Thaïlande
Le combat des chefs
p. 227-238
Texte intégral
1La Thaïlande est comme une maison vénérable et ancienne où les meubles patinés et les armoiries prestigieuses ont été entassés au cours des siècles. C'est un fatras grandiose et poussiéreux. Il s'en dégage un parfum suranné, une fragrance d'antan. Sur ce territoire dont les frontières sont fixées, pour l'essentiel, depuis le début du XXe siècle, l'histoire s'est écoulée, comme un long fleuve tranquille : pas de rupture depuis le sac d'Ayutthaya par les armées du roi d'Ava en 1767, mais une continuité pesante, une inertie désuète que n'ont troublées ni la réforme politique de juin 1932, ni l'arrivée des Premiers ministres élus à la fin des années 1980. Seule la réforme de centralisation administrative impulsée sous le règne du roi Chulalongkorn (Rama V ; règne 1868-1910) avait-elle, quelques décennies avant, sérieusement dérangé l’ordre traditionnel à la fin du XIXe siècle).
2A force de vouloir éviter les conflits et de contourner les problèmes, les tensions s'accumulent. Et, au bout d'un certain temps, celles-ci se conjuguent, remontent à la surface et font exploser le bouchon du volcan que l'on croyait éteint dans une explosion meurtrière et destructrice. Quels sont les défis qui se présentent à la Thaïlande de 2009 ? La modernisation d'une monarchie empesée dans le protocole, la préparation de la succession d'un souverain d'une autorité morale exceptionnelle et dont le règne est le plus long de tous les rois qui ont régné sur l'ancien Siam et la Thaïlande moderne ainsi que la prise en compte des conséquences du fossé social béant qui s'est créé dans les dernières décennies entre les classes moyennes urbaines, en majorité sino- thaïlandaises, et les laissés-pour-compte du « miracle économique » thaïlandais : migrants du Nord-Est qui travaillent sur les chantiers de construction de Bangkok, vieilles paysannes de Si Sa Ket qui vivent avec 500 bahts par mois en prenant soin de deux petits-enfants dont les parents sont partis gagner leur vie dans la capitale ou riziculteurs qui, malgré des décennies de dur labeur, restent endettés et exploités par les intermédiaires qui achètent leur récolte. Le réveil politique de ces citoyens de seconde classe, ceux qui ne font pas leurs emplettes à Siam Paragon, par l'ancien Premier ministre Thaksin Shinawatra est le phénomène social majeur de ces dernières années. « La Thaïlande, c'est huit millions de Chinois et une masse de paysans ignorants », confiait, il y a quelques années, un homme d'affaires français. Cette assertion simpliste n'en reflète pas moins une certaine réalité. Conjuguée aux incertitudes de la succession, la complexe confrontation entre deux groupes importants de la société thaïlandaise stimulée par le dynamisme d'un homme d'affaires richissime et sans scrupules, lequel a voulu défier les traditions et moderniser le pays envers et contre tout, fournit le terrain d'un changement en profondeur du pays. Au final, il convient de voir ce qui en résultera pour l'Etat de droit, une œuvre toujours en construction dans le royaume. « L'histoire (de la Thaïlande) montre que les étapes vers un régime d'Etat de droit ont été franchies en temps de crise et de conflit », note Chang Noi, chroniqueur politique au quotidien The Nation.
3Le cadre planté, passons en revue l'actualité politique de l'année 2008. Le 19 janvier, le pays vit un renversement total de situation : le clan politique de Thaksin, évincé par un coup d'Etat seize mois auparavant, reconquiert le pouvoir avec la victoire aux élections législatives du Parti du pouvoir du peuple (PPP), nouvelle incarnation du parti Thai Rak Thaï dissout par le Tribunal constitutionnel en mai 2007. Après une dizaine de jours de marchandage, de trahisons et de grandes déclarations de principe – le lot quotidien de la politique thaïlandaise –, Samak Sundaravej, un ancien gouverneur de Bangkok au caractère bouillant, devient le Premier ministre d'un gouvernement de coalition composé de six différents partis politiques. Après le long intermède Thaksin (février 2001-septembre 2006), c'est le retour à la politique thaïlandaise traditionnelle : l'avènement ministériel des barons de province, qui ont gravi l'échelle politique en se bâtissant un réseau de clientèle dans leur fief et en engrangeant des bénéfices selon un schéma simple de corruption (gonflement des estimations, pourcentages déduits), comme celui que connaissait la France de la première moitié du XXe siècle. Douze des ministres (ou leurs « sponsors », 111 membres du bureau exécutif du défunt Thai Rak Thai ayant été interdits d'activités politiques pour cinq ans à partir de mai 2007) faisaient partie du gouvernement de Banharn Silapa-Archa entre 1995 et 1996, lequel avait préparé le terrain pour la crise économique de l'été 1997.
4Samak a la langue acerbe et une réputation sulfureuse. Animateur d'une émission sur une radio militaire pendant le massacre des étudiants de Thammasat par la police des frontières et les milices d'extrême-droite en octobre 1976, il avait dénoncé sur les ondes les « Vietnamiens déguisés en Thaïlandais », c'est-à-dire les jeunes étudiants sensibles aux idéologies de gauche qui avaient profité de l'ouverture de l'espace politique après la révolte du 14 octobre 1973. Quelques semaines après son élection, le 28 janvier 2008, par le Parlement au poste de Premier ministre, Samak affirme publiquement et contre toute évidence qu'une seule personne a été tuée lors des événements d'octobre 1976, alors même que les vidéos du 6 octobre montrent des dizaines d'étudiants tués par balles, lynchés aux arbres ou brûlés sur des tas de pneus. Mais Thaksin a choisi Samak comme mandataire principal pour lui permettre de récupérer les soixante-seize milliards de bahts qui ont été gelés par la justice thaïlandaise et, dans un second temps, de revenir sur la scène politique. Les lieutenants politiques de Thaksin – Newin Chidchob, Yaowapha Wongsawat, Sudarat Keyuraphan – respectent le choix du chef.
5Dès lors, l'Alliance du peuple pour la démocratie (PAD), qui avait mené campagne en 2006 pour réclamer la démission de Thaksin après la vente controversée de sa firme familiale Shin Corp à la société singapourienne Temasek, se remobilise. Mais le PAD de 2008 n'est plus le mouvement spontané et non violent de 2006, dont les militants n'osaient même pas arracher les affiches de la partie adverse collées sur les murs de la cité. Sous le leadership de Sondhi Limthongkul, patron du groupe de presse Phuchatkan (Manager), le PAD devient rapidement une organisation disciplinée et agressive, dotée d'un service d'ordre efficace composé de militaires et de policiers. Contre les « chemises jaunes » du PAD (le jaune, associé au lundi, est la couleur symbolique du roi Bhumibol Adulyadej, né un lundi), le gouvernement mobilise les « chemises rouges », migrants de province payés quelques centaines de bahts par jour pour crier, sans conviction, des slogans pro-Thaksin. S'y adjoignent des militants antimilitaires, issus du monde des ONG, et des partisans convaincus de Thaksin venus aussi bien des classes moyennes urbaines que des campagnes de province. Socialement, les « chemises rouges » sont toutefois nettement plus bas sur l'échelle que les « chemises jaunes ». Dans les rassemblements pro-Thaksin, l’isan, le dialecte lao qui est la langue vernaculaire du Nord-Est thaïlandais, est plus parlé que le thaï. Deux groupes sont face à face, prêts à s'affronter à coup de grenades et de fusils à pompe. Mais qui manipule ces groupes en coulisses ?
6Le rôle de Prem Tinsulanonda, présenté par Thaksin comme son principal ennemi dans cette guerre pour le pouvoir, est obscur. Premier ministre d'un régime semi-autocratique dans les années 1980, il est actuellement président du Conseil privé du roi. A quatre-vingt-huit ans, ce célibataire, ancien chef de l'armée de terre et ancien Premier ministre, porte beau. Toujours habillé d’une austère chemise sans col – baptisée la « chemise Prem » –, ses déclarations ont rarement de la substance. Il parle, sans que l'on puisse dire qu'il ait dit quelque chose. Il se borne à prêcher que les Thaïlandais doivent s'aimer les uns les autres dans l'ombre du roi Bhumibol. Selon des sources diplomatiques – et, le sujet étant trop sensible, on ne rentrera pas dans les détails –, si la famille royale est unie sur la question de la succession (le prince héritier Vajiralongkorn deviendra roi), une lutte intense de factions se joue parmi les dix-huit membres du Conseil privé. La question de la succession est inextricablement liée au conflit politique actuel et, peut-être à son grand déplaisir, le nom du roi et son image sont abondamment utilisés par le PAD. A la question de savoir comment il pouvait à la fois soutenir Thaksin et être un dévot du roi de Thaïlande, un chauffeur de taxi répondait que lui-même en était ngong, c'est-à-dire décontenancé.
7Le 29 février 2008, Thaksin, exilé depuis le coup d'Etat du 19 septembre 2006, revient en Thaïlande avec son épouse, Pojaman, et ses trois enfants. Quelques centaines de « chemises rouges », et autant de VIP – politiciens, acteurs, hauts fonctionnaires, militaires, policiers... – sont à l'aéroport Suvarnabhumi pour l'accueillir. Thaksin est ému. Des larmes perlent dans ses yeux. Il s'avance sur le perron du terminal VIP, s'agenouille et salue les deux mains jointes, le front contre terre. Le milliardaire, sino-thaïlandais de la quatrième génération – dont la sinitude est donc assez diluée – a retrouvé sa terre natale. Il va derechef à la Cour suprême. Le scénario a été préparé : il est libéré sous caution dans le cadre d'une affaire d'abus de pouvoir dans l'achat d'un terrain immobilier par sa femme, avec la possibilité de voyager pour ses affaires s'il obtient, au cas par cas, l'autorisation du tribunal. Thaksin donne une conférence de presse, où, selon son habitude, il se plaint des tracas que lui et sa famille subissent injustement du fait de personnes mal intentionnées. Dans les mois qui suivent, Thaksin voyage entre Phnom Penh où il joue au golf avec son ami le Premier ministre Hun Sen, le Royaume-Uni où il essaie d'enrayer la déroute de son club de football Manchester City et Pékin où il a ses habitudes.
8Il convient, arrivé à ce moment du récit, de prendre un peu de recul pour parler de la politisation de l'appareil judiciaire. Seul pays d'Asie du Sud-Est à n'avoir pas été colonisé, grâce à la flexibilité des rois Mongkut et Chulalongkorn, le Siam (devenu Thaïlande en 1939) n'a pas bénéficié de l'implantation d'un système judiciaire occidental. Dans le Siam traditionnel, la justice était délivrée par l'homme influent localement qui tranchait les litiges selon son bon plaisir et sans que ses décisions fassent jurisprudence. Conscient qu'il fallait contrer les velléités colonialistes des Français et des Anglais, le roi Chulalongkorn (Rama V) a voulu moderniser ce procédé de justice directe en adoptant un système légal de type romano-germanique, basé sur des codes de loi écrits dont les articles devraient être interprétés par des juges indépendants et à l'autorité incontestable. Mais ce système ne s'appuyait sur aucune tradition culturelle locale. Le résultat en est que la réceptivité des juges aux influences des divers clans politiques reste forte et que la lettre des textes de loi tend à prévaloir sur l'esprit. Dans le cadre de la confrontation entre les forces modernistes ralliées derrière Thaksin et les forces conservatrices ralliées derrière Prem, l'appareil judiciaire joue un rôle politique de plus en plus actif, ce qui, selon certains magistrats, est dommageable pour l'institution elle-même. Illustrons ce point par deux exemples. La Cour administrative a annulé, le 28 juin 2008 la décision du conseil des ministres du 18 juin d'entériner le communiqué conjoint signé le 22 mai par le Cambodge et la Thaïlande à Paris pour soutenir l'inscription par Phnom Penh du temple de Préah Vihear sur la liste du patrimoine mondial de l'Unesco. Ce cas ne paraît pas ressortir de la compétence de la Cour administrative, mais plutôt de celle du Tribunal constitutionnel. Second exemple : Pojaman Shinawatra, l'épouse de Thaksin, a été condamnée à trois de prison avec sursis le 31 juillet 2008 dans le cadre d'une transaction boursière frauduleuse avec son frère. Elle a immédiatement été libérée sous caution pendant la procédure d'appel. Depuis que le code des impôts a été écrit il y a une soixantaine d'années, elle est la seule personne à avoir jamais été condamnée pour évasion fiscale. Quel politicien thaïlandais paie dûment ses impôts ? Après 1997, lorsque les membres du gouvernement étaient forcés par la Constitution à déclarer leur patrimoine, il était instructif de voir les écarts abyssaux entre les dizaines de millions de bahts de l'actif de leur patrimoine et les quelques milliers de bahts consignés sous la rubrique « paiement de taxes ». Thaksin et sa famille sont soumis à des standards de légalité et de moralité auxquels aucun autre Thaïlandais n'est astreint.
9Le 11 août 2008, Thaksin et sa famille s'enfuient au Royaume-Uni où l'une de ses filles étudie et où il possède de nombreux amis, parmi lesquels l'homme d'affaires d'origine égyptienne Mohammad Al-Fayed, propriétaire de Harrods et du club de football de la Premier League Fulham. Son procès concernant l'affaire du « plot de Rachadapisek », l'affaire d'achat de terrain dont on a parlé plus haut, avait pris une tournure inquiétante pour lui dès son ouverture le 8 juillet. Thaksin a estimé « qu'il ne pouvait pas obtenir justice » à cause de l'influence de ses « ennemis politiques ». Dès lors la tension politique monte à Bangkok et la polarisation entre les rouges et les jaunes s'accentue. Les militants du PAD entament l'occupation des jardins du palais du gouvernement le 26 août 2008. Mis en difficulté parce qu'il a présenté une émission culinaire à la télévision alors qu'il occupait le poste de Premier ministre, Samak Sundaravej est contraint à démissionner. Il est promptement remplacé par Somchai Wongsawat, beau-frère de Thaksin, ancien juge de la Cour suprême et ancien secrétaire permanent du ministère de la Justice. Somchai est moins abrasif que Samak, ce qui le rend sans doute d'autant plus efficace comme homme-lige de Thaksin. Lorsqu'il était secrétaire permanent du ministère de la Justice, il n'avait eu aucun complexe à demander à son beau-frère, alors Premier ministre, de transférer un ministre de la Justice avec lequel il était entré en conflit.
10Durant cette crise, l'armée dirigée par le général Anupong Paochinda soutient tacitement le PAD. Rechignant à suivre les ordres de Samak Sundaravej pour disperser les militants occupant le siège du gouvernement, Anupong – qui faisait partie de la même promotion que Thaksin à l'académie militaire préparatoire –, se donne l'image d'un militaire pacifiste. Mais pour qui roule-t-il ? Pourquoi, alors que l'état d'urgence est décrétée à Bangkok, laisse-t-il les troupes du PAD désacraliser le siège du pouvoir pendant des mois d'affilée au prix de la crédibilité internationale du gouvernement thaïlandais ? Somchai Wongsawat et son cabinet s'installent docilement dans les locaux de l'ancien aéroport international de Don Muang, sans doute plus spacieux et plus fonctionnels que l'élégant bâtiment Thai Khu Fa de style vénitien qui abrite habituellement le bureau du Premier ministre. De son côté, la reine Sirikit confirme son soutien au PAD en venant présider en personne, le 13 octobre, la crémation d'Angkhana Radhapanyawut, une jeune militante du PAD tuée par la police six jours auparavant devant le Parlement. Le roi Bhumibol s'en tient, pour sa part, à une stricte neutralité.
11La ligne de division entre les rouges et les jaunes n'est pas aisée à établir. Est-elle sociale ? Est-elle géographique, divisant le pays en provinces pro-Thaksin et provinces pro-PAD ? Sépare-t-elle les classes moyennes, ces citadins qui ont accédé, durant les dernières décennies, aux occupations traditionnelles de l'aristocratie thaïlandaise (bureaucratie, militaires, professions libérales) des paysans de province ? Si l'on essaie d'établir une petite sociologie visuelle du PAD, on note d'abord la « sincérité » du discours contre la corruption et les abus de pouvoir par les politiciens traditionnels. Ces fonctionnaires, ces femmes d'âge mur qui ont quitté momentanément leur travail d'institutrice ou de manager pour faire bouillir les fourneaux du PAD dans les jardins du palais du gouvernement, ces retraités qui endurent jour et nuit la chaleur et la pluie pour écouter les discours enflammés de Sondhi Limthongkul et les incantations archéo-marxisantes de Somsak Kosaisuk veulent transformer le système politique afin de mettre en place une « nouvelle politique » [kanmeuang mai]. Ce concept, lancé à partir de l'été 2008 par Sondhi, propose de limiter la démocratie électorale pour mettre en place un gouvernement qui reflète plus les intérêts de la classe moyenne. Selon ce schéma, 30 % des députés de la chambre basse du Parlement seraient élus selon le système actuel et les 70 % restants seraient nommés parmi les représentants des divers corps sociaux et professionnels (fonctionnaires, militaires, paysans, employés des entreprises d'Etat...). Nommés par qui ? Et qui sélectionnerait ces « nominateurs » ? Rien n'est dit sur ce point. Dans un discours prononcé aux Etats-Unis après le coup d'Etat de septembre 2006, Sondhi Limthongkul explique pourquoi la démocratie électorale ne peut pas fonctionner en Thaïlande. Selon lui, la plupart des personnes qui n'appartiennent pas aux classes moyennes ou supérieures n'ont pas suffisamment de connaissances pour comprendre comment le pouvoir peut être exploité à leur profit par des politiciens corrompus. La « nouvelle politique » consiste donc à adopter l'équivalent d'un système de suffrage censitaire, comme celui qui était en vigueur en France entre 1789 et 1848.
12Les partisans de Thaksin sont, eux, issus du secteur informel de l'économie rurale et urbaine, lequel représente les deux tiers de la population active du royaume. L'économiste Pasuk Phongpaichit et l'historien Chris Baker ont analysé la façon dont Thaksin a su utiliser à son profit les attentes de cette « masse informelle » dans leur article « Thaksin's populism ».
« Après la crise de 1997, les revenus de l'agriculture ont fortement diminué. Le nombre de gens en dessous de la ligne de pauvreté est passé à trois millions. Les transferts en déclin de la force de travail urbaine se sont traduits par une augmentation de l'endettement rural. Cet impact sévère a entraîné une politisation. (...) Thaksin et ses conseillers ont adopté exactement les demandes du secteur agricole informel : soutien aux prix agricoles, suspension des dettes, octroi de terres pour les paysans sans terre. (...) L'universalisme des programmes (de Thaksin) a créé une attraction immédiate pour les gens qui vivaient et travaillaient dans les structures informelles et qui ne bénéficiaient souvent pas des programmes gouvernementaux conçus et appliqués dans un cadre institutionnel formel (...). Ainsi le populisme de Thaksin a été bien au-delà d'une relation de type transactionnel dans le cadre de laquelle Thaksin demandait le soutien en échange d'une plateforme de programmes. Il a exploité les aspirations, les sentiments d'insécurité et le sentiment d'exclusion de ce segment important de la population, et il a été récompensé par un soutien qui était, à la fois, rationnel et émotionnel. »
13À partir du 24 novembre 2008, la crise politique s’emballe lorsque les militants du PAD envahissent et occupent les deux aéroports de Bangkok – l’aéroport national de Don Muang et l’aéroport international de Suvarnabhumi – afin de forcer le Premier ministre Somchai Wongsawat, alors en voyage au Pérou pour participer à un sommet du Forum de coopération économique Asie-Pacifique (Apec), à démissionner lors de son retour dans le royaume. Les autorités, ainsi que les touristes, semblent désemparés. Ni l’armée, ni la police n’acceptent d’obéir à l’ordre d’assaut, donné par le gouvernement, contre les aéroports où sont retranchés des dizaines de cols blancs des grandes villes du pays, et ce malgré de très fortes pressions de la communauté diplomatique. Somchai Wongsawat atterrit dans le fief pro-Thaksin de Chiang Mai, mais ne parvient plus, à 750 kilomètres de Bangkok, à contrôler les leviers du pouvoir. Le coup de grâce est donné le 2 décembre par la Cour constitutionnelle qui dissout le Parti du pouvoir du peuple et deux autres partis de la coalition gouvernementale (le Chart Thai et le Matchimathipataya). Les membres des bureaux exécutifs des trois partis sont interdits d’activités politiques pour cinq ans. L’équilibre penche cette fois-ci en faveur de la principale formation de l’opposition – le Parti démocrate – qui s’est tenue coite pendant toute la durée de la « crise des aéroports ». Quatre partis de la coalition gouvernementale et une faction du Parti du pouvoir du peuple (celle des « amis de Newin Chidchob ») s’allient au Parti démocrate, lequel semble bien placé pour constituer le cœur d’une nouvelle coalition gouvernementale dirigée par le leader du parti Abhisit Vejjajiva. Son mandat serait d’une durée maximale de trois ans. Dernier rebondissement de fin d’année : le 4 décembre, le roi Bhumibol ne prononce pas, pour la première fois depuis 1950, son traditionnel discours à la veille de son anniversaire. Officiellement, il a mal à la gorge et parvient difficilement à s’alimenter, mais certains analystes suggèrent que le monarque a voulu signifier par son absence son déplaisir vis-à-vis de toutes les parties au conflit qui détruisent, sous ses yeux, ce qu’il s’est évertué à construire pendant soixante-deux ans de règne : une Thaïlande dotée d’une bonne image internationale, d’une économie dynamique et où l’Etat de droit est, dans une large mesure, respecté.
14Un mot pour terminer sur le Sud à majorité musulmane. Depuis 2003, une résurgence de la rébellion séparatiste fortement teintée d'islamisme et la réaction brutale par l'armée et la police ont engendré une vague de violences qui a provoqué la mort de plus de 3 000 personnes, bouddhistes et musulmanes, entre janvier 2004 et octobre 2008. Le « problème des trois provinces frontalières du Sud » reflète deux faiblesses majeures de l'Etat central thaïlandais. D'abord, l'impossibilité du nationalisme thaï d'intégrer des minorités sans les assimiler culturellement. Le Sud profond thaïlandais marque la ligne de faille entre le monde malais musulman et le monde thaï bouddhiste. A ce point géographique, les plaques tectoniques s'entrechoquent et provoquent des secousses telluriques. Ensuite, et c'est une conséquence du premier point, la vision sino-thaïlandaise et bangkokienne des médias thaïlandais les rend incapables d'appréhender une réalité culturellement à l'opposé de leur environnement. Cette vision consolide et perpétue des préjugés ethniques, sociaux et culturels, déjà enracinés dans une société fortement hiérarchisée.
15En 1997, lors d'une présentation au Club des correspondants étrangers de Bangkok (FCCT), l'ancien Premier ministre Anand Panyarachun estimait que la Thaïlande était « malade économiquement, socialement, culturellement et psychologiquement ». La longue crise de croissance que traverse le pays témoigne de ce que la direction générale est positive, même si elle est chaotique. Les Thaïlandais ont montré, au cours de l'histoire, leur étonnante capacité à résoudre leurs propres contradictions. Seront-ils capables de passer ce cap difficile et de mener à bien la « révolution politique et sociale » qui s'impose ? L'homme d'affaires français cité plus haut disait, dans la même conversation : « Vous savez, la démocratie n'est pas faite pour tout le monde ». C'est sans doute la question clef qui divise actuellement les Thaïlandais : faut-il tourner le dos au principe « un homme, une voix », sur la base duquel toutes les démocraties du monde contemporain s'appuient, afin de préserver les intérêts d'une classe sociale politiquement active, attachée à ses prérogatives et qui domine l'économie, ou bien s'aventurer plus avant sur la voie difficile et cahoteuse du développement démocratique et de l'égalité des droits.
Auteur
Journaliste indépendant basé en Thaïlande depuis 1989. Il travaille pour Radio France Internationale, Libération, le quotidien suisse Le Temps, Marianne et TV5. Co auteur avec Nicolas Revise de Armée du peuple, Armée du Roi (Irasec/L'Harmattan, 2002), il est aussi l'auteur de La longue marche des Chrétiens khmers (CLD, 2004), l'histoire des Catholiques du Cambodge au travers des récits des missionnaires des MEP. Il prépare un ouvrage sur le mouvement séparatiste malais du Sud de la Thaïlande, ainsi qu'un guide Culture-Histoire-Société sur la Thaïlande (Editions La Découverte).
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