Les bonzes birmans ont « marché pour le peuple »
Paru dans Fase no 10 Vol II d’octobre 2007
p. 13-17
Texte intégral
1Ce qui se passe en Birmanie a quelque chose de poignant. Pendant quelques petites semaines, l’exaspération l’a emporté sur la peur. Puis, l’intimidation et la brutalité ont pris le dessus. Quand les haut-parleurs sur camions militaires ont donné l’ordre à la population des principales villes de ne plus sortir, faute de quoi des « mesures extrêmes » seraient prises, les gens savaient que les soldats avaient déjà le doigt sur la gâchette. Pour des dizaines, sinon des centaines, de courageux moines et de non moins courageux laïcs, le sursaut s’est probablement terminé au cimetière ou dans des fosses communes. Des centaines d’autres manifestants ont été battus avant d’échouer en prison où leur lot commun est une somme de privations, de sévices et de tortures.
2Depuis plus de quatre décennies, la gestion de l’Union birmane – que les généraux ont rebaptisée Myanmar – est affaire de brutalité, d’incompétence, d’isolement, de « voie birmane », a-t-on dit pendant longtemps. Le pays dispose de ressources naturelles abondantes et ses exportations de gaz rapportent aujourd’hui près de deux milliards d’euros par an. Mais ce qui s’y construit est lié, pour l’essentiel, à la pénétration chinoise — routes, port, immigrants — ou aux appétits en matières premières de voisins comme l’Inde et, à un moindre degré, Singapour. Les autres infrastructures se dégradent et les généraux investissent leurs bénéfices dans la construction d’une nouvelle capitale, Nyapidaw, en pleine jungle. Ou bien dans des fastes — le mariage de la fille du chef de l’Etat, le général Than Shwe — qui en disent long sur l’arrogance et le mépris des gouvernants quand le niveau de vie général ne cesse de se dégrader.
3Au pouvoir depuis 1962, les généraux birmans ont créé un vide éblouissant. Deux générations successives ont été sacrifiées. Rangoon était l’une des villes les plus prospères de l’empire britannique. Les jeunes Singapouriens en fréquentaient l’université. Aujourd’hui, il n’en reste plus rien. Au cours des deux dernières décennies, les établissements d’enseignement supérieur y ont été fermés la moitié du temps. L’Histoire bégaie. En 1988, la goutte d’eau qui avait fait débordé le vase avait été un changement, sans compensation, de la monnaie. L’aberration, en août 2007, a été la suppression brutale de toute subvention aux carburants, dont les prix ont, du coup, plus que doublé. Des millions de gens se sont retrouvés sans les moyens de se rendre à leur travail : l’autobus est devenu trop cher.
4Le personnel dirigeant a été décimé. Le principal mouvement politique, la Ligue nationale pour la démocratie (LND), qui a emporté haut la main des élections législatives de 1990, est au bord de l’anéantissement. Systématiquement persécutée, la Ligue a été de peu de recours quand les bonzes ont créé la percée en descendant dans la rue. L’un des moments les plus poignants de la protestation s’est produit le 22 septembre quand, bonzes en tête, des manifestants ont réussi à passer devant le domicile d’Aung San Suu Kyi. Confinée chez elle depuis plus de quatre ans, l’icône de la démocratie birmane est entr’apparue derrière la grille de sa propriété, très émue dit-on, et s’est inclinée devant les religieux en prière. La « Dame » de Rangoon, aujourd’hui âgée de 62 ans, a passé douze sur les dix-huit dernières années en prison ou assignée à résidence. S’agissait-il de l’expression d’un espoir, si fragile soit-il, ou de l’aveu d’un sentiment d’impuissance ?
5Sans parler du désert universitaire et de la fuite des cerveaux, plus d’un million de Birmans ont immigré en Thaïlande pour tenter d’y gagner leur vie dans des conditions très dures. Equipée par la Chine depuis 1990 – des experts parlent d’une addition d’1,5 milliard d’euros – l’armée birmane a doublé de volume et acquis les moyens de tenir à distance la plupart des guérillas ethniques à la périphérie de l’Union par le biais de cessez-le-feu armés. Mais le pays n’est toujours pas doté d’une Constitution. Si le projet de loi fondamentale en cours, qui n’est que l’habillage du pouvoir militaire en place, est adopté, les minorités ethniques risquent fort de le contester ou, du moins, de ne pas l’appliquer.
6Certes, les temps ont changé. La censure très sévère de la toile et des téléphones portables n’a pas prévenu la circulation, y compris à l’étranger, des images des manifestations et de la répression, jusqu’à la fermeture de la toile le 28 septembre. Pour le régime militaire, le phénomène a été d’autant plus gênant que l’agitation a coïncidé avec le début de la session annuelle de l’Assemblée générale de l’ONU. La mobilisation internationale a donc été plus intense qu’en 1988. D’un autre côté, à un an des Jeux Olympiques de Pékin, le gouvernement chinois a souhaité ne pas cautionner un régime qui aurait procédé à des massacres, ce que ce dernier avait fait ouvertement il y a dix-neuf ans. Pékin a même été jusqu’à exprimer, en tant que « voisin », sa « profonde préoccupation » et espérer que chaque camp fasse preuve de « retenue » afin d’éviter une « escalade ».
7Les généraux birmans ont donc fait un effort. Tout en truffant les grandes villes, comme en 1988, d’unités combattantes, ils ont d’abord joué l’intimidation : menaces à la télévision, après un black-out total sur les manifestations ; couvre-feu nocturne, propice aux arrestations et à l’encerclement des grandes pagodes à Rangoon et à Mandalay (les deux villes placées sous commandement militaire) ; quadrillage des centres de rassemblement et démonstration de force, avec recours aux gaz lacrymogènes, aux bastonnades et à quelques tirs d’armes automatiques. Les monastères ont finalement été occupés et l’internet coupé. Les rues se sont fatalement vidées, la rage au ventre.
8Les bonzes étaient bien organisés, ainsi qu’en ont témoigné leurs marches encadrées par des cordons de laïcs. Leurs banderoles ont réclamé « de quoi manger, de quoi se vêtir, un toit, la réconciliation nationale, la libération de tous les prisonniers ». Une Alliance de tous les bonzes de Birmanie, dont on ignore l’influence, a « déclaré que le despotisme diabolique militaire, qui appauvrit et paupérise toutes les couches sociales, y compris le clergé, est l’ennemi commun de tous les citoyens ».
9Toutefois, cajolé de longue main par les généraux, le sommet de la hiérarchie religieuse n’a apparemment pas suivi le mouvement, à l’exception de quelques bonzes supérieurs de pagode. A la demande de la junte, le comité de la Sangha Nayaka, la direction de l’église, a ordonné aux jeunes bonzes de regagner leurs pagodes d’origine, une mesure censée affecter des milliers de religieux qui étudiaient dans les grands monastères, notamment à Rangoon. Cette décision n’a visiblement pas été appliquée sur le champ. Les raids des forces de l’ordre sur les monastères ont eu beaucoup plus d’effet.
10La Sangha a un passé politique. Elle a donné du fil à retordre à la colonisation britannique et a joué la carte nationaliste lors de la bataille pour l’indépendance en 1948. En 1988, les bonzes sont descendus dans les rues aux côtés des étudiants et des fonctionnaires et ont subi leur part de répression. Mais, omniprésent dans la vie quotidienne d’une large majorité de gens, le bouddhisme theravada reste un élément de conservatisme. Révolte, oui ; révolution, sûrement pas. Se débarrasser de « l’ennemi commun », quand il s’agit d’une armée au pouvoir pratiquement sans discontinuité depuis 1962, n’appartient pas à l’art du possible. « L’amour et la gentillesse doivent l’emporter sur tout le reste » — l’inscription figurant sur une banderole brandie par les moines — ne peut tenir lieu de programme.
11Pour préserver fauteuils et privilèges, les généraux ne pratiquent qu’une politique : la mitraillette. Ils se sont laissés surprendre par les effets de leurs bévues : en 1990, ils avaient complètement exclu le raz de marée électoral de la LND ; en août 2007, ils n’ont pas réalisé ce que le doublement brutal des prix du carburant pourrait avoir d’insupportable pour la population. Mais le temps de reprendre leurs esprits, ils ont joué du bâton, sans jamais envisager le moindre compromis, le moindre dialogue. Et, jusqu’ici, la chaîne de commandement n’a donné aucun signe de rupture, même quand les bonzes mendiants ont retourné leurs bols à l’envers, en signe de refus des offrandes aux militaires ou aux membres de leurs familles. « Nous marchons pour le peuple », ont dit les bonzes. Ce qu’ils ont fait avec courage. Mais en vain ? Parlera-t-on, dans vingt ans, du sacrifice d’une troisième génération ?
12Une différence s’inscrit, toutefois, aujourd’hui : si rien ne change, rien n’est pour autant réglé. Déjà lancée, la chasse aux sorcières ne résoudra rien. Terrorisée et étouffée, la contestation laisse place à des bouffées spontanées et désordonnées de colère. Une direction militaire vieillissante est désormais contrainte de tenir compte des préoccupations de ses partenaires étrangers, qui tiennent à leurs bonnes affaires, donc à un semblant de présentabilité, d’où la réception d’un envoyé spécial de l’ONU. Pour la junte au pouvoir, la tentation du repli est de plus en plus difficile à mettre en pratique. L’armée birmane aurait besoin de se faire oublier, ce qui n’est pas le cas pour l’instant. La crise n’est sans doute pas dénouée et les cimetières n’ont pas fini de se remplir.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
L’Asie du Sud-Est 2017 : bilan, enjeux et perspectives
Abigaël Pesses et Claire Thi-Liên Tran (dir.)
2017
L’Asie du Sud-Est 2010 : les évènements majeurs de l’année
Arnaud Leveau et Benoît de Tréglodé (dir.)
2010
L’Asie du Sud-Est 2012 : les évènements majeurs de l’année
Jérémy Jammes et Benoît de Tréglodé (dir.)
2012
L’Asie du Sud-Est 2014 : bilan, enjeux et perspectives
Jérémy Jammes et François Robinne (dir.)
2014
L’Asie du Sud-Est 2015 : bilan, enjeux et perspectives
Abigaël Pesses et François Robinne (dir.)
2015
L’Asie du Sud-Est 2018 : bilan, enjeux et perspectives
Abigaël Pesses et Claire Thi Liên Tran (dir.)
2018