Conclusion
p. 281-287
Texte intégral
1L’explosion de la consommation de méthamphétamine en Thaïlande correspond à celle de sa production en Birmanie, de l’autre côté d’une frontière montagneuse et collinéenne de 1 800 kilomètres.
2La configuration des régions mitoyennes rend difficile, sinon impossible, le strict contrôle des divers trafics. Mais les limites nationales, véritables colonnes vertébrales autour desquelles s’organise le narcotrafic, doivent aussi leur porosité à la conjoncture : au contexte géopolitique birman et aux difficiles relations bilatérales établies entre Rangoun et Bangkok.
3Pour autant que la notion fasse sens, on ne peut guère considérer la Birmanie comme un « narco-Etat » qui planifierait officiellement le recours à l’économie des drogues illicites459. La dictature militaire au pouvoir à Rangoun, parce qu’elle nie les aspirations démocratiques des populations du pays, entretient néanmoins un contexte conflictuel très favorable aux armées narcotrafiquantes. Afin de se préserver des séparatismes, la junte au pouvoir est désormais contrainte de contracter avec elles des accords réguliers. Et de nerf de la guerre, la drogue est finalement devenue son enjeu460.
4Si la Birmanie est donc un espace physique, politique et juridique hors-la-loi propice au développement de l’économie des drogues illicites, l’introduction de millions de pilules de yaa baa en Thaïlande doit également beaucoup à la volonté de Bangkok de créer, notamment à l’aide des forces issues des troupes nationalistes du Kuomintang, une sorte de zone tampon à sa frontière occidentale. En Thaïlande, l’importance de l’économie informelle illégale (travailleurs birmans clandestins, prostitution, trafic de bois et de pierres précieuses) largement tolérée parce qu’elle alimenterait la croissance nationale, facilite tout autant le narcotrafic et le développement de la consommation d’ATS.
5La production et la consommation de stupéfiants en Birmanie et en Thaïlande procèdent donc du bénéfice que ces Etats ou certains acteurs font ou ont fait du narcotrafic. Mais les trafiquants de méthamphétamine profitent également grandement de l’existence ancienne des réseaux de l’économie des opiacés dans la région. C’est en effet au cœur du Triangle d’Or, cet espace quasi mythique dédié aux drogues, que la production de méthamphétamine s’est ancrée et c’est en Thaïlande, pays de consommation et de transit par excellence des opiacés du Triangle d’Or, que le marché du yaa baa a littéralement explosé.
6Avec le yaa baa, c’est bien une drogue originale qu’il nous est donné d’observer. Depuis longtemps consommés parce qu’ils stimulent l’effort et minimisent la fatigue, les ATS sont encore promus par de nombreux employeurs, dans l’agriculture, les transports ou la pêche. Mais la méthamphétamine est aussi une drogue « caméléon » aux effets ondoyants. Capable d’anesthésier la douleur d’une prostituée contrainte à de trop nombreux rapports, elle permet aussi aux jeunes de s’engouer d’un spectacle, d’une course ou d’un jeu. Elle peut soutenir, financièrement par sa revente, psychologiquement par ses effets, celui qui a perdu son emploi ou qui se trouve sans perspective d’en trouver.
7La méthamphétamine accompagne également l’étudiant vers la réussite à moins qu’elle ne l’aide à affronter la « honte » de l’échec. Selon le contexte dans lequel s’opère sa consommation, les attentes divergent autant que les effets. Le nombre des qualités que les usagers lui attribuent en font la drogue de toutes les circonstances. Les jeunes trouvent en ce produit une source de divertissement, d’épanouissement parfois, mais aussi de réconfort. Il réduit les tensions qui naissent de l’interaction sociale et des inhibitions nées de la culture du respect de la face et de la hiérarchisation sociale rigide qui assigne à chacun son rang. La culture du compromis qui caractérise la société thaïlandaise empêche les acteurs de succomber à la tentation réprouvée de l’affrontement.
8Face au yaa baa, les institutions sont à bien des égards désarmées. L’école n’offre pas l’opportunité aux jeunes de penser la société de façon autonome et par là même de se la réapproprier. Une vision fonctionnaliste et hiérarchisée prédétermine le rôle des individus pour autant que la conjoncture leur permette réellement d’en trouver un. Privés de la perspective d’agir sur leur destin, soumis à des pressions scolaires et familiales qui exigent la réussite sans en donner les moyens, nombreux sont les jeunes thaïlandais qui vivent le yaa baa comme une alternative.
9La consommation de ce produit psychotrope est généralement un phénomène collectif très ritualisé. Partageant une « condition » commune, le groupe de pairs rassemble des jeunes d’un même rang et d’une origine semblable. La drogue fédère le groupe et on en oublie la dangerosité car la présence des autres est rassurante. Outre le fait que les dérivés amphétaminiques existent de longue date en Thaïlande, le fait qu’il s’agisse là d’une pilule issue de la synthèse chimique est tout aussi réconfortant. Le yaa baa entre parfaitement en synergie avec les nouveaux modes de vie et de rapport au temps liés aux exigences du modèle de modernité dominant.
10Après de longues années de pouvoir militaire et de développement économique qui offraient un cadre contraignant, la Thaïlande s’est muée, sans s’y être autrement préparée, en une société de consommation permissive où la relative abondance ne tient pas lieu de perspective pour la jeunesse. Les valeurs bouddhiques se sont sensiblement érodées pour laisser la place à des références consuméristes importées qui ne tiennent pas toutes leurs promesses. Le jugement que les Thaïlandais portent sur eux-mêmes repose sur un jeu de dépenses ostentatoires qui participe activement à la construction de leur identité, mais leur modèle « alternatif » à la société des adultes peine à leur ouvrir des perspectives.
11L’enjeu est d’importance car la société dans son ensemble connaît d’importantes mutations qui obligent les jeunes à devenir plus autonomes. Suite au fort courant d’industrialisation qu’a connu le pays au cours de ce dernier demi-siècle, les nouveaux citadins font la douloureuse expérience de la famille nucléaire dont l’émergence est liée au mode de vie urbain. Eloignés de leur communauté d’origine, les parents ne parviennent pas toujours à assumer, à eux seuls, une responsabilité autrefois partagée par tous les membres de la communauté. S’ajoute à cela l’impact social de la crise régionale de 1997 qui, s’il est difficile à mesurer pour l’instant, a conduit à de nouvelles pertes de repères. Il est indéniable que l’augmentation massive de l’usage du yaa baa n’est pas étrangère à ce concours de circonstances.
12Le pays ne se reconnaît pas toujours dans une jeunesse qui doit faire face à ces nouveaux défis tout en assumant un héritage historique lourd. Une nouvelle Thaïlande est en passe d’émerger. L’usage du yaa baa chez les jeunes thaïlandais ne s’inscrit guère dans le jeu familier des jeunes occidentaux qui consiste à tutoyer la limite entre le permis et l’interdit ou entre le légal et l’illégal. Il entre davantage dans un jeu de redéfinition communautaire où l’on flirte avec la frontière qui sépare l’usage tolérable de la drogue parce qu’il ne compromet pas l’intégration sociale de son « abus » qui génère une marginalisation.
13La méthamphétamine joue un rôle complexe en ce qu’elle figure d’une certaine façon la limite entre l’acceptable et l’inacceptable, l’entrée dans la société et son exclusion. L’enjeu est de taille dans une société thaïlandaise qui ne donne pas de seconde chance aux « perdants ». La drogue peut vite se transformer en prison pour de nombreux jeunes thaïlandais qui, estimant qu’un fossé les sépare à jamais des générations qui les précèdent, considèrent que l’adhésion au système de valeurs d’un groupe de pairs dont le yaa baa constitue le cœur peut remplacer tous les autres.
14Cet ouvrage s’est efforcé de rendre compte de la production, du trafic et de l’usage de méthamphétamine en Asie du Sud-Est continentale, particulièrement en Birmanie, le principal pays producteur de la région, et en Thaïlande, le principal pays consommateur. Mais il ne fait pas de doute que l’engouement pour le yaa baa dépasse les seules frontières du Sud-Est asiatique. Les réseaux des narcotrafiquants s’étendent bien au-delà, jusqu’en Europe notamment. L’arrestation par la police suisse de 102 membres d’un réseau de trafiquants asiatiques et la saisie de 450 000 comprimés de méthamphétamine en provenance du Triangle d’Or au cours de l’été 2001, semblent témoigner de la volonté des trafiquants d’étendre l’aire géographique de consommation de cette substance. Forte d’un succès sans précédent en Thaïlande, la méthamphétamine, particulièrement prisée aux Etats-Unis depuis plusieurs années déjà, fait craindre un développement similaire en Europe. Le succès de l’ecstasy laisse penser que peu d’obstacles empêchent la diffusion à grande échelle de la méthamphétamine. Alarmées par sa qualification de « drogue qui rend fou », les institutions nationales et transnationales se préparent à affronter son arrivée. Mais si elle est redoutée ; et c’est le cas si l’on croit l’Office fédéral de la police suisse qui qualifie ses effets « d’extrêmement dangereux461 », c’est d’abord par méconnaissance.
15Inconnu jusqu’alors, le yaa baa fait peur. En France, la OFDT réalise une « veille Internet » à l’écoute des conversations et des informations véhiculées via le réseau et relatives aux drogues462. Elle notait en septembre 2001 que les faits divers et les trafics de yaa baa n’avaient guère mobilisé les médias. Elle reconnaissait ainsi qu’il était difficile pour la population d’en évaluer objectivement l’impact, d’en qualifier les effets et d’en estimer les dangers.
16En fait, loin d’être une nouvelle drogue, la méthamphétamine est connue de longue date pour ses effets psychotropes. Classée dans le groupe des Stimulants de Type Amphétaminique (ATS), dont le principal représentant est l’ecstasy, elle lui est comparable. Seul son surnom de « drogue qui rend fou » est exotique. On l’a dit, il lui a en fait été donné par les institutions thaïlandaises pour décourager les consommateurs. Les cas de démence restent cependant marginaux et sont généralement imputables à une association du yaa baa avec d’autres produits psychotropes.
17Indéniablement séduisante pour la jeunesse thaïlandaise, la méthamphétamine a gagné une rapide popularité. Certes, le yaa baa est devenu en moins de dix ans la principale drogue sur le marché, brisant les segmentations traditionnellement tracées par les préférences culturelles et les propensions inhérentes des classes sociales supérieures à se distinguer. Mais cet engouement est intrinsèquement lié à des conditions socio-historiques propres à la Thaïlande. A peine franchit-on les frontières du royaume que le contexte de sa consommation change. Les propriétés du yaa baa n’ont rien d’exceptionnel et ne sont pas en elles-mêmes dotées de l’extraordinaire potentiel de séduction que les médias occidentaux voudraient lui conférer. L’explosion de la consommation de méthamphétamine en Thaïlande est incontestable, particulièrement au sein de la jeunesse, mais elle tient à des facteurs locaux que ne connaissent pas les sociétés occidentales.
18Si le marché européen devait sérieusement s’intéresser à ce « nouveau » produit, il entrerait nécessairement en concurrence avec d’autres psychotropes déjà présents sur le marché. Il ne pourrait produire l’effet de surprise que sa consommation a créé en Thaïlande. Et quand bien même remporterait-il un certain succès qu’il ne s’inscrirait pas longtemps dans la problématique de la relation euro-asiatique. A l’instar de l’ecstasy, la méthamphétamine peut en effet être synthétisée et produite au plus près des marchés de consommation européens sans connaître les fortes contraintes spatiales et agricoles de l’industrie des opiacés. La menace d’un déferlement de pilules asiatiques en Europe est donc des plus hypothétiques.
Notes de bas de page
459 Pierre-Arnaud Chouvy, « L’importance du facteur politique dans le développement du Triangle d’Or et du Croissant d'Or », in CEMOTI, no 32, juin-décembre 2001, dossier « Drogue et politique », p. 69-86.
460 Alain Labrousse, Michel Koutouzis, 1996, p. 32 ; Pierre Clastres, 1997, p. 68-75 ; Pierre-Arnaud Chouvy, 2001.
461 Note d'information datée du 14 août 2001 de l'Office fédéral de la police suisse http://www.bap.admin.ch/f/archiv/medien/2001/08141.htm
462 Mission Interministérielle de Lutte contre les Drogues et les Toxicomanies http://www.drogues.gouv.fr/fr/savoir_plus/syntheses_dossiers/veille_internet/veille_internet_sept2001.htm
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