Introduction
p. 1-8
Texte intégral
Just say no is not an option. Just say «know» is.
Antonio Escohotado, A Brief History of Drugs , 1999.
1Au cours de la décennie 90, l’Asie du Sud-Est a connu une explosion de la consommation de drogues de synthèse, principalement celle des Amphetamine Type Stimulants ou ATS. L’ecstasy et la méthamphétamine surtout inondent littéralement le marché des drogues illicites.
2La méthamphétamine, si elle est principalement produite en Birmanie, l’est également en de nombreux points du territoire thaïlandais où elle est connue sous le nom de yaa baa, ce qui signifie « pilule de folie ». L’appellation première, yaa maa ou « remède de cheval », correspondait au nom d’une compagnie pharmaceutique locale. En 1996, le ministre de la Santé de l’administration du général Chavalit Yongchaiyudth (novembre 1996 – novembre 1997), Sanoh Thienthong, a donc décidé de parler non plus de yaa maa mais de yaa baa1, en essayant de changer l’image d’un produit dont la consommation prenait déjà des proportions inquiétantes.
3Si la consommation régionale de ce psychotrope est très nettement concentrée en Thaïlande, elle tend de plus en plus à se répandre au Laos, au Cambodge, au Vietnam, en Malaysia et en Chine. A Macao et Hong Kong, la consommation dite « récréative » est également importante. D’une manière générale, un niveau de développement supérieur à la moyenne régionale semble faciliter le développement de la consommation d’ATS qui touche surtout les populations jeunes, écoliers et étudiants notamment. L’accès aux moyens de divertissements nocturnes de type occidental, basés sur la diffusion des modes techno est, il est vrai, caractéristique de la Thaïlande et de Hong Kong.
4Mais les ATS sont également consommés par d’autres couches de la population, des chauffeurs routiers aux agriculteurs, en passant par les immigrés illégaux, engagés ou non dans le marché de la prostitution, et les réfugiés politiques originaires de Birmanie. Le yaa baa est particulièrement prisé des travailleurs puisque sa consommation augmente leur capacité de travail manuel et/ou, intellectuel. En Thaïlande, les ATS peuvent ainsi être perçus à la fois comme des drogues de travail et de divertissement, à la différence de l’héroïne qu’ils tendent à détrôner depuis le milieu de la décennie 90. L’explosion de la production de méthamphétamine en Birmanie, en grande majorité dans la zone contrôlée par la minorité ethno-linguistique wa de la United Wa State Army (UWSA), s’est bel et bien traduite en Thaïlande par une augmentation vertigineuse du trafic et de la consommation. Ainsi, les services thaïlandais redoutaientils, à juste titre, une production 2000 estimée à plus de 600 millions de pilules2.
5Les conséquences de l’augmentation de la consommation sont d’ordres divers. La santé publique peut être menacée à terme, les individus s’adonnant à ces pratiques étant susceptibles de subir des dommages nerveux et psychologiques irréparables. La capacité économique nationale pourrait donc être altérée dans la mesure où les forces vives de certaines régions, urbaines surtout, mettent en péril leurs facultés de production.
6La consommation de drogues en général et d’ATS plus particulièrement affecte également la sécurité, intérieure et extérieure, des pays concernés. De ce point de vue, le cas de la Thaïlande est éloquent. La mobilisation des forces armées, de la police et des douanes, et le déploiement sur la frontière birmane de moyens de lutte contre le narcotrafic et la violence qui lui est associée prend des proportions inégalées depuis la fin des menaces révolutionnaires d’influence marxiste. La reconversion d’organes de lutte anticommuniste, comme la concentration le long de la frontière birmane des forces démobilisées des fronts laotiens et cambodgiens, illustrent bien l’ampleur du problème.
7Il apparaît de fait que le problème des ATS en Thaïlande, comme dans le reste de l’Asie du Sud-Est et en Chine, s’inscrit dans un cadre narcoéconomique général constitué par la production, le trafic, la consommation illicites et le blanchiment. Si l’amont de la chaîne se situe au niveau de la production, les mécanismes particuliers du trafic et les modalités de la consommation font partie intégrante des push and pull factors (facteurs de rétroaction) caractéristiques des dynamiques de l’économie des drogues illicites. Ainsi, la consommation, qui n’existe que grâce à la production, influe aussi sur le développement de la production à travers l’implication de certains consommateurs dans le trafic et la commercialisation. De fait, si certains marchés peuvent être créés ou stimulés par l’introduction d’un nouveau produit, la production n’existe que pour répondre à une demande. Une étude des impacts et des conséquences de la consommation des ATS doit donc être replacée dans le contexte plus large de la narcoéconomie régionale.
8L’approche géographique et géopolitique semble également incontournable lorsqu’on observe la direction, l’évolution et la complexification des flux, la localisation des zones de production et de consommation. L’explosion de la consommation en Thaïlande n’a d’égal que l’explosion de la production en Birmanie.
9Mais avant de se pencher avec plus d’attention sur l’économie des drogues illicites, il convient de préciser la notion même de drogue. Une drogue peut être définie en fonction des substances chimiques qui la compose. Elle relève également en général de la législation internationale sur les stupéfiants. Mais la drogue, outre la nature des effets biodynamiques qu’elle induit, se définit essentiellement, pour reprendre les mots du pharmacognosiste J.-M. Pelt, par les rapports que celui qui la consomme entretient avec elle3. Ainsi, il faudrait qu’un composé chimique donné soit consommé d’une façon particulière pour qu’il puisse répondre à l’appellation de « drogue », le mode et la fréquence de consommation, qui dépendent de chaque individu, créant alors sa propre accoutumance au produit.
10C’est donc le consommateur, à travers sa pratique, qui détermine quelle substance sera, pour lui, une drogue. En réalité, point n’est besoin de substance toxique, donc de toxicomanie, pour qu’un « drogué » existe. Un recours abusif, comme l’addiction au sport, au jeu, au travail ou encore au sexe, a pu amplement le montrer4. Certaines de ces activités pouvant également mettre en jeu la libération par le corps humain de substances actives, adrénaline ou endorphines, le produit lui-même ne doit pas être considéré comme la cause intrinsèque de l’addiction5.
11S’agissant de la lutte contre les pratiques addictives6, il conviendrait donc de s’interroger sur les effets et les modes de consommation plus que sur les produits eux-mêmes. Dans cet esprit, on pourra douter de l’efficacité des campagnes d’éradication, base des « politiques antidrogues », qui entretiennent, plus qu’elles ne contiennent, les dynamiques du trafic.
12C’est à partir du contexte thaïlandais que nous nous proposons de mener notre étude sur l’engouement pour la méthamphétamine. Ses usagers ont, à son égard, des attentes diverses que nous nous sommes employés à comprendre en les interrogeant.
13La singularité du yaa baa vient du fait que cette drogue renverse les clivages communs. Elle ne se positionne pas sur un segment du marché des produits psychotropes, mais couvre ce marché dans son ensemble. En Thaïlande, loin d’épouser le modèle classique qui veut qu’une drogue soit plus volontiers consommée par une catégorie sociale, le succès du yaa baa est aussi indéniable parmi les « enfants des rues » que parmi la « jeunesse dorée ». D’autre part, contrairement à la plupart des stupéfiants, le yaa baa n’est pas plus prisé en milieu urbain qu’en milieu rural. Cette seconde spécificité est patente dans certaines campagnes « sensibles », théâtre d’un usage particulièrement important. Enfin, si la méthamphétamine est aujourd’hui consommée par une écrasante majorité de jeunes voire de très jeunes Thaïlandais – écoliers, lycéens ou étudiants –, c’est le fruit d’un étonnant renversement de tendance. Moins de dix ans auparavant, elle était en effet très majoritairement appréciée des adultes exerçant une activité professionnelle.
14Pour le moins énigmatique, ce produit aux multiples propriétés jouit d’une réputation favorable qui le hisse au rang des substances vertueuses dont peu d’effets secondaires sont connus ou reconnus. Vu par ses zélateurs, le yaa baa présenterait tous les avantages d’une drogue sans en avoir les inconvénients. Forte d’une représentation édulcorée et séduisante, cette substance répond aux aspirations variées des consommateurs thaïlandais.
15Dans l’intention de démêler l’entrelacs des hypothèses communément avancées pour expliquer l’explosion de la consommation de méthamphétamine dans le royaume, nous avons choisi pour fils conducteurs deux clivages qui partagent indéniablement la population des usagers. De la diversité des pratiques et des représentations du produit émerge une frontière entre les jeunes et les moins jeunes. Une seconde barrière sépare les milieux populaires des plus aisés, témoignant de motivations radicalement opposées.
16Après nous être intéressés à la production et afin d’apporter des éléments d’explication à la consommation de yaa baa, nous utilisons dans la deuxième partie de cet ouvrage la « méthode des itinéraires » qui nous permet de comprendre le cheminement des pilules de méthamphétamine. Cette approche sociologique se veut pragmatique. Elle tente de décrire une circulation matérielle tout en veillant à mettre en lumière les enjeux et les interactions sociales dans lesquelles se placent les intermédiaires entre le producteur et le consommateur. L’objectif est de restituer le mouvement qui entraîne chaque jour de nouveaux usagers à s’intéresser au yaa baa comme celui qui incite de nouveaux revendeurs à « trafiquer ». L’élaboration d’un itinéraire du yaa baa permet en outre d’identifier géographiquement les points de passage possibles, les ruptures de charge dans le transport, les moments et les lieux où il change de main et donc de responsable et de propriétaire.
17La troisième partie de notre livre donne un aperçu historique des circonstances dans lesquelles de nouvelles générations de jeunes thaïlandais ont vu le jour. Il s’agit ici de comprendre les fondements socio-historiques de la consommation de méthamphétamine. Les années 70 annonçaient l’émergence d’une société instruite et douée d’une conscience politique ; c’est une génération dotée d’ambitions plus que de convictions qui verra le jour dans les années 80. A l’issue des années 90, une jeunesse hédoniste et éblouie par la société de consommation sera encline à utiliser de la méthamphétamine.
18Nous nous attachons ici à montrer comment deux institutions, l’école – et indirectement la religion – ainsi que la famille, participent, malgré elles, à la croissance du nombre des consommateurs. Nous relatons la manière dont, selon nous, elles « désarment » les jeunes face à la drogue.
19Prenant en compte les pratiques de consommation des jeunes comme celles des moins jeunes, des villes comme des campagnes, nous construisons finalement un modèle qui distingue les usagers en fonction de leurs motivations et de leur intérêt financier. Cette abstraction, visant à simplifier sans la dénaturer une réalité complexe, nous permet de restituer de manière synthétique la complexité sociale. En outre, elle nous ouvre la possibilité d’élargir le cadre géographique de notre analyse en dégageant des hypothèses sur l’usage de la méthamphétamine dans trois pays voisins de la Thaïlande : le Laos, la Birmanie et le Cambodge.
Notes de bas de page
1 « Yaa maa is now ‘Madness Drug’ », Bangkok Post, 19 juillet 1996 ; « Old habits die hard », Bangkok Post, 6 décembre 1998 et « Yaa baa, la pilule qui rend fou », Gavroche, juillet 2000.
2 « Border supplies compound the problem », Bangkok Post, 23 novembre 1998; « Junta gets blame for drug threat », Bangkok Post, 18 mars 2000.
3 Jean-Marie Pelt, Drogues et plantes magiques, Fayard, Paris, 1983.
4 A propos de l’addiction à la pratique sportive, voir Claire Carrier, « Approche clinique du dopage », in Revue Toxibase, no 3, septembre 2001, p. 11-14.
5 J.-M. Pelt, 1983, p. 14. Voir également Antonio Escohotado, A Brief History of Drugs. From the Stone Age to the Stoned Age, Park Street Press, Rochester, 1999, p. 161.
6 Les pratiques addictives sont celles qui entraînent une dépendance à un produit ou à une activité. Si le terme anglais d’« addiction » peut être traduit en français par « dépendance », l’adjectif addictive, quant à lui, n’a pas d’équivalent dans notre langue, ce qui justifie son emprunt. Il existe désormais des départements d’« addictologie » dans certains hôpitaux français. Des études y sont menées sur les phénomènes de dépendance observés à l’égard de produits ou de pratiques non « toxiques » et ne relevant donc pas forcément de la toxicologie ou de la toxicomanie : le jeu ou même le travail peuvent en constituer des exemples.
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