Le nation branding comme élément d’un soft power à la coréenne
p. 13-34
Texte intégral
1 - La stratégie d’une « puissance » en quête de reconnaissance
1Avant même le début de la Guerre de Corée en 1950, le gouvernement du sud de la péninsule noue des relations diplomatiques avec les Philippines en 1949. La Corée du Sud établit également des liens avec d’autres pays en Asie du Sud‑Est à partir de la fin des années 1950 et durant les années 1960, la Thaïlande en 1958, la Malaisie en 1960, le Cambodge en 1962 et l’Indonésie en 1966. Cependant, les relations entre la Corée du Sud et les pays d’Asie du Sud‑Est sont alors déterminées par les conséquences de son alliance avec les États‑Unis face au bloc communiste et, en premier lieu, dirigées contre la Corée du Nord. Jusqu’aux années 1980, elles sont surtout marquées par la réception de militaires philippins et thaïlandais pendant la Guerre de Corée et l’envoi de soldats coréens aux côtés des soldats américains durant la guerre du Vietnam3.
2La Corée du Sud et, plus particulièrement, ses grandes entreprises, commencent à investir en Asie du Sud-Est dans les années 1980. Le montant de ces investissements augmente progressivement dans les années 1990 avant de connaître une baisse au moment de la crise économique de 1997, qui marque un important temps d’arrêt dans la croissance de l’économie sud-coréenne. Ils augmentent à nouveau depuis 2003 et progressent alors très rapidement. Le montant des investissements directs des Coréens dans la région passe de 600 millions de dollars en 2005 à 1,3 milliard en 2006. En 2008, il atteint 3,50 milliards de dollars. Cela représente alors 16 % de l’ensemble des investissements coréens à l’étranger.
3De 2003 à 2008, les bénéficiaires principaux des investissements coréens en Asie du Sud-Est sont le Vietnam (3,87 milliards), Singapour (1,86 milliard), le Cambodge (1,28 milliard), l’Indonésie (1,22 milliard) et la Malaisie (680 millions). Cette région est devenue ainsi la troisième destination la plus prisée par les Coréens du Sud en termes d’investissements en 2008 après les États‑Unis (23 %) et la Chine (17 %). Par ailleurs, le montant des échanges commerciaux entre la Corée du Sud et les pays du Sud‑Est asiatique augmente continuellement. Selon la Korea Trade-Investment Promotion Agency, Singapour est le pays de la région ayant le plus important volume d’échanges commerciaux (volume total des importations et des exportations) avec la Corée du Sud, représentant un montant total de 24,7 milliards de dollars, suivi de l’Indonésie (19,3 milliards), la Malaisie (15,7 milliards), la Thaïlande (10,5 milliards), le Vietnam (9,8 milliards) et les Philippines (8,1 milliards).
4Le montant de ces échanges commerciaux a augmenté de plus de 30 % en l’espace de trois ans après la mise en œuvre de l’accord de libre‑échange signé entre la Corée du Sud et l’Asean4 en 2007. L’origine de cet accord est le Framework agreement on comprehensive economic cooperation among the governments of the member countries of the Association of Southeast Asian Nations and the Republic of Korea signé à Kuala Lumpur en décembre 2005. Il propose l’organisation progressive d’une zone de libre-échange et une structure de négociations à la baisse des droits de douane sur de nombreux produits (Hong‑Ku Kim, 2012).
5En 2009, le gouvernement sud-coréen a lancé un programme stratégique intitulé la « Nouvelle initiative asiatique ». Il a pour objectif de développer et de dynamiser les relations du pays avec l’Asie centrale et l’Asie du Sud‑Est. En 2010, une déclaration conjointe des pays de l’Asean et de la république de Corée proposant la mise en place d’un partenariat stratégique a été adoptée. Une structure particulièrement dédiée aux cinq pays riverains du Mékong (Birmanie, Cambodge, Laos, Thaïlande et Vietnam) a été également proposée par le président sud-coréen pour permettre aux ministres de l’économie de ces pays et à leurs homologues coréens de se réunir afin de mettre en place des programmes de coopération pour le développement de la région du Grand Mékong (Leveau, 2011). Aujourd’hui, l’Asean est la troisième destination des investissements sud-coréens et, depuis 2010, le deuxième partenaire économique de la Corée en ce qui concerne le montant des échanges (environ 100 milliards de dollars).
6Les échanges entre la Corée du Sud et les pays en Asie du Sud-Est ne se limitent pas à des flux financiers et à des investissements directs. L’Asie du Sud-Est est devenue une des régions au monde les plus fréquentées par les Coréens, qu’ils soient touristes ou chefs d’entreprise. Sept pays de la région figurent dans la liste des quinze pays les plus visités par les Coréens du Sud : Thaïlande (3e), Philippines (6e), Vietnam (7e), Cambodge (9e), Indonésie (11e), Malaisie (12e).
Tableau 1. Le montant des investissements sud-coréens par région (million de dollars)
2008 | 2009 | 2010 | 2011 | 2012 | |
Asie | 11 766 | 6 769 | 10 066 | 11 080 | 10 114 |
Amérique du Nord | 5 263 | 6 000 | 4 624 | 7 266 | 4 449 |
Europe | 3 395 | 5 327 | 6 121 | 3 650 | 3 070 |
Amérique latine | 2 104 | 1 041 | 2 137 | 2 340 | 2 534 |
Océanie | 771 | 549 | 778 | 1 519 | 2 279 |
Afrique | 320 | 374 | 291 | 372 | 365 |
Moyen Orient | 264 | 322 | 349 | 268 | 353 |
Tableau 2. Le montant des investissements directs dans les pays destinataires principaux (million de dollars)
2008 | 2009 | 2010 | 2011 | 2012 | |
Chine | 3 791 | 2 176 | 3 636 | 3 683 | 3 307 |
Hongkong | 2 589 | 1 567 | 1 272 | 1 558 | 1 477 |
Indonésie | 503 | 347 | 880 | 1 246 | 964 |
Philippines | 197 | 118 | 227 | 203 | 932 |
Vietnam | 1 374 | 610 | 846 | 1 050 | 928 |
Source : Données publiées par la Korea Eximbank, la banque d’import-export de Corée, http://www.kexim.co.kr/kr/bbs/noti/view.jsp?bbs_code_id=1311913793879&bbs_code_tp=BBS_2&no=11568
Tableau 3. Destination des voyageurs coréens (2012)
Pays | Nombre de Coréens entrés dans le pays |
Chine | 4 069 800 |
Japon | 2 043 992 |
Thaïlande | 1 169 131 |
États‑Unis | 1 138 178 |
Hongkong | 1 078 458 |
Philippines | 1 031 155 |
Vietnam | 700 917 |
Macao | 444 773 |
Cambodge | 411 491 |
Singapour | 345 223 |
Indonésie | 303 256 |
Malaisie | 283 977 |
Taïwan | 259 089 |
Allemagne | 208 108 |
Australie | 196 800 |
Note : Le gouvernement coréen ne recense plus la destination des voyageurs nationaux depuis 2006. Il s’agit de données indicatives recueillies par l’office de tourisme de Corée auprès de ses homologues.
Elles ne distinguent pas la raison de la visite des entrants dans les pays concernés.
Source: http://kto.visitkorea.or.kr/kor/notice/data/statis/profit/board/view.kto? id=418713&isNotice=false&instanceId=294&rnum=10
7Depuis les années 2000, les gouvernements sud-coréens ont considéré les investissements dans cette région, les accords avec l’Asean et les pays de l’Asie du Sud‑Est comme très importants dans le cadre d’une stratégie d’influence devant, au moins en partie, contrebalancer les blocages dans son environnement proche, en Asie du Nord-Est. Face à la Corée du Nord et à son programme nucléaire, enserrée entre la puissance montante de la Chine et celle du Japon, l’ancien pays colonisateur, la Corée du Sud cherche encore à définir une politique étrangère qui, tout en ménageant ses relations privilégiées avec les États-Unis, lui permette de jouer un rôle autonome à la hauteur de sa puissance économique. Traditionnellement présentée comme une « crevette nageant entre les baleines5 » (la Chine, le Japon, les États‑Unis mais aussi la Russie au nord de la péninsule), elle peine à trouver sa place de « puissance moyenne », comme l’a bien définie Arnaud Leveau dans sa thèse (2012).
8Dans cette optique, l’augmentation de la présence coréenne dans ces pays, et la multiplication en parallèle des accords commerciaux bilatéraux et des implantations d’usines, ne peuvent être réduites à l’analyse d’enjeux économiques mais doivent être comprises à l’aune d’une politique d’influence plus globale mobilisant des ressources politiques et culturelles. Que ce soit au niveau politique ou économique, les Coréens sont arrivés plus tardivement que d’autres investisseurs dans une région où de nombreuses entreprises japonaises sont implantées depuis les années 1970 et où le poids économique, politique et financier du géant chinois se fait de plus en plus sentir. Cependant, ils peuvent jouer de la crainte de la domination de ces deux puissances pour essayer de proposer des partenariats plus équilibrés en se positionnant en partie, mais pas seulement, comme les relais de la puissance des États‑Unis. C’est toute l’ambiguïté d’ailleurs de la politique pro‑américaine qui a été menée par le Président Yi Myǒng‑bak et critiquée par une partie de la population coréenne.
9Dans le cadre de cette étude, il ne s’agit pas de détailler le contenu de ces accords6 mais de se concentrer sur ce que j’ai pu d’abord observer lors de mon travail de sociologie des religions dans cette région du monde, c’est-à-dire la mise en avant très forte par des acteurs politiques, économiques, culturels mais aussi religieux d’un discours de légitimation de cette présence coréenne. Il se fonde sur un travail sur l’« image » de la Corée du Sud dans ces pays et à l’international. La Corée du Sud est présentée comme un pays historiquement marqué par la rivalité entre les grandes puissances, qui a surmonté une guerre civile, réussi un développement économique fulgurant et une véritable transition démocratique. Elle est à la fois décrite comme proche dans son parcours des pays d’Asie du Sud‑Est et pouvant leur proposer un modèle de développement adapté à leurs besoins. Ce discours cherche ainsi à articuler des politiques d’aide au développement, d’ouvertures commerciales et d’échanges culturels. Sans présumer de la cohérence et de la réussite des dispositifs mis en place, il nous semble important de rapprocher les discours des différents acteurs coréens et de les étudier à l’aune de ce que l’on peut définir comme une forme de nation branding Mon hypothèse est que ces discours, et leur convergence relative, accompagnent et déterminent ces « stratégies coréennes » d’influence.
2 - Une coordination autour de l’« image » de la Corée du Sud
10Les actions visant à améliorer l’image de la Corée du Sud dans le monde ont été récemment mises en avant par le Président Yi Myǒng-bak et symbolisées par la création de The Presidential Council of Nation Branding (PCNB, 국가브랜드위원회) fondé en 2009. Il avait pour but de coordonner toutes les initiatives ayant un lien avec cette notion floue reprenant les termes de spécialistes du marketing. Il s’agissait d’améliorer la réputation internationale de la Corée du Sud en employant des techniques de communication et de mobilisation de l’opinion publique utilisées, dès la fin des années 1990, par de nombreux pays (Dinnie, 2008). Les spécialistes du nation branding proposent de traiter l’image internationale des pays comme une marque, de cultiver leur originalité et leur attractivité dans un monde de « concurrence globale » où chaque pays a besoin d’affirmer ses avantages comparatifs pour attirer les investissements étrangers, soutenir les industries exportatrices et améliorer, plus généralement, sa capacité d’influence (Anholt, 2007).
11Ce Conseil (PCNB) a fondé son action sur le constat d’un décalage préjudiciable entre la puissance économique de la Corée, son niveau de développement et la manière dont elle est perçue à l’international. Alors que la Corée du Sud était en 2008, en termes de PIB, la 15e puissance mondiale, elle ne serait classée que 29e en termes d’image de marque selon le Anholt GfK Roper Nation Brands Index (NBI), l’un des indices les plus utilisés pour évaluer cette perception internationale7. Le PCNB insiste sur les effets négatifs de ce déficit d’image plus particulièrement préjudiciable aux entreprises coréennes de taille moyenne ne pouvant développer elle-même leur marque au niveau international. À partir de janvier 2009, ce conseil présidentiel devient un véritable centre de contrôle de toutes les activités gouvernementales concernant le nation branding et a également pour objectif de favoriser les coopérations avec le secteur privé allant dans ce sens et de mobiliser le grand public autour de thèmes liés à l’amélioration de l’image de la Corée du Sud à l’étranger (Fan, 2005 ; Yun Ŭn-ki, 2009 ; Chŏn, 2009). L’établissement du PCNB, présenté comme une initiative majeure du Président, bénéficie de moyens financiers importants et mobilise une partie de l’appareil d’État sud-coréen. Si ces initiatives ont été souvent critiquées ou tournées en dérision par une partie de la population coréenne, elles ne peuvent être considérées comme marginales ou insignifiantes. Elles révèlent des manières de faire et d’être importantes à comprendre afin d’appréhender la politique sud-coréenne à l’étranger. Nous n’analyserons pas ici précisément toutes les mesures prises mais nous nous appuierons sur cette expérience afin de comprendre les coordinations initiées par l’État sud-coréen.
12Le PCNB est alors composé de 47 membres, 16 hauts fonctionnaires (dix ministères concernés) et 31 spécialistes des secteurs publics et privés (entreprises et universités notamment). Il contrôle un organisme divisé en cinq départements (coopération, technologie de l’information, culture et tourisme, communauté mondiale et coordination générale). Il dresse un bilan du manque d’attractivité et du déficit d’image de la Corée du Sud. Le pays devrait notamment participer plus aux programmes d’aide au développement que ce soit dans un cadre bilatéral ou multilatéral, et collaborer aux opérations internationales de maintien de la paix organisées dans le cadre de l’Organisation des Nations unies. La Corée du Sud doit devenir un véritable acteur de la « communauté internationale » à la hauteur de sa puissance et de ses ambitions économiques mais aussi politiques8.
13Elle doit pour cela lutter contre la mauvaise image des Coréens que donnent les agissements de la Corée du Nord et les péripéties d’un pays toujours officiellement en guerre. Le PCNB souligne le hiatus entre un pays et des entreprises très actifs à l’international et une population coréenne peu ouverte au monde. Il présente les Coréens comme des citoyens du monde « immatures », critique le peu de tolérance vis-à-vis des étrangers et le mauvais accueil réservé aux immigrants. Il dénonce aussi le manque de savoir-vivre des Coréens lors de leurs voyages à l’étranger, c’est-à-dire leur difficulté à s’adapter à une forme de normalisation internationale des comportements. Le PCNB se donne donc pour objectif d’encourager la contribution de la Corée du Sud à la résolution de conflits mondiaux, d’encourager une meilleure appréhension et compréhension du « multiculturalisme » tout en promouvant, partout dans le monde, la culture coréenne et le tourisme en Corée. Cependant, ce qui caractérise alors ses initiatives est un appel aux citoyens à travers des campagnes de propagande financées en grande partie par les grandes entreprises. Il s’agit donc aussi de changer les comportements des Coréens afin de changer l’image du pays en les initiant à ce qui est appelé un « savoir-vivre international (글로벌에티켓) »9.
14Dès le lancement de ces campagnes, cette dimension interne de l’action du PCNB a été vivement critiquée par de nombreux Coréens comme la reprise de méthodes de propagande caractéristiques des états autoritaires et rappelant dangereusement les pratiques de mobilisation du régime militaire sud-coréen. Cette volonté d’internationalisation des comportements des Sud-Coréens a été surtout vue comme une manière de soutenir le Président Lee Myung-bak (Yi Myǒng-bak), les « mauvais comportements » dénoncés tendant à n’être qu’une stigmatisation des contestations et des révoltes suscitées par sa politique conservatrice. Le nation branding mis en place a ainsi été critiqué pour son approche trop normative et autoritaire visant, au moins en partie, à manipuler ce qui était présenté comme l’« identité nationale »10.
15À cause de ces polémiques, le PCNB n’a pas été reconduit en 2012 mais la même approche semble être reprise par la Présidente Park Geunhye (Pak Kŭn-hye). Cette institutionnalisation particulière, et son instrumentalisation, n’a été cependant que la partie la plus visible du développement, depuis bien plus longtemps et à plus long terme, de coordinations internationales initiées par l’État sud-coréen. Notre hypothèse est qu’elles s’inscrivent dans la continuité de la volonté de projeter à l’international les caractéristiques de ce que de nombreux auteurs ont appelé un developmental state à la coréenne, c’est-à dire le rôle central et stratégique d’un État fort pilotant une stratégie particulière de développement11.
16À partir des années 1960, la croissance très rapide de l’économie sud-coréenne a été marquée par le rôle moteur d’exportations planifiées grâce à une politique industrielle très active et dirigée par une élite bureaucratique soutenue par le pouvoir autoritaire du général Park Chung-hee (Pak Chŏng-hi). Cette intervention décisive de l’État a été symbolisée par la création, dès 1961, d’une structure nommée Economic Planning Board (경제기획원) coordonnant les initiatives des ministères du Commerce, de l’Industrie et des Finances. Cette politique a été caractérisée par l’importance particulière d’un État avec une forte autonomie bureaucratique contrôlant l’accès au capital des grandes entreprises, garantissant des relations industrielles dites « harmonieuses » et favorisant la création de grands conglomérats industriels (les chaebŏls, 재벌)12.
17À partir des années 1980, la démocratisation de la société coréenne, le début de la mondialisation économique et la fin de la guerre froide ont changé les rapports de force au sein et en dehors de la société coréenne. Le pouvoir planificateur de l’État par rapport aux grandes entreprises privées n’est plus le même et l’émergence d’une société civile démocratique ne permet plus les contraintes administratives et la gestion autoritaire de la période précédente. Cependant, de nombreux auteurs ont montré que l’on peut toujours considérer l’économie politique de la Corée du Sud dans la continuité d’un developmental state. Il n’aurait pas disparu mais ce serait adapté aux nouvelles circonstances et aux nouvelles exigences d’une économie mondialisée. Le passage d’une stratégie de rattrapage par les exportations à des exportations fondées sur la recherche et le développement, d’un protectionnisme avec intervention directe de l’État à des formes de collaboration organisant l’internationalisation de l’économie coréenne se serait fait à partir du même type de configurations relationnelles et institutionnelles13.
18En reprenant cette perspective, le discours et cette politique de nation branding doivent être compris comme s’inscrivant dans le cadre de la projection à l’international de ce modèle de coopération. L’expérience du PNCB est nettement marquée à la fois par l’affirmation d’un rôle bureaucratique fort dans l’organisation et la maîtrise de cette internationalisation, et la négociation et la collaboration constante avec les grandes entreprises. Le nation branding tel que présenté par le PCNB peut ainsi être considéré comme la mise en avant de politiques et de collaborations élaborées bien avant la constitution d’une telle structure et dépassant même le cadre de ses attributions. C’est dans cette optique que je souhaite analyser les discours de la « réussite à la coréenne » proposés en Asie du Sud‑Est.
19La Corée du Sud se présente dans ces pays comme un pays autrefois bénéficiaire de l’aide internationale venant aujourd’hui les aider à réussir leur propre développement. Cette image d’une réussite proprement exemplaire, les institutions coréennes n’ont pas attendu la rhétorique du nation branding pour la mettre en avant et l’utiliser à leur profit. Dès les années 1970, la Corée du Sud participe à des programmes d’aide dans le cadre de l’ONU ou l’organisation de formes d’aide bénévole en faveur de pays alliés aux États‑Unis dans le cadre de la Guerre Froide. Elle commence à développer une aide autonome après les Jeux asiatiques de 1986 et les Jeux olympiques de Séoul en 1988.
20Cependant, c’est surtout dans les années 1990, que se mettent en place les organismes coréens d’aide au développement. En 1991, est créée la Korea International Cooperation Agency (KOICA, 한국국제협력단) et la Corée du Sud devient membre donateur du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD). En 1995, est mise en place l’aide gouvernementale aux ONG coréennes travaillant à l’étranger et, en 1996, le montant de l’aide internationale accordée par la Corée du Sud est nettement accru après son adhésion à l’Organisation de Coopération et de Développement Économiques (OCDE) afin de se conformer aux recommandations de l’organisation et d’essayer d’y acquérir une certaine légitimité. Depuis lors, la KOICA élabore des projets de développement pays par pays, organise des formations de personnels étrangers en Corée et l’envoi de bénévoles coréens à l’étranger. Elle s’occupe également du secours international en cas de catastrophes naturelles, du soutien des ONG et de mouvements pour la paix (Chŏng Wu-jin, Chŏng Yu-a, 2011).
21À partir des années 2000, son travail s’articule, plus particulièrement, autour d’un effort constant pour établir l’image internationale de la Corée du Sud en tant que pays donateur et considéré ainsi à l’instar d’un pays « du Nord ». Ce travail d’image en Asie du Sud-Est est à comprendre en relation avec les actions des autres agences coréennes comme la Kotra (Korea Trade‑Investment Promotion Agency), le Human resources development service of Korea, les Centres culturels coréens, les King Sejong Institutes, mais il doit aussi être appréhendé en interrogeant leurs relations avec des acteurs privés, en premier lieu les entreprises mais aussi les églises coréennes.
22Ainsi, envisager comme un tout le développement de ce discours de nation branding par différents acteurs, malgré leurs intérêts parfois divergents et les incohérences de leurs positions, permet de mieux comprendre les stratégies d’influences sud‑coréennes à l’échelle de cette région et, plus précisément, dans les pays étudiés lors de cette étude de terrain. C’est dans cette optique que nous souhaitons aborder les récentes évolutions de la politique migratoire de la Corée du Sud.
3 - Réguler les migrations de travail : un objectif économique et un enjeu global de coopération internationale
23L’augmentation des échanges avec l’Asie du Sud‑Est est devenue une évidence presque quotidienne de la vie des Coréens des grandes villes et même des campagnes. On y croise de plus en plus d’étrangers de cette région, non pas de passage, mais venus s’y installer pour travailler (en majorité des hommes) ou pour se marier (en écrasante majorité des femmes). C’est un sujet émergent dans les médias et aujourd’hui abordé par de nombreux chercheurs en Corée du Sud. Le sujet central de ces études est d’abord l’impact de cette nouvelle immigration et les enjeux d’un début ou non de « multiculturalisme » dans une société qui, face aux envahisseurs et aux migrations souvent forcées des siens, a toujours revendiqué son unité culturelle et l’importance de liens familiaux ancestraux afin d’assurer sa survie et son « équilibre ».
24Aussi, les contacts avec l’Asie du Sud-Est sont présentés en Corée d’une manière qui, parfois, les apparente à une menace pour l’unité du pays ou les présente simplement comme l’exploitation par les grandes entreprises, avec l’appui du gouvernement sud-coréen, d’une main-d’œuvre bon marché. Nous allons essayer de comprendre comment l’organisation progressive de ces flux s’inscrit aussi dans le cadre d’une coopération renforcée avec les pays de la région. Ainsi, après avoir donné un aperçu général de l’évolution de ces « nouvelles migrations », nous montrerons comment le contrôle de ces flux et l’amélioration relative des conditions de travail des migrants est à analyser comme s’intégrant dans les logiques internationales de collaboration que les différents acteurs coréens cherchent à favoriser.
25Selon les statistiques publiées par le bureau de l’Immigration du ministère de la Justice14, la majorité des ressortissants de certains pays de l’Asie du Sud-Est, tels que les Thaïlandais, les Philippins, les Vietnamiens, les Indonésiens et les Cambodgiens viennent en Corée du Sud pour y travailler. Ils se distinguent ainsi des Japonais et des Chinois dont la plupart des visiteurs voyagent en Corée pour faire du tourisme. Quant aux femmes philippines, vietnamiennes et aujourd’hui cambodgiennes, un certain nombre d’entre elles viennent épouser un Coréen du Sud. Parmi les expatriés de ces pays, les Thaïlandais (45 945) sont les plus nombreux à résider en Corée suivis des Philippins (42 219), des Indonésiens (38 018), des Cambodgiens (24 610) et des Malaisiens (3 818). Leur présence dans le pays correspond approximativement à l’ordre d’importance de leur nombre d’entrants en Corée, sauf pour les Malaisiens. Alors que ces derniers sont nombreux à arriver en Corée (161 970 en 2012), on ne compte que 3 818 résidents dans le pays (voir le tableau 4). La plupart d’entre eux (2 439) sont classés comme « dispensés de visa » par le ministre de la Justice. Cela ne nous permet donc pas d’identifier plus précisément leur motif de séjour. Étant donnée la grande différence entre le nombre des entrées et celui des résidents, nous pouvons cependant supposer qu’un grand nombre d’entre eux effectue un séjour de courte durée en Corée pour faire du tourisme ou des affaires.
26À l’exception des Malaisiens, les ressortissants de ces quatre pays résident d’abord en Corée pour leur travail. Une grande partie d’entre eux sont employés dans les secteurs de l’industrie manufacturière, de la construction, de l’agriculture, de la logistique ou de l’hôtellerie. Ils occupent ce que le ministère de la Justice de Corée définit comme des « emplois non spécialisés ». Les employés de ces secteurs représentent 39,2 % de l’ensemble des ressortissants thaïlandais, 40,15 % des Philippins, et 75,49 % des Cambodgiens résidant en Corée. Les Indonésiens sont les plus nombreux à être employés dans ces secteurs d’activités, à savoir 26 139 personnes, ce qui représente 68,75 % de l’ensemble de leurs expatriés vivant en Corée. Les employés de ces divers domaines sont principalement des hommes. Le nombre de femmes travaillant dans les mêmes secteurs est très réduit. Par ailleurs, de manière générale, le nombre d’expatriés masculins est bien supérieur à celui des femmes chez les Thaïlandais, les Indonésiens et les Cambodgiens.
27En revanche, les femmes sont plus nombreuses que les hommes chez les Philippins et leur nombre est presque équivalent chez les Malaisiens. Un grand nombre de Philippines, à savoir 2 930 personnes, travaillent dans le secteur des arts et spectacles, tandis que c’est un secteur qu’occupent rarement les autres ressortissantes du Sud‑Est asiatique. La pratique de l’anglais de la plupart des Philippins pourrait notamment expliquer leur engagement dans ce domaine. Ce qui attire l’attention dans le motif de séjour des Philippines est plus spécifiquement le grand nombre de femmes vivant en Corée du Sud après avoir épousé un Sud-Coréen. Un quart des Philippines résidant en Corée, à savoir 5 778 personnes, se trouve dans ce cas-là. Elles sont plus nombreuses que celles employées dans des industries (3 211). Le nombre de Cambodgiennes mariées à des Coréens est également considérable et représente un tiers des ressortissantes (2 661 personnes). Elles sont presque aussi nombreuses que celles qui travaillent dans des secteurs industriels (2 817 personnes). Concernant les Thaïlandaises, un nombre moins significatif, par rapport au nombre total des habitantes thaïlandaises en Corée (1 202 contre 19 812) vit dans la péninsule coréenne suite à un mariage avec des Sud-Coréens. Le nombre d’Indonésiennes mariées à des Coréens du Sud est, au contraire, particulièrement faible (228 personnes mariées à des Coréens sur 6 478 ressortissantes).
28Les migrations par mariage sont également liées à des facteurs religieux. Les femmes qui immigrent ainsi en Corée viennent de pays marqués par le catholicisme (Philippines) ou par le bouddhisme (Thaïlande, Cambodge et aussi Vietnam), des religions qui sont également pratiquées par un grand nombre de Coréens. Les Indonésiennes, en majorité musulmanes, sont presque entièrement exclues de ce type de migrations. Nous reviendrons sur cette question dans notre troisième partie sur le rôle des églises coréennes, et sur ce qui peut être considéré comme l’organisation d’un « marché international du mariage ».
29Les raisons principales du séjour des ressortissants de ces pays du Sud-Est asiatique, à l’exception des Malaisiens, peuvent être ramenées à deux causes principales : le travail dans des secteurs défavorisés de l’économie coréenne et le mariage. Comme nous pouvons le constater dans le tableau 5, dans le cas des hommes, il s’agit d’une population jeune et active. Une grande majorité de ces résidents en Corée a effectivement entre 20 et 39 ans.
Tableau 4. Statut en Corée des expatriés des cinq pays (2012)

Note : 1 445 103 résidents étrangers dont 1 227 239 Asiatiques.
Il s’agit d’un extrait des statistiques publiées dans les Korea Immigration Services Statistics 2012, op.cit. Nous avons sélectionné uniquement les chiffres les plus importants qui permettent de mieux identifier le statut des résidents et qui représentent la majorité des ressortissants des cinq pays étudiés. Un nombre important de Thaïlandais (23 779) et de Malaisiens (2 439) sont classés comme « dispensés de visa ». Mais nous ne prenons pas compte ces chiffres dans cette étude, car il est alors difficile d’identifier le motif exact de leur séjour en Corée. Il en va de même pour les Philippins et les Indonésiens qui sont classés comme effectuant « une visite temporaire », successivement 5 730 et 6 791. Pour en savoir plus, voir Korea Immigration Services Statistics 2012, op.cit.
Tableau 5. Âge des résidents étrangers en Corée du Sud
Pays | Nombre total | 20-24 | 25-29 | 30-34 | 35-39 | 40-44 | |
♂+♀ | 45 945 | ||||||
Thaïlande | ♂ | 26 133 | 2 836 | 5 231 | 6 245 | 5 104 | 3 103 |
♀ | 19 812 | 2 213 | 3 820 | 4 161 | 3 458 | 2 428 | |
♂+♀ | 42 219 | ||||||
Philippines | ♂ | 19 736 | 1 157 | 2 810 | 4 853 | 4 675 | 3 220 |
♀ | 22 483 | 4 057 | 5 837 | 4 665 | 2 857 | 1 668 | |
♂+♀ | 38 018 | ||||||
Indonésie | ♂ | 31 540 | 5 819 | 8 869 | 7 813 | 5 030 | 1 794 |
♀ | 6 478 | 941 | 985 | 994 | 754 | 637 | |
♂+♀ | 24 610 | ||||||
Cambodge | ♂ | 16 506 | 5 851 | 5 933 | 3 127 | 897 | 291 |
♀ | 8 104 | 3 219 | 2 919 | 1 025 | 233 | 141 | |
♂+♀ | 3 818 | ||||||
Malaisie | ♂ | 1 886 | 349 | 298 | 250 | 192 | 158 |
♀ | 1 932 | 444 | 404 | 234 | 170 | 114 |
Note : 1 445 103 résidents étrangers dont 1 227 239 Asiatiques
30La présence de ces étrangers est un phénomène assez récent. La Corée a été pendant très longtemps un pays d’émigrants plutôt que d’immigrés. Le début de l’émigration remonte au milieu du xixe siècle à l’époque de Chosŏn (1392‑1897) où les paysans quittent le pays pour échapper à la famine et la pauvreté. Ils s’installent notamment en Mandchourie, en Sibérie orientale et dans l’Extrême‑Orient russe. Une première vague d’émigration aux États‑Unis commence également en 1903 avec le départ de Coréens à Hawaï pour travailler dans des champs de canne à sucre. Pendant la colonisation japonaise (1910‑1945), de nombreuses déportations de Coréens par les Japonais ont eu lieu : notamment en Mandchourie (1931‑1932) et à l’île de Sakhaline (1939‑1945). Les Coréens de Sibérie subissent également la politique de déportation des minorités orchestrée par Joseph Staline à la fin des années 1930 et sont déplacés de force en Asie centrale, notamment au Kazakhstan et en Ouzbékistan15.
31Dans les années 1950, l’immigration aux États-Unis s’accentue. Entre 1950 et 1964, 6 000 Coréennes émigrent aux USA pour rejoindre leur époux, principalement des soldats américains connus durant la Guerre de Corée. En 1962, le gouvernement sud-coréen établit divers contrats avec des pays d’Amérique latine, d’Europe de l’Ouest et du Moyen Orient pour y envoyer de la main-d’œuvre dans des mines, des chantiers ou des hôpitaux pour que des femmes y travaillent comme aides-soignantes. Le régime militaire encourage l’immigration à l’étranger pour soulager la pression démographique et récolter des devises étrangères grâce à l’envoi de l’argent des ouvriers coréens à leur famille (Yoon, 2004). Selon le ministère des Affaires étrangères de Corée, 7,2 millions de Coréens résident à l’étranger (2011), alors que le nombre d’étrangers vivant en Corée du Sud s’élève à 1,4 million. Bien que ces derniers ne représentent que 2 % de la population coréenne, leur nombre a triplé en l’espace de dix ans. La plupart de ces migrants sont Asiatiques. Ils semblent venir chercher en Corée du Sud ce que les Coréens espéraient trouver autrefois en partant à l’étranger : une meilleure paye, la possibilité d’envoyer de l’argent à leur famille et peut-être de faire fortune dans un pays plus riche.
32La Corée du Sud a notamment utilisé le produit de ces migrations pour sortir de la situation de sous‑développement des années 1950 et accomplir ce qui est aujourd’hui décrit comme une forme de « miracle économique » alors qu’elle était comparée aux pays les plus pauvres du continent africain au sortir de la guerre de Corée. À partir des années 1990, la réussite économique du pays change les besoins d’une Corée alors devenue un pays développé. Elle est, dès lors, confrontée aux problèmes liés à un manque de main-d’œuvre dans les emplois des domaines désignés par le terme 3D : difficult, dangerous, dirty16. La sur-éducation des Coréens les conduit à éviter les emplois dans les secteurs les plus difficiles. 81.3 % des lycéens accèdent à l’enseignement supérieur, mais 40 % des jeunes diplômés se trouvent sans emploi. La Corée du sud est obligée de faire appel à des étrangers afin de répondre aux besoins en main-d’œuvre des petites et des moyennes entreprises, n’assurant pas les mêmes avantages que les grandes entreprises et travaillant dans des secteurs moins prestigieux et délaissés par les Coréens.
33La politique menée par les gouvernements coréens, dans les années 1990, ne permet cependant pas un contrôle efficace de ces flux et laisse une grande latitude aux entreprises coréennes pour l’embauche de ces migrants, la gestion de leur séjour et de leur retour ou non dans leur pays d’origine. En 1991, le gouvernement autorise l’engagement de stagiaires étrangers. Il n’est réservé au début qu’à des entreprises ayant investi à l’étranger avant d’être applicable également aux petites et moyennes entreprises à partir de 1993. 20 000 étrangers arrivent l’année suivante en Corée pour travailler principalement dans des industries manufacturières (Ch’oe, 2012 ; Choe, 1999 ; Lee, 1997). Or, ce dispositif ne donnait pas à ces stagiaires étrangers un accès aux dispositifs de protection sociale et est rapidement devenu la cause principale du développement du travail clandestin. Comme il s’agissait d’une importation de main-d’œuvre prise en charge directement par les entreprises sans intervention de l’État, ces dernières faisaient appel à des courtiers locaux dans les pays d’origine des ouvriers. Ces derniers demandaient alors une somme importante aux candidats au départ. En moyenne, 3 500 dollars auraient été demandés en 2002 à ceux qui souhaitaient venir en Corée en tant que stagiaire17. Afin de rentabiliser cet argent, les stagiaires étrangers restaient travailler dans la clandestinité après la fin de leur contrat. Certains employeurs coréens profitaient de cette main-d’œuvre pour les faire travailler chez eux en abusant de leur situation précaire. D’après le directeur du Human Resources Development Service of Korea de Jakarta, des cas de violence d’employeurs coréens ont même engendré des problèmes diplomatiques entre la Corée du Sud et les pays d’origine de ces ouvriers18.
34Au début des années 2000, l’État coréen reprend en main la gestion de ces flux en intégrant cette régulation des migrations du travail dans sa politique de coopération avec les organisations internationales et les États d’origine de ces migrants. Au début des années 2000, le gouvernement sud-coréen décide de changer son système de gestion des migrants étrangers, en travaillant notamment en partenariat avec l’Organisation Internationale du Travail (OIT) et en inscrivant cette démarche, à partir de 2006, dans le cadre, de la « Décennie asiatique pour le travail décent » lancée alors par l’OIT. Dès lors, le système mis en place va être fondé sur des négociations avec les gouvernements des pays d’origine et articulé autour de l’application des normes internationales concernant la protection des migrants : principe de l’égalité de traitement entre salariés nationaux et étrangers ; à travail égal, salaire égal ; accès aux systèmes de protection sociale du pays d’accueil ; contrôle par les États de départ des conditions de recrutement de la main-d’œuvre et par les États d’arrivée des conditions de travail des migrants19.
35En août 2003, le gouvernement sud-coréen adopte ainsi une loi relative au recrutement des ouvriers étrangers (외국인 근로자의 고용 등에 관한 법률) qui permet d’établir une structure de gestion de ces derniers. Le taux des travailleurs clandestins par rapport à l’ensemble des ouvriers étrangers passe de 85 % en août 2003 à 38 % en décembre de la même année (Ch’oe, 2012). En 2004, le système général de contrôle de ces migrations, l’Employment Permit System (고용허가제), que l’on désignera désormais par le terme d’EPS, se met alors progressivement en place. Le Human Resources Development Service of Korea placé sous la tutelle du ministère de l’Emploi et du Travail de Corée se charge désormais de gérer l’importation de la main-d’œuvre étrangère en collaboration avec ses homologues des pays d’origine. Cependant, le maintien du système des stagiaires étrangers dans les industries ne permet pas alors de régler complètement le problème du passage à la clandestinité de ces derniers. Durant la période 1997-2007, 14 % des stagiaires industriels restent travailler clandestinement en Corée.
36En 2007, le gouvernement supprime alors le statut de stagiaire étranger et l’EPS devient l’unique moyen permettant aux étrangers de travailler en Corée du Sud. Ce système de recrutement des étrangers est alors réservé aux entreprises de moins de 300 salariés et au capital inférieur à 8 milliards de wons (équivalent à 5,7 millions d’euros), exception faite de celles du secteur de la construction, éprouvant d’importantes difficultés à trouver des employés nationaux. Les candidats sont sélectionnés par l’HRDSK en fonction de critères établis par le ministère. Il faut avoir réussi l’EPS‑Topik (Test of proficiency in Korean, un test de langue), et le test d’aptitude physique. Des informations concernant chaque candidat telles que la situation familiale, l’expérience professionnelle, la condition physique et la formation sont également fournies aux employeurs. Les candidats admis dans les industries coréennes doivent suivre trente-huit heures de cours de coréen et sept heures de formation en culture coréenne avant leur départ en Corée20.
37Depuis la première arrivée de 92 Philippins en août 2004, les ouvriers étrangers sont entrés en Corée par dizaines puis par centaines chaque année grâce à ce système. Les recrutés viennent en Corée pour un contrat d’un an renouvelable trois fois et reconductible jusqu’à quatre ans et dix mois selon la demande de l’employeur. Les secteurs d’activités où la main-d’œuvre étrangère est la plus employée sont par ordre d’importance : l’industrie lourde (plastique, automobile, etc.), l’industrie légère (gomme, meubles, textile, etc.), l’agriculture, l’élevage et la pêche, la construction et les services. La Corée du Sud a continuellement besoin d’ouvriers originaires d’Asie du Sud-Est afin de remédier à la pénurie de main-d’œuvre dans des secteurs marginalisés et délaissés par les Coréens diplômés21. L’HRDSK estime avoir apporté une solution à 44 000 sociétés coréennes qui souffraient de ce problème et recense un nombre total de 770 347 travailleurs étrangers entrés en Corée (jusqu’en avril 2012). Les ressortissants des pays en Asie du Sud y sont majoritaires, plus particulièrement ceux d’origine thaïlandaise, philippine, indonésienne et cambodgienne. En 2011, les ouvriers arrivés de ces pays constituent 80 % de l’ensemble des ouvriers étrangers accueillis en Corée, à savoir 84 839 sur 104 02722.
38Sur la base de ce système, la Corée a conclu un mémorandum d’entente concernant la gestion de cette main-d’œuvre avec un grand nombre de pays. Les Philippines, la Thaïlande et l’Indonésie ont été les premiers à signer ce mémorandum en 2004 suivis du Cambodge en 2006. En 2012, il concernait quinze pays : le Vietnam, les Philippines, la Thaïlande, l’Indonésie, le Cambodge, la Mongolie, le Sri Lanka, la Chine, l’Ouzbékistan, le Pakistan, le Népal, la Birmanie, le Kirghizistan, le Bangladesh et le Timor oriental. En ce qui concerne les pays qui nous intéressent en Asie du Sud‑Est, ce changement de politique migratoire doit cependant être considéré dans un cadre plus large que simplement la régulation de ces flux de main-d’œuvre. Il a, bien sûr, pour but de mieux contrôler ces migrations et, plus particulièrement, de limiter l’immigration clandestine et le travail clandestin mais il est aussi l’occasion de développer des collaborations plus étroites avec les pays d’origine dans le cadre d’initiatives qui lient migrations et développement.
39C’est la raison pour laquelle la Corée du Sud a tenu à inclure cette démarche dans le cadre de la « Décennie pour le travail décent » en Asie proposée par l’Organisation Internationale du Travail. Cette politique s’est accompagnée de la multiplication de réunions bilatérales et multilatérales sur la formation des travailleurs et notamment la possibilité pour ceux-ci d’utiliser leurs nouvelles compétences à leur retour dans leur pays d’origine. Le gouvernement coréen présente ainsi l’évolution de ce système comme un complément à son système d’aide au développement et se présente comme un acteur engagé et responsable au sein de la « communauté internationale ». De fait, l’évolution de l’EPS est définie aujourd’hui par l’OIT comme l’une des plus importantes initiatives prises en Asie pour améliorer les conditions de travail et, plus généralement, les politiques concernant les migrants dans la région (ILO, 2010).
40Il ne s’agit pas d’idéaliser cette politique dont la mise en place récente et l’application effective restent en cours d’évaluation par de nombreux chercheurs coréens. La situation des migrants étrangers en Corée du Sud est encore très précaire malgré ces nouvelles règles. Ce qui nous intéresse plus particulièrement est la manière dont les différents acteurs coréens intègrent cette nouvelle politique migratoire dans la présentation qu’ils font de leur pays. Ce travail de collaboration est aussi une mise en scène de la bonne image de la Corée vis‑à‑vis de pays qui ne sont plus seulement vus comme des réservoirs de main-d’œuvre bon marché mais comme des marchés potentiels pour les entreprises coréennes. Il fait partie d’un travail de séduction que l’État coréen coordonne au moins en partie via ces agences à l’étranger. Ce sont ces discours et les jeux entre ces acteurs dont nous souhaitons proposer une première analyse grâce à notre travail de terrain en Asie du Sud‑Est.
Notes de bas de page
3 Les Philippines et la Thaïlande font partie de la coalition mise en place par les États-Unis sous l’égide des Nations unies en réponse à l’invasion du Sud par le Nord communiste en 1950. Les Coréens du Sud participent en retour à ce qu’ils considèrent comme une lutte contre le communisme en envoyant un important contingent de soldats au Vietnam à partir de 1965. De 1965 à 1973, plus de 320 000 soldats sud-coréens furent déployés au Vietnam.
4 Association des nations du Sud-Est asiatique dont les membres sont le Brunei, le Cambodge, l’Indonésie, la Malaisie, le Laos, la Birmanie, les Philippines, Singapour, la Thaïlande et le Vietnam.
5 Selon David Shim (2009), disponible au lien : http://ssrn.com/abstract=1517235 [consulté le 7 janvier 2012].
6 Concernant l’historique de ces négociations, voir Arnaud Leveau (2012 : 158-212), chapitre « La présence sud-coréenne en Asie du Sud-Est ».
7 Pour une présentation de la méthode et des résultats de ce classement : www.simonan holt.com/Research/research-introduction.aspx [consulté le 9 janvier 2013].
8 Sung-Ah Lee, 2005. www.tradeforum.org/news/printpage.php/aid/
978/Branding_Korea_.html[consulté le 24 septembre 2011] ; Chae-wung Yu, 2013.
9 Voir les campagnes de propagande diffusées dans les médias par le PCNB et les bonnes manières proposées aux Coréens : https://www.youtube.com/watch ?v =ibyjNFv1-kg&list =PLB81 [consulté le 9 janvier 2013].
10 Pour une analyse plus générale des dérives nationalistes de l’idée de nation branding, voir Nadia Kaneva (2011).
11 Je m’inspire notamment ici du parallèle établi dans l’intervention d’Alena Schmuck (2011). Le concept de developmental state a d’abord été conçu pour comprendre la politique économique du Japon, voir Chalmers Johnson (1982).
12 Pour une analyse de cette politique en Corée du Sud et une comparaison avec le cas japonais, Bruce Cummings (1987) ; Dong-wuk Chi (2006).
13 Pour une synthèse de ces débats, Meredith Jung-En Woo, (dir.) (2007) ; Joseph Wong (2004) ; Richard Stubbs (2009).
14 Korea Immigration Services Statistics, 2012.
15 Plus de 450 000 personnes d’origine coréenne (on les appelle les Koryo-saram, les gens de Koryo) résident dans les États de l’ex-URSS et plus particulièrement en Asie centrale.
16 Eric Bidet, 2003 et, plus précisément pour le début de cette immigration, voir Wang-bae Kim (2004).
17 C’est le chiffre estimé et communiqué par le Human Resources Development Service of Korea (HRDSK, 한국산업인력공단), même si cette somme varie évidemment beaucoup selon les pays.
18 M.K.I., Directeur du HRDSK de Jakarta, interviewé le 24 juillet 2012.
19 ILO report, 2010. Concernant le partenariat entre la Corée du Sud et l’OIT ainsi que l’accès à ce rapport, http://www.ilo.org/asia/projects/korea/lang--en/index.htm [consulté le 22 février 2013].
20 Ministère du Travail, 2008.
21 À la demande des entreprises, le gouvernement coréen a même décidé de délivrer, à partir de juillet 2012, un visa de trois ans qui permet, en fonction de la demande des employeurs, de faire revenir pour une durée supplémentaire les ouvriers déjà employés. Il faut que les candidats aient travaillé au même endroit pendant toute la durée du contrat précédent. Leur employeur précédent doit les recruter de nouveau pour une durée minimum d’un an.
22 Ces chiffres ne prennent pas en compte les étrangers d’origine coréenne, qui bénéficie d’un autre système d’accueil que nous ne détaillerons pas ici. Ils ont été obtenus en croisant les données communiquées par l’HRDSK lors de l’entretien du directeur avec celles publiées en 2012 par le ministère de la Justice de Corée dans Korea Immigration Service Statistics 2011.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Malaisie - Chine : une « précieuse » relation
David Delfolie, Nathalie Fau et Elsa Lafaye de Micheaux
2016
L'Or Blanc
Petits et grands planteurs face au « boom » de l’hévéaculture (Viêt Nam-Cambodge)
Frédéric Fortunel et Christophe Gironde (dir.)
2014
Le Soft power sud-coréen en Asie du Sud-Est
Une théologie de la prospérité en action
Hui-yeon Kim
2014
Investigating the Grey Areas of the Chinese Communities in Southeast Asia
Proceedings of the Symposium organised by IRASEC at the Hotel Sofitel Silom (Bangkok) on January 2005, 6th and 7th
Arnaud Leveau (dir.)
2007
State and Media in Thailand During Political Transition
Proceedings of the Symposium organized by the French Embassy, the German Embassy, the National Press Council of Thailand and Irasec at the Thai Journalist Association Building on May 2007, 23rd
Chavarong Limpattamapanee et Arnaud Leveau (dir.)
2007
Mekong-Ganga Cooperation Initiative
Analysis and Assessment of India’s Engagement with Greater Mekong Sub-region
Swaran Singh
2007