-Unis… Les exemples sont ainsi pléthores et celui de l’opium n’est pas le moins cocasse. Il y a en effet une certaine ironie de l’histoire à voir aujourd’hui les puissances occidentales fustiger le Myanmar en tant que pays producteur d’opium quand on sait que le Royaume-Uni fut à l’origine de sa diffusion massive en Asie orientale5.
8Dans ce contexte historique on peut comprendre que beaucoup de partenaires asiatiques, même parmi les « bons élèves » de la communauté internationale, perçoivent que la diplomatie des droits de l’homme « peut annoncer autant l’avènement d’un monde meilleur, voire supérieur, que les conforts d’une domination ouatée de bons principes6 ».
9Plus significatif encore, la multiplication de ces précédents historiques conduisent à reconsidérer les concepts de « Droits de l’homme » ou « droits humains », qui ne sauraient être perçus comme un ensemble de principes universels et intemporels, mais bien comme une construction intellectuelle, déterminée par un contexte historique, géographique et culturel particulier.
Le changement dans la continuité : une approche impérialiste des droits de l’homme ?
10Plusieurs raisons peuvent en effet expliquer que les Asiatiques soient parfois enclins à percevoir de l’impérialisme dans la diplomatie des droits de l’homme. Tout d’abord, l’Occident n’a de cesse d’en revendiquer la paternité dans le cadre de déclarations solennelles dont le lyrisme, s’il peut flatter l’opinion publique occidentale et l’ego de ceux qui les formulent, n’en demeure pas moins passablement irritant pour les dirigeants non occidentaux. Quand par exemple l’assistant du président Bill Clinton, Anthony Lake, déclare que les États-Unis doivent « promouvoir la démocratie et l’économie de marché dans le monde (…) parce qu’il s’agit du reflet de valeurs qui sont à la fois américaines et universelles7 », il ne fait que renouer avec la vieille idée discutable de la « destinée manifeste », de l’Amérique éclairant le monde. Quand bien même l’Occident aurait la conviction que les droits de l’homme relèvent exclusivement de son génie spirituel, voire qu’ils font partie intégrante de son génome culturel, ces droits auraient tout à gagner à voir les puissances occidentales s’efforcer de les prodiguer avec davantage d’humilité. D’autant que la genèse même de la déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 souffre d’une tare congénitale. Comme l’a rappelé l’Unesco en 1965 : « Les États qui, en 1948, ont participé à l’élaboration et au vote de la Déclaration universelle ne représentaient qu’une partie de la population du globe », l’autre partie étant encore sous le joug colonial…
11Indiens et Chinois ont pourtant essayé d’apporter leurs pierres à l’édifice. Le Mahatma Gandhi par exemple critiquait une approche de la déclaration mettant en exergue les droits de l’individu là où il aurait préféré que l’on parle de devoirs. Dans une lettre adressée en 1947 à Julian S. Huxley, directeur général de l’Unesco, il écrivait : « J’ai appris de ma mère, illettrée mais fort sage, que tous les droits dignes d’être mérités et conservés sont ceux que donne le devoir accompli. (…) D’après ce principe fondamental, il est probablement assez facile de définir les devoirs de l’homme et de la femme et de relier chaque droit à un devoir correspondant qu’il convient de remplir d’abord ». On retrouve ici la notion d’obligations mutuelles chère au confucianisme qui deviendra l’un des fondements du discours sur les valeurs asiatiques développé par le Malaisien Mahathir Mohamad et le Singapourien Lee Kuan Yew, qui postulent que l’individu doit être au service de la société et non l’inverse. Ce principe fut également défendu par le Chinois Peng Chun-Chang qui participa à la commission chargée de l’élaboration du texte définitif. Mais, finalement, seule la notion de « droit » fut retenue…
12Si en 1966 les États européens ont accepté l’idée que les droits économiques et sociaux fassent partie intégrante des droits de l’homme comme le demandaient les pays du Sud, ils ont toutefois continué d’accorder la précellence aux droits civils et politiques. Les autres parties du monde, Asie en tête, défendent quant à elles l’idée que les droits civils et politiques dépendent de la réalisation d’un certain degré de développement économique. L’Occident a d’ailleurs longtemps partagé cette approche : quand, en 1852, la Grande-Bretagne annexe la Basse-Birmanie, sa première décision est d’établir la liberté de commerce du riz. Les États-Unis ont quant à eux tout simplement refusé de ratifier le Pacte relatif aux droits économiques et sociaux, une ambassadrice américaine aux Nations unies, Jeane Kirkpatrick, allant jusqu’à déclarer que ces droits étaient une « lettre au Père Noël8 ».
13Dans un contexte où l’Occident n’hésite pas à conditionner l’aide au développement à des avancées démocratiques notables, la politique du double standard ne plaide pas en faveur d’une adhésion à la diplomatie occidentale des droits de l’homme. Tous les pays, même ceux circonscrits à l’espace somme toute réduit du Sud-Est asiatique, ne bénéficient pas en effet d’un même traitement de la part des puissances occidentales. Si l’on s’en tient par exemple aux libertés publiques, il n’y a foncièrement pas de très grandes différences entre le Viêt Nam, le Laos et le Myanmar. Si en 2006 le Viêt Nam disparaît de la liste noire des pays limitant la liberté religieuse en même temps qu’il intègre l’OMC, il n’en continue pas moins de persécuter ses moines : en 2009, 350 d’entre eux ont encore été harcelés dans le monastère de Bat Nah et ont été contraints de se réfugier une vingtaine de kilomètres plus loin au monastère de Phuoc Huê. En 2003 un habitant du Laos recevait environ 60 dollars au titre de l’aide internationale alors que le Parti populaire révolutionnaire lao (PRPL), au pouvoir depuis trente ans, n’a jamais cessé de persécuter les populations hmong. La même année un habitant du Myanmar n’en recevait que 3,5, se retrouvant ainsi deux fois sanctionné pour les tares de son gouvernement… Cette politique du « un poids deux mesures », négation même de l’idéal de justice, est pourtant l’une des réalités les plus décriées de la diplomatie des droits de l’homme.
14Il n’est donc pas étonnant que cette diplomatie, mélange subtil de paternalisme et de compromissions, ait engendré une radicalisation du discours asiatique au début des années 1990.
La radicalisation du discours asiatique
15La réponse asiatique aux critiques sur les manquements aux droits de l’homme prend en effet souvent la forme d’un réquisitoire acerbe contre l’Occident. Premier visé : l’individualisme consubstantiel aux droits de l’homme. Parce que la trop grande place accordée à l’individu dans la culture occidentale menacerait la cohésion des sociétés asiatiques, l’homme occidental est fustigé pour son absence de conscience sociale. Le discours de Mahathir Mohamad – Premier ministre malaisien de 1981 à 2003 –, est de ce point de vue là sans équivoque : « L’interprétation occidentale des droits de l’homme, c’est que chaque individu peut faire ce qu’il souhaite, libre de toute restriction par des gouvernements… Le résultat n’est pas exactement ce à quoi les démocrates libéraux s’attendaient. Les individus ont décidé de transgresser chaque loi qui gouverne la société. À commencer par les choses banales comme les codes vestimentaires jusqu’au mépris des institutions comme le mariage.9 »
16Le relativisme culturel comme réponse à l’impérialisme culturel de l’Occident correspond à ce que l’on a pris coutume d’appeler en Asie les « valeurs asiatiques ». La rhétorique de ce discours repose sur trois grands axes idéologiques. Le premier postule que les traditions culturelles asiatiques, fondées sur l’obéissance à l’autorité et sur la recherche du consensus, confèrent une légitimité à une approche autoritaire de la gouvernance. Dans ce modèle de société l’individu serait placé au service du bien-être de la communauté contrairement au modèle démocratique occidental qui placerait l’individu au-dessus de l’intérêt collectif. Le deuxième axe de ce discours relève de la hiérarchisation des droits de l’homme : là où l’Occident insiste sur la primauté des droits politiques, les partisans des valeurs asiatiques mettent en avant les droits économiques, sociaux et culturels. Ils rejoignent sur ce point l’esprit de Franklin Delano Roosevelt qui déclarait : « Le premier des droits de l’homme est celui de manger à sa faim ». Enfin, le troisième axe consiste à placer l’intégrité territoriale au-dessus du droit à l’autodétermination des peuples, dans un contexte historique et géopolitique où la question des frontières n’est pas aussi achevée qu’elle peut l’être en Occident.
17En dépit de l’écho qu’a pu trouver le discours sur les « valeurs asiatiques », il convient toutefois de ne pas lui accorder une importance démesurée. D’une part il émane essentiellement de deux États – la Malaisie et Singapour – qui regroupent tout juste trente millions d’habitants quand l’Asie en compte plus de trois milliards et, d’autre part, les hommes d’État qui le portent cherchent bien souvent à justifier des pratiques pour le moins autoritaires. La question recouvre donc une réalité plus complexe qu’il n’y paraît de prime abord. Et si ces valeurs peuvent servir de cache-sexe à des systèmes soudainement épris de pudibonderie autoritaire, il ne faudrait pas qu’elles occultent une autre réalité : une politique sud-est asiatique teintée de pragmatisme.
2- Les droits de l’homme en Asie du Sud-Est : recherche d’identité ou quête d’un modèle politique original ?
Des « droits de l’homme » made in Asia…
18En 1997, à l’occasion de la réunion annuelle de l’Asean, Kuala Lumpur réclamait la révision de la Déclaration universelle des droits de l’homme, sans occasionner le moindre trouble chez ses voisins. Pour choquante que puisse paraître cette revendication à l’observateur occidental, elle s’inscrivait dans la déclaration de Bangkok, proclamée solennellement deux ans auparavant. Si le traité fondateur de l’Asean en 1967 reconnaît les principes édictés dans la Charte de l’Onu10, les nations du Sud-Est asiatique n’ont jamais caché leurs réserves face à un corpus idéologique qui leur paraît porter le germe insidieux de l’impérialisme. Cette retenue devant l’universalisme occidental dont elles craignaient l’instrumentalisation trouvait sa pleine formulation dans la déclaration de Bangkok en 1995. À cette occasion, l’Asean montrait sa détermination à produire des « droits de l’homme » made in Asia, c'est-à-dire à fabriquer des valeurs qui, sans être coupées de leurs racines universelles, n’en seraient pas moins replacées dans un contexte régional historique, résolument porteur de sens. Dans l’article 7, l’Asean prend soin de rappeler qu’elle « souligne l’universalité, l’objectivité et la non-sélectivité de tous les droits de l’homme », acceptant de fait l’héritage des Lumières et la contribution occidentale dans l’élaboration de valeurs communes. Mais la filiation s’arrête là ; si l’Asean reconnait l’universalité dans son principe, elle la retoque dans ses modalités d’application : l’universalité ne saurait constituer un moyen de chantage, l’outil d’ingérence justifiant l’intrusion des puissants chez les faibles. C’est là tout le sens des articles 4 et 5 qui « rejettent toute tentative visant à lier droits de l’homme et fourniture d’une aide au développement (…) et mettent l’accent sur les principes de respect de souveraineté nationale ». D’où, par exemple, les démêlés diplomatiques qui avaient suivi le passage du typhon Nargis au Myanmar en 2007. Alors que l’Occident cherchait désespérément à faire pénétrer ses paquets humanitaires, ficelés à de virtuelles conditions politiques, les partenaires de l’Asean faisaient convoyer leur soutien vers Yangon, sans arrière-pensée et sans rencontrer tous les obstacles semés par les militaires de Naypyidaw devant les humanitaires français ou américains.
19Pour les nations de l’Asie du Sud-Est, dont les plaies ouvertes par l’histoire n’ont pas trouvé le temps de la guérison, les multiples pressions occidentales en faveur des droits de l’homme agissent souvent comme un sel sur des souffrances qui ne demandent qu’à se réveiller. En découplant droits de l’homme et pression politique extérieure, universalisme et pragmatisme d’un sous-continent en quête d’autonomie, l’Asean ne répugne pas aux droits de l’homme, au demeurant, il est vrai, peu respectés, elle indique seulement quelles sont ses priorités : le respect de la souveraineté et la primauté du développement qui figurent, au même titre que l’égalité des sexes, la liberté et l’éducation, parmi les droits fondamentaux. Sans doute l’Occident devrait-il fouiller dans cette direction pour mieux appréhender l’avenir des droits de l’homme dans la région et réinventer ses stratégies pour les aider à se renforcer. Car si l’Asie du Sud-Est peut sembler opposer une objection farouche à la politique d’exportation occidentale des droits de l’homme, peut-être estelle avant tout, comme en témoigne la Déclaration de Bangkok, à la recherche d’une formule politique qui lui permette de transposer les principes de l’universalité aux contraintes d’une région en recomposition.
… qui répondent aux contraintes régionales…
20Si certains sont prompts à qualifier les droits de l’homme made in Asia de mauvaise camelote destinée à gruger négociateurs et institutions internationales, d’écran de fumée installée pour dérober à l’autre un panorama peu avouable, ils ne représentent pas moins, dans l’esprit de l’Asean, un effort commun pour adapter une soi-disant universalité au cadre contraignant de réalités régionales complexes.
21À première vue, l’Asie du Sud-Est semble constituer un sanctuaire pour les pourfendeurs des droits de l’homme, un asile prospère et fertile pour des gouvernements peu enclins à s’embarrasser de transparence et de démocratie. La monarchie absolue de Brunei, le régime militaire au pouvoir au Myanmar, les forces communistes aux commandes du Laos et du Viêt Nam, la coterie féodale de Manille et l’autoritarisme confucéen de Singapour sont autant d’exemples d’une Asie du Sud-Est pour qui l’universalité des droits de l’homme ne saurait constituer un horizon de court terme. Dans les années 1990, un vaste mouvement de libéralisation avait laissé croire, un moment, à une ouverture politique et une meilleure appréciation des droits de l’homme dans les politiques nationales : chute de Suharto en Indonésie, mouvement contagieux des Reformasi en Malaisie, promesse d’une nouvelle constitution en Thaïlande. Un peu partout, la société civile s’emparait du débat pour réinventer le politique11. Avec la reprise économique et « l’effet d’aubaine du 11 septembre 200112 », les gouvernements sont retournés à leurs vieilles lunes autoritaires, éclipsant les revendications de leurs administrés qui réclamaient, par voie de presse et dans la rue, qu’on place enfin l’individu au centre du politique. Le caractère provisoire de cette ouverture, l’élan brisé des années 1990 vers le respect des droits de l’homme peuvent s’expliquer par la faiblesse du jaillissement contestataire ; mais sans doute révèlent-ils surtout les soubassements, la tectonique profonde de sociétés que ni le poids de l’histoire ni les fonctionnements à l’œuvre aujourd’hui ne prédisposent à assimiler, en bloc, l’universalité des droits de l’homme – ici à la dérive.
22La faillite des expériences démocratiques dans la période qui a suivi immédiatement la fin de la colonisation a porté au pouvoir, un peu partout, des gouvernements dont la priorité était la sécurisation du territoire et l’ordre politique : c’est la Birmanie de Ne Win, c’est l’Indonésie de Suharto, ce sont les Philippines de Marcos. Dans des espaces nationaux travaillés par les coups de boutoirs du communisme, l’écartèlement social ou le sécessionnisme ethnique, la priorité n’allait pas à la préservation de la démocratie, qui faisait alors figure d’objectif secondaire, mais à l’exigence d’imposer une autorité supérieure seule susceptible d’assurer, par une allégeance commune du peuple, la viabilité de la nation. La démocratie asiatique ne correspondait plus, dès lors, aux canons du parlementarisme occidental ; c’était un modèle nouveau, un pacte social et politique qui liait étroitement, sinon organiquement, unité, développement et autoritarisme. Si ces pactes ont contribué avec succès à la préservation des États-nations, ils ont aussi conduit à un phénomène de prévarication des États par des élites qui y ont vu l’occasion de s’enrichir créant et renforçant jusqu’à aujourd’hui des relations très étroites, pour ne pas dire incestueuses, entre monde politique et monde des affaires. L’Asie du Sud-Est contemporaine est aujourd’hui tributaire de ce lourd héritage qui a vu les libertés et les droits de l’homme inscrits au rang d’objectif secondaire, dépossédant les peuples de la politique et comprimant dans l’œuf l’embryon de la société civile. Dès lors, on comprendra que la mise en pratique des droits de l’homme, tels qu’ils sont inscrits dans la Charte universelle des droits de l’homme de l’Onu, se heurte à trois obstacles de taille : les États, pour qui les valeurs de la Charte peuvent entrer en contradiction directe avec leur programme d’action légué par les velléités de l’histoire ; les élites, qui y auraient beaucoup à perdre ; et les sociétés civiles, tout juste balbutiantes, insuffisamment structurées pour se faire entendre et pour porter leurs projets démocratiques. L’Occident éprouve aujourd’hui des difficultés à exporter l’universalité de ses valeurs. Sans doute parce qu’il ne mesure pas à son juste degré la force des contraintes régionales. Sans doute aussi parce qu’il n’a pas encore procédé avec assez de rigueur à un travail de déconstruction du concept de « droits de l’homme », qui ne peuvent être considérés comme un tout autonome, un absolu acceptable en l’état, délié de toute autre réalité : le processus de renforcement des droits de l’homme ne saurait être mené aujourd’hui en Asie du Sud-Est sans la construction parallèle d’un État de droit et l’avènement d’une société civile, aujourd’hui encore loin d’être aboutis.
… et à la quête d’une identité régionale
23Dans ce contexte plus complexe qu’il n’y paraît en premier lieu, nul doute que la problématique des droits de l’homme soulève dans ce sous-continent meurtri par l’histoire bien d’autres enjeux que le simple respect des droits humains. Là où l’Occident se mire en brandissant les droits humains comme jadis Moïse brandissait les Tables de la Loi, les nations du Sud-Est asiatique voient une entreprise hardie et dépassée de néo-colonialisme, l’expression d’un prosélytisme politique qui renoue sans gêne avec les heures sombres des canonnières et des corps expéditionnaires. D’où l’urgente nécessité, à l’aube du XXIe siècle, de reposer les termes du débat en voulant bien prendre en compte que, pour les nations du Sud-Est asiatique, la question des droits de l’homme n’est pas moins politique qu’identitaire.
24Si la réticence à incorporer les droits humains dans leurs univers politiques respectifs peut s’expliquer par des pratiques sociales enracinées et la corruption d’élites cramponnées à leurs privilèges, il n’en est pas moins vrai que pour toutes les capitales, pour Bangkok comme pour Jakarta, pour Vientiane comme pour Manille, la question des droits de l’homme relève autant, sinon moins, d’un enjeu d’identité que d’un problème politique. En critiquant les droits humains, en refusant de conditionner le soutien humanitaire et les relations économiques à ce qu’elle qualifie volontiers de diktat politique anachronique, l’Asie du Sud-Est montre moins d’animosité contre le modèle qu’à l’encontre de celui qui s’en prétend l’inventeur et le diffuseur : cet Autre occidental – qui a laissé, du Viêt Nam au Myanmar, du Cambodge à l’Indonésie, peu de bons souvenirs. Dans une région où l’on aurait tort de sous-estimer le poids d’une histoire coloniale somme toute encore assez fraîche, l’enjeu ne se trouve peut-être donc pas exactement là où on croit devoir le situer : pour ces nations récemment débarrassées du joug colonial, il s’agit sans doute aussi de recouvrer une énergie ontologique et de se persuader qu’elles sont aujourd’hui capables, après des siècles de domination physique et intellectuelle, de générer leur propre ADN historique.
Conclusion
25Réfléchir à la mise en place de droits de l’homme made in Asia, joint au besoin de prendre en compte le désir d’autonomie identitaire de l’Asean, ne doit cependant pas conduire à l’inversion de la position occidentale et à fermer les yeux, au nom d’un hypothétique principe de relativisme culturel, sur les abus en matière de droits humains. Ces considérations impliquent introspections honnêtes et repositionnements radicaux pour l’ensemble des acteurs concernés.
26Côté sud-est asiatique, les droits de l’homme made in Asia ne sauraient être un artefact, une « simple lettre au père Noël ». Ni même la prolongation sous d’autres formes des « valeurs asiatiques » chères à M. Lee Kuan Yew et M. Mohamad Mahathir et qui alimentent, tant bien que mal, une machine à produire et à justifier l’autoritarisme ou le dirigisme. Il s’agit peut-être, d’abord, d’en finir avec les « capitalismes de copains13 » et les « républiques de camarades », lourds obstacles sur le chemin de l’État de droit. Côté occidental, il s’agit de prendre en compte les contradictions inhérentes à des valeurs qu’il prétend universelles mais dont il revendique la paternité et dont il se fait le héraut partout sur le globe – où il le peut et quand cela l’arrange. Alors que l’histoire sanctionne le déclin relatif du Vieux Continent et que le Nouveau semble à son tour le rejoindre sur cette pente, l’Occident semble moins en mesure que jamais d’imposer ses valeurs : continuer ainsi à les lier à un système de pression produirait sans doute l’inverse de l’effet escompté, repoussant l’Asie du Sud-Est dans des retranchements identitaires, ou même vers d’autres puissances moins sourcilleuses encore quant aux droits humains. La politique d’exportation des droits de l’homme occidental gagnerait à être réorientée vers plus de compréhension, d’écoute et de collaboration.
27Comme le rappelait récemment le chercheur Renaud Egreteau, « penser la Birmanie à travers le prisme de ses maux historiques et non à travers nos propres ambitions normatives et démocratiques est aujourd’hui capital14 ». Appliquer ce principe à une approche régionale profiterait sans doute à la fois à l’Asie du Sud-Est et à l’Occident, contraints par le processus de la mondialisation à reconsidérer la nature et la qualité de leurs relations.
Notes de bas de page
1 « Robert Taylor, de l’Institut des études asiatiques (Singapour), est bien connu « comme apologiste du régime militaire birman », ont écrit Actions Birmanie et les Confédérations internationale et européenne des syndicats à la Commissaire européenne en charge des relations extérieures, Benita Ferrero-Walmer. » (Le Soir, 5 avril 2005)
2 Dans l’édition du Monde datée du 26 mai 2009, Jane Birkin signe une « lettre ouverte au patron de Total » dans laquelle elle demande à la direction du groupe pétrolier d’intervenir en faveur de la libération d’Aung San Suu Kyi.
3 Maria Linda Tinio, consultante au siège de l’UNESCO à Paris, citée par l’Express, 20/07/2009. http://www.lexpress.fr/actualite/monde/asie/les-droits-de-l-homme-apetits-pas-en-asie-du-sud-est_775726.html
4 A la suite d’une rébellion à l’arsenal de Cavite en 1872, les Espagnols exécutent trois prêtres philippins, les pères Burgos, Gomez et Zamora. L’écrivain José Rizal, figure emblématique du nationalisme philippin, est fusillé en 1896 pour avoir été à l’origine d’une insurrection.
5 Pour faire face à leurs dépenses militaires en Inde, et surtout pour rééquilibrer leur balance commerciale avec la Chine, les Britanniques arrosent littéralement le marché chinois de l’opium qu’ils produisent essentiellement au Bengale. La Chine devient par la suite le plus gros consommateur d’opium de la planète : ainsi les Britanniques ont sciemment, à des fins strictement commerciales, inventé la toxicomanie de masse. Ce sont ensuite les troupes nationalistes du Kuomintang qui introduisirent la culture du pavot en Birmanie. Installées dans l’Etat shan dès 1949 pour fuir les forces communistes de Mao Zedong, elles l’ont développée pour financer leur mouvement sous l’œil bienveillant de la CIA.
6 Bertrand Badie, La diplomatie des droits de l’homme, Fayard, 2004, p. 8
7 Cité in Pierre Biarnès, Le XXIème siècle ne sera pas américain, Editions du Rocher, 1998, p. 23
8 Citée in Jean Bricmont, Impérialisme humanitaire, Grande bibliothèque d’Aden, Bruxelles, 2005, p. 94.
9 Cité in Maria Linda Tinio, 2004, p. 29.
10 Disponible sur http://www.aseansec.org/7069.htm
11 Francis Seow, ex-juriste singapourien exilé aux Etats-Unis, cité par Sophie Boisseau du Rocher in L’Asie du Sud-Est prise au piège, Perrin, 2009, p. 132.
12 Jean François Bayart, Béatrice Hibou et Sadri Khiari, « Effets d’aubaine, les régimes autoritaires libérés de la conditionnalité » in Critiques Internationales no 14, 2002, 22 pages.
13 André Jullien « A propos de cronysm, de crony et de Philippines », Péninsules, 41-2000 (2), p. 27.
14 Article paru dans Libération le 28 septembre 2009, disponible sur http://www.liberation.fr/monde/0101593681-pour-changer-la-birmanie-la-democratie-ne-suffira-pas
Auteurs
Historien de formation, ancien élève de l’École normale supérieure, est aujourd’hui doctorant à la Sorbonne, au sein du Chac. Sa thèse porte sur les sociétés secrètes et les connexions mafieuses en Asie du Sud-Est dans leurs trois aspects stratégique, politique et économique. Il a travaillé un an en Birmanie de 2007 à 2008.
De formation initiale en sciences politiques et en histoire, a vécu et travaillé en Birmanie pendant quatre ans, de 2004 à 2008. Il a déjà collaboré avec l’Irasec dans le cadre de Birmanie contemporaine, ouvrage pour lequel il a rédigé un article dédié à « L’ostracisme occidental du Myanmar ».
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
L’Asie du Sud-Est 2017 : bilan, enjeux et perspectives
Abigaël Pesses et Claire Thi-Liên Tran (dir.)
2017
L’Asie du Sud-Est 2010 : les évènements majeurs de l’année
Arnaud Leveau et Benoît de Tréglodé (dir.)
2010
L’Asie du Sud-Est 2012 : les évènements majeurs de l’année
Jérémy Jammes et Benoît de Tréglodé (dir.)
2012
L’Asie du Sud-Est 2014 : bilan, enjeux et perspectives
Jérémy Jammes et François Robinne (dir.)
2014
L’Asie du Sud-Est 2015 : bilan, enjeux et perspectives
Abigaël Pesses et François Robinne (dir.)
2015
L’Asie du Sud-Est 2018 : bilan, enjeux et perspectives
Abigaël Pesses et Claire Thi Liên Tran (dir.)
2018