Introduction
p. 13-20
Texte intégral
1Au Laos, le monastère a longtemps constitué le principal lieu d’enseignement formel jusqu’à l’apparition des premières écoles publiques créées par l’administration coloniale française au début du xxe siècle. L’institution monastique dispensait essentiellement un enseignement littéraire et religieux aux novices4, fondé sur l’apprentissage de la lecture et de l’écriture tham5, la mémorisation de chants et l’art de donner un sermon. Aujourd’hui encore, ce type d’enseignement au sein du monastère perdure dans certains villages tai lue, en parallèle de l’enseignement public officiel, désormais généralisé à l’ensemble du pays.
2Ce carnet se fixe pour objectif de décrire et de comprendre à quoi correspond un parcours de formation monastique dans le Laos contemporain. Quel type de formation les novices et les moines reçoivent-ils au sein du monastère ?
3Comment enseignement religieux et enseignement public cohabitent‑ils ? Et comment les individus sont-ils éventuellement amenés à passer stratégiquement de l’un à l’autre à travers leur parcours de formation ? Outre la question de la place contemporaine du religieux dans le processus de socialisation des individus, cette étude aura également pour visée de suivre et de cartographier des réseaux d’études monastiques empruntés par les populations lue du Laos. Il s’agira de mettre en relief la façon dont les réseaux monastiques − locaux, régionaux et transnationaux – ouvrent de nouvelles perspectives de mobilité sociale aux individus et permettent de réactiver des liens avec les populations lue et tai des pays voisins.
4Les Tai Lue du Laos sont principalement répartis dans les régions frontalières avec la Chine du Sud, la Thaïlande et la Birmanie et entretiennent de longue date des contacts étroits avec les Lue et les populations tai de ces trois pays limitrophes. L’anthropologue P. T. Cohen (2000) a ainsi évoqué l’existence d’une communauté morale transnationale entre les Lue originaires du Laos et de Chine. La réouverture des frontières entre ces deux pays en 19926 a favorisé une reprise des relations entre les populations lue des deux nations, notamment par le biais de participations aux cérémonies religieuses qui ponctuent le calendrier bouddhique (Thipmuntali, 1999 ; Cohen, 2000). Il en va de même des échanges entre les Lue et les autres groupes tai des pays voisins. À partir des années 1980, la province du Sipsong Panna est devenue la principale destination touristique des Thaïlandais visitant la Chine. De nombreux touristes en quête de valeurs et de traditions bouddhiques authentiques partent ainsi en pèlerinage dans les monastères lue du Sipsong Panna pensant marcher sur les traces de leurs ancêtres tai et remonter à la source de leur culture (Keyes, 1992). Parallèlement, de nombreux moines lue partent étudier en Thaïlande, en particulier dans les monastères de la région de Lamphun (au nord de la Thaïlande)7. Les leaders de la communauté monacale lue ont ainsi tissé des liens avec les monastères des pays limitrophes afin d’envoyer leurs élèves se former au bouddhisme à l’étranger, et notamment en Thaïlande (Borchert, 2006 ; Panyagaew, 2010). Ces échanges entre les monastères lue de Chine, du Laos et de la Thaïlande sont très actifs de nos jours et, comme nous le verrons, participent au maintien d’une identité culturelle lue à travers la diaspora.
5Dans ce contexte, les moines et les novices qui participent à ces échanges n’apprennent pas uniquement à devenir moine8, mais également à faire partie d’un réseau bouddhique transnational. La notion de « réseau » évoque ici la circulation et l’interaction régulière des moines et des novices entre plusieurs monastères. Il est, à ce propos, intéressant de constater l’existence de réseaux de monastères au niveau local (entre des monastères de village), régional (entre des monastères de village et des monastères de ville) et transnational (entre des monastères de Thaïlande, du Sipsong Panna et du Laos). Ces réseaux, de différentes échelles, sont animés par des moines, des chefs de monastère (L. athikan vat), des donateurs, des responsables laïcs du monastère dont l’achan vat en charge de diriger les cérémonies pour les laïcs9 et le salavat, qui s’occupe des offrandes aux bonzes et des réparations du monastère10. Ces différents acteurs coordonnent la circulation des moines et des novices entre les monastères. Par exemple, lorsqu’un monastère ne dispose pas d’un effectif suffisant de moines et de novices, ses responsables laïcs peuvent inviter les membres issus d’autres monastères à venir s’y installer de façon à assurer les activités régulières d’enseignement et de service religieux. L’autre facteur important qui stimule la circulation des moines et des novices entre les monastères est la possibilité d’étudier. Ceux qui cherchent à accéder à des centres d’études monastiques urbains reconnus s’appuient sur leur réseau familial, et en particulier sur les migrants pionniers, dont nous verrons qu’ils favorisent la venue en ville des novices et des moines appartenant à leur village d’origine.
6Les réseaux monastiques que nous étudions ici ne sont pas nouveaux. D’après J. McDaniel (2005), les écoles monastiques entre le nord de la Thaïlande et celles du nord du Laos ont été connectées durant des siècles11. Ces échanges ont notamment été rendus possibles par le fait que les populations lue, lao, shan et yuan partagent des caractéristiques linguistiques et religieuses très proches. Dès le xive siècle, la réputation de nombreux monastères de Chiang Mai tels que Vat Suan Dok, Vat Chedi, Vat Chiang Man et Vat Phra Singh ont attiré des moines et novices venus des régions voisines. Comme le remarque J. McDaniel (2008 : 70), des Sri Lankais, des Birmans, des Khuen, des Lue, des Lao, des Thaïs, des Mon ou encore des Yuan étudiaient ou enseignaient à Chiang Mai avant de retourner dans leurs pays d’origine avec des textes. Jusqu’à la fin du xvie siècle, Chiang Mai était le centre de l’éducation bouddhique en Asie du Sud‑Est. Au Lan Xang (Laos actuel), les monastères de Vientiane et de Luang Prabang ont aussi été des centres d’éducation bouddhiques importants notamment durant le xvie et le xviie siècle12. Aujourd’hui, les novices et les jeunes moines lue du Laos continuent de voyager entre les monastères du Laos, de la Thaïlande et de la Chine du Sud afin d’étudier.
Un terrain multisitué
7Afin de suivre le parcours de formation des moines et d’identifier les réseaux monastiques locaux, régionaux et transnationaux parcourus au cours de leurs trajectoires, j’ai réalisé des enquêtes sur plusieurs sites d’investigation. En adoptant l’approche de l’enquête multisituée, j’ai mis en relation différents terrains afin de mettre en évidence la configuration de ces réseaux. Partant de trois régions situées au nord du Laos, et peuplées par de nombreux Lue − Mueang Tonpheung dans la province de Bokeo, Mueang Sing dans la province de Luang Namtha et Mueang Nam Bak dans la province de Luang Prabang −, il s’est avéré, dans un premier temps, pertinent de retracer le parcours de formation des moines et des novices depuis leurs villages d’origine, en passant par des monastères urbains, jusqu’aux centres de formation bouddhiques à l’étranger. Ce parcours m’a notamment amené à réaliser des enquêtes au sein de centres d’études bouddhiques13 urbains situés dans différentes régions du Laos. Parmi les centres d’études religieux les plus fréquentés par les novices et les jeunes moines lue du Laos figurent ceux de Vientiane, de Luang Prabang, de Luang Namtha, de Huai Xay et d’Oudomxay. J’ai ensuite prolongé cette enquête en Thaïlande, en suivant les parcours de formation de plusieurs moines lue originaires du Laos au sein de l’université bouddhique de Mahachulalongkorn à Chiang Mai. Si le séjour d’études dans des écoles de monastère en Thaïlande est le plus fréquent, il s’avère aussi que quelques novices lue des districts de Mueang Sing et de Meuang Gnot Ou (province de Phongsaly) partent étudier au Sipsong Panna, en raison de la très grande proximité géographique de ces deux districts avec la frontière chinoise. L’étude de la formation de ces novices dans les monastères du Sipsong Panna fut essentiellement renseignée par des informateurs rencontrés à Mueang Sing en 2015 ainsi que par des notes de terrain prises lors d’un séjour au Sipsong Panna en 2011. J’ai ainsi cherché à identifier les facteurs qui, dans la trajectoire de ces individus, favorisaient le retour vers leurs villages d’origine ou ouvraient la possibilité de s’orienter vers de nouvelles opportunités de carrières en milieu urbain, que ce soit au Laos ou à l’étranger.
8L’approche ethnographique privilégiée est centrée sur le recueil de récits de vie des moines aux différentes étapes de leur parcours de formation. Ce carnet comporte ainsi plusieurs témoignages qui serviront de base pour comprendre les logiques des acteurs selon le sens qu’ils confèrent eux-mêmes à leurs trajectoires. L’intérêt sociologique de ces biographies, ajouté à cette dimension réflexive, éclairera l’expérience de formation des moines et des novices dans toute sa complexité.
9Ce carnet est structuré en cinq chapitres. Le premier chapitre présente brièvement l’origine des populations tai lue et leurs processus de dispersion à travers différents pays. Il s’agit en l’occurrence de mettre en perspective l’importance du bouddhisme et de l’écriture tham pour articuler les relations transfrontalières entre ces groupes dispersés et maintenir une identité culturelle lue à travers la diaspora. Le second chapitre s’intéresse au rôle éducatif du monastère au sein du village lue et à l’expansion de l’école publique au Laos. Après avoir décrit précisément les étapes de formation des novices et des moines, tout en spécifiant les catégories vernaculaires auxquelles elles correspondent − candidat à l’ordination, novice, moine, ancien moine, laïc, achan vat – nous verrons comment l’enseignement public et l’enseignement religieux s’articulent à travers les stratégies de mobilité sociale des individus. Le troisième chapitre s’intéressera au redéploiement national et transnational d’un réseau monastique situé à cheval entre les monastères de Mueang Sing (au Laos) et ceux du Sipsong Panna (Chine). Éteint entre les années 1970 et 1980, le réseau est réactivé dans les années 1990, parallèlement à l’intensification des relations entre les monastères lue de Nam Bak et les monastères thaïs de Bangkok. Nous nous intéresserons aux relations qui se tissent entre ces monastères et notamment à la façon dont les novices et les moines lue des trois régions étudiées circulent à travers ces réseaux. Le quatrième chapitre se concentre sur les parcours et stratégies de formation privilégiées par les novices, les jeunes moines et leurs familles. Le cinquième chapitre porte quant à lui sur l’insertion professionnelle des anciens moines et novices. Le séjour en tant que novice ou en tant que moine est rarement définitif. En entrant au monastère, les individus trouvent là une solution pour améliorer leurs conditions socio‑économiques d’existence. Après avoir quitté le froc, il n’est pas rare que les anciens moines trouvent un emploi dans la fonction publique ou bien un poste d’employé dans le secteur privé. La majorité des anciens moines interrogés dans cette enquête occupent un emploi en milieu urbain, à la différence de leurs parents agriculteurs. On observe ainsi que l’espace de formation et l’espace de travail sont de plus en plus dissociés. En effet, auparavant, la plupart des hommes se formaient aux activités agricoles et religieuses au sein du village avant de fonder une famille dans la même localité. Désormais, une partie des garçons lue est éduquée au sein du village jusqu’au début de l’adolescence avant de poursuivre une formation à l’extérieur du village. À l’âge adulte, certains d’entre eux intègrent des mondes professionnels nouveaux. Ce passage de l’état d’élève à l’état de travailleur marque un changement significatif concernant les modalités d’insertion professionnelle des jeunes hommes lue dans la société laotienne contemporaine comme nous le montre cette étude.
Notes de bas de page
4 Le novice est âgé de 10 à 20 ans et a passé la cérémonie d’admission appelée pabbajjā. Il doit normalement respecter dix préceptes qui sont : s’abstenir de tuer des êtres vivants, s’abstenir de voler, s’abstenir de relations sexuelles, s’abstenir de mensonges, s’abstenir de boissons alcoolisées, s’abstenir de manger dans l’après-midi, s’abstenir de danses, musiques et spectacles, s’abstenir de parer le corps de fleurs, parfums et bijoux, s’abstenir de reposer sur des lits élevés, larges et confortables, et s’abstenir de recevoir de l’argent. Le noviciat est considéré par les villageois comme une préparation à la vie. Il est difficile d’estimer le nombre exact de novices par le passé mais d’après les anciens, la majorité des garçons des villages tai lue effectuaient un séjour de plusieurs années dans les monastères.
5 Dans les communautés tai lue, le tham est l’écriture servant à composer les textes religieux ou profanes. Le terme tham provient du mot pali dhamma, signifiant « la Loi » ou l’enseignement du Bouddha. Le tham n’est pas uniquement utilisé par les Lue. Le tham des Lue est pratiquement identique à celui des Yuan du nord de la Thaïlande, au tham des Khuen ou encore au tham des Lao. C’est pourquoi on peut parler d’un ensemble d’écritures tham.
6 En 1978, les relations avec la Chine sont rompues après que le Laos a apporté son soutien à l’intervention du Vietnam au Cambodge. L’invasion du Cambodge par le Vietnam provoqua la fin du Kampuchéa démocratique, le régime des Khmers rouges, proche des maoïstes.
7 À ce propos, voir l’article de Panyagaew Wasan (2010 : 43-59).
8 L’individu âgé de plus de 20 ans peut devenir moine par le rite de l’upasampadā. Il doit formellement suivre 227 règles. Il est rarement définitif et l’individu peut quitter le froc à tout moment de sa vie.
9 Que ce soit au sein du monastère ou de la maison, l’offrande (TL. than, P. dāna) régit la relation entre les moines et les villageois. Le moine vit des offrandes des laïcs. Quant au laïc, il espère acquérir des mérites pour ses proches (vivants ou défunts), et pour lui-même, par les offrandes qu’il fait aux moines. En échange de ses offrandes, il pense éloigner les calamités et obtenir la santé, la prospérité, le bonheur. Ainsi, la tâche principale du moine est d’assurer les rites permettant aux villageois d’acquérir des mérites (L. bun) en récitant des formules.
10 Dans certains villages, les fonctions d’achan vat et de salavat sont parfois assurées par la même personne.
11 Ces régions, peuplées par des Shan, des Lue, des Yuan et des Lao, étaient reliées par les trois principales routes commerciales qui servaient notamment à transporter l’opium, le thé, le coton, la soie, le tabac, le teck, etc. Une d’entre elles reliait les villes actuelles de Simao, Jinghong, Then (sud de la Chine) et Chiang Tung (Kengtung) dans l’actuel Myanmar. Elle connectait également Chiang Mai dans le nord de la Thaïlande et le port birman de Moulmein. La seconde route partait de Simao vers Mengla (Sipsong Panna), Chiang Khong, Chiang Rai, Phayao, Phrae, Chiang Mai et Moulmein. Une troisième route était empruntée entre Simao, Phongsaly, Luang Prabang, Nan, Phrae et Moulmein.
12 Sous le règne du roi Vixun, le Vat Vixun à Luang Prabang abritait l’une des premières écoles monastiques formelles. Le roi Vixun essaya de faire de Luang Prabang un centre bouddhique attractif en développant tout particulièrement l’éducation et l’art. Au xviie siècle, à la fin du règne de Surinyavong, Vientiane devint le premier centre bouddhique de la région attirant des moines du Lan Na mais aussi des territoires shan, khuen et lue (McDaniel, 2008 : 33). Pendant la période où les Français administraient l’Indochine, cette tendance du séjour d’études au Laos semble se renverser puisque ce sont les moines et les novices originaires du Laos qui partent régulièrement se former en Thaïlande.
13 Appelés en lao honghian phasong (écoles de la communauté monacale), les centres d’études bouddhiques du Laos sont les écoles, collèges, lycées et universités qui dispensent des enseignements bouddhiques et séculaires aux novices et aux moines. Ces établissements sont sous la responsabilité du ministère de l’Éducation.
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