Kate Webb, l’aventure des agences
Paru dans Fase no 6 Vol II de juin 2007
p. 177-178
Texte intégral
1La nuit était déjà très avancée et nous avions copieusement consommé dans un bar à vins de Jakarta. Pour la première fois, Kate m’avait rapporté une expérience qui, jeune, l’a durablement marquée : les massacres auxquels elle avait assisté en 1965-1966, à Yogjakarta, lors d’une répression anti-communiste qui a fait, selon les calculs, de deux cent mille à huit cent mille victimes à travers l’archipel indonésien. Née en 1943, d’origine néo-zélandaise, Kate Webb était alors l’aube d’une vie très dense mais qu’elle a accompagnée d’un regard mêlant l’indulgence et l’absence d’illusions. Nous nous étions quittés sur le coup de deux heures du matin, elle en direction d’une boîte de nuit et moi rejoignant le Cemara, petit hôtel de photographes et de journalistes à la tâche du centre de Jakarta.
2Cette soirée s’est déroulée quelque temps après la chute de Suharto, en mai 1998, l’un des nombreux grands moments d’une aventure asiatique qui a conduit Kate d’Afghanistan — le retrait soviétique de 1989 — au Sri-Lanka — le début de l’insurrection tamoule — en passant par l’assassinat de Rajiv Gandhi, la mort de Kim Il-Sung, la rétrocession de Hong Kong, la fuite des Marcos, et, bien entendu, en lever de rideau, la guerre du Viêt Nam. Sa seule incursion professionnelle hors d’Asie fût à l’occasion de la première guerre du Golfe, en 1991. Un parcours sans aucune idée de carrière, avec le journalisme à la fois pour fil et prétexte.
3Kate venait alors d’écrire un portrait — bref chef d’oeuvre publié à l’occasion d’un sempiternel anniversaire de la prise de Phnom Penh, le 17 avril 1975, par les Khmers rouges : celui d’un enfant cambodgien abandonné et que le bureau de son agence de presse — UPI à l’époque — avait recueilli pendant la guerre. Un petit bonhomme muet, atterré, recroquevillé sur lui-même, de passage sur terre, disparu un beau jour aussi mystérieusement qu’il était apparu. D’un trait, en quelques centaines de mots, Kate avait résumé la misère d’une humanité broyée. Le souvenir le plus vif. Du grand journalisme.
4Kate Webb rêvait, sur le tard, de pêche en Alaska. Trente années d’agence — treize à UPI, jusqu’en 1984, suivies de dix-sept à l’AFP — l’avaient un peu vidée. Dans la profession, tout le monde sait qu’elle avait été donnée pour disparue au Cambodge en avril 1971 – le New York Times avait même publié sa nécrologie – et qu’elle était réapparue après vingt-trois jours de captivité, très affaiblie par le paludisme, le jour même où une cérémonie funéraire en son honneur devait avoir lieu. Pour avoir passé sa vie à brûler la chandelle par les deux bouts, Kate avait fini par perdre un peu ses marques.
5Elle a été l’illustration la plus belle du journalisme d’agence, celui qui a dominé avant que l’immédiateté du transfert de l’image bouleverse l’information. Elle s’est éteinte, le 13 mai, dans un hôpital de Sydney, victime d’un cancer de l’intestin. Comme son petit protégé cambodgien, elle s’en est allée comme elle est arrivée, sans rien dire, comme si la vie n’était qu’une parenthèse. Non par modestie, mais par sens de la futilité. Une grande dame.
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