Une paix durable ? Inch’Allah
Paru dans Fase no 4 Vol II de juillet 2007
p. 147-151
Texte intégral
1La campagne électorale a un petit parfum de victoire. Durant la dernière ligne droite de campange avant le scrutin, qui devait avoir lieu, le 25 juin, la foule s’est pressée sur le terrain vague qui borde l’école primaire de Bireuen. Dix mille personnes ? Davantage ? Des bouchons se forment sur la route Medan-Banda Aceh, bloquée par les pick-up, bus et mobylettes des sympathisants. Les voyageurs qui espéraient faire le trajet en l’espace d’une journée paient le prix de l’enthousiasme des électeurs : plusieurs heures à rôtir dans leurs bus.
2Le chanteur Farsil est loin d’être la principale attraction : on est venu applaudir Noordin Abdulrahman, candidat du Mouvement de libération d’Aceh (Gerakan Merdeka Aceh, GAM) au poste de bupati (régent) du district de Bireuen. L’atmosphère est à la fête, le district est un bastion du GAM et ; en si l’on se réfère aux scores obtenus par les anciens rebelles lors de l’élection du scrutin du 11 décembre 2006, la victoire est assurée. Le vote, à Biruen, n’a été reporté que pour des raisons techniques.
3Il y a six mois, les Acehnais ont donné un mandat clair au GAM : Irwandi Yusuf, l’un des négociateurs du traité de paix signé à Helsinki le 15 août 2005, a obtenu 38,2 % des voix, raflant le poste de gouverneur dès le premier tour, et les candidats GAM ont été adoubés maires ou bupatis dans la moitié des circonscriptions. « Désormais, il n’est plus question de blâmer Jakarta pour tout ce qui va mal dans la province. Le GAM a toutes les cartes en main », estime Aguswandi, jeune activiste acehnais qui vient de créer son propre parti.
4Le GAM a reçu un beau jeu : un traité de paix aux termes largement acceptés par chacune des parties ; une province où l’argent ne manque pas ; un processus de paix suivi de près par la communauté internationale ; et, surtout, d’anciens belligérants conquis par le goût sucré d’une paix chèrement acquise. « Comparé à bien d’autres pays qui connaissent des conflits, on a ici une situation de rêve ! » risque Aguswandi.
5L’enjeu est d’importance car, aujourd’hui, se posent les fondations de l’avenir. Prenons le style, par exemple. Traditionnellement, le gouverneur d’Aceh ne se déplaçait que suivi d’une cohorte d’assistants, conseillers et secrétaires qui allaient jusqu’à porter sa serviette. Irwandi Yusuf a l’habitude de conduire sa propre voiture et de s’arrêter de temps à autre dans ces petits établissements de bord de route où les hommes ont l’habitude de siroter leur café. « Les gens sont contents car il leur suffit d’un SMS pour entrer en contact avec leurs dirigeants », assure Munawar Liza, jeune (33 ans) maire de Sabang. Si le pli n’a pas été pris par tous les élus GAM (le vice-gouverneur, pour sa part, a pris exemple sur la pompe de rigueur à Jakarta), le symbole est là : le peuple acehnais est désormais aux commandes.
6« On est toujours en pleine lune de miel, les gens restent ouverts. Mais attention à ne pas les faire trop attendre », prévient Humam Hamid, candidat opposé à Irwandi lors du dernier scrutin et président d’une ONG, le Forum de la reconstruction d’Aceh, qui étudie le processus de paix. Car les espérances sont à la hauteur de la radicalité de ce changement de cap : si la paix se consolide peu à peu, la pauvreté affecte toujours près de la moitié la population, le chômage reste un fléau et les besoins de la reconstruction sont immenses.
7Irwandi a publié en avril dernier son plan quinquennal. La part du budget affectée à la mise en place de services publics atteint 87 %. Du jamais vu. Encore faudra-t-il que ce plan puisse être appliqué. Aceh jouit désormais d’un niveau d’autonomie comparable à celui de la Papouasie et sans équivalent ailleurs dans l’archipel : mis à part dans six domaines régaliens (comme la défense ou les affaires étrangères), la province a toute liberté de choisir. Là où, dans le reste de l’archipel, le vaste mouvement de décentralisation qui a suivi la chute de Suharto a surtout délégué les pouvoirs aux districts, c’est la province, ici, qui décide.
8Le gouverneur doit donc désormais négocier avec le Parlement régional et les bupatis quelle sera la marge de manœuvre des districts. Dans le domaine de l’éducation par exemple : qui sera en charge de la construction des bâtiments ? De leur entretien ? De l’embauche des professeurs ?... Quelle sera l’autonomie budgétaire des districts ? « Donnez trop et vous perdrez tout le sens de l’autonomie accordée à Aceh par le traité de paix ; pas assez et vous finirez par vous retrouver dans l’absurde situation où le chef-lieu de la province, Banda Aceh, a la même attitude que Jakarta pendant les trente années de guerre ! », analyse Humam Hamid. Bref, le jeu politique reste miné dans l’attente d’une claire définition des règles juridiques au niveau provincial.
9Dans l’immédiat, les autorités locales sont confrontées à un défi d’une autre nature : apprendre à travailler avec la bureaucratie en place, qui n’a pas changé depuis la signature du traité de paix et souffre d’une désastreuse réputation de corruption et d’inefficacité. Pourtant, Irwandi s’est prononcé contre un chamboulement de la structure. « J’ai dit aux fonctionnaires : ‘ je vous fais confiance. Je pars du principe que vous êtes tous honnêtes, que vous êtes tous compétents, que vous êtes tous travailleurs… jusqu’à preuve du contraire’ », résume-t-il. L’avenir dira si cette attitude se révèle payante. Pour l’instant, un élu comme Munawar Liza, lui, se plaint toujours de la réluctance de certaines institutions, en premier lieu la police et l’armée, à se plier aux règles édictées par leurs ennemis d’hier.
10Changer les mentalités, la culture politique, prend du temps, peut-être une génération. Le service public n’est pas le seul concerné : le GAM doit aussi sans cesse rappeler ses troupes à l’ordre. A Bireuen, lors d’une conférence de presse du candidat GAM, alors que l’assistance déguste un nasi goreng autour d’une table basse en bambou, vidéo de karaoké en arrière-plan, un journaliste local se plaint de l’« arrogance » des militants GAM. « Ils conduisent leurs motos comme des fous, se comportent comme s’ils étaient les rois ». Teungku Darwis Jeunieb, (« Teungku » est un titre qui marque le respect à l’égard de cet ancien commandant du GAM, aujourd’hui chargé de la sécurité), soupire. « Nous leur avons dit de bien se tenir car ce n’est pas bon pour notre image, surtout dans la perspective des élections législatives de 2009. Mais, vous savez, s’adapter au mode de pensée des civils n’est pas facile ».
11Les petits caïds en deux-roues sont une chose, les criminels une autre, plus préoccupante. Au cours des six derniers mois, la délinquance a grimpé en flèche dans la province, des vols de mobylette aux attaques à main armée. A Aceh Utara, district aux ressources importantes (ce n’est pas un hasard si le conflit y a été le plus aigu), des grenades ont même été lancées contre des bâtiments administratifs. Les spéculations foisonnent sur l’origine des troubles : militaires indonésiens en mal de déstabilisation ? Groupuscule indépendantiste opposé à l’accord d’Helsinki ? Ou, plus probablement, clans rivaux vaguement affiliés aux acteurs de la guerre, qui se disputent les ressources du district ?
12Durant les trente ans de conflit, le GAM finançait ses activités grâce au « pajak nanggroe », ou « impôt national », prélevé, de gré ou de force, auprès des individus et entreprises. Si la pratique a été abolie par la hiérarchie de l’organisation, elle reste ancrée chez beaucoup d’anciens combattants qui ne réalisent pas toujours que leur ancienne habitude est aujourd’hui qualifiée d’extorsion de fonds. Ces vétérans démobilisés, souvent qualifiés dans aucun autre domaine que le seul maniement des armes, sont tributaires, pour les trois quarts, de programmes de réintégration, dont le financement tarde à se manifester. « La réintégration des anciens combattants est le joyau de la couronne en ce qui concerne le processus de paix : s’il ne se réalise pas proprement, le risque de déstabilisation devient sérieux », estime Humam Hamid.
13Pourtant, la possibilité d’une paix réelle n’a jamais semblé si proche à Aceh. Même Sofyan Ali, le créateur du FPSG — Front contre le mouvement séparatiste GAM, qui chapeautait les différentes milices armées par Jakarta— veut se montrer magnanime. « Ce genre d’incidents est le fait d’individus, non d’une organisation. Il y a des pommes pourries partout. Avec le GAM, je n’ai plus de problème ». Une fois l’interview terminée et le micro éteint, il insiste : « vous allez écrire que tout va bien à Aceh maintenant ? Le temps des bêtises est fini ».
14Si Aceh est encore en transition, la population veut à tout prix la paix. Nasruddin, chef du GAM à Bireuen, en est convaincu. « La paix, dit-il, va durer parce que tout le monde la veut. Pas seulement le GAM. Nous nous sommes battus pendant 29 ans, puis il y a eu le tsunami – un message de Dieu qui nous ordonnait d’arrêter. Donc, il n’est pas impossible que cette paix soit éternelle. Inch’Allah ».
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