Chapitre 1. Géopolitique d’un État tampon : de la période précoloniale à la guerre froide
p. 5-25
Texte intégral
1 - Entre les empires régionaux du Siam et du Viêt Nam
1L’historiographie laotienne, communiste ou non, présente le royaume du Lan Xang [Royaume du million d’éléphants], qui connut son apogée au XVIIe siècle sous le règne du roi Sourinyavongsa, comme le passé glorieux de l’actuelle République démocratique populaire lao. À la mort du souverain en 1695, le Royaume, en proie à des divisions internes, va progressivement se disloquer et devenir l’objet de luttes d’influence entre ses puissants voisins : le Siam (la Thaïlande actuelle) et le Dai Viêt (le Viêt Nam actuel).
2Dès le XVIIIe siècle, l’unité politique et territoriale du Lan Xang ne résiste plus aux luttes intestines de pouvoir. Il vole en éclats et se divise en trois principautés : Luang Prabang au nord, Vientiane au centre et Champassak au sud (voire quatre, avec Xieng Khouang [Muang Phuan] se libérant par intermittence de la tutelle de Vientiane).
3Fortement affaibli, l’ancien Royaume tombe sous le joug de l’expansion siamoise quelques décennies plus tard, et en 1779, les trois entités politiques se retrouvent vassales de Thonburi. En 1827, en représailles au soulèvement mené par Chao Anou, le dernier roi de Vientiane, les forces siamoises mettent la ville à sac et procèdent à une déportation massive de sa population vers le plateau de Khorat (le nord-est actuel de la Thaïlande). Cette dernière tentative de Chao Anou de rendre son autonomie au royaume de Lan Xang et de reconstituer son unité est mise en échec par l’annexion de Vientiane et de Champassak par le Siam. Seule Luang Prabang conserve une apparence de souveraineté, tributaire à la fois de Bangkok et de Hué, mais aussi de Pékin. La politique expansionniste du Siam se heurte en effet aux ambitions d’un autre Empire, le Viêt Nam et sa « marche vers le sud » [Nam Tien], aux dépens des territoires lao et khmers.
4La fragmentation politique et administrative de l’ancien royaume de Lan Xang accroît l’influence vietnamienne sur les territoires lao à l’est du Mékong. En effet, devant l’avancée des troupes siamoises, les chefs locaux se tournent vers l’autre puissant voisin pour demander soutien et protection. En fait, dès le début du XIXe siècle, les territoires des provinces actuelles du nord-est du Laos, Hua Phan et Xieng Khouang, avaient reconnu la suzeraineté de Hué1. Cependant, la destruction de Vientiane et l’irruption militaire siamoise à l’intérieur des territoires lao vont amener les forces vietnamiennes et siamoises à entrer en conflit direct pour le contrôle des entités politiques lao et khmères. S’ensuivra pendant près d’un demi-siècle une série de confrontations entre les deux puissances qui prendra fin en 1847 seulement avec la signature d’un traité établissant une cosuzeraineté sur les territoires khmers, et par la suite, sur la plaine des Jarres2.
5Le répit sera en fait de courte durée. Avec l’avènement de l’ordre colonial, le cadre territorial et politique des principautés lao va subir un nouveau bouleversement.
2 - Entre les puissances coloniales, France et Grande-Bretagne
6L’arrivée des Français a donné à l’ensemble lao de nouvelles limites géographiques et un nouveau cadre politique. Le 3 octobre 1893, un traité est signé entre les Français et les Siamois, qui oblige ces derniers à céder leurs territoires de la rive est du Mékong à la France. Les Français ne reconstitueront jamais l’ancien royaume du Lan Xang. À la place, ils recomposent ses frontières territoriales selon des impératifs géopolitiques, inspirés d’une certaine vision de l’Indochine, qui n’accorde en réalité qu’une importance réduite au « Laos », simplement envisagé comme un prolongement de ce qui allait devenir le Viêt Nam3.
7Les territoires lao vont être modifiés au gré des négociations, pressions et marchandages entre Français et Britanniques, chacun essayant de bloquer l’avancée de l’autre tout en maintenant ses propres possessions en Asie du Sud-Est continentale. Ainsi, dans la décennie qui suit le traité de 1893, la France a l’opportunité d’étendre les territoires lao jusqu’à y inclure l’ensemble du plateau de Khorat, annexé par le Siam depuis le XVIIIe siècle. Cependant, la Grande-Bretagne l’en empêche. Celle-ci est soucieuse de préserver le Siam en tant qu’État tampon viable et indépendant entre les Indes britanniques et l’Indochine française. Mais l’échec de la France est aussi à mettre sur le compte du changement d’attitude de la métropole. À l’orée du XXe siècle, la puissance coloniale ne cherche déjà plus à accroître les limites de l’Indochine et de ce fait, les occasions d’étendre les territoires lao ne seront pas toutes saisies. L’ultime modification territoriale d’importance aura lieu en 1904 avec l’annexion d’une partie de la rive occidentale du Mékong (Saiyabouri au nord et une partie de Champassak au sud). Deux mois plus tard, la France et la Grande-Bretagne signent l’Entente cordiale par laquelle elles reconnaissent explicitement leurs zones d’influence respectives. La politique d’expansion prend fin. Avec les traités de 1893, 1904 et 1907 (ce dernier, conclu entre la France et le Siam, officialise les frontières actuelles du Laos), la France obtient en définitive ce qu’elle recherchait : « La reconstitution du Cambodge, un arrière-pays stratégique au Laos qui “enrobe” [son] empire indochinois, le contrôle du Mékong et des frontières relativement bien définies4 ».
Un point de vue français : l’annexion de la rive gauche du Mékong…
« Seule l’annexion pure et simple du Siam, outre qu’elle aurait agrandi de beaucoup notre empire colonial, nous aurait permis de faire échec aux Anglais et aux Allemands, nos rivaux en matière commerciale.
Depuis longtemps, les Siamois avaient dit : “Le jour où nous serons forcés d’évacuer, nous ne laisserons que la terre, l’eau et les fauves des forêts”. Et, de ce fait, c’est presque à la lettre que cette maxime avait été appliquée par eux, en 1827 et 1840, lorsque, par crainte des représailles annamites sur la rive gauche, ils avaient traîné à leur suite sur la rive droite et jusque dans la vallée de la Ménam, gens et bestiaux5. [...] Le temps seul leur fit défaut pour mener à bien leur sinistre projet ; mais ils ne nous laissaient qu’un pays dépeuplé, dévasté, conservant pour eux le Laos de la rive droite et les riches provinces d’Angkor et de Battambang, c’est-à-dire des territoires bien peuplés, fertiles, et n’ayant jamais subi, comme le Laos français actuel, plusieurs invasions en moins d’un siècle ».
.... et les rivalités coloniales
« Les hésitations de la cour de Bangkok, quand l’ultimatum fut posé, ainsi que ses tentatives pour conserver les territoires de la rive gauche du Mékong au-dessus du 18e parallèle, montraient nettement, une fois de plus, l’ingérence de l’Angleterre, qui, pour n’être pas apparente, n’avait jamais cessé de se faire sentir au cours de toutes ces négociations. Cette influence occulte avait pour but de conserver sa prépondérance dans les Pahn-Na6 [Sipsong Panna] et, comme elle était déjà maîtresse du royaume d’Ava7 [Birmanie], de faciliter la réalisation de ses projets de chemin de fer vers S’Semao et Yunnan-Sèn [au sud-est de la Chine] ».
(Lucien de Reinach, Le Laos, A. Charles, Paris, 1901, p. 28-29).
8En réalité, aussi bien sur le plan économique que stratégique, les autorités françaises conçoivent le « Laos » comme un simple prolongement du « Viêt Nam », ce dernier considéré comme la pièce centrale de leur dispositif colonial en Indochine. Ainsi, dans une récente étude, l’historien Christopher Goscha a bien montré comment le projet colonial français en ex-Indochine fut guidé par un désir, voire une volonté, de transformer ce vaste espace politique en une entité palpable et concrète8. Les Vietnamiens sont perçus comme la base indigène de ce projet. Les autorités françaises encouragent donc l’immigration vietnamienne au Laos (ainsi qu’au Cambodge) dans le but de suppléer le personnel administratif et de renforcer la main-d’œuvre dans les mines et les plantations. En fait, le Laos n’est pas considéré par la France comme une entité politique consacrée par l’histoire. Les différentes régions, au lieu d’être unifiées, sont gérées par une structure duale : le royaume de Luang Prabang acquiert le statut de protectorat, tandis que le reste des territoires lao est administré par le régime colonial.
9À la fois résultat de stratégies géopolitiques et fruit de la vision française de l’empire indochinois, la nouvelle entité politique « Laos » repose sur une base tronquée ; sans le plateau de Khorat, la France ne dispose que d’une partie sous-peuplée de l’ancien royaume de Lan Xang. Les mouvements nationalistes laotiens adopteront ces nouvelles frontières, et non pas celles du royaume de Lan Xang, comme cadre géographique de leurs luttes pour l’indépendance du pays. Encore fallait-il reconstituer l’idée nationale. L’administration duale française des territoires lao empêcha la création d’une entité politique unifiée. La thèse selon laquelle l’État moderne du Laos est une création française est ainsi invalide. Ce n’est qu’en 1899 que le Haut-Laos (à partir des frontières nord de la province de Khammouane jusqu’aux frontières sud de Luang Prabang) et le Bas-Laos (à partir des frontières sud de la province de Khammouane), administrés par des commandants supérieurs, basés respectivement à Luang Prabang au nord et à Khong au sud, furent regroupés sous une seule entité administrative avec un résident supérieur installé à Savannakhet, puis à partir de 1900, à Vientiane. Par contre, le royaume de Luang Prabang est resté sous l’administration directe du roi Sisavangvong du Laos9. Ce fut donc davantage la déclaration d’indépendance et d’unité du Laos le 15 septembre 1945 qui permit au reste du monde de penser le Laos comme une entité politique distincte des autres composantes de l’Indochine française.
Une autre vision de l’entité politique lao
« Si le Muang Lao ne subsistait plus, à partir de l’an 1711 comme un Empire au sens politique du mot, n’en est-il pas moins demeuré, par la grande homogénéité de ses populations et par la forme de son organisation politique et administrative, une seule et même nation. Une nation que l’on pourrait qualifier de polycéphale, parce que gouvernée par plusieurs souverains de même souche dynastique, exerçant leurs pouvoirs temporels chacun dans les limites de son petit État, mais jouissant l’un comme l’autre d’une véritable autorité morale et spirituelle sur l’ensemble du pays qui, sous ce rapport, pouvait être considéré, en dépit de son démembrement apparent, comme restant encore à l’état d’indivision, jusqu’au jour où un grand prince, de talent et de mérite incontestables et incontestés, vint rallier autour de son nom tous les petits chefs d’État rivaux et les regrouper de nouveau sous son sceptre unique. En somme, une sorte de confédération d’États larvée, latente, inconnue du droit international européen....
C’est en présence de cette nation polycéphale, de cette confédération latente d’États qu’était le Lan Xang, que s’est trouvée la France au moment de son intervention dans le bassin supérieur et moyen du Mékong, vers la fin du XIXe siècle.
Mieux renseignée, la France eût pu, ou rétablir cette confédération au profit d’un des rois lao régnant à ce moment, ou en prendre hardiment la tête et en assumer elle-même la haute direction. Il n’en fut malheureusement rien. L’unité lao fut sacrifiée une fois de plus, et elle ne reverra le jour, comme on le verra plus loin, qu’un demi-siècle plus tard. »
Katay D. Sasorith10, Le Laos. Son évolution politique, sa place dans l’Union française, Éditions Berger-Levrault, Paris, 1953, p. 46-47.
3 - Guerre froide et guerre civile : le Laos dans la tourmente des guerres d’Indochine (1945-1975)
Le mouvement indépendantiste nationaliste laotien divisé entre le Lao Issara et le Pathet Lao
10Le 9 mars 1945, les Japonais internent ce qui reste de l’administration coloniale française en Indochine et encouragent les autorités cambodgiennes, laotiennes et vietnamiennes à proclamer l’indépendance sous leur patronage. Le Laos le fait le 8 avril 1945, malgré l’opposition du roi Sisavangvong qui refuse la collaboration avec les Japonais et se méfie en outre des ambitions politiques des autres membres de l’aristocratie laotienne. Le prince Phetsarath, neveu du roi et vice-roi de Vientiane, prend en effet les fonctions de Premier ministre. Il met en place un gouvernement provisoire à Vientiane, et crée, le 8 août 1945, le comité Lao Issara [Laos libre], qui deviendra le noyau du futur gouvernement. Deux de ses frères, les princes Souvanna Phouma et Souphanouvong, ainsi que d’autres membres de la haute bourgeoisie et de l’aristocratie laotiennes, rejoignent ce nouveau groupe. Le premier mouvement nationaliste laotien, le Lao Issara, voit ainsi le jour dans la période de l’immédiat après-guerre avec à sa tête une élite dont tous les membres sont d’origine ethnique lao.
11Mais le retour des troupes françaises, après la capitulation japonaise en août 1945, provoque un conflit entre le roi Sisavangvong et le prince Phetsarath. Le roi, en réponse à la demande de ce dernier de réaffirmer l’unité du Laos, l’informe, au contraire, de l’abrogation de la déclaration d’indépendance du pays et de son retour sous la protection de la France. Le 15 septembre, le prince Phetsarath, dans un geste de défiance, proclame alors l’indépendance du Laos en même temps que l’intégration de toutes les provinces du pays (et de ce fait, la fusion des pouvoirs régionaux, Luang Prabang, Vientiane et Champassak), sous sa seule autorité. Mais la position du prince Phetsarath et de ses partisans devient rapidement intenable avec la réoccupation du pays par les troupes françaises. Le prince est démis de ses fonctions le 10 octobre 1945. Le 21 mars 1946, à Thakhek, au centre du Laos, les forces du Lao Issara sont défaites par l’armée coloniale. Le régime de Vientiane et ses leaders s’enfuient alors vers la Thaïlande et, le 23 avril 1946, le roi Sisavangvong est une nouvelle fois couronné roi du Laos. Le 24, les forces françaises font leur entrée à Vientiane. Une Constitution est adoptée le 11 mai : le Laos devient une monarchie constitutionnelle au sein de l’Union française.
12Pendant ce temps, les membres du Lao Issara réfugiés à Bangkok poursuivent leurs activités en tant que gouvernement laotien en exil. Certains d’entre eux n’écartent cependant pas l’idée d’un compromis avec la France. Profondément conservateurs et antirévolutionnaires, ils conçoivent les Français comme la meilleure, ou peut-être la moins mauvaise, des solutions qui permettrait d’assurer une certaine stabilité et de préserver le Laos de la menace communiste11. Une scission va progressivement apparaître au sein des rangs du Lao Issara entre les adversaires et les partisans de la coopération avec la France. Devant ce choix crucial, le prince Phetsarath et ses frères vont prendre des chemins divergents. Le premier adopte une politique à long terme et sans concession qui le conduira à dix années d’exil en Thaïlande. S’opposant à toute intervention des puissances étrangères dans les affaires politiques laotiennes, il prône la stricte neutralité du Laos vis-à-vis de la France et du Viêt Nam, une stratégie et un objectif que le pays ne pourra jamais ni appliquer ni atteindre. Souvanna Phouma, par contre, retourne à Vientiane lorsque le gouvernement en exil du Lao Issara s’autodissout le 25 octobre 1949.
13Souphanouvong fait clairement savoir son refus de la nouvelle direction politique à Vientiane et forme, dès février 1949, un front politique différent à partir des forces de guérilla qu’il commande : l’Organisation populaire progressiste, qui prendra plus tard le nom de Pathet Lao [Nation lao].
14À la suite de la dissolution du Lao Issara en octobre 1949, Souphanouvong entreprend un voyage ; il va à la rencontre de Hô Chi Minh au quartier général du Viêt-minh, l’organisation communiste nord-vietnamienne, à Tuyen Quang au nord du Viêt Nam. Là, il tente d’obtenir un soutien12. Au même endroit se tient le premier congrès des leaders communistes laotiens le 13 août 1950. Avec le fort soutien des communistes vietnamiens, le congrès procède à l’élection d’un nouveau gouvernement de résistance laotien, avec Souphanouvong à sa tête comme Premier ministre. Un deuxième rassemblement, toujours au Nord-Viêt Nam a lieu en novembre 1950. Il adjoint au Pathet Lao un nouveau mouvement politique, le Neo Lao Issara [le Front du Laos libre]. Celui-ci dessine un court programme politique qui en appelle à tous les Laotiens, à l’égalité des races au Laos, à un combat uni contre les Français et à l’abolition des taxes iniques13. Les partisans de la faction de Souphanouvong ne représentent alors qu’une minorité au sein des mouvements nationalistes laotiens ; aussi, l’allégeance et la mobilisation des nombreux groupes ethniques non lao seront-elles primordiales à la survie du mouvement communiste laotien.
Le neutralisme : une alternative impossible
15Après les accords de Genève en juillet 1954 (deux mois à peine après la défaite française à Diên Biên Phu, le 7 mai), le Laos se transforme presque immédiatement en champ de bataille politique, puis militaire, entre d’une part le Nord-Viêt Nam et la Chine, et d’autre part la Thaïlande et son allié, les États-Unis. Le Laos occupe une position géographique extrêmement stratégique : il est entouré d’ouest en est par la Thaïlande, la Birmanie, la Chine, le Cambodge et le Viêt Nam. Quand ce dernier est divisé par le 17e parallèle à la suite des accords de Genève, le Laos se retrouve de facto avec des frontières communes à la fois avec le Nord et le Sud-Viêt Nam. En outre, le pays est désormais voisin des deux pays socialistes de la région, la république populaire de Chine et la république démocratique du Viêt Nam, ainsi qu’aux États « neutres » du Cambodge et de la Birmanie. Enfin, le Laos possède, avec la plaine des Jarres au nord-est, une zone hautement stratégique où l’installation de bases aériennes permettrait de rayonner sur toute la Chine du Sud et l’Asie du Sud-Est continentale.
16À partir de 1955, l’objectif premier des Américains, qui ont remplacé les Français en Indochine comme puissance occidentale, est de contrôler le maximum du Laos. Le pays est en effet perçu comme le « domino » qui pourrait sauver la Thaïlande, et au-delà, toute la péninsule sud-est asiatique de la « menace communiste14 ». En fait, le drame du Laos se situe alors moins dans ses traditionnelles divisions que dans l’internationalisation de sa politique intérieure. Sa neutralité aurait pu être respectée si toutes les parties impliquées, en particulier les puissances extérieures (Thaïlande, États-Unis et Nord-Viêt Nam), l’avaient accepté. Mais le neutralisme du Laos cédera constamment face aux rivalités de ces puissances. D’un côté, le Pathet Lao appuyé par le Viêt-minh et le bloc communiste (Chine en tête), et de l’autre, les anticommunistes du gouvernement royal lao soutenus par la Thaïlande et les Etats-Unis ; et entre ces deux camps, les neutralistes, plutôt situés à gauche de l’échiquier politique. En 1958, le gouvernement de Souvanna Phouma, puis celui de Phoui Sananikone, avaient bien proclamé que les conditions des accords de Genève (de 1954) étaient remplies au Laos, ce qui signifiait en d’autres termes que le pays n’avait plus besoin de soutiens extérieurs pour régler ses propres affaires intérieures. Mais cette vision fut fermement rejetée par la république démocratique du Viêt Nam qui, par la voix de son Premier ministre Pham Van Dong, avait signifié la même année que les solutions aux problèmes des trois États de l’ex-Indochine française, tels qu’ils avaient été définis à Genève, « étaient une et indivisible15 ». La rupture, en 1963, des seconds accords de Genève conclus l’année précédente, qui avaient réaffirmé la neutralité du pays et l’effondrement du second gouvernement de coalition, scellèrent le sort du Laos.
La tragédie du Laos
« La tragédie du Laos a tenu au fait que le type de règlement prévu par les accords de Genève pour le pays se trouva dépassé par les évènements bien avant que les arrangements ultimes n’aient pû être conclus, vers le milieu de l’année 1962. [Cette année-là], l’insurrection au Sud-Viêt Nam menaçait déjà sérieusement la survie du régime. La « piste Hô Chi Minh » était solidement établie à travers les montagnes de l’est du Laos, et le maintien d’un contrôle ferme et exclusif des provinces orientales du Laos était la principale priorité des protecteurs nord-vietnamiens du Pathet Lao. En échange, les Nord-Vietnamiens étaient implicitement prêts à accepter un contrôle effectif américain de la zone autour du Mékong au Laos ; un territoire perçu par les États-Unis comme stratégiquement vital pour la sécurité de la Thaïlande.
Entre les priorités stratégiques des États-Unis et du Nord-Viêt Nam, et alors qu’ils accéléraient leur préparation dans l’optique d’un conflit à grande échelle au Sud-Viêt Nam, les neutralistes laotiens furent évincés de la scène. Les hommes politiques neutralistes laotiens et leurs unités armées glissèrent progressivement soit vers le camp du gouvernement royal lao, soit du côté du Pathet Lao. Au cours de la même période (1963-1964), le gouvernement de coalition s’effondra une fois de plus, et les conditions d’une partition de facto comme celles de la guerre civile firent leur réapparition. Même si cela ne correspondait pas à son aspiration, et pour s’incliner devant les réalités incontournables de la situation indochinoise, Souvanna Phouma présidait maintenant un gouvernement royal lao qui était en tout, sauf par son nom, un protectorat américain. À l’inverse, les territoires du Pathet Lao, et en particulier la zone de la « piste Hô Chi Minh », étaient devenus une annexe stratégique de l’effort de guerre du Nord-Viêt Nam. Le sort du Laos – ce « Shangri-la » pour ceux qui avaient connu sa beauté surnaturelle avant qu’il ne sombre, victime des idéologies et de la géopolitique – allait maintenant se décider avec l’issue de la guerre du Viêt Nam ».
Christie J. Clive, « Laos and the Vietnam War », in Southeast Asia in the Twentieth Century. A Reader, Tauris Readers, Londres-New York, 1998, p. 226-227.
17Dans les années 1960, l’escalade de la guerre au Viêt Nam rendra illusoire toute tentative de laisser le Laos en dehors du champ de bataille de la guerre froide. À partir de 196416, les États-Unis soutiennent militairement le régime du Sud-Viêt Nam, ce qui sous-entend, entre autres, la nécessité de neutraliser le Nord-Viêt Nam et de lutter contre l’infiltration communiste au sud. Un cycle infernal est déclenché : la participation militaire s’accroît, les grandes puissances (États-Unis, Chine et URSS) s’impliquent davantage, et les enjeux pour Hanoi deviennent vitaux. Le Laos et le Nord-Viêt Nam partagent environ 1130 km de frontières communes et ce sont les territoires du premier qui offrent la meilleure route aux forces communistes pour accéder au Sud-Viêt Nam. Par conséquent, en soutenant le Pathet Lao par le discours comme par les armes, le Viêt-minh travaille aussi à sa propre survie. De leur côté, les Américains utilisent les bases aériennes au nord du Laos et au nord-est de la Thaïlande pour bombarder le Nord-Viêt Nam. Ils procèdent aussi à des bombardements massifs sur le nord-est (la plaine des Jarres) et l’est du Laos pour tenter de stopper l’avancée des forces communistes laotiennes et nord-vietnamiennes et l’approvisionnement des forces communistes du Sud-Viêt Nam à partir du Nord-Viêt Nam par la fameuse « piste Hô Chi Minh » (en réalité constituée d’un réseau enchevêtré de chemins de terre à travers montagnes et forêts).
18L’intensification des attaques américaines sur « la piste » conduit à la généralisation de la guerre à l’Est du Laos. L’objectif est clair : à la fois empêcher les forces du Pathet Lao et du Viêt-minh de rallier les populations rurales, qui pourraient leur apporter soutien et refuge, et ruiner les structures sociales créées par les communistes laotiens et nord-vietnamiens dans ces zones.
19Le degré d’internationalisation de la guerre civile au Laos est tel que l’issue du conflit échappe progressivement à ses leaders politiques, malgré les tentatives de constituer des gouvernements de coalition (1957-1958, 1962-1963). Sur le terrain, l’avantage au début des années 1970 revient largement aux forces du Pathet Lao et de leur allié, le Nord Viêt Nam. En 1972, les « zones libérées » couvraient déjà les trois quarts du territoire du Laos et plus de la moitié de sa population. Mais l’évolution de la guerre américano-vietnamienne sera autrement plus décisive pour l’arrêt des affrontements. Le retrait progressif des forces américaines du Sud-Viêt Nam à partir de 1969, en parallèle avec la « vietnamisation » du conflit, s’achèvera le 29 mars 1973. Le Duc Tho et Henry Kissinger signent les accords de Paris le 23 janvier 1973. Le départ des Américains de l’ex-Indochine porte un coup fatal aux forces armées du gouvernement royal lao. Sans leur massif soutien financier et militaire, celles-ci vont très rapidement se désagréger. Moins d’un mois plus tard, le 21 février 1973, un accord de cessez-le-feu est conclu au Laos. L’entrée des Khmers rouges dans Phnom Penh et la prise de Saigon par les troupes nord-vietnamiennes, respectivement le 17 et le 30 avril 1975, précipitent la fin du régime. La République démocratique populaire lao est proclamée le 2 décembre 1975.
4 – La solidarité socialiste mise à mal par le troisième conflit indochinois
Le temps de la reconstruction : une politique « neutraliste » de courte durée
20La prise du pouvoir par le Pathet Lao place définitivement le Laos dans le camp socialiste. La politique étrangère du pays après 1975 suit donc logiquement les canons idéologiques communistes, c’est-à-dire qu’elle est guidée par la « solidarité prolétarienne » entre les États socialistes et la foi en l’ultime victoire mondiale du socialisme dans son combat contre le capitalisme. Plus prosaïquement, cette solidarité s’accompagne d’une intégration à une hiérarchie dominée par l’Union soviétique et son allié, le Viêt Nam.
21Les liens, déjà très étroits, entre les nouveaux dirigeants laotiens et leurs compagnons d’armes vietnamiens dans la « lutte de 30 ans » contre les « impérialistes » et leurs « laquais », se renforcent encore davantage, à tel point que certains observateurs n’hésitent pas à dénoncer la mainmise complète du Viêt Nam sur son voisin. Le chercheur américain Arthur J. Dommen prédit même dans un ouvrage datant de 1985 que le Viêt Nam et le Laos pourraient à l’avenir former une union, sur le modèle de l’Union soviétique, constituée de républiques distinctes dirigées par un seul parti, contrôlé évidemment par le parti vietnamien17. Dominé, contrôlé, voire exploité, le Laos serait réduit au rang d’un « État satellite » dans l’orbite du Viêt Nam et le gouvernement de Vientiane à une « marionnette » de Hanoi18. La jeune République démocratique populaire lao n’aurait qu’une très faible, voire aucune, marge de manœuvre, et sa politique étrangère serait même entièrement confondue avec les intérêts nationaux vietnamiens, du moins durant les premières années de son existence19… Les commentaires sont donc sans ambiguïté. Pourtant, à ce tableau schématique d’une relation entre maître et apprenti20 s’ajoutent des nuances dans les faits et l’impératif d’une mise en perspective conjoncturelle. Autrement dit, la politique étrangère du Laos après 1975 ne se résume pas à une relation idéologique et exclusive avec le Viêt Nam et ne peut être comprise dans une vacuité historique et géopolitique.
22Installés au pouvoir, les communistes laotiens n’ont guère le temps de savourer leur victoire. Le Laos sort exsangue de la guerre. Les nouveaux dirigeants ont l’immense tâche de reconstruire un pays fortement meurtri par les bombardements21 et dont l’économie était artificiellement maintenue à flot par l’aide américaine (plus de 500 millions de dollars entre 1964 et 197522). En outre, la situation sur le plan militaire reste très préoccupante, surtout au cours des premières années qui suivent le changement de régime. Le nouveau gouvernement doit en effet faire face au nord et au sud du pays à des guérillas de résistance, menées respectivement par des groupes laotiens anticommunistes qui utilisent la Thaïlande comme base arrière, et par des Hmong23 dont certains membres furent recrutés parmi les forces entraînées par la CIA durant la guerre américano-vietnamienne pour combattre les troupes du Pathet Lao et du Nord-Viêt Nam. En outre, Kaysone Phomvihane, le premier dirigeant de la jeune République démocratique populaire lao, échappe à plus d’une tentative d’assassinat au cours de l’année 1976. Face à un environnement incertain, conscients de la fragilité de leur pouvoir, les dirigeants laotiens cherchent à consolider leurs assises ; le renforcement des liens avec le Viêt Nam constitue en cela un choix inévitable et essentiel pour la survie du régime. La « relation spéciale24 » qui unissait les deux mouvements communistes avant 1975 devient alors une relation spéciale bilatérale entre deux États souverains.
23Au terme de visites réciproques et d’échanges de délégations entre les appareils d’État et de parti des deux pays en 1976, d’importants accords de coopération politique, militaire, économique et culturelle sont signés à Vientiane en juillet 1977. Le traité d’Amitié et de Coopération, dont la validité s’étend sur vingt-cinq années, est le plus important d’entre eux. Son article 2 (il en comporte au total six25) attire particulièrement l’attention sur la politique étrangère, les deux États s’engageant à « se soutenir et s’aider mutuellement sans réserve dans la conduite d’une coopération étroite ayant pour objectifs de renforcer leurs capacités défensives, de préserver leur indépendance, souveraineté et intégrité territoriale […] et dans la lutte contre les manœuvres et actes de sabotage par l’impérialisme et les forces étrangères réactionnaires26 ».
24En l’occurrence, le traité est déjà devancé dans les faits. Il légitime la présence militaire vietnamienne sur le territoire laotien. Le nombre exact de ces forces est difficile à établir avec précision. Il aurait varié entre 24 000 et 30 000 à la fin de 1977 pour s’élever entre 50 000 et 60 000 au plus fort du troisième conflit indochinois, de 1979 à 198327. Les autorités laotiennes ne nient d’ailleurs pas cette présence militaire, par ailleurs bien utile au Viêt Nam28. L’article 2 du traité d’Amitié et de Coopération assure en effet à ce dernier une zone tampon avec la Chine et éloigne ainsi la menace d’un possible « encerclement » de ses frontières par des forces pro-chinoises. Cependant, les intérêts vietnamiens ne sont pas seuls en jeu, les dirigeants laotiens y trouvent également leur compte. Le Laos est un État aux faibles capacités de défense. Il a besoin d’un appui militaire pour protéger ses frontières. En 1976 et 1977, les guérillas antigouvernementales sont toujours actives tandis que des tensions avec la Thaïlande resurgissent dans les zones limitrophes.
25La situation économique préoccupante (une grave sécheresse s’abat sur le Laos en 1977) et l’inquiétude concernant la sécurité intérieure motivent ce renforcement des relations entre les deux pays. Il est également probable que la conjoncture des années 1975-1977 ait pu renforcer la conviction du gouvernement de Vientiane que la survie du régime reposait sur l’axe Viêt Nam-Laos, soutenu par l’Union soviétique. Le parti communiste laotien, dans les premières années du régime, est en fait partagé entre, d’une part, l’impératif de se maintenir au pouvoir et de supprimer la résistance armée, et d’autre part, l’urgence de reconstruire et de développer le pays29. La première de ces priorités impose une politique étrangère active à travers la consolidation des liens avec les pays socialistes et en particulier le Viêt Nam ; la seconde en appelle plutôt au multilatéralisme, favorable à un climat d’apaisement et indispensable pour réhabiliter le régime au regard du monde. En fait, la « relation spéciale » établie entre Hanoi et Vientiane n’empêche pas les dirigeants laotiens de développer une politique étrangère multilatérale, notamment en direction des autres pays socialistes, en particulier l’Union soviétique. Celle-ci devient d’ailleurs rapidement le plus important pays donateur au Laos. Entre 1975 et 1985, elle a accordé une aide estimée à plus de 450 millions de dollars (sans inclure l’assistance militaire également très importante), soit trois fois plus que celle offerte par la république socialiste du Viêt Nam pour la même période, d’un montant annuel de 13 millions de dollars30.
26Plus étrangement, le Laos est le seul des trois États de l’ex-Indochine française à avoir maintenu ses liens diplomatiques avec les États-Unis, même s’ils sont réduits au minimum. Les relations avec la Chine sont cordiales, bien que distantes. Dans une certaine continuité historique, les rapports avec la Thaïlande sont ambigus dans cette deuxième moitié des années 1970. Mais cette relation mouvementée suit des facteurs souvent indépendants du contexte géopolitique, car elle est en grande partie influencée par les événements qui rythment la vie politique intérieure thaïlandaise, particulièrement agitée durant cette décennie. Le soutien indéfectible de la Thaïlande envers les États-Unis durant les deux guerres d’Indochine a logiquement eu pour résultat de renforcer la suspicion traditionnelle des leaders laotiens envers leur voisin du sud. Cependant, en avril 1976, un nouveau gouvernement, mené par le Premier ministre Seni Pramoj, est élu démocratiquement en Thaïlande. L’arrivée au pouvoir d’un gouvernement modéré va favoriser une détente dans les relations bilatérales. La signature d’accords commerciaux et politiques entre la Thaïlande et le Laos cette même année marque ainsi la volonté des deux pays de pacifier leur relation. Cette politique de bon voisinage est cependant de courte durée. En octobre 1976, Thanin Kraivichien s’empare du pouvoir à la suite d’un coup d’État militaire. La politique étrangère de Thanin vis-à-vis du Laos conduit très vite à une nette dégradation des relations entre les deux pays. Le nouveau gouvernement impose en effet des restrictions commerciales et établit une liste hétéroclite de 273 produits stratégiques (incluant aussi bien l’essence, le ciment que les médicaments et les bicyclettes) interdits d’exportation vers le Laos. Ces mesures hostiles affaiblissent l’économie du Laos, déjà fragile. Des incidents répétés aux frontières renforcent en outre les tensions entre les deux pays et suscitent des récriminations de part et d’autre : tandis que l’un renouvelle les accusations de complot communiste, l’autre parle de « provocation » et d’une volonté de renverser le gouvernement socialiste.
27C’est alors que la politique intérieure thaïlandaise va subir un nouveau revirement. En octobre 1977, le gouvernement de Thanin est à son tour renversé par le général Kriangsak Chomanan qui, à l’inverse de son prédécesseur, est favorable, tout comme Seni Pramoj, à la détente des relations entre la Thaïlande et ses voisins communistes...
28Les péripéties de la politique intérieure thaïlandaise dans la deuxième moitié des années 1970 ne sont pas seules à influencer les relations entre la Thaïlande et le Laos. Durant ces années de guerre froide, l’idéologie et les antagonismes historiques jouent un rôle primordial dans la politique étrangère des deux nations. Chacune suspecte l’autre d’intentions malveillantes et d’association avec des puissances étrangères dans le seul but de nuire à la sécurité nationale de l’autre. D’un côté, le Laos accuse la Thaïlande de s’allier avec la Chine en vue de soutenir les guérillas antigouvernementales laotiennes et cambodgiennes, encore actives après 1975. De l’autre, Bangkok perçoit Vientiane comme une simple marionnette de Hanoi et leur rapprochement comme une menace.
29En définitive, on peut dire que jusqu’en 1979, le gouvernement laotien tente de poursuivre une politique étrangère équilibrée sans pour autant se mettre en porte-à-faux avec la solidarité socialiste. Tout en maintenant des relations amicales avec les États voisins, et privilégiées avec les pays du bloc socialiste, le Laos ne refuse pas l’aide économique des pays occidentaux (dont les États-Unis) et des organismes multilatéraux. En résumé, ses dirigeants tentent de mener une politique étrangère diversifiée, bien qu’encore très timorée. Ils savent aussi que le Laos est un partenaire diplomatique mineur et qu’il ne peut donc prendre parti dans la détérioration des relations de Hanoi avec Phnom Penh et Pékin. La Chine accepte mal en effet l’extension de la sphère d’influence soviétique en Asie du Sud-Est. Non seulement le Viêt Nam rejette son statut traditionnel de pays tributaire à son endroit, mais il permet à l’Union soviétique, vue comme hostile, de compléter par le sud son dispositif d’encerclement du territoire indochinois. L’intervention militaire du Viêt Nam au Cambodge en décembre 1978 va de nouveau contraindre le Laos à prendre position dans un conflit régional qui lui échappe.
1979-1989, le troisième conflit indochinois : le neutralisme laotien de nouveau dans l’impasse
30Les relations entre le Viêt Nam et la république populaire du Kampuchéa s’enveniment à partir de 1977. Le conflit porte sur des zones frontalières. Le gouvernement khmer refuse la voie diplomatique proposée par Hanoi. Les Khmers rouges ne partagent plus la solidarité socialiste indochinoise et mènent une stratégie de fuite en avant. Le régime de Pol Pot, soutenu par Pékin, développe une politique ultranationaliste et viscéralement antivietnamienne. Devant l’impasse diplomatique – le Kampuchéa a rompu ses relations diplomatiques avec le Viêt Nam le 31 décembre 1977 – et confronté aux incursions meurtrières des Khmers rouges à l’intérieur du territoire vietnamien, Hanoi décide d’engager une intervention militaire de grande envergure au Cambodge. Il s’agit d’abord de mettre un terme à la politique belliqueuse des hommes de Pol Pot, mais aussi de priver Pékin d’un allié au sud-ouest. Le Viêt Nam veut en effet éviter à tout prix d’être pris en tenailles par une Chine hostile au nord et un Cambodge pro-chinois au sud-ouest.
31Le 24 décembre 1978, l’armée vietnamienne lance douze divisions, soit 120 000 hommes, à l’assaut du Cambodge. Elles bousculent les forces khmères rouges, qui ne sont déjà plus que l’ombre de l’armée qui s’était opposée avec succès aux troupes américaines et sud-vietnamiennes entre 1970 et 1975, et s’empare de l’ensemble du pays en cinq semaines. Hanoi place alors d’anciens Khmers rouges qui avaient fait défection, à la tête du pays.
32Ne pouvant rester sans réponse devant une telle audace, et bien qu’un gouvernement cambodgien sous la houlette de Hanoi ne constitue pas une menace directe à sa sécurité nationale, la Chine décide de « punir » et de donner une « leçon » à son insolent « vassal ». En février 1979, elle lance une opération militaire éclair au Nord-Viêt Nam. Mais l’attaque tourne à l’échec et révèle les carences de l’armée populaire chinoise. Pékin sort affaiblie sur le plan international de cette intervention ratée31. Son objectif de contrecarrer l’influence soviétique en Asie du Sud-Est a conduit au résultat inverse : la constitution d’un bloc soviéto-indochinois.
33Les dirigeants laotiens s’étaient alignés sur la position du Viêt Nam dans le conflit frontalier qui opposait ce dernier au Kampuchéa. Le Laos sera ainsi le premier pays à reconnaître officiellement le nouveau régime de Phnom Penh sous la tutelle de Hanoi dès janvier 1979, soit deux semaines à peine après l’invasion vietnamienne. En fait, dès 1978, les dirigeants laotiens avaient commencé à dénoncer « les manœuvres de zizanie des impérialistes et des forces internationales réactionnaires » – ce dernier terme utilisé par les Vietnamiens pour désigner les Chinois – et à affirmer ainsi leur détermination à les « écraser » au côté du peuple vietnamien. Au cours de la même année, Kaysone Phomvihane, alors président de la République démocratique populaire lao, avait formulé une attaque à peine dissimulée contre le régime de Pékin en accusant les « impérialistes et les forces internationales réactionnaires d’inciter les dissensions entre [les] peuples de diverses nationalités ». Il en appellait ainsi à la lutte contre les manœuvres « qui tentent d’inciter les nationalités à mener une résistance prolongée contre [leur] révolution32 ».
34Au-delà des déclarations officielles, c’est pourtant avec réticence que le Laos a suivi le Viêt Nam. Dans l’espoir de stopper l’escalade entre ce dernier et le régime des Khmers rouges, les dirigeants laotiens tentèrent même une ultime mission de médiation en décembre 1977. Ils se virent alors opposer une fin de non-recevoir par les leaders khmers qui, en outre, les accusèrent d’autoriser le stationnement de troupes vietnamiennes sur leur territoire et de lancer des attaques contre le Kampuchéa33. La position du parti communiste laotien vis-à-vis du grand voisin chinois n’était pas non plus unanime. En 1978, devant un parterre de membres du parti en vue de célébrer le trente-troisième anniversaire de l’indépendance du Laos, Souphanouvong mit ainsi en garde ceux qui se laisseraient abuser par les rumeurs et les propagandes ayant pour but de diviser les Laotiens et les Chinois34. En fait, ce discours aurait moins reflété une critique de la politique foncièrement pro-vietnamienne de Kaysone qu’une attitude neutraliste dont le but aurait été d’éviter une réaction chinoise à une loyauté à Hanoi trop affichée.
35La politique étrangère du Laos après 1975, et jusque dans le milieu des années 1980, ne se réduit assurément pas au schéma simpliste d’un État « marionnette » subordonné à un autre. Une fois de plus, comme durant les guerres franco et américano-vietnamiennes, les dirigeants laotiens doivent pourtant se résoudre à abandonner l’option neutraliste. Face à la détérioration des relations entre leurs voisins, « un Laos neutre », comme l’analysent Brown et Zasloff, « serait rapidement écartelé entre des sphères d’intérêt extrêmement rivales ; les Chinois au nord, les Vietnamiens à l’est, et les Thaïlandais le long de la vallée du Mékong35 ». Les dirigeants laotiens ont cependant une marge de manœuvre limitée vis-à-vis du Viêt Nam, à l’évidence, le partenaire dominant dans leur alliance. Ils ne peuvent prendre de décisions qui aillent à l’encontre des intérêts nationaux du pays « frère », ni de leur « relation spéciale » ; aucun des deux pays n’y gagnerait. Hanoi compte sur le soutien diplomatique et idéologique de Vientiane contre Pékin, faute de quoi le Laos perdrait son seul allié (avec l’Union soviétique), dans une région où les autres États, emmenés par la Chine et la Thaïlande, ne cachent pas leur franche hostilité à cette alliance soviéto-indochinoise. Pourtant, le Laos paie cher son alignement avec le Viêt Nam dans ce conflit régional sur lequel il n’a aucune influence. À partir de 1979, le pays se retrouve non seulement pris dans l’étau de l’antagonisme sino-vietnamien, mais son soutien à Hanoi le conduit aussi à l’isolement diplomatique au sein des Nations unies, lorsque l’organisation internationale s’empare de la question cambodgienne en 1980. Ses relations bilatérales pâtissent également de cette alliance, en particulier avec la Thaïlande et les États-Unis. Désormais, ces derniers n’agissent plus envers le Laos qu’à travers le prisme de son alliance avec le Viêt Nam et du conflit cambodgien. En d’autres termes, l’essai timide de mener une politique étrangère diversifiée durant les premières années du régime a bel et bien volé en éclats.
36Au cours de la deuxième moitié des années 1980, le Laos va chercher à engager une politique étrangère plus autonome par rapport au Viêt Nam. Les contacts avec la Chine s’améliorent avec l’échange de visites de délégations de cadres communistes de haut niveau dès 1986. Un spécialiste du Laos ira même jusqu’à déclarer à la fin des années 1980 que Kaysone se considère maintenant comme le seul dirigeant en vie de la « lutte révolutionnaire de 30 ans » et que les Laotiens sont beaucoup moins disposés à accepter les conseils vietnamiens au vu des propres difficultés économiques et politiques du Viêt Nam36. Sans doute aussi, le climat de détente régionale et internationale de cette fin de décennie encouragea-t-il le Laos à prendre ses distances avec le Viêt Nam. Mais paradoxalement, les années 1990 et le début du troisième millénaire n’ont pas conduit à un véritable relâchement des liens entre les deux États. Par certains aspects, la « relation spéciale » s’est même resserrée, dans un monde et une région pourtant devenus multipolaires et plus interdépendants que jamais.
Notes de bas de page
1 En fait, Xieng Khouang, espace tampon, avait reconnu la suzeraineté des deux royaumes, le Lan Xang et le Viêt Nam, dès le XVe siècle.
2 Tran Ninh pour les Vietnamiens et Muang Phuan pour les Laotiens. De 1834 à 1847, le Siam conduit des raids sur les territoires lao des rives est du Mékong, ainsi que sur les parties occidentale et centrale de la plaine des Jarres afin de dépeupler ces zones. Cela en réaction à l’incorporation dans l’administration vietnamienne de la région des Hua Phan (Sam Neua) jusqu’à Savannakhet, dans les années 1830.
3 Nous plaçons ces deux termes entre guillemets pour marquer la forme prénationale de ces entités administratives et politiques coloniales.
4 Martin Stuart-Fox, « The French in Laos, 1887-1945 », in Modern Asian Studies, vol. 29, no 1, février 1995, p. 121.
5 Voir Stéphane Dovert, « “La Thaïlande prête pour le monde” ou de l’usage intensif des étrangers dans un processus de construction nationale », in Stéphane Dovert (éd.), Thaïlande contemporaine, Irasec-L’Harmattan, Bangkok-Paris, 2001, p. 186.
6 Confédération de douze entités politiques, muang, aujourd’hui la région de Sipsong Panna dans le Yunnan.
7 Le royaume d’Ava exista du XIVe au XVIe siècle. Les écrits coloniaux utilisaient ce nom pour se référer à la Birmanie sous administration britannique.
8 Christopher E. Goscha, Vietnam or Indochina? Contesting Concepts of Space in Vietnamese Nationalism, 1887-1954, Nordic Institute of Asian Studies (Nias), Reports Series no 28, Copenhague, 1995, 154 p.
9 Ce dernier régnait en réalité sur un territoire éclaté. La province de Phongsaly au nord, en effet, appartenait à la fois au royaume de Luang Prabang et au 5e territoire militaire relevant du résident supérieur du Laos.
10 Premier ministre du Laos de 1954 à 1956.
11 Clive J. Christie, « Laos: the Creation of an Indigenous Polity », in Clive J. Christie (éd.), Ideology and Revolution in Southeast Asia 1900-1980. Political Ideas of the Anti-Colonial Era, Curzon Press, Surrey, 2001, p. 117.
12 Dirigé par le Parti communiste indochinois, le Viêt-minh (de son nom complet, le Viet Nam Doc Lap Dong Minh : « la ligue de l’indépendance du Viêt Nam ») fut créé en 1941. En août 1945 le Viêt-minh s’empara du pouvoir à Hanoi ainsi que de la plupart des chefs-lieux de province au centre et au nord du Viêt Nam.
13 Bernard Fall, « The Pathet Lao. A ″Liberation″ Party », in Robert Anthony Scalapino (éd.), Communist Revolution in Asia: Tactics, Goals, and Achievements, Prentice Hall, Englewoods Cliffs, 1965, p. 178.
14 Dans le mois qui suivit la défaite française à Diên Biên Phu, le président américain Eisenhower prévint : « La perte de l’Indochine causera la chute de l’Asie du Sud-Est, comme dans un jeu de dominos ».
15 Grant Evans, 2002, p. 121.
16 L’attaque du destroyer américain Maddox en août 1964 par trois vedettes nordvietnamiennes conduit le Congrès à accorder au président américain Lyndon Johnson le droit de prendre « toutes les mesures nécessaires ».
17 Arthur J. Dommen, Laos. Keystone of Indochina, Westview Press, Boulder-Londres, 1985, p. 124.
18 Arthur J. Dommen, « Laos: Vietnam’s Satellite », in Current History, vol. 77, no 452, décembre 1979, p. 201.
19 Martin Stuart-Fox, « Foreign Policy of the Lao People’s Democratic Republic », in Joseph J. Zasloff et Leonard Unger (éds), Laos: Beyond the Revolution, MacMillan, Londres, 1991, p. 187.
20 Nous nous inspirons ici du fameux ouvrage de MacAlister Brown et Joseph Jermiah Zasloff, Apprentice Revolutionaries. The Communist Movement in Laos, 1930-1985, Hoover Institution Press, Stanford (Californie), 1986, 463 p.
21 Le Laos détient le triste record du pays le plus bombardé par nombre d’habitants. Voir Mennomite Central Commitee (MCC), Mines Advisory Group (MAG) et République démocratique populaire lao, Summary Description : Unexploded Ordnance Project, Xieng Khouang, Lao People’s Democratic Republic, MCC-MAG-République démocratique populaire lao, Vientiane, 1994.
22 Martin Stuart-Fox, A History of Laos, Cambridge University Press, Cambridge, 1997, p. 153.
23 Une population montagnarde aux mœurs et à la culture bien distinctes de l’ethnie lao, originaire de Chine et installée au Laos depuis le XIXe siècle.
24 D’après Carlyle A. Thayer, cette expression fut utilisée pour la première fois en 1976 par Kaysone Phomvihane et Le Duan au cours de la visite à Hanoi de membres du parti communiste laotien. Voir Carlyle A. Thayer, « Laos and Vietnam: The Anatomy of a ″Special Relationship″ », in Martin Stuart-Fox (éd.), Contemporary Laos. Studies in the Politics and Society of the Lao People’s Democratic Republic, St Martin’s Press, New York, 1982, p. 245-273.
25 Un important volet concerne l’accord (gardé secret) sur la délimitation des 1 650 km de frontière lao-vietnamienne. Le Viêt Nam octroie une assistance économique à son voisin incluant, entre autres, un prêt sans intérêts remboursable sur trois ans (1978-1980), un droit d’utilisation du port de Danang ainsi que la construction de routes par des entreprises vietnamiennes.
26 Voir les copies du traité : Kao Pasason Lao (KPL), 19 juillet 1977 et ambassade de la république socialiste du Viêt Nam de Canberra, Vietnam News Bulletin, no 27, 3 août 1977.
27 Grant Evans et Kelvin Rowley (éds), Red Brotherhood at War. Vietnam, Cambodia and Laos since 1975, Verso, Londres-New York, 1990 (1ère édition: 1984), p. 63; MacAlister Brown et Joseph J. Zasloff, 1986, p. 246.
28 Arthur J. Dommen, 1985, p. 127.
29 Carlyle A. Thayer, 1982, p. 252.
30 Martin Stuart-Fox, « Foreign Policy of the Lao People’s Democratic Republic », in Joseph J. Zasloff et Leonard Unger (éds), 1991, p. 197.
31 Le bilan humain de ces quatre semaines de combat fut très lourd : environ 50 000 morts, chinois et vietnamiens, civils et militaires.
32 Grant Evans et Kelvin Rowley, 1990, p. 72.
33 Les autorités laotiennes nièrent la seconde mais pas la première accusation. Voir Martin Stuart-Fox, 1997, p. 178.
34 Grant Evans et Kelvin Rowley, 1990, p. 73.
35 MacAlister Brown et Joseph J. Zasloff, 1986, p. 251.
36 Martin Stuart-Fox, « Laos in 1988. In Pursuit of New Directions », in Asian Survey, vol. 39, no 1, janvier 1989, p. 87.
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