Le temps du jihad dans le Sud de la Thaïlande
Paru dans Fase no 7 Vol II de juillet 2007
p. 67-72
Texte intégral
1En 1993, à l’époque député musulman du parti démocrate, Surin Pitsuwan nous confiait que l’intégration des Malais musulmans du sud de la Thaïlande était en bonne voie. Ils avaient, à ses yeux, délaissé la défense de leur identité par la force pour travailler « dans le système » en participant activement, par l’intermédiaire de leurs leaders, à la vie politique du pays. « Les musulmans sortent progressivement de leur village pour devenir des citoyens de l’Etat. Ils deviennent partie prenante au contrat social thaïlandais », avait-il estimé.
2En effet, Surin Pitsuwan était devenu, quelques années plus tard, ministre des affaires étrangères. Den Tohmeena, d’une vieille famille nationaliste de Pattani, avait accédé au poste de vice-ministre de l’intérieur. Wan Mohammad Noor Matha, politicien influent de Yala, avait obtenu le portefeuille de l’intérieur sous le premier gouvernement de Thaksin Shinawatra, après avoir longtemps présidé l’Assemblée nationale.
3Aujourd’hui, Surin Pitsuwan semble avoir pêché, à l’époque, par optimisme. Le sud islamisé de la Thaïlande, où deux millions de Malais musulmans représentent 80 % de la population, est plongé dans une violence qui menace de détruire durablement les relations entre musulmans et bouddhistes. Vingt mille soldats et paramilitaires, ainsi que dix mille policiers, tentent vainement d’y rétablir la sécurité. 2 300 personnes y ont été tuées depuis janvier 2004. Les embuscades meurtrières, les assassinats ciblés, les attentats à la bombe et les incendies d’écoles et de bâtiments publics sont devenus quotidiens. Avec ses véhicules militaires déchiquetés, ses victimes décapitées et son atmosphère de terreur, le sud de la Thaïlande évoque les recoins les plus infortunés de la planète : l’Irak, l’Afghanistan, le Liban.
4Cet échec est d’abord celui du modèle d’intégration, ou plutôt d’assimilation thaïlandais. L’identité thaïlandaise imaginée est forgée autour d’une langue minoritaire du pays – le thaï pratiqué dans le centre du royaume – et d’un ensemble de comportements culturels fortement influencés par le bouddhisme et la nature hiérarchique de la société. « Depuis la fin du sultanat de Patani (en 1902), les Malais musulmans vivent dans une structure horizontale, une société au sein de laquelle chacun est l’égal de l’autre. Ils ne comprennent pas la structure verticale qu’on essaie de leur imposer. Ils sont mal à l’aise avec l’officiel thaïlandais », explique Surin Pitsuwan.
5Depuis le règne du roi Vajiravudh (1910-1925) et surtout depuis les gouvernements de Phibulsonggram (1938-1944, puis 1948-1957), l’Etat a ressenti le besoin de rassembler les populations allogènes sous la bannière d’un nationalisme qui incite les non-Thaïs à émuler les normes codifiées du comportement thaï. Ces normes, fondées en partie sur la réalité du mode de vie séculaire des Thaïs du bassin de la Chao Phraya mais aussi, parfois, sorties de l’imagination de hauts fonctionnaires, constituent la thaïcité (kwam pen thai), le fait culturel d’être thaï. Cette notion, à la fois floue et peu flexible, privilégie l’assimilation au détriment de l’intégration. Propagée par le système scolaire, l’administration et les pagodes, elle n’a rencontré de réelle résistance que dans le sud islamisé.
6« Pour la religion, les Thaïs peuvent être tolérants, mais aussi ignorants. Nous avons des préjugés, nous aimons classifier tout le monde. Nous avons un fort sens de l’exclusivité, des idées arrêtées sur ce qu’est la manière correcte de se conduire », estime Gothom Arya, qui coordonne une série de projets dans le sud sous l’égide du Centre pour la paix de l’université Mahidol. Dans le sud islamisé, cette approche rigide s’est heurtée frontalement à une culture profondément différente, où la religion et l’ethnicité se confondent et se renforcent. « L’orientation essentiellement ethnique des deux communautés – Thaïs bouddhistes et Malais musulmans – en font des systèmes fermés qui ont du mal à entrer en relation l’un avec l’autre. Les Malais musulmans considèrent que l’intégration nationale implique leur propre désintégration culturelle », estime Imtiyaz Yusuf, professeur de philosophie à l’université Assumption.
7Cette ligne de faille entre deux mondes culturels et les malentendus qui en découlent sont évidents dans les écoles publiques du sud thaïlandais. Dans l’école de Ba Yo, à une quarantaine de kilomètres de Yala, une trentaine de gamins et de fillettes âgées de cinq à six ans s’affairent à rassembler des figures géométriques dans un vacarme de cris. « On essaie de leur faire parler thaï parce que, dans leur vie quotidienne, ils parlent malais. Ils ne savent pas parler thaï. Mais il n’est pas possible qu’ils utilisent le malais comme première langue. Il faut tout reprendre à zéro », explique l’enseignante qui guide la visite. L’école publique est le lieu de cette transfiguration, l’usine où les petits Malais sont transformés en petits Thaïs.
8Des décennies de frustrations et la volonté de préserver un espace culturel propre face à la forte pénétration de l’Etat thaïlandais ont abouti à plusieurs vagues de mouvements séparatistes. La première, à la fin des années 60, avait été provoquée par la volonté du gouvernement central thaïlandais de contrôler l’éducation au sein des pondok, les écoles coraniques traditionnelles, refuge par excellence de l’identité malaise musulmane. Ces pensions, devenues des « écoles privées enseignant l’islam », contrôlées et soutenues financièrement par le ministère de l’éducation, avaient dû adopter le programme thaïlandais d’enseignement et la langue thaïe.
9La conséquence en a été une radicalisation du ressentiment des Malais musulmans envers l’Etat thaïlandais. Du fait de la dégradation de l’éducation religieuse dans les pondok, beaucoup des jeunes sont partis étudier au Pakistan, en Egypte, en Malaisie ou au Moyen-Orient. Plus conscients de leur identité de « musulmans de Patani », influencés par les leaders séparatistes vivant à l’étranger, ils ont accumulé la rancœur contre le gouvernement central thaïlandais. Certains, revenus au pays, sont devenus des inspirateurs de la deuxième vague séparatiste qui a commencé à la fin des années 1990.
10C’est dans certains pondok, mais surtout dans les « écoles privées enseignant l’islam » qu’a été formée la nouvelle génération de nationalistes malais musulmans, sous l’influence du mouvement séparatiste BRN-C (Barisan Revolusi Nasional – Coordinate). Des milliers de jeunes militants ou pemuda ont été convaincus que la seule manière de préserver leur identité était une jihad contre le gouvernement thaïlandais. « Ce ne sont pas des jeunes vauriens. Ils viennent de bonnes familles, ont fait des études et sont guidés par une idéologie. Ils veulent devenir des martyrs », indique Mansour Saleh, un intellectuel musulman de Yala. Les graves maladresses du gouvernement de Thaksin Shinawatra (massacre de la mosquée Kruzé en avril 2004, massacre de Tak Bai en octobre 2004) ont fortement aggravé le phénomène.
11Lancée par le premier ministre Surayud Chulanont, nommé par la junte qui a renversé le gouvernement de Thaksin Shinawatra le 19 septembre 2006, la politique de réconciliation n’atteint pas son objectif de conquérir les cœurs et les esprits. D’abord, parce que cette politique en est restée au niveau du discours. « Les policiers et les militaires sur le terrain n’ont pas changé. Personne n’écoute Surayud », estime Sunai Pasuk de Human Rights Watch. Selon cette organisation, depuis le coup d’Etat, vingt-deux exécutions arbitraires auraient été commises par les rangers, unités paramilitaires envoyées dans les zones les plus sensibles du sud. Entre 2004 et aujourd’hui, aucune procédure judiciaire concernant des exactions commises par les forces de sécurité n’a été menée à son terme.
12Malgré une promesse de promouvoir le malais « seconde langue de travail », peu d’efforts ont été entrepris par le gouvernement en faveur du dialecte local. Un programme en malais a bien été élaboré pour la maternelle et l’école primaire, mais les officiels locaux sont réticents à l’appliquer. L’objectif du programme n’est pas d’enseigner le malais mais « d’avoir un enseignement efficace du thaï à des enfants qui utilisent le malais dans leur vie quotidienne ».
13Par ailleurs, le gouvernement et la junte ne peuvent pas, à l’échelon national, s’aliéner la majorité bouddhiste de la population qui, généralement, privilégie la manière forte dans le sud. Dans un climat de tension religieuse, les manifestants pro-Thaksin ont exploité ce sentiment en dénonçant, dans des journaux distribués lors de manifestations à Bangkok, un projet de « complot » ourdi par le général Sonthi Boonyaratklin, chef de la junte au pouvoir et de confession musulmane, pour « islamiser la Thaïlande ». Aussi absurde qu’une telle allégation puisse paraître, elle paraît convaincante à certains Thaïlandais.
14Quoiqu’il en soit, la mise en place de mesures pour préserver l’identité culturelle et religieuse des Malais musulmans ne permettrait plus, actuellement, de ramener le calme. De part et d’autre, les passions sont exacerbées. La région est prise dans un cercle vicieux de violences et de représailles. Il n’est pas rare qu’un imam ou un enseignant de religion musulmane soit abattu quelques heures après l’assassinat d’un enseignant bouddhiste. L’apparition de groupes d’auto-défense composés de volontaires bouddhistes laisse craindre une dérive vers des violences intercommunautaires opposant bouddhistes et musulmans.
15Les militants séparatistes vivent au sein des communautés villageoises. Il est donc particulièrement difficile pour les militaires de repérer et d’arrêter les rebelles après leurs opérations violentes. Profitant du vide laissé par les forces de sécurité, les insurgés ont progressivement renforcé leur organisation politique au niveau des villages. Début juin, une manifestation de cinq mille personnes à la mosquée centrale de Pattani a montré leur faculté à mobiliser simultanément les pemuda et les femmes à l’échelle de plusieurs districts. Par sympathie pour le mouvement rebelle ou, le plus souvent, par peur, les ruraux refusent d’aider la police, prennent des officiels en otages ou les empêchent d’entrer dans les villages en formant des boucliers humains.
16Dans les « zones rouges » - celles où les violences sont les plus nombreuses (Bannang Sata et Rusoh dans la province de Yala, Ran-ngae et Sungai Padi dans la province de Narathiwat), un nouvel ordre de la terreur s’instaure sous l’égide du mouvement rebelle. « Les villageois musulmans sont paniqués, car ils voient que les insurgés renforcent de plus en plus leur contrôle. Les rebelles imposent des règles très dures. Par exemple, ils exigent que les familles envoient leurs enfants âgés de 13 ou 14 ans rejoindre les pemuda. Ils imposent des contributions financières et obligent les villagois à participer aux manifestations », raconte Sunai Pasuk de Human Rights Watch.
17Le caractère ethno-nationaliste du mouvement insurrectionnel tend de plus en plus à prendre une dimension religieuse. Les textes du Coran et des hadith (recueil des actes et des paroles de Mahomet) sont utilisés pour justifier à la fois les violences et la résistance aux initiatives de Bangkok. Les exigences des rebelles, à l’égard des ruraux, sont présentées comme des wahid, c'est-à-dire comme des devoirs religieux. Les violences, y compris les mutilations, infligées aux bouddhistes sont inscrites dans le cadre d’une jihad visant les infidèles, sales, immoraux et sans foi. Les pemuda, tués au cours de la lutte, sont enterrés comme shahid, ou martyrs.
18L’utilisation rigide d’une terminologie islamiste semble refléter l’influence du réseau mondial de l’islamisme radical très présent sur l’internet. L’affirmation, sans cesse répétée par le gouvernement thaïlandais, qu’il « ne s’agit pas d’un problème religieux » perd progressivement de sa substance. « Si vous opprimez les musulmans, vous les forcez à se tourner vers leur Dieu. Et Dieu a déjà préparé une réponse pour eux », indique Kadir, un intellectuel musulman de Yala.
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