Deux combats pour une même idéologie. L’aide humanitaire, un vecteur de la mondialisation ?
Réflexions croisées à propos du tsunami en Thaïlande et du cyclone en Birmanie
p. 83-94
Texte intégral
1- Un nouveau débat ?
1Le débat sur l’aide humanitaire est aussi ancien que la volonté d’aider les autres. Il ne s’agit pas ici de reprendre ce débat mais de l’éclairer à travers l’analyse des situations thaïlandaise (le tsunami) et birmane (le cyclone). Notre présence et notre travail sur les lieux de ces drames nous donnent une responsabilité morale et scientifique, celle de partager nos expériences, d’analyser les faits en chercheurs et d’ouvrir un débat. Les justifications de la non-intervention des chercheurs lors du tsunami pour des raisons (qui nous ont toutes été directement signifiées) de sécurité, de finances, de non scientificité ou d’objectivité sont irrecevables quand les chercheurs compétents peuvent faciliter l’arrivée et le travail des médecins. Les spécialistes des régions touchées par les catastrophes auraient pu donner leurs analyses, libres aux humanitaires de les utiliser ou non. Pourquoi donc ce refus d’écouter les chercheurs, spécialistes des terrains d’intervention ? C’est bien qu’il existe un conflit idéologique entre la réalité de terrain décrite par les chercheurs et le fantasme que voudraient imposer les ONG pour justifier leur interventionnisme.
2D’une manière plus générale, la justification de l’interventionnisme et la volonté d’imposer l’ingérence comme une norme internationale a relancé le débat, mais l’a aussi déplacé. Les victimes ne sont plus que des otages dans le grand jeu de relations internationales qui définit les rapports de force entre Etats à l’intérieur d’un phénomène de mondialisation loin d’être homogène. L’ingérence et la mondialisation veulent figer les rapports de force existants, pour le plus grand bien de l’Occident cela va sans dire.
3Le paradoxe d’un travailleur humanitaire, qui se veut par essence étranger aux circuits de la mondialisation mais qui a besoin d’eux pour exister, a été analysé à maintes reprises par des auteurs comme Bernard Debré ou Sylvie Brunel. Ainsi, nous savons bien que sans famine, il n’y aurait pas d’aide en Afrique, mais que sans mondialisation, sans ultralibéralisme, il n’y aurait souvent pas de famine (cf. les travaux de S. Brunel, qui classifie les différentes causes de famine, dont celle qu’elle appelle « instrumentalisée »).
2- Deux situations pour une même réalité
4La presse mondiale est l’autre grand acteur du secteur humanitaire, en ce qu’elle véhicule les images et les sentiments qui provoquent des dons et justifient des actions : sentiments de culpabilité ? Pitié ? Empathie ? Tous ces facteurs sont probablement à la base des élans de solidarité. Mais le silence des chercheurs fut étourdissant. A Noël 2004, des images terribles sont apparues dans nos journaux et sur nos téléviseurs et, à travers les côtes ravagées et les corps mutilés, le monde a découvert le tsunami. Plus récemment, c’était au tour du cyclone Nargis, dont le pouvoir destructeur a peu à envier au tsunami, car même si les chiffres ne sont pas certains, on peut avancer que le cyclone a fait presque autant de victimes dans le seul delta de l’Irrawaddy que le tsunami sur la côte est de l’océan Indien. Catastrophe nationale certes, mais s’agissant de la Birmanie, internationale. Il ne fallait que peu de chose pour que la situation soit récupérée par d’autres intérêts internationaux que ceux à proprement parler humanitaires. Rappelons que le tsunami s’est abattu sur la Birmanie également (même si les vagues n’ont pas été aussi destructrices qu’ailleurs, on ne le savait pas alors), la communauté internationale ferma les yeux sur ce pays (cf. la carte des pays du pourtour de l’océan Indien, sur laquelle la Birmanie, le plus grand pays de l’Asie du Sud-Est, figurait en blanc, symbole du vide. Il n’y avait que peu de touristes susceptibles d’être emportés par la vague ; puis on reprocha au gouvernement birman son opacité sur l’impact réel du tsunami dans le pays, l’accusant de minimiser le nombre de morts. D'un côté, il semble que les victimes aient réellement été peu nombreuses dans ce pays1 même si les dégâts ont été passés sous silence, et de l’autre, il est évident que la transparence des autorités de la Birmanie voulue par les ONG devait servir une stratégie d’entrisme des organisations humanitaires, donc une menace directe pour le régime militaire du pays. Et c’est bien ce qu’a permis le cyclone Nargis : l’arrivée massive et sans précédent de travailleurs humanitaires expatriés (fussent-ils d’abord asiatiques pour sauver la face des militaires birmans), avec des visas de plus ou moins longue durée, et dans leurs bagages, un discours politique « prêt à l’emploi » sur le pouvoir en place. La Birmanie, un pays de mauvais gouvernement, se devait de figurer sur la liste de l’axe du mal. Pays d’oppression donc et puisqu’il est fermé à la solidarité, il est effectivement mauvais. On découvrait soudain que la Birmanie était un pays fermé depuis des décennies. Le « kit politique » était prêt ; chacun a donc en arrivant un discours formaté avant même d’être confronté à la réalité d’une population qui essaie de s’en sortir par elle-même depuis longtemps. Une autre des raisons pour laquelle un chercheur est mal considéré, il connaît trop la réalité pour prononcer des sentences aussi contre-productives si l’on désire travailler dans ce pays. Il refuse le choc des « civilisations » et des idéologies du bien contre le mal… Il est donc suspect.
3- Deux situations, un système
5Le contexte politique, indissociable de l’action des ONG (même si le fondement de ce type d’organisation est de n’appartenir et de n’être sous le contrôle d’aucun gouvernement), est un facteur déterminant dans la façon dont se comporte l’aide humanitaire dans l’Irrawaddy et la région de Rangoun.
6Le tsunami, par l’ampleur des réactions qu’il a suscitées dans le monde entier, est probablement la première catastrophe réellement mondialisée : les sommes qui ont été débloquées, les moyens humains qui ont été mobilisés ainsi que le nombre de pays impliqués dès les premiers jours qui ont suivi le désastre et en très peu de temps, n’ont probablement pas d’égal dans le passé. Pour un pays ou pour une Ong, ne pas « y être » était impensable et les enjeux économiques qui avaient été révélés étaient tels que, dès les premiers jours, dans les ambassades, les ONG, les organisations étatiques et les entreprises privées on se disputait les terrains d’actions. Déjà se profilait l’aspect mondialisé et surtout le retour sur investissement moral d’une catastrophe : comment tirer le meilleur profit (financier, publicitaire, en nombre de projets, en durée…) de ces quelques minutes qui ont semé la mort et la terreur en Asie du Sud-Est ?
7En effet (et nous l’avons observé pendant plusieurs mois) il ne fait aucun doute que le choix qui a été fait est celui de l’imposition de normes économiques libérales pour la reconstruction ; donc le choix de l’enrichissement personnel et collectif, d’une certaine idée du communautarisme destiné à vaincre les résistances ethniques ou corporatistes et établir une ligne de protection contre le sud-est musulman de la Thaïlande. Il y avait là une « matière première » idéologiquement neutre (ni guerre ni famine) qui permettait de pénétrer de nouveaux marchés, d’abord à travers l’humanitaire urgentiste, puis de s’affirmer et installer les modalités de profits sur le long terme par la reconstruction et son corollaire, le développement. Ainsi, au début, tous ont tenté leur chance : petites et grandes ONG, organisations nouvelles et expérimentées étaient sur le terrain de façon indépendante (Croix Rouge, Croix de Malte) ou mandatées par des structures étatiques (IUCN…).
8En Birmanie, après le passage du cyclone Nargis, le contexte politique, d’autant plus présent à l’esprit de la communauté internationale après les événements de septembre 20072, a permis de révéler mieux encore les convictions et (res) sentiments de l’action humanitaire internationale : conviction d’être implicitement la bienvenue où que ce soit et pour le bien des autres, sentiment d’être nécessaire à l’autre, et ce d’autant plus lorsqu’il s’agit de catastrophes naturelles. Il y eut donc une moralisation dès le départ de la part des ONG sûres d’elles-mêmes, venant de démocratie encore plus sûres d’elles-mêmes. En Thaïlande ce fut plus sournois ; puisque le pays s’est ouvert tout de suite, la moralisation imposée du modèle libéral (emprunt bancaire contre relation de clientélisme, sédentarité contre nomadisme, école contre apprentissage, savoir-faire et connaissance traditionnels contre gestion de la biodiversité…) s’est installée sans coup férir ; même les Chinois ont accepté cette moralisation et cet interventionnisme (des missionnaires protestants notamment après le tremblement de terre). Comment la Birmanie osait-elle donc résister ? Pourtant, les ONG ne pouvaient pas imaginer le refus qu’il leur serait opposé.
9Si les chercheurs avaient été consultés, très vite on aurait pu établir les bases d’un dialogue réaliste et non pas une opposition frontale des bons contre les méchants. Non, les politiques et les affairistes qui président au nom de leur gouvernement aux destinées des ONG ont préféré mettre en place un rapport de force entre le « bien » et le « mal », justifiant ainsi a priori tous les échecs potentiels de leur action Et, où mieux qu’en Birmanie, pouvait-on trouver une telle situation permettant de confronter deux modèles ? On a donc bloqué les initiatives, confrontant deux idéologies tout en laissant mourir les victimes. C’est bien cette confrontation idéologique voulue qu’il faut dénoncer, elle tue autant que la catastrophe et c’est bien la raison pour laquelle les chercheurs devraient se mobiliser. En Thaïlande, lors du tsunami la confrontation idéologique était moins violente, car elle n’a pas tué physiquement ; elle a cependant fait disparaître des pans entiers de sociétés pour laisser la place à un libéralisme triomphant. Si, en Birmanie, les ONG n’ont pas vu qu’elles instauraient un débat stérile et une confrontation évidente (avec par exemple leurs avions prêts à débarquer chez les « méchants », qui en plus sont pauvres…), cela illustre leur naïveté ou pire encore leur volonté de ne voir que ce qui leur semble bien. Elles établissent donc les bases d’un discours et d’une action unilatérale qui a été rejetée bien sûr. Qu’on leur refuse l’entrée, alors qu’elles estiment être dans leur bon droit, quand dès le départ, le pays était dans une situation d’urgence humanitaire sans précédent dans ce pays (rappelons que le nombre de morts lié au cyclone avoisine celui du tsunami), n’étaient donc pas pensé. Elles ont « découvert » un gouvernement birman fidèle à la xénophobie, et ont été maintenues dans un carcan administratif visant à les empêcher d’intervenir librement dans les zones les plus touchées du delta de l’Irrawaddy. Le gouvernement birman, et c’est bien le paradoxe, même s’il a agi par égoïsme, pour faire monter les enchères, ou par paranoïa a bien compris la capacité de nuisance culturelle de toutes ces ONG dont beaucoup déclaraient entrer « pour longtemps » ; car elles sont là pour rester et apporter aux populations la connaissance de l’Occident et ainsi faire avancer la cause de la démocratie et du libéralisme, même si elles ne se revendiquent d’aucune obédience. Cette ouverture a été refusée aux Birmans depuis des dizaines d’années et c’était prétentieux de penser que le gouvernement ouvrirait la porte aux ONG.
4- Les solidarités locales contre les ONG ?
10Dès lors, l’action humanitaire devenait une action politique. Cependant c’est bien plus l’inaction (forcée) qui domine, les ONG ont commencé à se faire les porte-parole de l’insoutenable mépris du gouvernement birman à l’égard de son peuple, et de fait à leur propre égard. En effet, la nécessité même de leur présence et de leur intervention pour le bien des sinistrés n’est pas objet de questionnement. D’ailleurs ce discours est relayé par des ministères des Affaires Etrangères insouciants de la portée de leurs critiques sur le renfermement du gouvernement birman, tout comme de la portée symbolique d’un support logistique et médical envoyé en direction du delta à bord de bateaux ou d’avions militaires. Et ce n’est pas la pression internationale entérinée par la venue de Ban Ki-Moon en Birmanie qui aura permis de rassurer le gouvernement sur le bien-fondé de l’aide internationale (encore eût-il fallu qu’elle se dépolitisât avant d’agir). En effet, si les promesses du gouvernement birman pour un accès désormais facilité au delta a réussi à faire frémir les centaines d’expatriés en attente d’un visa à Bangkok, un feu accidentel tout autant que providentiel dans la section visas de l’ambassade birmane en Thaïlande le lendemain aura refroidi beaucoup de leurs ardeurs.
11Ce contexte a finalement exacerbé une réalité du monde humanitaire, qui de ce point de vue n’a rien à envier au monde capitaliste : la course aux moyens et celle à la justification des dépenses de l’argent auprès des bailleurs pour pouvoir rendre compte de l’utilité de l’Ong et ainsi attirer des fonds supplémentaires. Pourtant le tsunami avait montré les limites d’un tel système, mais celui-ci est trop bien rôdé maintenant. La difficulté d’accès au delta donne par essence une forme de prestige à toute forme d’action sur le terrain. Néanmoins, comment élaborer des plans d’action sans la donnée de base, que l’on pourrait résumer au nombre de pertes humaines et matérielles et des nouveaux besoins pour retourner à une situation économique (et sociale) proche de l’avant-cyclone ? La question est restée en suspens les premiers temps, sans empêcher des proposals d’être élaborés à l’intention des bailleurs, ou des « donneurs » (cet anglicisme emprunté au terme donor souligne bien l’idéologie humanitaire qui veut que l’on « donne » aux plus nécessiteux, dont les besoins sont à déterminer par les ONG et les appareils d’Etat3). L’argent et le matériel arrivés, fallait-il encore pouvoir les distribuer. Et de s’étonner que les militaires se servent ; pourtant personne ne s’étonnait de voir les militaires prendre en charge l’aide humanitaire en Thaïlande et la distribuer selon des listes pré-établies qui favorisaient les riches, les puissants, enrichissaient ceux qui n’en avaient pas besoin et endettaient les pauvres.
12Un mois après le cyclone, une Ong anglo-saxonne découvrait encore un village isolé de l’aide internationale (une image qui nous fait penser aux tribus perdues de l’Amazonie), une découverte provoquant un double sentiment pour les responsables de cette organisation ; l’un plutôt « heureux » (car c’est en ces termes que réfléchissent de nombreuses ONG) quant à la possibilité de gagner d’autres terrains dans le partage des villages du delta entre les différentes ONG ; l’autre plutôt dérouté à la vue de ces personnes qui, en dépit de leur isolement, s’étaient organisées pour survivre et reprendre un semblant d’activité économique. Et c’est la règle essentielle lors des catastrophes, la réponse vient d’abord des solidarités locales et nationales. Pourquoi nier aux gens la possibilité de s’organiser tout en les aidant ? Rappelons que les Moken (qui avaient anticipé les vagues), dès le lendemain du tsunami avaient déjà adopté tous les orphelins (moken bien sûr mais pas uniquement) de tout l’archipel. Et le fait est que la population birmane ne s’attendait pas à une aide quelconque de la part de la communauté internationale, ni même du gouvernement. Face aux catastrophes et situations difficiles en général, seuls les réseaux d’entraide familiaux ou amicaux permettent aux Birmans d’y répondre. En revanche, ce double affront aux ONG, de la part du gouvernement et, malgré elle, de la part de la population, a fait naître un discours moralisateur sur la « vilenie » du gouvernement birman, qui s’est répercuté dans l’ensemble des couches sociales du peuple birman. Le cyclone est devenu un moyen pour les Birmans de s’exprimer de manière excessivement libre sur le gouvernement. Puis, dans un deuxième temps, sans pour autant les accuser directement, les Birmans ont commencé à constater l’inefficacité des ONG, et au contraire à vanter les mérites des réseaux d’entraide privés, qu’ils soient petits (regroupant quelques personnes capables de récolter des fonds et d’aller faire des distributions de dizaines de sacs de riz, de bâches plastiques pour les toits, etc.) ou organisés de manière à couvrir l’ensemble du delta.
13Ainsi, un mois après le cyclone, alors que les desk d’urgence des ONG peinent encore à céder la place aux desk à long-terme, la question de l’efficacité des projets d’aide internationaux dans le secours des victimes flotte sur les lèvres mêmes de certains humanitaires. Et si la Birmanie, par conviction politique d’abord et parce que les Birmans se sont vus projetés dans un élan de solidarité indispensable à l’effort de résilience de l’Irrawaddy, pouvait se passer de l’humanitaire ? Mais une fois entré, il n’est pas question de s’arrêter aux besoins premiers des populations affectées. Et aujourd’hui en Thaïlande, à plus de trois ans du tsunami, ce sont naturellement les grandes ONG qui restent avec des programmes à long terme, les petites s’étant dissoutes, ayant été incorporées ou, parfois, s’étant reconverties en d’autres activités (« tourisme responsable », hôtellerie…). En Birmanie également, la transition vers les projets de développement promet l’accès à des sommes plus importantes et de prendre pied dans un pays où le fonctionnement des ONG est déjà entravé en temps normal. Et le système libéral, avec les Etats-Unis comme porte-étendard ne laissera pas passer une telle occasion. « Nous sommes là pour y rester », rappelons à nouveau le credo de nombreuses ONG américaines.
5- Le développement, un acteur de la mondialisation ?
14Si l’aspect mondialisé des actions qui suivent ces catastrophes ainsi que la récupération politique qu’on en fait est évident4, l’aspect « mondialisant » de l’aide est tout aussi réel et nous met en face d’une réflexion sur nous-mêmes, sur le monde occidental et sur la conscience que nous avons de l’existence de réalités « autres ». Comment abordonsnous l’altérité, ce que nous appelons l’exotisme ? Nous parlons ici de mondialisation des idées, des valeurs, dont la mondialisation économique et politique n’est que l’une des facettes.
15En effet, toutes les actions qui sont entreprises le sont sur la base de la vision que nous avons des besoins et nécessités, qui est elle-même basée sur des indicateurs « universels » fixés bien loin de la réalité locale.
16Ceci a été le cas en Thaïlande après le tsunami. Là-bas, la réalité locale et périphérique du Sud, celle des interactions entre Sino-Thaïs, musulmans malais et nomades moken, a été niée au profit d’une réalité qui reflétait d’un côté celle de l’Etat central, de la majorité thaïe et des promoteurs immobiliers, et de l’autre côté celle d’un Occident convaincu de l’universalité des indicateurs qu’il amenait avec lui5.
17Il était évident dans ce contexte que des nomades comme les Moken ou des semi-nomades comme les Moklen aient été considérés de la même façon que des pêcheurs thaïs bouddhistes ou musulmans, au nom d’une égalité sociale qui est entendue comme un dogme. Néanmoins, l’égalité culturelle entre le nomade et le sédentaire, elle, n’est pas présupposée :
« S’agissant d’une communauté de nomades marins, ils n’avaient qu’une faible connaissance des modes de vie sédentaires ; pour cette raison la World Conservation Union a entrepris une palette d’exercices participants pour l’évaluation des besoins à la suite desquels il a été convenu qu’ils tireraient profit d’une formation à la réalisation de cultivations domestiques6. »
18Ceci n’est qu’un exemple parmi d’autres, montrant que, selon les acteurs du développement, on doit « donner les moyens » à un nomade de devenir sédentaire alors que c’est pour des raisons idéologiques et culturelles qu’il refuse l’accumulation et l’agriculture. On ne se questionne pas sur la pertinence de la démarche. Ce comportement présuppose une intime conviction en la supériorité du modèle sédentaire par rapport à celui du nomade. Comment peut-on alors nier que le chercheur ait une place essentielle dans ces dispositifs mondialisés ? Il lui appartient d’éviter la reproduction d’erreurs scientifiques depuis longtemps jetées aux oubliettes chez nous, mais encore en vogue chez d’autres, comme le prouve cette action volontaire de l’Iucn qui crée ainsi une échelle de valeurs parmi les sociétés, comme le faisaient les premiers observateurs-ethnologues du XIXe siècle. Car, comme le montrent de nombreux travaux ethnologiques et archéologiques, ces deux réalités, nomades et sédentaires, loin d’être opposées, sont complémentaires et en ceci la réalité locale du Sud s’oppose à celle étatique d’un Bangkok qui rêve d’intégrer ses minorités.
19Nous entrevoyons donc ici le côté « mondialisateur » de ces démarches, cette volonté de remplacer les réalités locales, les « autres » (qui, tout en étant exotiques, ne sont pas comprises ou alors jugées archaïques), par d’autres réalités supposées universelles. Ainsi, rapports sociaux, rapports commerciaux, lois locales non écrites, sont bouleversés au profit d’une vision libérale et globale de la société. Pour citer un exemple, après le tsunami, les lois foncières locales, régies par des codes pluriséculaires, ont été négligées au profit de celles d’un Bangkok lointain, mais officiel. Ceci a causé le déplacement de villages entiers sur d’autres terres et l’appropriation du littoral par des promoteurs immobiliers : des dizaines d’hôtels ont vu le jour obligeant de fait des milliers de pêcheurs à changer d’activité, car ils n’avaient plus de place où amarrer leur barque sur la plage...
20En observant aujourd’hui le Sud de la Thaïlande, il est évident que le passage de l’humanitaire urgentiste à l’établissement de projets de développement à long terme était un des buts recherchés après le tsunami, un moyen de rentabiliser la catastrophe. Ainsi, nous comprenons peut-être que la non-reconnaissance des réalités locales, la subordination de celles-ci aux réalités étatiques et libérales est une condition sine qua non pour pouvoir établir avec succès des projets à long terme. Il semble inconcevable de voir des gens vivre avec des standards différents des nôtres (ils sont alors considérés comme des inadaptés à la réalité actuelle) ; mais l’aplanissement de ces différences culturelles présuppose un travail de longue haleine, durant lequel non seulement les moyens matériels sont donnés pour se développer, mais aussi ceux idéologiques (sédentarité versus nomadisme, économies versus idéologie de non-accumulation, lois étatiques versus règles locales…). Ainsi, ce passage ne peut se faire qu’à travers la reconstruction : là, par l’application d’indicateurs universels pratiques (maisons, terrains, eau, écoles) mais aussi idéologiques (définition des indicateurs selon le bienêtre social de l’Occidental moyen, définition des seuils de pauvreté dans des économies où la monnaie multiple – pour reprendre l’expression de Condominas – règne…) ; ainsi seront posées les bases de la pérennisation des actions, qui seront de fait justifiées sur la longue durée.
21L’observation des projets menés par les ONG nous montre à quel point la réalité locale n’est pas prise en compte, pas comprise, ou jugée peu importante. Il s’agit d’ouvrir un espace de réflexion sur ces problèmes : comment montrer l’importance paradigmatique de populations jugées à tort comme « archaïques » car possédant un mode de vie différent de celui dicté par le libéralisme occidental ? Au-delà des définitions qui en ont été données, quelle est la pertinence de ce que nous appelons « développement » ? Quelles en sont les réelles conséquences sur les populations ? Quels sont le rôle et la responsabilité de la recherche scientifique face à de telles catastrophes ? Voici les thèmes sur lesquels nous voudrions ouvrir la discussion.
Notes de bas de page
1 Alors que les humanitaires auraient eu sûrement plus à faire en s’intéressant aux travailleurs immigrés birmans en Thaïlande, le plus souvent illégaux, qui furent largement touchés par le tsunami dans le sud du pays, là où les hôtels comptent beaucoup d’entre eux dans leurs effectifs.
2 DEFERT Gabriel (dir.), Birmanie contemporaine, Irasec-les indes savantes, Bangkok-Paris, 2008, XL-475 p.
3 Ainsi, la FAO a subi une pression importante de la part des humanitaires jusqu’à la parution du needs assessment tant attendu (FAO, 18 juin 2008) et qui permettra à l’ensemble des ONG de s’appuyer sur les grandes lignes et « stratégies » d’action préconisées par l’organisation. On a vu les dégâts de telles modalités d’action (cf. BOURDON M. et al., Un deuxième tsunami pour les Moken et les Moklen, Kéto/Ccsti, Paris, 2007, 83 p.).
4 Il suffit d’ailleurs de se souvenir du scandale qu’avait déclenché la volonté de Médecins sans frontières de ne plus recevoir d’argent, estimant les sommes suffisantes, ainsi que les critiques suscitées par l’ampleur des sommes versées.
5 Peut-on dire d’un aspect « évolutif » de la civilisation ?
6 « Being a sea-faring community, they had very little knowledge of land-based livelihoods, so the World Conservation Union undertook a series of participatory needs assessment exercises, after which it was agreed that they would benefit from being trained in home gardening. » Extrait d’« Environmental Stories », IUCN (World Conservation Union), une des plus grandes Ong écologistes. http://www.uicn.org/places/asia/coastalinfo/docs/. Traduction de l’anglais par les auteurs.
Auteurs
Maxime Boutry, lauréat de la bourse Lavoisier du Ministère des Affaires Etrangères, est docteur en Anthropologie sociale à l’EHESS (Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales). Il se consacre aujourd’hui aux constructions identitaires à travers l’exemple des interactions entre pêcheurs birmans et Moken (quelques milliers de nomades marins présents dans le sud de la Birmanie, Archipel Mergui, et le sud de la Thaïlande) et participe au programme Mobilités et Frontières de l’Irasec sur les populations birmanes du Tenasserim et du sud de la Thaïlande.
Chercheur associé à l’Irasec, est docteur en géologie de l’Université de Lausanne et diplômé de l’EHESS (Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales). Boursier du Fonds National Suisse pour la Recherche Scientifique il travaille dans le cadre du projet « Mobilité et Frontières ». Il s’intéresse à l’identité des Moklen, qu’il aborde entre autres par l’étude de leur vie rituelle et de leur organisation sociale symbolique. Il travaille aussi sur l’analyse critique des projets de développement qui ont affecté la région après le tsunami de 2004.
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