Brunei
p. 97-110
Texte intégral
1Les côtes du sultanat de Brunei – et plus largement, du Nord de Bornéo – sont essentiellement formées de mangroves et de sables peu propices à la riziculture, quand le reste du territoire, largement inhabité, est couvert de jungle et montagneux à hauteur du cinquième. Même si la baie de Brunei a des dimensions comparables à celle de Manille ou de Tokyo, et est partie prenante du grand commerce extrême-oriental depuis le XIVe siècle, notamment avec la Chine, le sultanat demeure depuis la conquête espagnole des Philippines (1571) et la chute des Ming (1644) – qui modifièrent durablement le commerce régional – un emporium de troisième rang. Au terme de plusieurs siècles de délitement politique où il perd les multiples réseaux de cabotage et de suzeraineté – plus ou moins lâches – qui le reliaient aux ports riverains du Nord de Bornéo et du Sud des Philippines, il est amputé en 1846 d’une partie de son espace géopolitique immédiat, l’île de Labuan, au débouché de la baie de Brunei, puis en 1890 de Limbang, qui en occupe le fond, au profit des affidés des Britanniques (les Brooke), avant de perdre Trusan et Lawas1 (décembre 1904) et d’échapper in extremis (1905) à l’intégration au Sarawak.
2Le résultat est pour le moins paradoxal : les 5 770 km² de l’actuel Brunei Darussalam – à peu près l’équivalent en superficie de la Corse – forment un concentré de richesse. Ses 390 000 habitants jouissent d’un PIB per capita (en valeur nominale) de 31 000 dollars US (en 2007), le quadruple du voisin malaysien et seize fois plus que la première puissance régionale, l’Indonésie, qui les place au deuxième rang de l’Asean après Singapour. Dépourvu de grande tradition marchande indigène, relativement à l’écart des voies de communication majeures, sans arrière-pays porteur de dynamisme économique, Brunei fonde depuis plus d’un demi-siècle sa fortune sur une rente pétro-gazière2 assurant au total quelque 95 % des exportations : un positionnement économique que l’on peut comparer à celui des Etats du golfe Persique dont l’histoire récente et les configurations territoriales et humaines sont de même ordre, à savoir Bahreïn, Oman, le Qatar et les Emirats Arabes Unis3.
1- Un modèle socioéconomique singulier
3D’emblée, le simple survol de Bandar Seri Begawan, la capitale, suffirait à montrer que le modèle socioéconomique mis en œuvre par le sultanat demeure très éloigné de celui des quatre Etats du Golfe susmentionnés, ne serait-ce que par l’absence de constructions de grande hauteur, en périphérie comme dans le centre ville, dans la succession de kampung, entrecoupée d’espaces verts d’où la jungle ne demande qu’à repartir, qui s’étire le long de l’estuaire de la rivière de Brunei jusqu’à son embouchure. L’examen d’une vingtaine (voir annexe en fin d’article) de paramètres élémentaires décrivant le fonctionnement de la mécanique économique (main-d’œuvre, production et flux, à l’année 2007), exprimés à des fins de comparaison en valeur relative (le plus souvent en pourcentage du PIB), conforte ces premières impressions visuelles.
4Même si la fonction publique emploie 70 % des Brunéiens – avec pour corolaire un chômage croissant des nationaux (7,5 %), la plupart des jeunes diplômés (7 à 8 000 à ce jour) attendant un poste de fonctionnaire – le sultanat a choisi de limiter l’immigration : la population compte seulement 33 % d’immigrés (autant d’immigrés en pourcentage qu’à Bahreïn, mais un quart en plus qu’à Oman) contre 80 % aux Emirats Arabes Unis (EAU) et au Qatar. De surcroît, dans les quatre Etats du Golfe, la quasi-totalité des nationaux travaille dans la fonction publique : 90 % à Bahreïn, à Oman4 et au Qatar et près de 100 % dans les EAU. Ce moindre poids de l’emploi public à Brunei s’explique par la présence de minorités d’origine indienne (quelques pourcents de la population) et surtout chinoise (11 % selon les statistiques officielles, 16 % selon d’autres sources), résidents permanents à Brunei pour la plupart, qui a permis de couvrir en partie la demande de main-d’œuvre du secteur privé (20 % du PIB) et des professions libérales et de développer un petit noyau d’entreprises privées modernes, notamment dans la construction, en partenariat avec des Malais bien introduits (qualifiés, comme en Malaysia, d’ali baba).
5L’économie est faiblement diversifiée : les hydrocarbures assurent 66 % du PIB (soit sensiblement plus qu’au Qatar et à Oman, près du double qu’aux EAU, et près du triple qu’à Bahreïn) ; l’industrie hors hydrocarbures, seulement 14 % (l’équivalent de ce qu’elle représente au Qatar, mais presque moitié moins qu’à Bahreïn ou dans les EAU, ce type d’industrie étant par ailleurs très peu développé à Oman) et les services privés, à peine 8 %.
6L’incidence du commerce extérieur (c. 80 % du PIB) est d’un tiers plus faible (en moyenne) que dans les émirats, où les échanges pèsent entre 100 % (à Oman) et 150 % du PIB (à Bahreïn), Brunei ne pouvant guère en la matière concurrencer Singapour ou, à défaut, les ports de la côte ouest de la péninsule Malaise. Cette « réserve » vis-à-vis de l’étranger se verrait sursignifiée par le petit nombre de communications téléphoniques internationales des Brunéiens, quelque 140 minutes par personne et par an (sensiblement moins qu’à Oman, pourtant trois fois moins riche, et où il y a moins d’immigrés) contre 840 pour les Qatari et 1 500 pour les Emirati.
7Mais surtout Brunei se distingue de ces quatre Etats pétro-gaziers du Golfe en ce que la prise de risque financier y demeure modérée. L’inflation est minime (1,3 % en 2007, contre de 3 à 14 % dans les quatre Etats du Golfe). La dette publique est pratiquement inexistante (4,6 % du PIB, l’équivalent d’Oman, soit la moitié du Qatar et le quart de Bahreïn et des EAU), Brunei ayant attendu mars 2006 pour émettre ses premiers bons d’Etat islamique [sukuk al-Ijarah], davantage destinés à prendre pied sur le marché régional de la finance islamique – jusque-là monopolisé par la Malaysia – qu’à combler un besoin de trésorerie. Les crédits bancaires domestiques atteignent 20 % seulement du PIB, contre – pour les extrêmes – 34 % à Oman et 113 % au Qatar.
8L’excédent de la balance des paiements courants équivalant à près de 60 % du PIB (soit près du double du pays du Golfe le plus excédentaire, le Qatar), la dette extérieure demeure anecdotique, à peine 7 % du PIB (sensiblement moins qu’à Oman et neuf fois moins qu’au Qatar). A l’inverse, et même si Brunei ne s’est pas encore doté d’une bourse des valeurs, les investissements directs étrangers y sont très développés (cumulés à la fin 2007, ils représentent 87 % du PIB, soit un peu plus qu’à Bahreïn, contre 28 % aux EAU, 17 % au Qatar et 11 % à Oman).
9Les surplus financiers du sultanat sont pour partie placés dans un fonds souverain (Brunei Investment Authority [BIA] créé en 1983) dont les actifs étaient estimés à au moins 30 milliards $ début 2008 (soit en valeur absolue l’équivalent du fonds russe), lequel BIA représente près du triple (260 %) du PIB : largement plus en termes relatifs que les fonds souverains de Bahreïn (14 % du PIB), d’Oman (8 %) et du Qatar (140 %) – tout en demeurant sans commune mesure avec les EAU dont les cinq fonds additionnés représentent le quintuple du PIB fédéral.
10Le « modèle » socioéconomique brunéien est ainsi caractérisé par sa maîtrise des flux financiers, combinant un faible niveau d’endettement intérieur – avec ce correctif que l’endettement des ménages représente sept à huit fois leur salaire annuel – et extérieur, et un fort investissement étranger, lequel s’accompagne d’un encadrement des flux humains (quelque 120 000 immigrés) et commerciaux (échanges extérieurs).
11Si Brunei diffère sensiblement de Bahreïn ou d’Oman par sa structure productive et sa richesse, il se situe surtout à l’opposé des EAU ou du Qatar, qui font du développement des services financiers, et par delà, du tertiaire, un axe majeur de leur développement : le risque systémique présenté par Brunei est donc largement moins élevé qu’au Qatar.
12Cette prudence vis-à-vis des instruments financiers a toutefois un prix, qui est la faible croissance (en termes réels) enregistrée par Brunei depuis 2000 : 2,6 % en moyenne sur 2000-2006, 0,6 % en 2007 et vraisemblablement une croissance négative (- 0,5 %) en 2008, quand les quatre Etats du Golfe réalisent une croissance deux à dix fois supérieure (6 % sur 2000-2006, de 6,6 à 14 % en 2007) et qui pourrait être comprise – sous réserve de l’incidence de la présente crise financière – entre 5 et 9 % en 2008. Bref, depuis 2000, la croissance de Brunei décélère quand les prix pétroliers mondiaux (qui alimentent à hauteur de 66 % son PIB), en base annuelle, n’ont cessé d’augmenter depuis 1998. Et comme depuis juillet 2008, cette tendance haussière du pétrole s’est inversée, au moins conjoncturellement, la situation ne devrait pas s’améliorer en 2009.
13Au regard de l’importance de ses réserves de capitaux, comment expliquer alors que Brunei n’ait pas mobilisé davantage de moyens pour redynamiser son développement depuis le début des années 2000 ?
2- L’échec de la première diversification économique
14Cette tempérance s’explique au premier degré par l’échec de la diversification entreprise dans la quinzaine d’années qui suivirent l’indépendance (1984-1998), sous la houlette du prince Jefri, frère cadet du sultan, qui cumulait alors le poste de ministre des Finances, la direction du Brunei Investment Agency et celle du groupe Amedeo (créé en 1994), le plus important conglomérat privé brunéien (27 sociétés), engagé dans le développement accéléré des infrastructures (aménagement portuaire, électrification, télécommunications...), le tourisme (complexe hôtelier à Jerudong, golfe...), l’immobilier et la finance (Baiduri Bank). Amedeo fait faillite début 1998, laissant dans son sillage quelque 16 milliards $ US de dettes (soit plus du double du PIB brunéien), que le BIA doit couvrir pour préserver la confiance des opérateurs internationaux envers le sultanat alors même qu’une partie de ses propres capitaux (c. 4,4 milliards $) ont sombré dans le naufrage.
15La conjoncture est désastreuse, le sultanat voyant à la fois le dollar de Brunei perdre un cinquième de sa valeur par rapport au dollar américain en 1997-1999 du fait de la crise financière asiatique qui entraine la chute du dollar singapourien auquel il est attaché par un currency board depuis 1967 (sur une base de 1 : 15) – quand s’inverse (et ce jusqu’en 1998, sans que les deux phénomènes soient corrélés) la tendance haussière des prix pétroliers. Aussi, dès 1998, l’Etat brunéien et le BIA intentent un procès au prince Jefri pour détournement de 14,8 milliards $ US à des fins personnelles ; et pour redéfinir les orientations stratégiques du développement, le gouvernement se dote d’un organisme en charge de la planification à long terme, le Brunei Darussalam Economic Council6.
16La crise a trois conséquences majeures :
- Les déboires cumulés se soldent par quelque 24 milliards $ US de pertes pour le sultanat, en sus d’un déficit budgétaire qui se poursuivra jusqu’au premier semestre 2004. Et si les autorités gagnent en 2000 le procès intenté au prince Jefri, il faudra attendre plusieurs procédures – dont un appel du prince auprès du Privy Council7 de S. M. la reine Elizabeth II, débouté en novembre 2007 – pour que le contentieux soit finalement apuré en 2008 par restitution des derniers actifs. Il reste que les fonds du BIA, estimés à 80 milliards $ US au début des années 1990, ont diminué de plus de moitié début 2008. Et la plupart des petites entreprises textiles ont fait faillite à la fin des années 1990.
- La polarisation des circuits de décision sur le sultan s’est accrue : dès les premières accusations (d’ordre privé) portées par les médias contre le prince Jefri, le sultan prend en charge le ministère des Finances (février 1997), puis fait officiellement son héritier de son fils aîné, le prince Billah ; le prince Jefri perd (formellement en 2000) la direction du BIA, confié au prince Mohamed, ministre des Affaires étrangères ; la diversification est ensuite confiée en novembre 2001 à un organisme spécialisé, le Brunei Economic Development Board (BEDB), également placé sous la supervision du prince Mohamed, à ceci près que, comme dans les autres domaines, le souverain est désormais le seul à disposer de la signature en matière financière.
- Plus encore, le scandale autant que les malversations ont gravement obéré la capacité décisionnelle du sommet de l’appareil : malgré l’intérêt du BEDB pour le développement d’activités en aval de l’exploitation des hydrocarbures, la volonté a manqué pour saisir toutes les opportunités offertes par l’aménagement portuaire (à Muara) et l’utilisation du gaz naturel pour l’alimentation d’installations industrielles, dont les négociations traînent en longueur : un seul projet majeur est à ce jour en cours de construction, l’usine de méthanol de Mitsubishi Gas Chemical8, quand celui d’Alcoa (aluminium), à l’étude depuis cinq ans, n’a toujours pas abouti.
17Mais si l’ampleur du choc n’a pas davantage fait vaciller des consensus dont la rébellion de 1962 avait montré quarante ans plus tôt toute la fragilité, c’est que le projet mobilisateur de la société brunéienne enclenché depuis le début des années 1990 ne se réduisait pas à sa seule dimension économique, mais la mettait au service d’un plus vaste objectif.
3- Un conservatoire de la culture malaise
18Ce dessein collectif est tout d’abord évoqué lors du royal discours d’accession à l’indépendance du 1er janvier 1984 qui qualifie Brunei de negara Melayu Islam Beraja [pays malais, musulman et monarchique], puis conceptualisé en juillet 1990, à l’occasion du 44e anniversaire du sultan, où il accède au statut d’idéologie d’Etat. Le Melayu Islam Beraja (MIB) définissant la « malayïtude » sur la double base de la religion (l’islam) et du système politique (la monarchie), c’est donc bien la sauvegarde de l’identité malaise qui est inscrite au cœur du projet de société brunéien, ce que déforme sensiblement la traduction anglaise officielle de Muslim Malay Monarchy. Le sultan est ainsi le chef de l’Etat, le chef de la Religion et le chef de la Tradition9, quand l’identité nationale se définit en terme d’identité (Melayu) et non de territoire (Brunei), d’autant que ce dernier s’est réduit à sa plus simple expression... Seul compte donc pour la citoyenneté brunéienne le jus sanguinis (droit du sang) et non le jus solis (droit du sol)10...
19Certes, l’identité malaise peut paraître affaiblie – au moins rhétoriquement – dans l’aire culturelle melayu au seuil des années 1990. En Malaysia, la modernisation a fait imploser la majeure partie des référents traditionnels (à l’exception de la religion), sous l’effet conjoint de la monarchie parlementaire, qui confine progressivement les souverains dans une fonction essentiellement symbolique11, et du décuplement du poids des Malais dans l’économie moderne induit par la « nouvelle politique économique » (NEP, 1971-1990) – alors même que l’objectif de 30 % d’actionnariat bumiputra12 (littéralement autochtone) dans les entreprises n’a été atteint qu’aux deux tiers. Plus gravement encore en Indonésie (au moins dans le berceau historique du monde malais, les Riau et la côte est de Sumatra), elle se heurte à l’omniprésence du syncrétisme javanais que véhicule l’idéologie officielle, le Panca Sila13, au cœur du dispositif d’encadrement des populations mis en place par Suharto. Mais surtout l’explicitation du Melayu Islam Beraja en 1990 permet de contrer la menace que représente un radicalisme islamique sud-est asiatique qui s’est forgé au conflit afghan14, en légitimant le contrôle croissant de l’appareil religieux par les autorités politiques à proportion de ce qu’est réaffirmé le caractère central de la religion : il s’ensuit une ostentation de l’orthodoxie (expulsion du clergé étranger en 199115, interdiction d’enseignement d’autres religions que l’islam dans les écoles chrétiennes, renforcement du hallal, obligation du port du voile à l’école et dans la fonction publiques, création d’une première banque islamique en 1994, présence obligatoire à la mosquée le vendredi, etc.) alors même que le MIB pénètre les manuels scolaires par le biais de l’apprentissage de la culture brunéienne, et que les musulmans brunéiens16 se voient interdire le mariage avec des non-musulmans.
20En mettant en exergue une dimension identitaire qui va à l’encontre des prétentions universalistes des extrémistes, l’instrumentalisation du MIB en 1990 s’inscrit ainsi directement dans le prolongement de la stratégie enclenchée dès son accession au trône par le sultan Omar Ali Saifuddin, qui commença par créer un département des affaires religieuses en 1954. Alors même que faisait rage le débat entre les partisans de la fusion avec la Malaisie et ceux de l’adhésion à une confédération du Nord-Bornéo, il inaugurait la vaste mosquée portant son nom en 1958 puis dotait Brunei – pour la première fois de son histoire – d’un mufti en avril 1962, signifiant ainsi par le biais religieux sa parité avec les sultanats de la Péninsule en même temps que la nécessité de prendre en main la définition d’une orthodoxie pour qu’elle ne soit pas définie par d’autres. Le tout en recourant à l’intermédiation de Johor17, en conformité avec le mythe de fondation18 même de la famille royale. Si à la disparition du Begawan (le sultan retiré, Omar Ali Saifuddin, en 1986), le département des affaires religieuses (qui contrôle le mufti par le biais du Conseil de la religion musulmane) est promu ministère des Affaires religieuses, le décès de ce dernier est l’occasion de prendre le contrôle direct de l’appareil en novembre 1994 : le mufti est détaché de son ministère de tutelle et placé directement sous les ordres du sultan, sous prétexte, une fois encore, de renforcer le statut de l’islam. Est ainsi réaffirmé le caractère « de droit divin » d’une monarchie dont le détenteur s’exprime non pas par discours, mais par titah (i. e. ordre, terme malais réservé exclusivement au souverain ou à ce qui en tient lieu – et à Dieu19), et dont les mosquées diffusent chaque vendredi un seul et même prêche, rédigé par le bureau du mufti.
21Le MIB est scellé par une « monarchie providence » qui prend en main toute la vie des Melayu, de la naissance à la mort : l’école publique, les soins médicaux et dentaires sont gratuits pour les nationaux20 ; la circoncision, le hajj, sont organisés et pris en charge par l’Etat ; les bourses universitaires sont largement répandues, y compris pour étudier à l’étranger ; les Brunéiens bénéficient de prêts préférentiels (sans collatéraux) pour l’achat de véhicules, de logements – à ceci près que la construction de logements aidés21 demeure très largement insuffisante – et sont pour l’essentiel exonérés d’impôt. Financés par l’impôt sur les sociétés (c. 59 % des recettes budgétaires) et les revenus d’actifs (37 %), 28 % du PIB (dont une petite moitié assure les salaires de la pléthorique fonction publique) suffisent ainsi à assurer le bien-être des Brunéiens. Pour préserver Brunei de la crise financière, le gouvernement garantit en sus les dépôts bancaires (en monnaie locale et en devises) depuis octobre 2008. Et même si, depuis l’indépendance, Brunei peut sembler immuable et sa famille royale coupée du commun des mortels, le jeu des rangs et des titulatures ouvre des possibilités de promotion autres que strictement professionnelle autant qu’il assure l’intégration du corps social, quand la multiplication des tâches cérémonielles empêche les serviteurs de la Couronne de sombrer dans une inaction potentiellement subversive à son endroit. Le tout procédant d’une vision du monde spécifiquement sud-est asiatique selon laquelle « la mesure de toute chose, autrement dit la loi, l’ordre, l’organisation du monde et sa représentation au sens large s’obtiennent en hiérarchisant les rangs [...]22 ».
22Tant que la population a le sentiment d’un partage équitable de la rente pétro-gazière, le risque d’explosion sociale demeure donc minime, ce qu’atteste (entre autres) la teneur des nombreux forums internet des Brunéiens, lesquels bénéficient par ailleurs d’un très large accès à la toile. Or dans l’immédiat, la prospérité n’est pas menacée, tant s’en faut : au rythme d’exploitation actuel, Brunei dispose de vingt années de réserve de pétrole et de trente années de gaz ; quant au risque financier, il demeure très largement maîtrisé. L’urgence est ainsi non pas tant d’accélérer le développement en aval, qu’à toute force de désengorger en amont les circuits de décision pris dans les méandres d’une administration qui constitue à ce jour le seul réel facteur de crise systémique, les fonctionnaires surabondants ayant pour unique pouvoir celui de dire non quand le sultan est seul à même de dire oui. Comme le fonds souverain ne suffira pas, de toute évidence, à financer la consommation après la disparition de la rente pétro-gazière, c’est le préalable à toute préparation de l’ère post-hydrocarbures qui – bien davantage qu’une démocratie dont les prémisses sont à peine esquissés23 – constitue le principal enjeu stratégique à échéance d’une génération : il implique une compatibilité des choix sociétaux et industriels... Au regard de la modification des programmes scolaires enclenchée en 2005, la prise de conscience a déjà eu lieu ; il reste toutefois progressivement à lui donner corps.
Notes de bas de page
1 A l’est de Temburong.
2 Le pétrole y a été découvert en 1929.
3 Sans y inclure le Koweït, du fait de son histoire récente (la première guerre du Golfe et la reconstruction qui suivit) et de l’existence de la zone neutre, partagée avec l’Arabie Saoudite.
4 Oman, le plus pauvre des émirats (11 120 $ PIB/cap.), souffrant de surcroît d’un très fort taux de chômage : 15 %.
5 Suite à ses accords avec Singapour, la monnaie de Brunei n’a aucune autonomie.
6 Dont le secrétariat fusionne en mars 2001 avec l’Economic Planning and Development Department du ministère des Finances pour former le Department of Planning and Economic Development (DPED, mal. JPKE), désormais rattaché au bureau du Premier ministre.
7 Dernier lien juridique avec l’ancienne puissance coloniale, le Privy Council de Londres demeure à ce jour l’instance ultime en matière de litiges civils de Brunei, mais plus en matière criminelle depuis 1995.
8 Via sa filiale Kokuka Sangyo (30 % du capital de Brunei Methanol), en partenariat avec Petroleum Brunei (25 %), et Itochu (20 %).
9 Ketua Negara, Ketua Agama dan Ketua Adat Istiadat.
10 26 000 naturalisations entre 1984 et 2006.
11 Etant entendu qu’ils conservent leur fonction de chef religieux.
12 Etant entendu que les statistiques comptent depuis la fin des années 1960 dans les Bumiputra les populations autochtones non malaises de Bornéo, portant ainsi le nombre de Bumiputra à c. 61 % de la population malaysienne.
13 Les Cinq principes, préambule de la Constitution de 1945.
14 Où se sont formés les dirigeants du MNLF, MILF et d’Abu Sayyaf aux Philippines, du Laskar Jihad indonésien, et plusieurs des mouvements du Sud-Thaïlande, etc.
15 Ce qui n’empêche pas le sultan d’autoriser la création d’un évêché en 1998, dont le titulaire est un Chinois de nationalité brunéienne.
16 Avec ce correctif que les lois de 1999 sur les femmes mariées et sur la famille islamique constituent une avancée sensible pour la préservation des droits de la femme au sein de la famille.
17 Le premier mufti, Pehin Datu Seti Maharaja Dato Seti Utama Dr. Haji Ismail bin Omar Abdul Aziz (né à Johor en 1911, diplômé d’al-Azhar et de l’Université du Caire), est diligenté par Johor pour occuper les fonctions de mufti à Brunei (1962-1965), revient ensuite à Johor pour y occuper les fonctions de vice-mufti (1965-1967), avant de reprendre ses fonctions à Brunei jusqu’à sa disparition en février 1993.
18 Syair Awang Semaun.
19 Ce terme malais a été utilisé au XVIe s. par le sufi Hamzah Fansuri pour traduire le terme arabe amr [commandement], traduction depuis largement reprise en malais.
20 Des médecins itinérants visitent régulièrement les régions les plus reculées ; les tarifs appliqués aux étrangers demeurent très modérés.
21 Quelque 30 000 demandes attendent encore d’être satisfaites.
22 Grégory Mikaelian, à propos du Cambodge.
23 Réinstauration d’un Conseil législatif et annonce de futures élections (2004), dissous le 1er septembre 2005 ; nomination par le roi d’un nouveau Conseil législatif, composé de 29 membres, le 2 septembre.
Auteur
Marie Sybille de Vienne est licenciée de chinois et d’indonésien, titulaire d’une maîtrise de gestion et docteur en études extrême-orientales. Elle est professeur à l’Institut National des Langues et Civilisations Orientales (L’O), où elle enseigne l’histoire économique et la géopolitique de l’Asie du Sud-Est et dirige le Centre de préparation aux échanges internationaux (CPEI). Depuis 2006, elle assume de surcroît la responsabilité de la revue Péninsule. Auteur d’une série d’ouvrages sur l’Asie du Sud-Est, elle a publié La Chine au déclin des Lumières, l’expérience de Charles de Constant, négociant des loges de Canton, aux éditions H. Champion (2004) et participé à l’ouvrage édité par Alain Forest, Cambodge contemporain (Indes savantes – Irasec, 2008).
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