Les procédés de gouvernance utilisés lors de la mise en place des axes stratégiques
p. 99-133
Texte intégral
1Les conglomérats agro-industriels sud-est asiatiques ont évolué à leur rythme et à celui de la société en général ; il serait donc quelque peu anachronique de chercher des modes d’organisation et de gouvernance qui ne cadreraient pas avec l’époque. La transparence supposée de demain aurait été contre-productive hier, et inversement, le clientélisme et le népotisme d’hier s’estompent peu à peu pour laisser place à des organisations plus modernes. Les CAISEA ne font que s’adapter au jour le jour à toutes ces évolutions de gouvernance.
2Identifier les axes stratégiques est une chose, observer comment ceux-ci furent mis en application en est une autre. Le plus important est sans doute la manière avec laquelle furent utilisées les ressources des CAISEA et leur organisation qui a permis d’infléchir l’activité et les orientations des groupes. D’où la pertinence de se pencher sur les visions, les missions et les valeurs qu’ils s’auto-assignent et que l’on peut consulter sur les sites Internet des entreprises (voir tableau 10). Cet examen nous introduit à la gestion qu’ils ont de leurs ressources tant humaines que cybernétiques, gestion qui en quelque sorte va créer le capital social des groupes81. Nous avons donc à ce stade plutôt orienté nos investigations du côté des disciplines relevant des sciences de gestion. L’organisation des CAISEA a reposé sur un équilibre métastable entre centralisation et décentralisation, assignant aux personnes physiques et morales d’un même groupe des responsabilités différentes, quand bien même leurs fonctions affichées pouvaient être identiques. L’organisation des entreprises transnationales en général viserait à localiser, voire concentrer leurs ressources, dans les endroits où celles-ci pourront avoir la meilleure productivité. Il est toutefois nécessaire de favoriser les interactions entre les différentes parties du groupe, en évitant notamment que les fonctions de planification et de contrôle du siège n’annihilent l’autonomie et l’expérience des responsables des filiales opérationnelles. Ce type de différenciation interne a été théorisé en Occident (Bartlett et Ghoshal, 1991). Il s’applique assez bien à la flexibilité, la compartimentation plus ou moins perméable, et les mutations incessantes rencontrées dans la mise en place des axes stratégiques. C’est aux services juridiques de s’adapter à ce prérequis organisationnel et institutionnel, afin d’être à même de proposer les contrats, mémorandums, minutes, etc. adéquats pour guider l’évolution, et non pas la régenter, plutôt accompagner le cheminement des affaires. L’administration des relations entre siège et filiales, supérieur et subordonnés est plus importante que la gestion du personnel ou des tiers (Roquilly, 2007). Pour reprendre la théorie des ressources, il faut être en mesure de mobiliser et déployer au mieux les ressources au travers de supports, d’outils, de routines, pour piloter l’entreprise (Barney, 1991 ; Marchesnay, 2002).
3L’enjeu pour les conglomérats agro-industriels sud‑est asiatiques a été de conserver une cohésion interne alors que leur développement était particulièrement rapide et important, de la diversification à l’internationalisation, au travers de structures polymorphes. Un autre défi a consisté à séduire les détenteurs de capitaux pour permettre de financer leur croissance. Il n’apparaît pas clairement si la mise en place des axes stratégiques a été le fruit d’une intention ou le résultat de diverses tentatives d’élimination des incertitudes au jour le jour, dans une perspective de survie à long terme, dans un monde en perpétuel changement. Les entreprises, les conglomérats devaient s’adapter pour créer un terrain favorable au développement, avec, toujours pour souci, de réduire les coûts et augmenter leur aptitude à innover82. Les analyses rétrospectives décrivent bien quelle fut l’évolution de ces groupes, mais il est douteux que des analyses prospectives eussent permis d’en prévoir les orientations futures, que ce soit de la part des propriétaires, des dirigeants ou des salariés. Il n’apparaît pas que les articles des années 1990 aient bien anticipé ce que ces groupes sont devenus vingt ans plus tard : Kuok qui se retire du sucre en Malaisie, CP qui fait des télécommunications son nouveau métier prioritaire, le groupe Salim qui est démembré puis reconstitué, Siam Darby qui fusionne avec ses concurrents, SMC dont l’activité devient plus importante dans les infrastructures et l’énergie que dans les produits de grande consommation, etc., autant de virages radicaux et imprévus. Dans une approche non prédéterminée en réponse aux mutations environnementales, intuition et opportunisme ont prévalu dans les ajustements stratégiques successifs des entreprises. Marleen Dieleman montre bien, à propos du groupe Salim, une stratégie par oscillations entre deux pôles qu’elle relie, l’un à un déterminisme lié aux relations interpersonnelles, et l’autre à des causalités induites par les marchés – en quelque sorte la tradition du clientélisme contre la modernité du libéralisme –, ces oscillations étant avant tout sujettes aux pressions environnementales tant d’ordre institutionnel qu’économique (Dieleman, 2007). Cette tendance se retrouve pour tous les CAISEA, qui ont pourtant préservé leur identité et continué à croître autour des quatre axes stratégiques identifiés précédemment. Cette redondance quasi systématique laisse à penser que ce n’est ni le hasard ni un homme providentiel qui ont permis à ces CAISEA d’émerger et de réunir plusieurs dizaines ou centaines de milliers de salariés pour générer quelques dizaines ou centaines de milliards de dollars de chiffre d’affaires. Cela constitue une double énigme ; comment leur a‑t-il été possible de changer autant et si vite, et comment, à travers ces bouleversements, leur a‑t-il été possible de rester fidèles à eux-mêmes ?
4Devons-nous d’ailleurs parler de méthode de gestion, de principe de management, de processus de changement ? L’essentiel a été pour les groupes la faculté de pouvoir remettre en question en permanence leurs orientations, ou plus exactement la possibilité pour leurs collaborateurs de se remettre en question et d’ajuster en permanence les routines opérationnelles. C’est bien ce que ces groupes sont effectivement parvenus à faire le plus souvent, tout en préservant leur identité, la stabilité de leur organisation, sans réforme radicale ou restructuration traumatisante – ce qui explique sans doute la rapidité de leur développement. La capacité de percevoir puis d’analyser, de partager, de vulgariser et d’assimiler les connaissances acquises d’un bout à l’autre de chacun des conglomérats, a permis la création continue de valeur (Doz et al., 2001). Les pratiques mises en exergue au cours des interviews peuvent être développées en quatre comportements récurrents :
5- opportunisme qui privilégie la mobilité, le mouvement, la spontanéité dans l’action issue d’impulsions plutôt que la préméditation et l’anticipation ou la planification de celles-ci ;
6- pragmatisme qui privilégie la reproduction, l’observation, l’expérimentation, gages de réactivité, plutôt que l’étude et la réflexion ou l’analyse dans la conduite des opérations ;
7- ruse qui privilégie l’habileté plutôt que la règle dans une quête du résultat et de l’efficacité via de petites transformations ou orientations permanentes ;
8- rituels qui privilégient la cohésion plutôt que la performance. Ils permettent de conjurer le hasard, d’instrumentaliser l’existant, réguler les mouvements, les réactions et les transformations.
9C’est leur habitude du mouvement et leur réactivité, alliés à leur régulation et à une vraie prise en compte du hasard, qui a abouti à l’essor des conglomérats. L’un des maîtres à penser dont la lecture a guidé cette réflexion est sans conteste François Jullien qui, dans son Traité de l’efficacité, a tenté de jeter une passerelle entre la philosophie chinoise et la pratique des affaires, travail approuvé, complété et illustré par André Chieng, un homme d’affaires franco-chinois (Jullien, 1997 ; Chieng, 2006). Leur réflexion se limite à la Chine, mais comment nier que la pratique des affaires en Asie du Sud‑Est a des liens plus qu’étroits avec la culture chinoise, tant les personnalités d’origine chinoise sont omnipotentes dans les villes sud‑est asiatiques en général, et dans les conseils d’administration des CAISEA en particulier. L’élément m’est du reste apparu comme une pierre angulaire de cette adaptation permanente au travers de la mise en place des axes stratégiques qui a fait, et fait encore, la réussite de ces conglomérats agro-industriels sud‑est asiatiques : la coopération des hommes de diverses origines (nationale, chinoise, occidentale) apporte ainsi trois perceptions de la conduite des affaires au sein des entreprises.
L’opportunisme
10François Jullien a souligné que, pour Platon, l’objectif découle de la prévision, à savoir la transposition dans l’avenir d’une vision, d’une volonté enchâssée dans le présent – comme pour les écoles de commerce le business plan envisage l’anticipation avec une planification des moyens à mettre en place pour le réaliser (Jullien, 1997). Le plan médité d’avance pour répondre à une finalité relève d’une conception où la création prime sur la réalisation dans une vision idéaliste du management et du changement. Pour les CAISEA, l’objectif semble au contraire avoir été, et rester, un simple moyen au service d’opportunités non préméditées, une manière de privilégier la résilience face à la performance. William Starbuck a évoqué les limites des exercices budgétaires prévisionnels, les accusant de rendre aveugles les entreprises et de scléroser leur développement (Starbuck, 1995 ; Starbuck et Barnett, 2008). Le modèle comptable est désormais parfois perçu comme incompatible avec la gestion des affaires, car incapable d’appuyer les décisions avec des tableaux de bord souvent caduques avant d’être publiés ou de guider les réajustements nécessaires à la flexibilité des entreprises (Otley, 1999). Le pilotage par objectif, focalisant sur les résultats, devient contre-productif, incapable de s’ajuster à la réalité (Bunce et al., 1995). Mathhew Stewart va même jusqu’à comparer ces outils à des « tables de superstition » (Stewart, 2010). Projeter des actions dans l’avenir, à partir de données du passé, tendrait à occulter quelque peu le présent.
11Ainsi, la première des caractéristiques à mettre en exergue dans la gestion de ces groupes se traduit initialement par un vide ou un creux, un trou – à savoir, sinon l’absence, pour le moins l’effacement de l’objectif ou sa rétrogradation de son rôle supposé de moteur central du développement, de la stratégie, de la mobilité ou du changement. Cette rétrogradation est visible dans tous les conglomérats agro-industriels sud-est asiatiques, que ce soit dans leur genèse, au cours de leur développement ou à présent. Quant à l’action qui est le corollaire de l’objectif, elle n’apparaît pas comme la valeur supérieure de l’entreprise. Les tiers se posent fréquemment la question de savoir vers quelle direction se sont orientés, s’orientent ou s’orienteront les axes stratégiques de développement de ces groupes – sans pouvoir y répondre. Dans les articles qui retracent leur histoire, les auteurs s’évertuent à construire une démarche narrative et à retracer les intentions des dirigeants, leur attribuant rétrospectivement des intentions qu’ils n’avaient pas forcément au moment de leurs décisions ou qu’ils avaient parmi tant d’autres, et déduisant des résultats positifs constatés une intention initiale qui n’existait pas, ou pas aussi clairement – peut-être était-ce tout juste une éventualité qui s’est réalisée fortuitement, mais que les analystes transforment en prescience a posteriori. Les grandes options passées n’avaient été ni annoncées ni prévues, et aujourd’hui, il n’est pas aisé de prévoir vers quelle direction les dirigeants actuels envisagent d’orienter leurs affaires, sachant bien que plusieurs scénarios sont possibles. Par ailleurs, certaines conséquences heureuses des décisions passées ont été purement fortuites ou furent imposées par les circonstances. Il ne s’agit pas de suggérer que les orientations sont choisies arbitrairement de manière aléatoire, mais il faut indiquer qu’elles se prennent plus pour répondre à une conjoncture présente que pour spéculer sur l’avenir ou réaliser une idée – en réaction donc, plus que dans l’anticipation. Les monopoles, diversifications, internationalisations furent ainsi autant subies que souhaitées. Le groupe Kuok ayant été relativement épargné par la crise de 1997 en raison de ses investissements en Chine, il serait tentant d’avancer l’hypothèse que ses dirigeants avaient pressenti cette crise ; pourtant, ce mouvement fut beaucoup plus probablement l’heureux effet du choix de s’échapper de Singapour, tout en répondant à l’attrait du grand marché chinois. Même analyse en ce qui concerne son « retrait » du sucre en Malaisie : par quoi cette décision fut‑elle motivée ? Par le fait que le pouvoir malais souhaitait achever la reprise en main de cette filière ? Par le fait que l’avenir de cette même filière se trouvait menacé d’une concurrence internationale brésilienne ou thaïlandaise plus compétitive ? Par le fait que les prix du sucre, contrôlés par l’État, ne permettaient plus de bons profits (les autorités ayant changé de paradigme se souciaient désormais plus de proposer des prix bas aux électeurs que de soutenir les cours de la denrée pour permettre à l’industrie locale de se substituer aux importations comme c’était le cas 50 ans auparavant) ? Ou par tout autre chose ? Similairement, lorsque CP se lança dans des investissements pour produire des poulets transformés afin d’augmenter la valeur ajoutée de ses productions, les décideurs du groupe n’imaginaient probablement pas que cette initiative représenterait un formidable atout pour sortir plus fort encore d’une crise sanitaire majeure comme celle de la grippe aviaire qui décima la filière avicole de Thaïlande en 2004. Mais le cas le plus symptomatique est sans doute celui d’Indofood, puisqu’à l’origine, le groupe Salim, qui en 1984 avait investi dans une unité de fabrication supposée produire des nouilles instantanées pour les rations des militaires, connut un échec cuisant. Finalement, l’armée n’acheta pas ces nouilles car les récoltes de riz avaient été meilleures que prévu grâce au succès de la révolution verte. Le groupe dut alors tenter de trouver un débouché dans le commerce. Mais Indofood, qui n’appartenait pas alors au groupe Salim et dont la création est même antérieure à celle de PT Bogosari, tenait le marché, initialement avec Supermie (1968) puis avec PT Sanmaru (Indomie 1970). Toutefois, elle fut contrainte de devenir cliente de PT Bogosari Flour Mill, établie comme l’unique fournisseur de farine du pays. Le dirigeant d’Indofood fut alors conduit à s’associer au groupe Salim pour écouler les produits dont l’armée n’avait pas voulu, avant de lui céder l’entreprise en 1994. Indofood est ainsi devenue aujourd’hui le fleuron du groupe Salim. Autant dire que toutes ces péripéties furent bien aléatoires. Cette histoire permet de cerner la limite du clientélisme, qui a poussé le groupe Salim à investir dans une unité de production sans lui assurer ensuite la vente, mais aussi sa force, illustrée par le traitement réservé à Indofood contraint de négocier avec ce même groupe83 (Borsuk et Chng, 2014). Toutes les orientations choisies ne sont du reste pas toujours heureuses ; parmi les occurrences imprévues, toutes ne sont pas bonnes. Salim ne prévoyait sans doute pas que son investissement dans la finance allait être la source de ses difficultés en 1998. Quant aux dirigeants malaisiens, ils n’avaient pas forcément anticipé, en fusionnant les grandes plantations du passé, qu’ils se retrouveraient à devoir régénérer des plantations vieillissantes aux rendements insuffisants, remettant peut-être en question les gains d’économie d’échelle obtenus par la fusion dans une perspective de court terme.
12Cette carence d’objectifs stricts ne témoigne certainement pas d’immobilisme ou de conservatisme. En effet, autant les dirigeants ne savent peut-être pas exactement où ils vont, autant ils sont parfaitement conscients qu’ils ne peuvent rester immobiles dans le présent. Les modalités de leur management ne résident donc pas dans le point de départ ou la destination mais dans le mouvement, la dynamique de l’organisation ou du système. S’il y a bien des objectifs affichés, ceux‑ci sont rarement le témoignage d’une volonté orientée vers une ou des fins indépassables ou immuables, mais plutôt des discours pour les stakeholders, des moyens au service du mouvement. Des lignes directrices fortes n’en sont pas moins formalisées au travers des visions communiquées dans les rapports annuels (voir tableau 10). Les évolutions concrètes de situations oligopolistiques ou monopolistiques vers la diversification ou l’internationalisation en témoignent. L’objectif est cependant un outil trop statique, focalisé sur le point de départ et le point d’arrivée d‘une stratégie, mais pas suffisamment sur le mouvement et la dynamique qui constituent le point fort des CAISEA. Viser un objectif défini pourrait revêtir d’ailleurs des inconvénients importants. Parmi ceux-ci, l’échec, la perte de face, soit pour celui qui a fixé un objectif trop élevé, soit pour celui qui ne l’a pas atteint, soit pour les deux. Fixer un objectif ouvre de facto la porte à la possibilité de ne pas l’atteindre, et donc, potentiellement, à la démotivation du groupe et à la mise en doute des capacités de l’équipe dirigeante. Là où l’Européen voit une carotte, l’Asiatique voit un bâton. Viser un objectif, c’est aussi risquer de laisser passer une opportunité. Si l’on souhaite devenir ou rester le leader mondial du sucre, on pourrait passer à côté de l’essor de l’huile de palme ; si l’objectif est l’huile de palme, on pourrait ne pas prendre en considération les risques que présente cette activité. En fait, l’objectif aveugle ceux qui le poursuivent. Enfin, il y a l’écueil de la lourdeur administrative pour gérer les budgets prévisionnels, les rapprochements entre les réalisations et les prévisions, avec leurs lots de réécritures et réinterprétations, avec les développements d’outils informatiques, logiciels de gestion intégrés, de traitement de données – autant de nids conflictuels aussi indispensables que potentiellement dommageables dans des entreprises plus en recherche de consensus que de conflits. Dans la culture asiatique, ces trois inconvénients liés à une gouvernance dictée par des objectifs ne sont sans doute pas des moindres. La décision la plus simple et la moins risquée est alors la plus rapide et permet un mouvement plus fluide pour les collaborateurs pleinement concentrés sur leur tâche.
13Il est assez délicat d’envisager qu’un capitaine de navire puisse embarquer sans savoir où il va, car il est alors probable qu’il se perde en mer, mais ces groupes ne font pas de navigation au long cours ; ils font plutôt du cabotage, regardant à chaque port quelle destination serait la plus propice pour la prochaine escale en fonction des vents et des opportunités du moment. Cela ne veut pas dire que le long terme soit négligé ; bien au contraire, ces groupes familiaux à vocation patrimoniale sont bien moins sous la pression des résultats immédiats que les sociétés cotées en bourse peuvent l’être à la City ou à Wall Street. En fait, ces conglomérats familiaux semblent privilégier le temps immédiat et le long terme alors que les sociétés cotées seraient peut‑être plus préoccupées par les enjeux de court et moyen terme. Ce que cherchent les CAISEA n’est pas tant un cap pour un temps que l’on ne peut percevoir ou de gros profits tout de suite, mais une cohésion et une dynamique dans une optique de pérennité. Ils entretiennent la flamme sans brûler tout leur combustible immédiatement. Les dirigeants ne cherchent pas à imaginer ce qui se passera à un horizon non appréhendable, l’important étant de toujours être en mouvement d’une façon contrôlée, régulée.
Interview de Prasit Boondoungprasert – CPF
Prasit Boondoungprasert est vice-président exécutif, membre du comité de direction de CPF, directeur commercial pour l’export et le marché thaïlandais. Venant d’une entreprise extérieure de conseil, mais dans le groupe depuis longtemps. L’interview a été réalisée à Bangkok le 30 septembre 2014. Les passages sur la manière dont était sélectionnés puis conduits les développements de CPF ont été retenus.
PB. – Nous n’avons jamais eu l’intention de rester dans un seul secteur, parce que nous savions qu’il deviendrait très compétitif. Nous pensions viser de nouvelles activités et laisser de la place aux autres. Nous n’avons jamais pensé atteindre 90 % de parts de marché ; en fait, nous voulions atteindre 30 ou 40 % de parts de marché, puis nous fixer d’autres objectifs pour éviter d’entrer dans une guerre des prix. Le marché de la volaille en Thaïlande est contrôlé par une dizaine de gros acteurs. Parmi eux, Sahafarm était légèrement au-dessus de nous ces deux dernières années parce qu’il s’est livré à une baisse de prix importante que nous avons refusé de suivre pour ne pas mettre en péril notre entreprise ; nous ne pouvions donc pas les concurrencer. Bien nous en a pris, car cette politique de prix bas les a conduits à des pertes, débouchant sur une mise en redressement judiciaire de Sahafarm, dont le sort se joue désormais au tribunal de commerce. C’est notre idée générale, nous préférons développer notre politique d’intégration vers l’international.
RP. – Comment vous développez-vous à l’international ?
PB. – Nous sommes une entreprise opportuniste. Nous ne faisons pas d’études approfondies, nous détectons les opportunités d’où qu’elles viennent, nous évaluons si elles sont appropriées ou non pour nous, puis nous prenons une décision. Cela peut être une bonne façon de procéder, ou pas. Je pense que c’est bien au départ, moins bien sur le long terme, car il est possible que nous rations des opportunités pendant que nous sautons sur d’autres. Quoi qu’il en soit, nous sommes une entreprise d’entrepreneurs, pas une entreprise professionnelle. Quand je compare notre situation avec celle de mes amis chez SCG84, leur entreprise va toujours fixer des objectifs dans un premier temps, puis va conduire et piloter des études pour les valider, puis encore faire des études, prendre son temps, puis prendre un an et demi supplémentaire pour aboutir à une décision. C’est une entreprise très systématique et professionnelle, ce qui n’est pas notre cas.
RP. – N’est-il pas préférable d’évaluer avant d’agir ?
PB. – Avec mes amis de SCG, nous plaisantons quelquefois en imaginant que tout serait possible si seulement nous pouvions échanger la moitié de nos pratiques respectives. Le fait est que de leur côté, ils demandent à leurs équipes d’étudier tant de paramètres pendant si longtemps avant de prendre une décision qu’ils en ont parfois assez, car cela va trop doucement pour eux. Ce sont des commerciaux ; ils veulent bouger vite. Dans notre entreprise, c’est le contraire. Nos dirigeants ont commencé à travailler ici à 19 ans. Ils aiment prendre des risques. Du reste, la plupart, en dehors de leur travail ici, investissent, dans l’immobilier, en Bourse, etc. CPF est essentiellement une entreprise d’entrepreneurs.
RP. – Alors comment sélectionnez-vous vos projets ?
PB. – Notre président a des nouvelles idées chaque jour. Il n’aime rien tant que de découvrir de nouvelles choses, d’être informé de nouveaux concepts, de nouvelles technologies. Il aime voir tout ce qui est nouveau, et quand il l’a vu, il pousse tout le monde pour que cela soit mis en place. C’est la manière dont nous faisons des affaires ici, dans cette entreprise où le président est toujours le principal actionnaire. En France, au Royaume‑Uni, aux États‑Unis, il n’y a pas d’actionnaire majoritaire ; le maximum de parts qu’un individu peut posséder excède rarement 5 % ; mais ici, le propriétaire possède encore plus de 40 % de l’entreprise, alors même que nous sommes listés en Bourse. La structure capitalistique influence clairement notre management et notre façon de faire des affaires !
[…] Nous voudrions faire évoluer l’entreprise vers des pratiques plus professionnelles. Nous recrutons depuis quelque temps beaucoup de nouveaux cadres venant de grandes entreprises internationales, particulièrement de l’agroalimentaire. Les têtes de nos départements Alimentaire et Marketing viennent d’Unilever. La plupart de nos dirigeants des niveaux 1 à 3 viennent d’Unilever, de Pepsi, etc., et nous continuons d’augmenter le brassage culturel. Mais nous n’en restons pas moins une entreprise d’entrepreneurs, ce qui explique notre attitude opportuniste85. Ainsi, lorsque nous décelons une opportunité quelque part, nous la testons dès l’abord sans grandes études préliminaires, parce que nous croyons que la meilleure manière d’étudier est d’essayer. Par exemple, il y a 4 ou 5 ans, nous avons eu cette idée de produire de l’énergie à partir des effluents issus de nos élevages porcins. Nous n’avons rien vraiment étudié, nous avons mis en place une équipe pour observer ce qui se faisait à l’étranger, et nous avons immédiatement essayé. Nous étions les premiers en Thaïlande à tenter quelque chose dans ce domaine. L’innovation est dans notre culture, c’est une partie intégrante de notre quotidien, en fait ; nous expérimentons, nous ne croyons pas en l’étude théorique, et nous lançons des réalisations à taille réelle immédiatement. Le fait est que nous avons tant d’implantations, de fermes, d’endroits où nous pouvons conduire nos expériences !
RP. – Que pouvez-vous me dire aux sujets des autres activités du groupe CP comme True, Seven Eleven ? Existe-il des relations entre ces entités, des collaborations entre elles ?
PB. – CP Group est en effet le principal actionnaire d’une multitude d’entreprises. Notre président voudrait qu’elles soient les plus indépendantes possibles. Cela signifie par exemple que Seven Eleven est libre de décider s’ils veulent distribuer nos produits ou non. Ainsi, notre eau n’est toujours pas référencée chez Seven Eleven ; ils n’en veulent pas, car ils ont déjà beaucoup de marques et ne perçoivent pas la valeur ajoutée que la nôtre apporterait. La même chose s’applique à True. Bien sûr, maintenant que la qualité de leur prestation a atteint un très bon niveau, ils essaient de convaincre tout le monde dans le groupe de l’utiliser, mais jamais notre président n’a forcé quiconque à travailler ensemble. La raison en est que si nous institutionnalisions des marchés captifs, la motivation à s’améliorer diminuerait. Bien évidemment, nous pouvons nous aider les uns les autres, directement ou indirectement, mais cela n’a jamais été sous la contrainte de la direction. Et je pense que c’est très sain. Je m’efforce de vendre mes produits à Seven Eleven, mais je dois me battre contre les concurrents et ils peuvent me déréférencer à tout moment !
Le pragmatisme
14À l’inverse d’une démarche théorique, ces groupes fonctionnent plutôt sur la base d’une approche empirique, rappelant celle que met en avant Esther Duflo dans ses thèses sur l’économie du développement (Banerjee et Duflo, 2014). Il s’agit de diffuser et reproduire ce qui a été essayé et réussi à petite échelle, pour une validation par la confrontation d’une initiative avec la réalité de l’entreprise et du marché. La méthode rejoindrait presque les préconisations de l’économiste nobélisé Vernon Smith. Il ne s’agit toutefois pas de passer par des étapes théoriques ou des étapes-pilotes en laboratoire, mais de confronter le plus rapidement possible les initiatives en situation de marché, en débutant modestement, puis en accroissant/dupliquant progressivement les projets (Plott et Smith, 2008 ; Smith 2013). Certes, les extrapolations sont aléatoires, car les circonstances elles-mêmes sont mouvantes. Malgré son recours quasi systématique à des données chiffrées, le management relève plus d’un art ou d’une science expérimentale que des mathématiques ou d’une science fondamentale. Mais cette démarche n’est pas dépourvue de bon sens. Autant que l’expérimentation, c’est même l’expérience – au sens non pas de l’expérimentation scientifique, codifiée et soumise à une modélisation rationnelle, mais simplement de ce qui a été vécu, sans formalisation hypothétique initiale – qui est adoptée comme point de départ, une amorce à répliquer puis développer. L’expérience se définit par des situations ou épisodes réels de la vie des affaires qu’il s’agira de reproduire ou d’éviter, d’intégrer au mouvement précédemment décrit. Comme le dit Dewey (2005) : « Dans une expérience, il y a mouvement d’un point à un autre. Comme une partie amène à une autre et comme une autre encore poursuit la portion précédente, chaque partie y gagne en individualité. » On rejoint ainsi, en tentant intuitivement ou inconsciemment de les appliquer, les postulats de la biologie de l’évolution, selon lesquels l’aptitude d’une espèce à survivre est surtout liée à sa prolificité et sa capacité à proposer des mutations performantes, les expériences, tout en étant moins aléatoires, se substituant ici par analogie aux mutations (Bouchard, 2009). La performance n’est donc pas le fruit d’une conception géniale, d’une création ; c’est plus aléatoirement le fruit de nombreuses expériences vécues, suivies de tentatives expérimentales laborieuses. Multiplicité et diversité, renforcées par le melting‑pot managérial sino-occidental local, créent un ensemble de contributions différentes évoluant en une dynamique commune et concrète. L’anticipation n’est pas dans une démarche budgétaire chiffrée mais dans une extrapolation à partir de la mémoire, une recapitalisation des variations d’expériences sédimentées, restituées, recombinées par les salariés, les dirigeants et les actionnaires des CAISEA en vue d’améliorer les processus en cours et de transposer ces acquis vers de nouveaux champs. L’écoute, la disponibilité d’esprit, une vigilance constructive et non passive, deviennent sources d’initiatives créatrices et enclenchent le mouvement comme une « réceptivité active » telle qu’a pu la définir Paul Ricœur : ainsi, dupliquer dans un pays ce qui a été réussi dans un autre, appliquer une méthode de gestion dans un secteur lorsqu’elle a fait ses preuves par ailleurs, persévérer si cela fonctionne, ajuster ou replier si cela ne fonctionne pas, etc. L’internationalisation et la diversification, par le jeu de fertilisations croisées (reproduction d’expériences d’un contexte à un autre) relèvent de cette dynamique. Déploiements et replis successifs, dans des rythmes et tempos de plus en plus ajustés, finissent par engendrer des procédés pérennes (voir encadré 8, interview de Prasit Boondoungprasert).
15Plutôt que la conception abstraite des scénarii, des méthodes ou des produits et services, l’observation, l’expérience suivie par le test, le tâtonnement, sont préférées – dans un premier temps par la copie ou le partenariat qui peuvent s’avérer moins chers et plus fiables qu’une innovation ex nihilo, puis par l’amélioration de cet acquis par le biais de la multiplication d’itérations, les plus adaptées étant retenues. Plutôt que l’étude de faisabilité ou l’étude de marché, l’attention et l’examen de ce que l’on fait et de ce qui se fait à l’extérieur sont privilégiés. Pour ces groupes, dont trois furent d’abord des sociétés de négoce86, la vente, le contact avec le marché, tests par excellence, précèdent l’investissement et la production. Le groupe CP s’est lancé en Thaïlande dans les télécommunications numériques après AIS87, dans le commerce libre-service après Carrefour, dans l’assurance après AIG88 ; le groupe Salim a reproduit la technique des nouilles instantanées japonaises avant de racheter les marques Indomie et Supermie. De même, le Groupe Kuok s’est inspiré de la chaîne Mandarin pour lancer ses hôtels Shangri-La.
16Quant aux alliances, pour reprendre les diversifications du groupe CP mentionnées ci-dessus, elles se sont faites non seulement par observation de la concurrence dans une sorte de marketing « me too », mais en s’appuyant sur des partenariats avec des entreprises qualifiées de premier plan, à savoir Orange pour la téléphonie, I‑Seven pour la distribution libre-service, Allianz pour l’assurance, le moins de place possible étant laissé au hasard. Comme déjà évoqué, la co‑entreprise fut un levier de premier ordre dans le développement des groupes, surtout quand l’achat se réduit à un partenariat où de surcroît le risque de l’investissement est partagé avec le vendeur – on n’est jamais assez prudent ! Prudents donc et rapides tout à la fois : quand les CAISEA préfèrent la joint-venture plutôt que la R&D89 dans leur développement, ils limitent les risques, gagnent du temps et capitalisent sur l’expérience du partenaire – dans l’embouteillage des boissons (Coca Cola pour San Miguel), l’intégration de l’élevage (Arbor Acres pour CP), la production de ciment (les Taïwanais de Chien Thai Cement puis les Allemands d’Heidelberg Cement pour Indocement du groupe Salim), la filière sucre (les Japonais de Nissin et Mitsubishi pour le groupe Kuok), ou l’automobile (BMW pour Sime Darby). C’est d’autant plus significatif que ces exemples ne correspondent pas à des diversifications ou des activités à la marge des groupes évoqués, mais bel et bien à ce qui était leur cœur de métier au moment où l’accord était passé, à savoir respectivement la boisson, l’élevage, le ciment, le sucre, l’automobile. L’idée est de résoudre le plus efficacement possible les problèmes du moment grâce à des alliances avec des partenaires expérimentés.
17La pratique du tâtonnement permet aussi de comprendre pourquoi un même groupe va laisser des entreprises concurrentes en son sein viser un même marché : il s’agit juste d’observer celle qui réussit le mieux. Sans forcément chercher à en comprendre la raison, cette réussite servira de modèle au sein même du groupe, la mobilité du personnel permettant de vulgariser les bonnes méthodes, les bonnes techniques, les bonnes habitudes, en ligne avec l’axe stratégique de la compartimentation perméable consubstantielle à l’enchevêtrement des structures. Cet enchevêtrement est lui-même le fruit de l’expérience d’adaptation face aux pouvoirs politiques autoritaires. Cette inclination à multiplier les sociétés explique l’observation de Marie‑Sybille de Vienne du lancement simultané de cinq entreprises concurrentes par le groupe Kuok aux Philippines, ou celle de Lindsay Falvey au sujet de CP qui ouvrit une centaine de feed mills90 en Chine avant la crise de 1997. Elle peut également contribuer à expliquer pourquoi San Miguel fait vivre un portefeuille de marques multiples, ou pourquoi Sime Darby ne centralise pas la gestion de ses nombreuses plantations et a conclu, à côté de BMW, des accords avec Hyundai, Ford, Peugeot, Ford, Land Rover, Porche et McLaren91. Le transfert des bonnes pratiques n’est toutefois pas un gage de réussite : une vente qui va fonctionner dans un Seven Eleven ne marchera pas obligatoirement dans un autre ; un arome de nouille séduira une province et pas une autre. On comprendra aisément qu’un arôme porc sera porteur à Singapour, contrôlé par les Chinois, et beaucoup moins à Java où la religion musulmane domine. La contractualisation des paysans fonctionne plutôt bien en aviculture et pour le palmier à huile, mais mal pour le riz ou l’aquaculture (Goss, 2002). On ne peut jamais généraliser ou dupliquer sans de nouveaux tests préalables : expérience et expérimentation donc toujours, mais ces échanges et tests incessants vont dans le même sens que la démarche décrite au paragraphe précédent, créant sans cesse le mouvement et la remise en question. La redondance est nécessaire pour sélectionner, sécuriser et impliquer les collaborateurs, qui doivent comprendre et participer à ce mouvement. Leur adhésion est requise, car leur travail en revanche ne consiste pas à suggérer, mais à reproduire en tâches simples et répétitives ce qui a été maintes fois testé et reproduit, que ce soit dans les services administratifs, opérationnels, productifs ou commerciaux. L’expérience et l’expérimentation ont aussi pour vertu d’atténuer le stress du changement, auquel les salariés sont déjà sensibilisés par la permanence du mouvement. Ils reproduisent ce qu’ils savent fonctionner, et arrêtent ce qu’ils savent ne pas ou ne plus fonctionner.
18La copie, le partenariat ou la multi-entreprise, s’ils passent avant la création ou la recherche, n’excluent pas l’amélioration continue visant à ce que l’élève dépasse le maître. Grâce à la transposition des savoir‑faire d’un secteur à l’autre, puis au travers des cellules R&D qui finissent par être mises en place, l’innovation est désormais bien insérée dans les procédés. Cette innovation, alliée à de véritables prises de risque, cible bien les développements futurs mais, le plus souvent, sur une partie marginale des activités, où des profits importants sont espérés avec des investissements et des risques proportionnellement réduits. Certains résultats en aquaculture placent CP en position de pointe au niveau mondial. Il en va de même pour l’huile de palme où une véritable industrie est désormais centrée sur l’Asie du Sud‑Est (voir encadré 6). Plus que l’innovation toutefois, les conglomérats préfèrent une démarche qualité, qui privilégie non pas la créativité mais l’application – ce en quoi elle s’approche bien de la rigueur, qui est la leur, à reproduire méticuleusement des routines piochées et expérimentées çà et là, chez un partenaire ou dans une autre filiale. La démarche qualité consiste à bien répondre à la demande des donneurs d’ordre, que ce soit les marchés locaux ou ceux de l’export, en se conformant à l’attente exprimée des clients, alors que l’innovation serait plus une réponse aux attentes implicites. La qualité en agroalimentaire conjugue les certifications de toutes les parties du monde92. Cette démarche est continue ; elle oblige les CAISEA à une remise en question régulière mais sans révolution, avec une consolidation des acquis et une veille concurrentielle élaborée. Celle‑ci va jusqu’à des actions en amont touchant la définition des normes et des standards, dans une démarche collaborative aussi bien juridique que technique avec les autorités – ce qui, vu leurs moyens, n’est pas sans inquiéter les associations non gouvernementales. Celles-ci craignent que les lois et les normes qui régissent le système alimentaire, et donc la sécurité alimentaire tant qualitative que quantitative, soient dictées par ces intérêts privés expérimentés au sein des CAISEA au détriment de l’intérêt général (Busch, 2000 ; Clapp et Fuchs, 2009)93.
19Initialement, la reproduction empirique fut donc préférée à la création ex nihilo, en favorisant une multiplication des choix possibles dans un pragmatisme de bon aloi, pour toujours autoriser, voire favoriser la plus grande réactivité possible afin de saisir les opportunités de sécuriser les situations favorables (monopoles) ou d’accroître les perspectives (diversification, internationalisation). Pour employer une métaphore, il s’agit de mettre le bateau (le groupe) le vent en poupe, puis de tester la meilleure voile, et de se tenir prêt à ajuster tant le cap que la voilure, sans pour autant définir le cap ou la voilure au départ sur la base des oracles ou de la météo. Ces déplacements s’opèrent de préférence en escadre : on ne vogue pas seul, car ce n’est pas sécurisant. Ainsi Wilmar, Indofood et Sime Darby voguent ensemble sur le marché de l’huile de palme, tandis que CPF et Pure Food sont sur ceux de la viande.
La ruse
20L’articulation des axes stratégiques, mise en œuvre grâce à l’opportunisme (mouvement) et au pragmatisme (réactivité), ne se fait pas spontanément. Elle requiert une intelligence et une aptitude particulière, mêlant l’intuition, la perspicacité et la dextérité – ou plus simplement dit, la persévérance et la ruse. Marcel Detienne et Jean-Pierre Vernant (Detienne et Vernant, 1974) ont fait ressortir ce concept helléniste sous le titre des « ruses de l’intelligence » – cette métis des Grecs qui s’exerçait sur divers plans mais à des fins concrètes. Plus récemment, le concept, alliant pragmatisme et efficacité, a été développé par James Scott qui souligne la nécessaire adaptation de la connaissance et la conceptualisation aux conditions locales (Scott 1998) et à Yves Richez, qui établit ainsi un lien entre notre antiquité et une certaine tradition asiatique. Les principes de cette attitude sont loin d’avoir disparu avec le temps, même si dans un certain consensus, la métis ayant perdue de la respectabilité, il est de bon ton de ne jamais s’en revendiquer. La difficulté de la cerner en renvoie l’apanage aux gourous ou conseils en management et organisation plutôt qu’aux chercheurs en science sociales ou de gestion. Cependant, pour éviter la rigidité d’une planification centralisée et redonner un peu de souplesse aux plans d’action managériaux, les sciences de gestion cherchent à présent des modèles qui pourraient s’en rapprocher (Saulpic et Tanguy, 2004). Certaines théories du contrat incomplet ouvrant une brèche à la renégociation permanente en sont un exemple concret (Hart, 1995). La ruse du renard éveille néanmoins la suspicion en affaires comme en sciences, tout comme est suspecte l’ingéniosité du commerçant qui fait beaucoup à partir de rien. La transparence, le « droit au but », limpide et incontestable, demeure souvent la panacée indépassable, à tout le moins dans la communication, tant scientifique que managériale ou journalistique.
21La métis se définirait plutôt par des attitudes comportementales tels le flair, la sagacité, la prévision, la souplesse d’esprit, la feinte, la débrouillardise, l’attention vigilante, l’opportunisme, et autres habiletés diverses, comme autant de fruits de l’expérience (Detienne et Vernant, 1974). Elle régule le mouvement et l’expérimentation, les rendant performants et profitables. Elle intègre émotion et réflexion en une même démarche sans dissociation entre l’être et l’action – d’où sans doute la désuétude de la notion, la suspicion qu’elle provoque dans l’ordre de la modernité qui aime à dissocier ces concepts. Pourtant, qu’elle soit désuète ou pas, la négociation des dirigeants ou cadres sud-est asiatiques, parfaitement formés par leur entreprise dans toutes les transactions, des co-entreprises aux simples marchandages commerciaux, est toujours emprunte de cette perspicacité alliée à une foncière honnêteté, assez désarmantes94. En toute simplicité, sans se dédire, ils avancent ; ils ont ainsi construit leurs groupes, sécurisant les positions dominantes acquises tout en s’ouvrant de nouvelles perspectives. Par des approches variées, de plain-pied dans la réalité, leur attitude vise à l’efficience pratique, la recherche du succès dans le mouvement, la fin effaçant quelque peu les moyens, parfois aux frontières du licite mais sans jamais compromettre l’intégrité. Cette dernière valeur est la seule explicitement partagée par les cinq CAISEA étudiés, à la lecture de leurs rapports annuels (voir tableau 10). Placer ainsi l’intégrité au centre des valeurs autorise ensuite de la souplesse dans les opérations. Cela peut paraître paradoxal, mais l’intégrité est le meilleur moyen de conjurer les effets pervers que pourraient engendrer le clientélisme et le lot de népotisme et de corruption qui l’accompagne. Lorsque le système (organisation, règles, contrats) est moins fort, la qualité (intégrité) de l’homme devient plus importante. Là où un contrat anglo‑saxon cherche l’exhaustivité, notamment dans une prévention des contentieux, le contrat asiatique va à l’essentiel sans s’encombrer des détails : son incomplétude permet précisément la discussion sans rupture pour résoudre les inéluctables différents. Ceci est au demeurant de plus en plus admis même à l’Ouest (Hart, 2003). De même la souplesse va intervenir dans la gestion des ressources humaines. Celle‑ci admet explicitement l’asymétrie entre supérieurs et subordonnés et laisse une grande part d’arbitraire dans l’allocation des rémunérations variables individuelles, tout en prévoyant implicitement un ajustement de celles‑ci en fonction des performances à long terme de l’entreprise et en favorisant un échange d’informations non borné par des préoccupations pécuniaires immédiates (voir encadré 9).
22Contournant le droit du plus fort ou du législateur, la métis induit la victoire de l’esprit sur la force ou la loi, de l’entreprise sur l’administration. On trouve toujours plus fort que soi, particulièrement en Asie du Sud-Est où les responsables des conglomérats agro-industriels sud-est asiatiques redoutent autant les pouvoirs en place que les retournements de conjoncture. La métis vise donc aussi, sans rigidifier ou bloquer le mouvement, à annihiler les effets préjudiciables du hasard par la prudence car l’on ne sait pas de quoi sera fait demain – être silencieux, toujours à l’écoute, et ne rien faire (mais que rien ne soit pas fait) (Jullien, 1997). Contrairement aux héros antiques et aux capitaines d’industrie charismatiques occidentaux, les magnats asiatiques jouent profil bas en s’ingéniant à diriger leur groupe efficacement, dans la discrétion, aussi modestement que faire se peut. Ainsi, par le compromis, ils gagnent de nouveaux territoires ou explorent de nouveaux domaines, s’acheminant vers l’internationalisation et la diversification : le rythme de stratégie de Salim ou le clientélisme de Kuok95. Ces qualités sont requises pour aborder des chemins nouveaux, non tracés à l’avance, où aucun panneau directionnel n’indique le chemin des nouvelles configurations géopolitiques ou technico-économiques à venir. À chaque nouveau développement, les dirigeants des conglomérats s’évertuent intuitivement à stimuler ou entretenir des assemblages deleuziens, des systèmes complexes entre techniques, équipes et structures, selon une configuration aux compartiments semi-perméables. Manuel De Landa plaide dans le même sens les influences réciproques entre général et particulier : « de plus grands assemblages émergent de l’interaction des parties qui les composent. L’identité des composants peut acquérir de nouvelles dimensions à mesure que le tout émerge, réagit et les affecte » (Lemoigne, 1995 ; Landa, 2006)96.Se créent ainsi des mouvements sociaux hybrides de réseaux interpersonnels et d’organisations institutionnelles, régulant inertie et réactivité, adaptation et résilience des conglomérats agro-industriels sud-est asiatiques sur les marchés.
23L’objet de la régulation des mouvements et des expérimentations est de construire et de maintenir une base pour les affaires, un terrain fertile dont la capacité initiatrice constitue l’aboutissement du management et de la gestion. La redondance des péripéties procédurales ou marchandes prennent sens dans le temps. Le rythme apparemment lent de la mise en place des procédés, du coup, facilement acceptés, entretient mouvement et transformation. Il s’avère in fine plus ingénieux et efficient pour mobiliser les équipes qu’une démarche volontariste rationnelle incantatoire97. C’est le cas de l’évolution dans la durée du groupe CP de Chia Thai vers CP All, de la production de semences vers le maïs, puis l’alimentation animale, l’aviculture et l’aquaculture, et, à présent, le commerce en libre-service. C’est aussi le cas dans les divers accords commerciaux que les entreprises de produits de grande consommation San Miguel ou Indofood peuvent nouer avec leurs distributeurs pour conquérir les marchés. La capacité initiatrice va de pair avec la capacité réceptrice ou stimulatrice ; elle possède sa structure propre et son fonctionnement (Jullien, 2012). Son objet est de permettre de saisir les occasions, soit en récoltant le bénéfice d’un mouvement qui arrive à son terme, comme on ramasse un fruit mûr qui vient de tomber et dont la cueillette ne demande plus aucun effort, soit en les provoquant ou en les initiant – par petites touches, en agissant imperceptiblement sur l’environnement, comme l’aile du papillon qui provoque un ouragan.
Tableau 10 : Vision et valeurs des CAISEA en 2013
Groupe | Wilmar | CFP | Indofood | SMC | Sim Darby |
Vision | Le groupe | Plateforme | Une | Nous nous | Être une |
Valeurs | • Intégrité | • Intégrité | • Discipline | • Passion pour le | • Intégrité |
Source : rapports annuels 2013 des entreprises
24On peut distinguer ces petites touches initiatrices dans les CAISEA lors de l’achat d’une charge de courtage en sucre à Londres par Robert Kuok, la collecte d’actions de San Miguel par Enduado Cojuangco, Jr. ou la construction d’une petite minoterie en Indonésie par Salim. Ces initiatives souvent accessoires lors de leur occurrence, ont débouché suite à un long processus, qui apparaît a posteriori comme inéluctable, sur la configuration actuelle des conglomérats :
le monopole sur le marché du sucre malaisien ouvrant la porte à la nationalisation de cette filière, mais, par ailleurs, nourrissant la création de Wilmar à Singapour ;
la restructuration du groupe San Miguel de la bière vers le secteur énergétique ;
la conquête de la place de leader mondial de la production de nouilles instantanées après avoir permis la sauvegarde du groupe Salim, lui-même menacé suite à la crise de 1997, quand bien même SMC ou Nissin tentaient de lui ravir Indofood sous le regard bienveillant du gouvernement indonésien de l’époque.
25L’impulsion par la direction puis la régulation, la transformation de la situation par la métis a conduit in fine à un avantage et à un bénéfice substantiels, extrêmement forts pour les conglomérats agro-industriels sud‑est asiatiques. On peut parler de transformation progressive, voire de transformations successives, plutôt que d’actions volontaires précises, bien définies dans le temps et l’espace. On retrouve cette propension à saisir les occasions non pas uniquement dans les grandes manœuvres stratégiques des dirigeants mais aussi dans la routine quotidienne des opérations, que ce soit dans l’incomplétude des contrats qui se résument souvent à deux ou trois pages, ou dans les évaluations des ressources humaines, rarement déterminantes. Il n’y a pas, dans ces transformations apparemment spontanées, de sujet agissant, en un lieu donné, à un moment identifié, répondant à une planification « harvardienne » du Qui ? Quand ? Quoi ?, que l’on puisse projeter a priori et contrôler a posteriori. Cette transformation régulée par l’opportunisme se joue dans la durée ; son intervention est globale et non segmentée ou cantonnée à un paramètre. L’important n’est pas le responsable de son instigation mais l’environnement sur lequel elle porte : le terrain, qu’il soit interne ou externe. Le résultat du travail réalisé n’est pas évalué par rapport à des objectifs préétablis, mais en fonction de la possibilité de le valoriser par la suite. Peu importe que le groupe Salim ait échoué à vendre des nouilles aux militaires dans la mesure où il a pu acheter Indofood. Peu importe que les exportations de maïs vers le Japon aient fléchi si CP a pu lancer une production d’alimentation animale. Peu importe que le groupe Kuok ait perdu le monopole du sucre en Malaisie si le groupe a pu capitaliser son savoir-faire dans le négoce de l’huile de palme tout en captant les volumes sucriers de l’Indonésie et de l’Australie.
26Ensuite, aux dirigeants de mettre ce terrain interne (nouveaux produits ou collaborateurs) sur le bon terrain externe (marchés, recrutement) : on entre alors dans un procédé vertueux où les affaires se développent sainement. C’est ce flux qu’il est important d’entretenir. Selon Khor Chin Poey, un ingénieur de son groupe, quand Robert Kuok le contacte, il n’est pas intéressé par le profit mais par le volume : « Selon sa logique, qui dit production dit argent. Il prend pour acquis que vous connaissez votre métier, et lui connaît les prix et vos marges »98. L’objectif arrive en seconde priorité dans les préoccupations de gouvernance. La force principale est l’inertie, non pas dans son acceptation péjorative, mais comme force qui vient des fondamentaux. Si ceux-ci sont sains et solides, l’activité le sera. Les propriétaires actionnaires décident. Par exemple, ce sont eux qui décident des développements de Seven Eleven en Thaïlande, Indofood en Indonésie, puis, au Nigéria, le boom du palmier à huile. Une fois le modèle établi, les opérations déroulent. A contrario, il y a des échecs relatifs : c’est le cas pour l’internationalisation de San Miguel, ses investissements à l’étranger s’avérant peu profitables, ou des feed mills de CP en Chine avant 1998, trop gourmands en fond de roulement99. On ne peut dissocier l’un des éléments du tout. Au lieu de concevoir ces changements selon une planification supposant un ou des sujets pensants, il s’agit de les envisager par une opérativité impersonnelle qui se manifeste à travers une modification‑transformation permanente, sans le truchement d’une volonté unique et logique. Au demeurant, le même Robert Kuok avait quelque peu en aversion les titulaires de mastères et leurs outils planificateurs, à qui l’on n’avait pas inculqué ce type de procédés de gouvernance : « Lorsque j’entends dire que quelqu’un a un mastère, je suis plein d’appréhension, car généralement ils viennent me voir pleins de suffisance, convaincus de leur importance. Et si l’on ne détruit pas leurs illusions tout de suite, leur département va rapidement s’effondrer. Alors ils apprennent quelques leçons douloureuses, et c’est moi qui paie ! »100 Comme nous venons de le dire au sujet de CP en Chine ou de San Miguel à l’étranger, ces transformations ne sont pas systématiquement des réussites. Elles peuvent aussi faire l’objet de résistances au changement comme chez Salim, qui, malgré une volonté affichée, n’est jamais réellement parvenu à s’internationaliser avant la crise de 1998. La transition managériale, tant chez San Miguel entre la famille Roxas et Eduardo Cojuangco, Jr. (1984‑2011) que chez Sime Darby entre les actionnaires coloniaux et le nouvel ensemble contrôlé par le FELDA101 (1965‑2007) ne fut pas simple non plus. La nationalisation de la filière sucrière malaisienne aussi a été particulièrement longue. Et comment ne pas mentionner le repli de San Miguel sur les Philippines ? Il y a souvent des conflits entre décentralisation et centralisation. L’arbitrage reste de placer les opérations sous le signe de la première, et la stratégie sous le signe de la seconde, sans jamais oublier la non-linéarité et l’interactivité de ces processus ou arbitrages.
27La capacité évolue, sans événementiel mais avec des articulations continues d’un stade à un autre, avec des structures organisationnelles et des pratiques des affaires rôdées, reconnues à l’extérieur. Cette capacité des CAISEA inspire confiance tant aux salariés qu’aux tiers. Au demeurant, il faut être attentif à la réputation, ne jamais abandonner quelqu’un ou quelque entreprise partenaire dans l’adversité. Après le mouvement puis la réactivité, arrive le temps de la régulation de la transformation s’appuyant sur la force d’inertie du terrain. Plus le volume d’affaires a grandi, plus il s’agit de sécuriser les acquis, tout en tentant de conserver bien entendu la mobilité, l’évolution indispensable. Mais désormais le risque doit rester à la marge, confiné aux nouveaux projets (ceux de la diversification ou de l’internationalisation à leurs débuts). Pas de conservatisme ou d’immobilisme, ni de progrès ou de destination, mais une transformation maîtrisée, régulée dans un processus continu, en s’attachant à bien faire ce que l’on fait sans focaliser sur où l’on va. Le processus, la cohérence, la cohésion sont les éléments à la source de la réussite, autant ou plus que la réflexion, l’analyse ou les choix transcendants et clairs d’un dirigeant emblématique. Les conglomérats agro-industriels sud-est asiatiques n’en oublient pas pour autant les fondamentaux explicites des sciences de gestion. Il serait naïf, voire abusif, de le postuler ou de le croire. Leurs départements financiers gèrent des budgets et leurs collaborateurs sont soumis aux KPI102. Simplement l’importance de ces outils est à nuancer, à relativiser par rapport à la primauté implicite de la régulation et la transformation habilement et opiniâtrement entretenue par la ruse. L’outil reste ce qu’il est, un moyen, sans devenir la fin ni se substituer aux tendances de l’environnement ou à la métis des dirigeants. L’énoncé des stratégies des CAISEA ne saurait donc être défini de manière univoque. Les non-dits sont récurrents à chaque étape de leurs définitions et de leurs mises en place. D’une part, le talent des dirigeants est grand pour échafauder et raisonner, voire même initier plusieurs scenarii simultanément. D’autre part, la césure est grande entre organes de direction stratégique et opérationnelle, et les opérations elles-mêmes. Chacun des intervenants œuvre avec des besoins et des intentions asynchrones sinon contradictoires selon des contextes spécifiques dans une opacité plus ou moins importante. Ces interstices multiples constituent un terrain propice à l’expression de la ruse. Le discours institutionnel des bilans annuels ou particulier des collaborateurs interviewés n’est jamais neutre. Il brouille les causalités et les conséquences des relations entre intentions et actions. De réelles ambiguïtés surgissent ainsi. Elles sont difficiles à percevoir, comme il est délicat de les interpréter sans tomber dans le piège de l’anachronisme.
Interview Wilmar
Rencontre avec l’un des cadres de Wilmar (Groupe Kuok), un homme de 47 ans, chez Wilmar depuis une quinzaine d’années. Il travaillait auparavant pour une autre entreprise de plantation de Malaisie. Il est en charge de l’équipe du service client, celui qui traite de l’exécution des commandes après la vente elle-même ; un rôle de back-office sans contact direct avec les clients. Il était autrefois commercial export (vendeur) mais, pour prendre un terme familier, il a depuis été « mis au placard ». Aussi, de cette interview, les aspects plus spécifiquement en lien avec les ressources humaines ont été retenus pour tenter de comprendre comment leur gestion est perçue en interne.
RP. – Les ressources humaines sont-elles évaluées dans votre entreprise ?XX. – Oui.
RP. – Pouvez-vous me décrire les modalités, la fréquence et les acteurs de ces évaluations ?
XX. – Nous sommes évalués deux fois par an, une fois par notre supérieur direct sur les performances, et une fois par le service des ressources humaines sur les compétences.
RP. – Faites-vous passer des entretiens de ce type à vos collaborateurs ?
XX. – Oui !
RP. – Et comment cela se passe-t-il ?
XX. – Ce ne sont pas des moments très agréables. Le problème ne touche pas tant les entretiens entre employés et superviseurs, car ils ont l’habitude de travailler ensemble, que les Ressources Humaines. Ils conduisent ces entretiens pour définir des programmes de formation ou décider des mutations, mais cela ne sert pas à grand‑chose car d’une part, les résultats ne correspondent pas à la réalité, et d’autre part, les formations ou affectations ne cadrent pas avec les résultats obtenus. Je n’en comprends donc pas trop le sens. Ils octroient des notes de 1 à 5 sur les outils ou des consignes que nous sommes supposés connaître, voire des aptitudes que nous sommes supposées avoir pour faire notre job, mais comme ils n’ont pas vraiment les moyens de nous évaluer, ils nous demandent ce que nous en pensons. Le plus souvent, ils retranscrivent ce qu’ils ont compris de notre avis dans le compte-rendu qu’ils nous communiquent.
RP. – Pour les évaluations de performance, avez-vous des objectifs collectifs ou individuels ? Y a-t-il des promotions ou des bonus liés à la performance ?
XX. – En principe oui, les promotions devraient dépendre des résultats de ces entretiens… Dans la pratique, il ne faut pas rêver ; les promotions et les primes sont fonction des bonnes relations avec la hiérarchie. Quant aux objectifs, nous en avons effectivement, en lien avec nos valeurs : probité, innovation, etc. ainsi que des objectifs quantitatifs. Mais le véritable objectif, s’il y en a un, est que l’évaluation corresponde à la note, et que l’évaluation fasse plaisir aux patrons. En fait, on part du résultat escompté par mon patron pour expliquer mon travail, et non pas de mon travail pour expliquer aux patrons mes performances ou celles de l’entreprise. C’est un peu le monde à l’envers, mais ce n’est pas très important.
RP. – Et la rémunération ?
XX. – Les augmentations et les primes dépendent surtout des résultats de l’entreprise. S’ils ne sont pas bons, il ne faut pas rêver…
RP. – Êtes-vous informé des résultats de l’entreprise ?
XX. – S’il s’agit des résultats dans mon domaine de responsabilités, oui, mon patron et moi en parlons régulièrement. Il y a aussi des réunions de service où nous apprenons ce qui se passe, et si l’on désire plus d’informations, il suffit d’aller sur Internet où l’on trouve les chiffres mis à jour quotidiennement.
RP. – Ces chiffres sont-ils fiables ?
XX. – Oui et non. Oui, dans la mesure où ce sont les chiffres qui seront publiés. Non, car pour ce qui est des questions sensibles, cela ne se passe pas à notre niveau. Les bonnes et les mauvaises nouvelles ou performances sont aiguillées vers des structures auxquelles nous n’avons pas accès, que ce soit les sociétés holding de direction ou les sociétés de négoce offshore de défiscalisation.
RP. – N’est-ce pas démotivant ?
XX. – Pourquoi le serait-ce ?
RP. – Vous êtes, d’une certaine façon, spolié des résultats de votre travail ?
XX. – À quoi cela sert-il de savoir, et savoir quoi ? Si je travaille bien, j’aurai sans aucun doute des retours positifs, que ce soit dans mon service, ou dans mon entreprise ou ailleurs pour le groupe ; de toute façon, il y a un effet retour. Ce n’est pas à mon niveau d’arbitrer certaines décisions, qui ne sont pas de mon ressort. Cela ne me regarde pas, ce n’est pas ma responsabilité, donc je n’ai pas besoin de savoir, et cela ne me pose aucun problème. Cela marche du reste dans les deux sens, on nous cache les bonnes nouvelles, mais nous sommes protégés des problèmes, et, croyez-moi, il y en a : des cargaisons impayées, des investissements catastrophiques, des pertes exceptionnelles… On préfère ne pas trop s’appesantir…
RP. – Changez-vous souvent de fonction ?
XX – Non, je fais toujours la même chose.
RP. – Mais l’un de vos collègues m’a indiqué qu’il changeait souvent de poste et je vois bien dans mon travail que j’ai souvent à faire à d’autres interlocuteurs pour la même tâche dans votre entreprise.
XX. – Oui, c’est vrai, nous tournons souvent, mais la responsabilité reste toujours la même, le travail ne change pas vraiment. Ce sont les mêmes systèmes partout. Vous savez, lorsque vous vendez, puis livrez un fût d’huile de palme à Shanghai ou à Rotterdam, c’est juste l’adresse qui change sur la facture et le connaissement ; ensuite il faut mettre ce fût sur un bateau et se faire payer…
RP. – Pour en revenir aux évaluations de performance, pensez-vous que votre entreprise se fixe des objectifs généraux auxquels vous vous sentez associés ou impliqués ?
XX. – Oui... Enfin, en apparence !
RP. – Que voulez-vous dire ?
XX. – En fait, nous travaillons souvent sur des plans stratégiques qui servent à fixer des objectifs, mais ils sont pour les livres (rapports annuels), la presse. Nous savons bien que nous ne maîtrisons pas plus les prix ou les clients que la pluie et le soleil. Il nous est impossible de prévoir qu’il y aura la révolution ici, des inondations là, ou une variation de taux de change. Donc au quotidien, je dois dire que je ne comprends pas trop le bien-fondé de la fixation d’objectifs, mais il en faut probablement pour les personnes extérieures.
RP. – Quels sont vos objectifs pour cette année ?
XX. – Ils ne sont pas clairs et changent souvent. […]. Mais ce n’est pas le plus important. Le plus important est d’être dans de bonnes conditions pour travailler.
RP. – Qu’appelez-vous de bonnes conditions pour travailler ?
XX – Bien s’entendre avec ses collègues, et avoir un patron qui s’occupe bien des collaborateurs.
RP. – Sur Internet et dans les interviews, le groupe mentionne toujours le professionnalisme avant tout. Dans les faits, cela n’est-il pas un peu paternaliste ?
XX. – Je ne sais pas, mais l’ambiance de travail est bonne. Si l’on fait une bêtise, une erreur, ça finit par s’arranger. Mais si l’on est parfait, professionnel, et qu’à l’arrivée cela ne fonctionne pas, encore faut-il que le patron comprenne...
RP. – Et quand ça va mal, que faut-il faire ?
XX. – Changer de patron, comme dans une équipe de foot, on change d’entraîneur, c’est normal. Regardez MU : ils ont viré David Moyes pour le remplacer par Louis Van Gaal, car Moyes avait raté la succession de Sir Alex.
RP. – Pratiquez-vous aussi le feng shui en cas de problème ?
XX. – S’il y a des problèmes, c’est un peu tard.
RP. – Cela ne paraît pas très rationnel.
XX. – C’est que vous ne connaissez pas bien le feng shui. Cela s’apprend et il faut faire beaucoup de calculs pour préconiser les bonnes solutions ; ce n’est pas juste une croyance, c’est une véritable science avec ses maîtres.
RP. – Vous le pratiquez dans les bureaux ?
XX. – Bien évidemment.
RP. – Vos collègues malais partagent-ils votre point de vue sur cette question ?
XX. – Ils nous font confiance103.
RP. – Cela ne figure pas dans les valeurs de l’entreprise.
XX. – Respirer le matin et dire merci quand on nous rend service ne figure pas non plus dans nos brochures ; nous le faisons pourtant tous.
Les rituels
28Même lorsqu’un groupe est bien géré, dans le bon mouvement, avec une réactivité satisfaisante et une régulation optimum, tous les aléas ne sauraient être prévenus. Il existera toujours des risques imprévisibles, des imprévus ou des conflits qu’il faut toutefois circonvenir. À ce niveau pour faire face à ces situations difficiles, intervient l’ensemble des modalités qui régissent les rapports entre les services de l’entreprise ou entre les salariés. Dans les conglomérats agro-industriels sud‑est asiatiques, il apparaît que les rites ou usages tendent à prévaloir sur des règles de droit, de type règlement intérieur ou autres procédures certifiées, et les comités de crises. La forme prévaut sur le fond. L’efficacité ne vient pas d’une recherche de la vérité ou de la justice dans une démarche rationnelle qui débouche sur la décision suivie de l’action mais vise plutôt à une recherche de la cohésion et la mobilisation qui entretiennent les mouvements et les transformations. Ce type de pratiques que l’on assimile souvent, à défaut de mieux, à l’irrationnel (métaphysique ou spirituel), se retrouve ritualisé dans tous les groupes.
29Les rituels (ou mise en scène des rites) sont à l’origine des sociétés humaines largement étudiés en ethnologie plus qu’en science de gestion ou en économie. Ils consistent en une répétition de pratiques codifiées et répétées, chargée de sens et créatrice de liens pour une communauté (Claude Levi-Strauss, 1968 ; Hocart, 2005). Loin de la magie proprement dite, il est attribué à leur symbolisme des vertus fonctionnelles visant à stabiliser les communautés et les sociétés (Turner, 1990). En entreprise, on peut leur attribuer plusieurs fonctions comme forger une identité commune, obtenir l’engagement des salariés, les guider vers un but commun, fortifier les projets de développement, et rythmer ou réguler les opérations (Jardel et Loridon, 2000).
30Comment se manifeste cette ritualisation ou cet irrationnel ? Selon les groupes, voire selon les usines, ou même les départements, elle se manifeste de manière différente : une date de réunion à une heure trop précise, trop symbolique, peut faire soupçonner l’intervention d’un astrologue ; une maison des esprits honorés d’offrandes quotidiennes dans l’enceinte d’une usine évoque une pratique animiste ou brahmanique ; un aquarium à l’entrée d’un building ultra‑moderne laisse penser à la recommandation d’un maître feng shui ; une procession de moines inaugurant un nouvelle salle de réunion révèle une cérémonie bouddhiste ; un portrait de famille trahit le culte des ancêtres. Tout cela existe bel et bien dans les CAISEA du xxie siècle, sans parler des plus occidentales chapelles catholiques aux Philippines, ou des salles de prières sur les lieux de travail en Malaisie (Brook et Hy, 1999). Ces rituels débordent ensuite vers des cérémoniaux plus triviaux comme une écriture de l’histoire de l’entreprise, la formalisation des entretiens d’embauche ou les modalités de tenue des réunions de direction qui sont loin d’être particulières aux conglomérats agro-industriels sud-est asiatiques.
31Dans un premier temps, il s’agit encore de renforcer la cohésion de groupe des équipes en développant une identité propre, ou, inversement, en proposant d’assimiler l’identité locale en s’appuyant sur les pratiques traditionnelles, voire en combinant les deux, toujours dans une logique de perméabilité et de tolérance qui peut toutefois heurter certaines conceptions104. Il y a donc pour le moins la recherche d’un effet fédérateur important ; à défaut de vénérer un chef charismatique « à la Steve Job ou Jack Welch », on est unis par une tradition, quitte à l’inventer comme cela a pu se faire sous d’autres cieux en d’autres temps (Hobsbawm et Ranger, 1983, Anderson 2006, Appadurai 2005). Si l’on en croit l’interview de l’encadré 9, qui n’est pas unique dans son genre, le sujet est consensuel parmi les collaborateurs des groupes. Tout comme il l’est chez leurs partenaires, ainsi que l’indique la remarque de Robert Kuok à propos de Chin Sophonpanich, le légendaire patron de la Bangkok Bank déjà cité dans le paragraphe sur l’internationalisation. Robert Kuok rapportait qu’« il n’attendait pas que vous alliez le voir. Savez-vous pourquoi ? Il voulait voir comment vous fonctionniez, comment vous placiez votre bureau, et sentir les flux d’énergie dans votre bureau »105. Chin aurait donc financé son ami Robert parce qu’il avait bien assimilé le feng shui plutôt que parce qu’il avait fait ses classes à la City de Londres ou que ses plans de développement stratégiques tenaient la route – comme si ces rites marquaient une permanence rassurante dans un environnement toujours plus incertain, marqué par des circonstances mobiles, changeantes, voire ambiguës, rebondissant de crises en crises. À ce propos, pour tenter d’éclaircir cet aspect de la survivance et de l’utilité de ces rites, citons à nouveau François Jullien, en tentant de le simplifier : « La profondeur des rites échappe au jeu de la discussion et qui veut y pénétrer par le raisonnement s’y noie : les arguments que l’on échafaude à leur égard ne seront toujours que des arguties. […] Penser ne sera donc pas dresser quelque ordre idéal pour en faire un tableau, si beau soit-il, mais cela ne sera toujours que sonder davantage, ou qu’élucider plus avant cette cohérence régulatrice si amplement déployée qu’elle en échappe, si intime aussi qu’elle nous laisse sans recul, à laquelle rien jamais ne peut être extérieur et sur laquelle aucune construction de la raison ne saurait avoir prise » (Jullien, 2012). Ainsi, de rites en aphorismes contrastant avec les lois ou les procédures, se perpétuent des usages d’un autre âge dont on a du mal à cerner l’effet, mais qui assurément contribuent à façonner ces groupes. Les cérémonials sont des actes de reconnaissance vis-à-vis des salariés, des clients, des parties prenantes, montrant une allégeance des CAISEA à leur environnement, que ce soit vis‑à‑vis de leurs bases où ils avaient forgé des monopoles que vers leurs nouveaux horizons sectoriels ou géographiques. Ils amortissent les conflits, font tampon entre les hommes, permettent de réguler les changements. Lors de l’acquisition ou de la création d’une nouvelle entité : faut-il adopter une démarche égocentrique en imposant à ses partenaires et ses salariés ses propres méthodes, ses propres codes, jusqu’à ses propres outils comme le permettent désormais les échanges de données informatiques ou la communication interpersonnelle en temps réel quel que soit l’éloignement géographique ? Ou bien faut-il laisser aux filiales, aux partenaires, un degré de liberté plus ou moins élevé dans une optique décentralisée et flexible ? Dans ce jeu incessant de dialogue entre les entités du groupe ou entre le groupe et ses partenaires, les rites offrent probablement plus de flexibilité que la norme ou la loi et permette de s’adapter les uns aux autres évitant l’écueil du vrai ou faux, juste ou injuste, bref réduisant les écarts.
32Il n’est pas anodin de rappeler que la direction ne saurait garantir contre tout, il reste des zones importantes non couvertes par sa diligence mais qui regardent l’ensemble de la communauté. En ce sens, ces pratiques peuvent se voir comme une conjuration du risque qui demeure à jamais lié aux entreprises économiques, au-delà du matérialisme ou de la rationalité des procédures. Il existe une force spirituelle supérieure que personne ne nie, sans obligatoirement la nommer ou la définir. On se situe dans le domaine de l’implicite, aucune directive n’encadrant ni ne promouvant véritablement une croyance, une religion, une superstition106. Il s’agit de « canaliser » l’imprévisible, une approche pour contrôler le hasard, pour gérer l’incompréhensible comme un paratonnerre contre la mauvaise fortune qui menace. Il est admis que jusqu’alors on a eu de la chance et qu’il faut la garder. Liem Sioe Liong l’admettait comme une évidence : « J’ai de la chance. Ils disent que si vous êtes malchanceux, vous n’arriverez nulle part, même si vous êtes intelligent, un professeur même. J’ai travaillé et je me suis développé. Si j’étais en Afrique, au Moyen-Orient, comment pourrais-je travailler ? Le temps, l’endroit et la chance : on ne peut échapper à ces choses »107.
33Rituel ou chance n’exclut toutefois pas talent et travail, dynamisme, expérience et ruse, bref, le mérite. Sans le mérite, la chance serait vaine. Il faut aussi souligner le bon sens de ces rituels : le feng shui est une bonne base d’organisation de l’espace et du temps ; les rites contribuent au maintien de la discipline et les cérémonies induisent des ruptures calendaires toujours salutaires pour dynamiser une collectivité. Du reste, n’y a-t-il pas des rituels que la modernité a imposés, avec les assemblées générales pour nommer ou reconduire les dirigeants, les déguisements sanitaires en cosmonaute pour visiter les sites de production alimentaire, les business plans pour obtenir des financements, etc. Tout le monde n’approuvera pas ces parallèles entre superstition et raison. Mais si, au-delà de l’irrationnel, on glisse l’analyse vers les rituels, alors on trouvera une littérature plus substantielle, chez Pierre Bourdieu ou Bruno Latour (Latour, 2005). On peut se demander si les salariés des groupes croient en leurs rituels : Paul Veyne s’est penché sur le cas des Grecs, en révélant d’une part, les limites de ces croyances, et d’autre part, aussi l’instrumentalisation de ces rites (Veyne, 1983). Toute extrapolation serait bien entendu inappropriée et abusive, mais un questionnement est certainement pertinent. Contentons‑nous de suggérer pour notre part que les rituels métaphysiques encore largement usités au sein des conglomérats pourraient constituer un outil fédérateur imbriqué dans la culture du pays et de l’entreprise, susceptible par conséquent de contribuer à la prévention des risques. L’effet placebo existe aussi peut-être pour les entreprises, pour le moins dans l’optique de participer à leur cohésion. Relativisons donc la spécificité des entreprises qui ont gardé leur maison des esprits : d’autres les ont converties en business plans sous couvert d’une rationalité moderne ; rappelons les réserves ironiques à ce sujet de Matthiew Stewart dans la Sillicon Valley (Stewart, 2010).
34Ces constatations de l’usage par les CAISEA de l’opportunisme, du pragmatisme, de la ruse et des rituels plutôt qu’un positionnement délibéré dans une modernité rationnelle nous ramène aux oscillations évoquées par Marleen Dieleman entre tradition et modernité, relationnel et marché108. On retrouve bien ces alternances de domination d’un paradigme sur un autre, tant sur des périodes courtes que sur des périodes longues, avec quelques ajustements. Le relationnel (clientélisme assimilé à la tradition) peut être établi avec un responsable municipal local ou un chef d’État (Suharto pour le groupe Salim, Marcos pour Edurado Cojuangco, Jr.) ; le marché (rationalité économique assimilée à la modernité) peut être celui d’un produit local (sucre en Malaisie pour le groupe Kuok dans les années 1960) ou d’une denrée globale (huile de palme pour Wilmar du même groupe Kuok dans les années 2010). Du fait que cette oscillation relationnel/marché ou interne/externe peut certainement se multiplier à l’infini (local/global, hiérarchisé/égalitaire, spécialisation/diversification, centralisation/ décentralisation, etc.), l’art du management est de permettre ces interactions sans rupture, de concilier les contradictions, l’aptitude à encaisser les chocs : la résilience. Les pratiques managériales qui mettent en œuvre mouvement, réactivité, régulations, et parviennent à orchestrer une ritualisation des phénomènes immaîtrisables, constituent donc peut être une autre astuce pour améliorer le terrain, à savoir les capacités de mobilisation des ressources des groupes pour permettre à ceux‑ci de profiter au mieux des occasions qui se présentent. Les conglomérats agro-industriels sud-est asiatiques, évaluant sans cesse le potentiel que leur offre l’évolution de l’environnement, assimilent, transforment puis régulent ces potentialités – la transition du travail manuel vers l’automatisation, l’évolution du transport maritime des chargements conventionnels vers la conteneurisation, le commerce des produits alimentaires des denrées vers des marques – jusqu’à obtenir des résultats tangibles et positifs en leur faveur. La transformation plutôt que l’action déterminée dans les orientations stratégiques se concrétise par des ajustements imperceptibles. Mais, d’ajustements administratifs en ajustements technologiques et commerciaux, les changements sont concrets, puisque désormais, sans que personne ne l’ait perçu, les CAISEA, après avoir vendu leurs produits en France, en viennent à acheter des entreprises : la papeterie d’Alizay dans l’Eure par Double A, ou Petit Navire puis Mer Alliance en Bretagne par Thai Union – sans qu’un plan d’action délibéré ait été écrit il y a 20, 10 ou même 5 ans.109
Notes de bas de page
81 Capital social au sens littéral, c’est-à-dire le social capital de la littérature anglo-saxonne et non le sens français d’une lecture financière bilancielle, dans laquelle le capital social est assimilé à l’un des composants des fonds propres. On parle aussi de capital intellectuel ou capital humain.
82 Innovation : non pas obligatoirement dans le sens d’invention, de création, mais plutôt dans le sens de diffusion et exploitation d’une nouveauté.
83 À la chute de Suharto, l’ancien propriétaire d’Indofood, Djajadi Djaja, a tenté de récupérer le contrôle de l’entreprise mais la justice l’a débouté de sa demande. La procédure a duré de 1998 à 2002 (Borsuk et Chng, 2014).
84 Siam Ciment Group, autre grande entreprise de Thaïlande, dans le secteur des biens de construction, contrôlée par le bureau de la Couronne (le Roi) – voir au sujet de la comparaison SCG et CP, Pavida Pananond (2001).
85 Voir à ce sujet Jacques-Henri Coste (2014) qui développe le concept de société entrepreneuriale, source de cohésion au sein des nouveaux groupes anglo-saxons et autres transnationales multiculturelles.
86 Semences pour le groupe CP, textiles pour le groupe Salim, denrées pour le groupe Kuok.
87 Advanced Info Service.
88 American International Group.
89 La recherche et développement.
90 Usine d’aliments pour animaux d’élevage.
91 Il n’y a jamais de raison unique à de tels phénomènes. Si le groupe CP a ouvert autant de feed mills, c’est également pour des raisons logistiques ; si San Miguel a de nombreuses marques, c’est aussi pour des raisons marketing. Et au sujet de Sime Darby, il est avéré depuis longtemps que l’agriculture ne répond pas aux mêmes effets de seuil que les autres activités économiques. Il y a rarement une cause unique à une observation.
92 Il s’agit, par exemple, des normes JSA -Japanese Standard Association, ISO -International Standard Organisation, HACCP -Hasard Analyses Critical Controled Points, IFS -International Food Standard, IGP -Indication Géographique protégée, Hallal, Bio ou Organic, etc.
93 Assez connu en Europe ce sont les interdictions d’élevage des veaux de lait ou des fromages au lait cru. En Asie, ce sont surtout les normes protectionnistes à l’importation qui font pour le moment l’objet de telles démarches.
94 Ruse et honnêteté étant assimilées en Europe à des registres différents dans l’ordre du bien et du mal, la ruse apparaissant comme le contraire d’une vertu, il est déroutant de les voir s’afficher concomitamment en Asie.
95 On assimile souvent le clientélisme au Guanxi, ou réseaux, dans la tradition chinoise.
96 « Larger assemblages emerge from the interaction of their component parts ; the identity of the parts may acquire new layers as the emergent whole reacts back and affects them ».
97 La crise, événement exceptionnel, n’a pas lieu d’être dans la transformation continue, donc pas de comité de crise non plus.
98 « His logic is production equal money. He assumes you know how to run your business, and he knows prices and your margins. », propos rapportés par le journaliste Andrew Tanzer sur son blog, (http://malaysian-billionaire.blogspot.com/2012/10/malaysian-asian-robert-kuok.html), consulté le 14 septembre 2014.
99 À ce propos, beaucoup d’interviewés ont déploré l’absence de choix stratégiques clairs, qui a conduit à l’éparpillement des ressources et abouti selon eux à ces échecs, lesquels pourraient se multiplier à l’avenir si un changement de pratique n’était pas mis en œuvre.
100 « When I hear somebody’s got a MBA, I have a feeling of dread, because normally they come to me with an overpompus sense of their own importance. And no way are you going to pick that bubble, with the result that one day there will be a cave-in in their department. So they learn painful lessons at my expense ! », propos rapportés par le journaliste Andrew Tanzer sur son blog, (http://malaysian-billionaire.blogspot.com/2012/10/malaysian-asian-robert-kuok.html), consulté le 14 septembre 2014.
101 Federal Land Development Authority (Malaisie).
102 Key Performance Indicator, indicateur clé de performance, outil de gestion des ressources humaines.
103 Cette confiance est relative et demande parfois quelques rappels à l’ordre réglementaire (Nagata, 1999).
104 Particulièrement les croyances monothéistes qui sacralisent le dogme et l’unicité (le vrai, le bien, le bon, le juste), voire la rationalité moderne avec la laïcité et l’universalisme qui a parfois du mal à s’accommoder des particularismes.
105 « He didn’t wait for you to go see him. Do you know why ? He wanted to see how you operated, how you placed your desk, the sense of drive in the office. », propos rapportés par le journaliste Andrew Tanzer sur son blog, (http://malaysian-billionaire.blogspot.com/2012/10/malaysian-asian-robert-kuok.html), consulté le 14 septembre 2014.
106 La liberté religieuse est garantie par la loi et la coutume en Asie du Sud-Est. Les déviances métaphysiques sont confuses à cerner.
107 « I am lucky. They say that if you are not lucky, whether you are clever, a professor, nothing will become of you. I worked and I grew. If I were in Africa, the Middle East, how could I work ? Time, place and good luck. These things cannot be dodged. », Bisinis Indonesia, 24 novembre1997.
108 À bien y réfléchir, celles-ci semblent un lieu commun à toutes les situations entrepreneuriales de groupes en croissance qui doivent sans cesse arbitrer entre des contraintes liées à des facteurs internes et externes.
109 Consulter à ce sujet les sites Internet, (http://www.invest-in-france.org/Medias/Publications/1974/2012-report-job-creating-foreign-investment-in-france.pdf), (http://www.bangkokpost.com/business/news/441270/tuf-wraps-up-deals-for-producers). Thai Union a même acquis Bumble Bee en décembre 2014 pour devenir l’incontestable leader mondial du secteur de la conserve de poisson, (http://www.reuters.com/article/2014/12/19/us-bumble-bee-thai-uno-frozen-acquisitio-idUSKBN0JX05G20141219).
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