Contexte d’émergence des conglomérats agro-industriels
p. 19-42
Texte intégral
1La naissance des conglomérats agro-industriels est liée à une désynchronisation entre le développement des entreprises et celui des États-nations. Les premières, dans le déroulement de leurs opérations, s’affranchissaient des frontières que les seconds s’évertuaient à mettre en place. Préalablement à l’étude de ces groupes, nous proposons un examen expliquant brièvement l’évolution des conglomérats dans les secteurs de l’agriculture, de la transformation et de la distribution agroalimentaires qui constituent le système alimentaire (Rastoin et Ghersi, 2010) puis leur positionnement comme entreprise au sein de ce système.
Le système alimentaire de l’Asie du Sud‑Est
2Le riz était la céréale traditionnelle des régimes alimentaires sud-est asiatiques (Gourou, 1984), agrémentée le plus souvent des produits de la pêche, voire de la noix de coco et du sucre avec, bien entendu, toutes les épices qui ont fait en Europe la renommée des îles de la Sonde, en premier lieu, le poivre. Ces épices furent l’objet principal du négoce des compagnies des Indes orientales tant néerlandaises qu’anglaises mais aussi dans une moindre mesure, françaises et portugaises (Braudel, 1978 ; Reid, 1988). Ce n’est qu’à la fin du xixe siècle que le riz est devenu l’enjeu majeur du commerce. Partant d’une autosuffisance ténue, le Siam, la Birmanie et le Vietnam7 se sont rapidement accaparé le commerce international de cette denrée. Leurs exportations sont passées de zéro à près de 5 millions de tonnes dès avant la première guerre mondiale. Les marchés étaient essentiellement en Inde et en Chine (Siamwalla, 1972). Dans le même temps, l’Insulinde ou l’Asie du Sud-Est insulaire s’est spécialisée plutôt vers les cultures de rente : le sucre, les plantations oléagineuses parmi lesquelles le copra dominait, puis enfin, l’hévéaculture. Si de grandes sociétés de négoce naquirent alors bien peu survécurent aux affres de la Grande Dépression des années 1930 qui vit les cours des matières premières s’effondrer, puis à ceux de la Seconde Guerre mondiale dont la principale conséquence pour la région fut la décolonisation (Richier, 1981). Celle‑ci laissait présager catastrophes et famines. Les États s’employèrent alors à promouvoir la révolution verte et à encadrer leur agriculture (Poupon, 2009)8. Si certaines disettes furent effectivement à déplorer9, l’Asie du Sud‑Est nourrit à présent convenablement sa population, qui a pourtant quadruplé depuis les indépendances (voir tableau 1), et se trouve exportatrice nette de bien des denrées agricoles dont le riz et l’hévéa, mais pas exclusivement : l’huile de palme a largement remplacé le copra et se sont ajoutés le café, le cacao, le manioc et surtout les produits de la mer de plus en plus souvent issus de l’aquaculture. Les régimes alimentaires locaux se sont vus agrémentés de viandes et de nouveaux produits industriels comme la bière ou les nouilles instantanées, témoignant d’une sortie de l’autoconsommation et même d’une véritable entrée dans la consommation de masse au fur et à mesure que les pays émergents virent se former une classe moyenne. L’apparition de celle-ci fut dopée par la conjugaison des croissances démographique et économique. En ce sens, l’Asie du Sud-Est confirme la modélisation d’une évolution du système alimentaire dictée par la demande (Malassis, 1997). Les pays d’Asie du Sud-Est sont en transition ; ils voient disparaître leur paysannerie dont l’exode contribue à l’émergence des métropoles (De Koninck, 2005). Le phénomène est néanmoins très asynchrone entre d’une part la Malaisie et Singapour déjà très urbanisées et industrialisées, et d’autre part, la Birmanie ou le Laos, encore à dominante rurale.
Tableau 1 : Autosuffisance céréalière en Asie du Sud-Est incluant l’alimentation animale mais excluant la bière
% | 1969-1971 | 1979-1981 | 1989-1991 | 2000 | 2010 |
Cambodge | 127 | 78 | 100 | 104 | 99 |
Indonésie | 94 | 90 | 95 | 88 | 92 |
Laos | 91 | 91 | 88 | 120 | 104 |
Malaisie | 57 | 48 | 32 | 25 | 32 |
Philippines | 94 | 91 | 83 | 82 | 85 |
Thaïlande | 159 | 153 | 140 | 143 | 122 |
Vietnam | 81 | 86 | 105 | 126 | 107 |
Source : Dufumier, 2004 et FAOSTAT
3Les mutations agricoles furent l’œuvre d’une multitude de petits paysans indépendants dont la proportion diminue d’année en année par rapport à l’ensemble de la population. La paysannerie a souvent été entravée par des réformes agraires mal conduites et inachevées. Comme pour pallier cette défaillance des politiques agricoles, de petites entreprises rurales épaulèrent les paysans dans les processus de commerce ou de transformation. À côté de ces petites structures, des entreprises de plus en plus en plus importantes ont fini par émerger dans les filières alimentaires que ce soit dans l’agroalimentaire, le négoce ou la distribution. C’est en considération de ces dernières que l’on accola l’expression de « nouveaux pays agro-industriels » (NPA) aux pays de l’Asie du Sud‑Est, ainsi qualifiés par comparaison avec la Corée du Sud, Taiwan et Hong Kong, les « nouveaux pays industriels » (NPI) (Friedmann, 1991 ; McMichael, 1994). Parmi ces entreprises, certaines sont à présent devenues des entreprises transnationales parmi les plus importantes au monde. Elles continuent de coexister avec une petite paysannerie précaire mais résistante dont une partie vit toujours en semi-autarcie.
4Cette genèse sera abordée dans cette recherche. Il s’agit d’identifier le ou les moteurs qui l’ont régentée. Cette étude se limite aux entreprises leaders des pays de l’Asean qui ont développé un ou des conglomérats mondiaux dans les secteurs alimentaires. L’enquête a porté sur les plus importants d’entre eux – tant par le chiffre d’affaires que par la notoriété10– au sein de leur pays d’implantation actuel11.
5Singapour : le groupe Kuok, du nom éponyme de son fondateur malaisien d’origine chinoise, est actuellement dirigé par son fils, âgé de 90 ans, qui compte parmi les hommes les plus riches d’Asie. Le groupe réunit au sein d’un même conglomérat des sociétés aussi diverses et prestigieuses que la chaîne d’hôtels Shangri-La, la société de négoce de produits alimentaires Wilmar ou le transporteur maritime Pacific Carrier. Au travers de Wilmar ou NewQuest, le groupe Kuok est le plus gros négociant mondial d’huile de palme, produit pour lequel le groupe possède également des plantations et des unités de production. Son activité déborde largement des produits alimentaires, intégrant également le négoce de l’acier ou des produits chimiques.
6Thaïlande : Le groupe CP a été fondé au début du xxe siècle par deux frères chinois avec l’ouverture d’un négoce de semences à Bangkok. Le groupe s’est par la suite développé dans les filières animales, atavisme sans doute lié au négoce de porcs qui fut le premier métier des frères Chia. Lorsque le commerce de ce produit fut réglementé par l’État, le groupe se lança dans la production d’aliments pour animaux puis dans l’aviculture pour laquelle il est devenu le plus gros intervenant de Thaïlande, finissant par intégrer totalement la filière d’amont en aval. À présent, CPF, la filiale du groupe spécialisée en agroalimentaire, intègre aussi horizontalement la production d’aliments pour animaux pour l’aquaculture, l’élevage porcin ou les animaux de compagnie. À la fin du xxe siècle, CP est devenu un temps le plus gros investisseur privé en Chine populaire. Il est actif par ailleurs dans le commerce de détail, l’assurance ou la téléphonie mobile, la plasturgie, etc.
7Indonésie : Le groupe Salim fondé par Liem Sioe Liong est également d’origine chinoise. Il a démarré dans les industries légères, textile et alimentaire (exportation de café, importation de clous de girofle). Le groupe s’est ensuite développé dans la cimenterie avant de se diversifier dans toutes les directions pour intégrer des activités agroalimentaires – qui deviendront le groupe Indofood, leader mondial hors Chine des nouilles instantanées – mais aussi vers la finance, l’automobile, etc. Il a dû faire face à de sévères restructurations depuis la crise économique de 1997 et la chute du président Suharto en 1998, mais il regagne actuellement ses positions passées.
8Philippines : Le groupe San Miguel SMC12 est un brasseur fondé par des colons espagnols à la fin du xixe siècle. Tout au long du xxe siècle. Le groupe a investi dans de nombreuses filières agroalimentaires : lait, viande, plantations, aujourd’hui regroupées dans le groupe affilié Pure Foods. Le conglomérat est resté contrôlé par une même famille jusqu’en 1997, date à laquelle Eduardo Cojuangco, Jr., l’un des plus fidèles partisans de l’ancien président Marcos, a réussi à en prendre le contrôle. Il avait acquis une part substantielle du capital depuis quelques années déjà, sans parvenir encore à en prendre la direction. Depuis lors, le groupe s’est diversifié dans le domaine des marchés publics, même si la bière en reste le porte-drapeau, ce qui ne l’a pas empêché de céder 48 % de ses brasseries au Japonais Kirin.
9Malaisie : Sime Darby SD13, est la plus grande entreprise de plantation au monde, spécialisée dans la culture de palmiers à huile. Le groupe est issu de la réunion de trois sociétés coloniales de plantation : Golden Hope, Guthrie et Sime Darby. L’opération de fusion s’est faite sous l’impulsion des pouvoirs publics pour qui la « nationalisation » de Sime Darby représentait un enjeu symbolique important. Sime Darby est aussi actif, entre autres, dans les secteurs mécaniques, médicaux et pétroliers.
Tableau 2 : Présentation des conglomérats étudiés
Conglomérat | Kuok | CP | Salim | SMC | SD |
Branche alimentaire | Wilmar | CPF | Indofood | SM Brewery | SD |
Date de création | 1949 | 1921 | 1953 | 1890 | 1910 |
Date de la création | 1991 | 1978 | 1968 | 2007 | 2007 |
CA estimé 2013 | 100 | 41 | 50 | 17 | 15 |
CA 2013 alimentaire | 44 | 12 | 5 | 5 | 4 |
Nombre de salariés | > 100 000 | 300 000 | 70 000 | 20 000 | 100 000 |
Dirigeant du | Robert Kuok | Dhanin | Antoni Salim | Eduardo | Dato’Mohd |
Dirigeant de la | Kuok Khoon | Adirek | Antoni Salim | Roberto N. | Datuk Franki |
Source : sites Internet des entreprises.
10Le Vietnam, le Cambodge, le Laos et la Birmanie, en raison de leur orientation politique, n’ont à ce jour pas développé de champions privés ou nationaux de la taille des groupes mentionnés ci-dessus14, pas plus que ne l’ont fait Brunei ou Timor Leste15. Ces cinq groupes sont tous des entreprises assez anciennes, établies entre 1890 et 1952, chacune étant championne nationale de sa catégorie selon la CNUCED. En effet, le rapport annuel de la CNUCED sur les investissements a fait un focus en 2009 sur les entreprises transnationales agricoles classées selon leur chiffre d’affaires réalisé à l’étranger et l’internationalisation de leurs actifs. Ce rapport positionnait Sime Darby au premier rang mondial des entreprises de plantation, CP étant classé cinquième ; quant à Wilmar, elle était la 21e des entreprises transnationales alimentaires, classement où SMC apparaissait en 35e position16 (Nestlé figurant au premier rang). Seule Indofood n’apparaissait pas dans cette liste, pas plus qu’aucune autre société indonésienne (CNUCED, 2009). De facto, on peut distinguer deux catégorisations typologiques pour ces groupes transnationaux, selon que l’on prend pour critère leur objet (leur activité) ou bien leur degré d’internationalisation, ce qui m’amène à préciser quelque peu le vocabulaire utilisé.
Les tendances contemporaines
11Le besoin de classification est en effet nécessaire au développement du propos mais il nécessite de préciser les termes utilisés que ce soit du point de vue de la position des entreprises au sein des filières, du degré de leur internationalisation ou de la manière dont elles jouent sur leurs avantages concurrentiels.
La position au sein de l’industrie
12Avec le développement économique, l’agriculture se voit dépossédée d’une grande partie de sa valeur ajoutée au profit d’autres entreprises des secteurs secondaire ou tertiaire, en amont ou en aval du système alimentaire. Elle finit parfois par être entièrement intégrée au sein de ces dernières. De par les spécificités de celles-ci, les chercheurs et les statisticiens identifient ainsi communément quatre catégories d’acteurs selon la nature principale de leur objet (Malassis, 1997 ; Briones et Rakotoarisoa, 2013) :
13Les entreprises en amont, fournisseurs d’intrants à l’agriculture comme les engrais, les produits sanitaires (vétérinaires ou phyto-techniques), voire la génétique comme les semences. Dans ce domaine, l’outil industriel et les droits sur la propriété intellectuelle revêtent une importance primordiale. Ces entreprises adossent leur activité à l’industrie lourde ou à une recherche pointue. Il y en a encore peu originaires d’Asie du Sud-Est où elles n’ont guère donné à ce jour d’entreprises transnationales. On pourrait toutefois mentionner CPF qui réalise l’essentiel de son chiffre d’affaires dans les intrants pour l’élevage avec aussi des activités en amont de l’aquaculture et les semences. Ce groupe apparaît bien comme un acteur ressortissant de cette catégorie ; toutefois, la stratégie communiquée laisse plutôt envisager son développement vers l’aval du système, à savoir les produits alimentaires transformés de grande consommation.
14Les entreprises de plantation ou d’élevage, qui, en fait, interviennent surtout dans le secteur primaire agricole, auquel elles associent souvent la première transformation des produits même si elles focalisent plutôt leurs avantages concurrentiels sur l’agriculture que sur la transformation ou le commerce. Sime Darby, de par ses plantations, est incontestablement à ranger dans cette catégorie où elle est classée première mondiale. CP également, qui est plutôt spécialisée dans l’élevage et l’abattage, mais aussi dans une moindre mesure les groupes Kuok et Salim qui possèdent des investissements dans le palmier à huile. Même SMC conduit des activités dans l’élevage au travers de sa filiale Pure Foods, et, dans le passé, a possédé des plantations de fruits.
15Les entreprises de transformation industrielle, dites agroalimentaires dans la mesure où elles transforment les denrées agricoles en produits destinés à la consommation humaine. C’est le cas d’Indofood, du groupe Salim, de San Miguel Brewery (SMB) et, dans une moindre mesure, de CP ; Wilmar et Sime Darby, qui produisent essentiellement de l’huile, devraient rester classées dans le domaine des denrées (catégorie précédente), ou alors dans la sous-catégorie des firmes dites agro-industrielles du type de Cargill ou Louis Dreyfus qui procèdent en effet à des premières transformations pour produire des biens dits intermédiaires en vue d’une nouvelle transformation mais ne mettent que peu de produits de grande consommation sur le marché.
16Les entreprises de distribution et de détail des produits alimentaires, à savoir les chaînes de magasins ou de restaurateurs qui commercialisent les produits alimentaires. On peut y classer Wilmar, qui est essentiellement une entreprise de négoce. On distingue parfois, au sein de cette catégorie liée au commerce, les groupes spécialisés sur les activités B‑to‑B, à savoir le commerce d’entreprise à entreprise (comme Sodexo ou ADM et donc Wilmar, ceux‑ci étant souvent positionnés dans les entreprise de transformation industrielle en raison des usines qu’ils possèdent), des détaillants proprement dit, qui sont quant à eux dans le domaine du B‑to‑C17, le commerce entre entreprises et consommateurs finaux, magasins ou restaurants (on pense alors à Wal-Mart, Carrefour ou McDonalds). Dans ce dernier groupe peuvent figurer le groupe CP avec CP All, Fresh Mart, Hadao (Five stars ou cinq étoiles) et Chester’s en Thaïlande, et même Indofood avec CPB en Indonésie. Sime Darby est le partenaire de Tesco en Malaisie.
Présentation du groupe CP
Création
Selon les brochures, le groupe a été créé en 1921 en Thaïlande avec la fondation de la société de négoce de semences Chia Thai. On peut toutefois faire remonter cette création à bien avant la venue en Thaïlande des deux frères fondateurs, Chia Ek Chor et Chia Siew Whooy qui avaient déjà un négoce dans la viande de porc en Chine avant leur arrivée en Thaïlande en 1919.
Historique
Marchands de semences à Bangkok, Songwat Road, les frères Chia ont ensuite importé des légumes de Chine puis exporté des oeufs et des porcs à Hong Kong. Dans les années 1950, l’entreprise se diversifia vers l’alimentation animale, CP feed mills, dans une politique d’intégration en achetant les produits de ses clients de semences pour produire les aliments de ses fournisseurs de porcs. Le fils de Ek Chor, Dhanin Chearavanont, a pris à l’âge de 25 ans les commandes du groupe dont il prend la présidence 6 ans plus tard, en 1970, et qu’il dirige toujours aujourd’hui. Il initia l’intégration avicole en coopération avec Arbor Acres puis l’intégration aquacole. À partir des années 1980, les diversifications se firent dans toutes les directions : de la pétrochimie au commerce de détail en passant par les télécommunications. Dès 1972 en Indonésie, CP feed mill amorça son internationalisation (voir carte 1). En 1997, CP était le plus important investisseur privé étranger en Chine populaire où il avait créé plus de 200 entreprises. La crise cette année-là affecta le groupe, mais, grâce à des cessions d’actifs (Lotus, Makro, Vinythai en Thaïlande, Ek Chor motocycle en Chine, etc.) et à un recentrage sur son métier de base, l’alimentation pour animaux, CP demeura le plus grand conglomérat de Thaïlande. Son succès ne tient pas tant à ses réseaux, que possèdent bien d’autres entreprises chinoises, qu’à sa capacité d’intégrer les technologies et de moderniser sa gestion des ressources humaines. C’est de loin le plus gros producteur d’alimentation animale, de poulets et de crevettes d’Asie. En Thaïlande, le groupe réalise encore plus de la moitié de son chiffre d’affaires dans l’agrobusiness. Ces dernières années, il a poursuivi sa diversification par des acquisitions très onéreuses (en 2013, 15,6 % de Ping An Insurance pour 9,4 milliards $ US en Chine, rachat de Makro Thaïlande pour 6,1 milliards $ US et prise de participation avec Itochu dans Citic en Chine pour 10 milliards $ US), faisant germer un doute sur la solidité de son haut de bilan18. En 2014, CP est devenu au travers d’un échange d’actions avec sa filiale hongkongaise le second actionnaire de la sogo shosha Itochu.
Propriété
CP est dirigée depuis 1964 par Dhanin Chearavanont, fils de l’un des fondateurs et considéré par le magazine Fortune comme l’un des cinq hommes d’affaires les plus influents d’Asie. Son fils est à la tête de l’entreprise de télécommunications True, la plus porteuse d’avenir désormais pour le groupe, et la famille contrôle ces entreprises via des holdings de tête établies en Thaïlande, à savoir essentiellement : CP holding, CP Group et Bangkok Telecom Holding. Si Dhanin contrôle le pouvoir au sein du groupe, il en partage les parts avec ses frères et ses cousins.
Données
Les sites Internet sont assez transparents, CP, contrairement aux groupes Kuok ou Salim, offrant des informations sur l’ensemble de ses activités. Le groupe affiche un chiffre d’affaires total de 41 milliards $ US pour 300 000 employés. En revanche, ces sites ne dévoilent tout de même pas l’ensemble des activités des membres de la famille ou même de certaines sociétés importantes du groupe.
Les sociétés cotées en bourse offrent plus de visibilité. CPF proclame être active dans 40 pays et contribuer à nourrir 3 milliards de personnes dans le monde. En 2013 :
chiffre d’affaires 2013 : 365 milliards THB ;
profit 2013 : 007 milliards THB ;
total des actifs : 389 milliards THB.19
Troisième volailler mondial et leader mondial de l’alimentation pour l’aquaculture, CPF réalise un tiers de son chiffre d’affaires en Thaïlande et deux tiers à l’international (dont 90 % par le biais d’investissements locaux) (voir carte 2). 84 % de son activité concernent l’élevage et 16 %, l’aquaculture. Quant à ses produits, 56 % sont dans l’amont agricole (aliments pour animaux), 32 % dans l’agriculture elle-même (élevage) et 12 % dans les produits alimentaires. L’entreprise possède des usines en Inde, en Chine, au Vietnam, au Laos, aux Philippines, en Turquie, en Belgique, au Royaume-Uni et en Russie. Le groupe CP est actif dans l’élevage dans d’autres pays encore, comme l’Indonésie, mais pas forcément via CPF. La famille était gratifiée par Forbes en 2014 d’une fortune supérieure à 10 milliards de dollars.
Activités
Le groupe CP est surtout actif en Thaïlande et en Chine où il développe des activités variées :
- agriculture ;
- agroalimentaire (CPF, CPP, CPI) ;
- distribution (Makro, Seven Eleven (CP All),
CP Fresh Mart en Thaïlande et Lotus en Chine) ;
- finance et assurance (Ping An en Chine et Allianz en Thaïlande) ;
- télécommunications (True Corporation en Thaïlande) ;
- restauration (Chester’s Grill)
- mobylettes (Dayang Motos en Chine) ;
- plasturgie (CP PC Thailand, China, Vietnam);
- pharmacie;
- négoce;
- immobilier (CP Land Super Brand Mall, Shanghai).
La liste est mouvante tant les développements et retraits sont communs.
17Une classification des groupes en fonction de ces activités n’est pas forcément stricte. Au demeurant, les stratégies d’intégration verticale tendent à brouiller ces stéréotypes, tout comme les définitions elles-mêmes – les groupes agro-industriels du type de Cargill ou Wilmar peuvent se retrouver présents dans les quatre catégories. Certains de ces groupes tendent à investir à différents niveaux de cette chaîne de transformation, ce qui leur permet d’intervenir en amont et en aval des filières de production. Un autre positionnement consiste à se placer au niveau du goulot d’étranglement de celles-‑ci où un nombre réduit d’opérateurs assurent une fonction indispensable à l’ensemble des intervenants, et où se constituent les nœuds de contrôle du système. Ce positionnement permet de générer les meilleures marges. Parmi les cas étudiés, c’est notamment celui de CP qui porte une attention particulière à la production de semences de maïs (Chia Thai), la production d’aliments aquacoles (CPF) et la grande distribution de détail (CP All). D’autres groupes privilégient une intégration horizontale visant à contrôler un maximum de parts de marché sur le secteur où ils sont spécialisés ; ce serait, par exemple, la configuration de Wilmar, Sime Darby et San Miguel. Celui-ci met aujourd’hui sur le marché un portefeuille de neuf marques de bière réputées (San Mig Light, Red Horse, Cerveza Negra, Gold Eagle, San Miguel Strong Ice, San Miguel Super Dry, San Miguel Premium All-Malt Beer, San Miguel Flavored Beer, San Mig Zero) en plus de son produit étendard.
18Certains ajoutent une autre catégorie dédiée aux entreprises spécialisées dans les services, comme la qualité, la logistique ou le marketing, qui auraient tendance à prendre de plus en plus en plus d’importance, notamment les entreprises de contrôle et de certification, comme SGS, Véritas ou OMIC (Allaire, 2002 ; Bingen et Busch, 2006). En fait, la concentration de plus en plus importante des entreprises du secteur aval de la distribution tendrait à renforcer la spoliation d’une part de la valeur ajoutée des acteurs des secteurs amont, déjà observée pour l’agriculture. Comme ces entreprises du commerce de détail en libre-service resteraient surtout originaires de la triade nord (Japon‑Europe‑Amérique du nord) de l’OCDE, le discours dérive souvent vers des considérations géostratégiques ou politiques sur un « Nord » dominant qui spolie un « Sud » dominé, ou encore, sur des financiers rentiers qui spolient des paysans producteurs. De telles analyses renouvellent ainsi le discours de la lutte des classes en le recyclant dans un « tiers-mondisme » qui prône une redistribution ou un rééquilibrage des termes des échanges du commerce mondial (McMichael, 2005 ; Briones et Rakotoarisoa, 2013). Il se trouve que les cinq exemples que nous avons choisis se situent à la frontière de ce débat, car ces firmes transnationales de l’agriculture sont nées au sein de l’Asie du Sud-Est en développement et luttent désormais à armes égales, voire supérieures, avec les entreprises qui étaient censées les dominer – et ce, non seulement sur leurs marchés intérieurs, mais également sur les marchés mondiaux où elles parviennent à capter les capitaux, les consommateurs et les technologies aussi bien que leurs concurrentes des pays de l’OCDE. Elles démentent ou nuancent ainsi quelque peu l’assertion fataliste d’un Nord dominateur.
La position selon la nature de l’internationalisation
19De par cette évolution, un autre type de segmentation des entreprises peut être évoqué. L’arrivée de capitaux étrangers marque l’émergence d’une nouvelle catégorisation des entreprises à laquelle n’échappent pas les structures d’Asie du Sud-Est. Cette segmentation découle de la séparation politique des nations évoquée précédemment et dont les entreprises s’affranchissent de facto. Il est devenu inéluctable pour les plus grandes d’entre elles de s’internationaliser en développant leurs opérations par-delà les limites culturelles ou politiques des frontières administratives et territoriales, par le commerce, par l’organisation, par l’information ou bien encore par l’investissement, donnant ainsi lieu à une différenciation. Dès 1983, Levitt évoquait la globalisation des marchés que Goldman affinait comme suit en distinguant les types d’entreprises évoluant sur plusieurs pays (Levitt, 1983 ; Malassis et Padilla, 1986 ; Goodman, 1997 ; Karim, 2004 ; Caiazza, 2012) :
20Internationalisation : se dit d’une entreprise qui va commencer à avoir des opérations avec des pays étrangers, soit au niveau de l’information, de l’acquisition de technologie ou de ses opérations, soit pour ses approvisionnements ou ses ventes ; mais le siège et l’essentiel des activités restent dans le pays d’origine. C’est le cas de nombreuses entreprises modernes, des PME à de très grosses entreprises : on citera le groupement Leclerc en France, et, en Asie du Sud-Est, le groupe de restauration philippin Jollibee, dont les investissements dans les pays voisins restent encore marginaux par rapport à ses activités principales.
21Multinationalisation : s’applique à une entreprise qui commence à avoir des opérations mais aussi des investissements dans des pays étrangers, que ce soit sous forme de joint-ventures20, de succursales ou de sites de production. En France, on pensera au groupe laitier Lactalis ; dans le cadre de cette étude, cela caractérise SD ou SMC, qui conservent clairement un point d’ancrage national, même si, dans le cas de Sime Darby, les marchés et la collecte des capitaux dépassent largement le cadre malaisien.
22Transnationalisation : s’applique à une entreprise dont les opérations internationales sont devenues dominantes, capable d’organiser la division du travail dans plusieurs pays dont le centre ne peut plus être déterminé de manière précise. Une entreprise comme CPF, qui ne réalise plus que 35 % de son chiffre d’affaires en Thaïlande, ou Danone et Sodebo, originaires de France, pourraient être classifiées de la sorte. Il en est de même pour le groupe Salim.
23Globalisation : s’applique à une entreprise dont les produits ou services sont accessibles dans le monde entier et dont l’organisation spatiale de production, d’investissement, de distribution répond à une logique planétaire et non pas nationale ; ce sont des groupes comme Nestlé ou Cargill, très présents en Asie du Sud-Est. Ce critère s’applique à des groupes originaires d’Asie du Sud-Est comme l’entreprise Red Bull, toujours majoritairement contrôlée par des capitaux thaïlandais mais dont le siège est désormais en Autriche, ou Wilmar du groupe Kuok, dont le siège est basé à Singapour mais qui n’y réalise qu’une faible part de son chiffre d’affaires – le groupe Kuok lui-même ayant des sociétés aussi bien à Londres, New York ou Hong Kong qu’à Singapour.
Présentation du groupe Kuok
Création
La paternité du groupe est généralement attribuée à Kuok Keng Kang qui, originaire de Fuzhou, province du Fujian en Chine, émigra en 1908 dans la province de Johor Baru en Malaisie. Il y fonda la société Tong Seng, une entreprise de négoce de riz et de sucre entre la Chine et la Malaisie. Toutefois, on situe souvent la naissance du groupe lui-même, soit à la fin des années 1940, à la mort de son fondateur, soit à la fin des années 1950, lors de la transformation de Kuok Brothers, qui avait remplacé Tong Seng, de société de négoce en société d’investissement.
Historique
Tong Seng était une société familiale chinoise dont la particularité était d’intégrer à l’activité de l’entreprise non seulement une large parentèle de frères et cousins, mais aussi – originalité dans le monde sinisant – des collaborateurs d’un groupe linguistique autre que celui du fondateur, comme des cadres indiens, signe d’une ouverture assez singulière.
Dès son arrivée à Johor, le fondateur du groupe, Kuok Senior, s’était rapproché des dignitaires du sultanat, jusqu’à devenir ami du sultan Ibrahim qui régna de 1895 à 1959. Il inscrivit ses enfants dans les meilleures institutions de Malaisie. L’un de ses fils allait devenir ambassadeur du futur état ; un autre, le benjamin, William Kuok, allait rejoindre la « contestation communiste ». Quant au troisième, Robert Kuok, le dirigeant du groupe, il allait devenir l’un des hommes les plus riches d’Asie, voire du monde.
En effet, âgé de 25 ans, après avoir brièvement travaillé chez Mitsubishi, puis créé une entreprise de transport à Singapour, Robert se vit dans la situation de reprendre avec ses frères l’entreprise familiale après le décès de leur père en 1948. Celui-ci venait d’obtenir pour Tong Sen un marché d’importance consistant à assurer la subsistance de 50 000 prisonniers japonais. La société fut rebaptisée Kuok Brothers, et Robert partit alors compléter sa formation en Angleterre.
Lorsque la Malaisie obtint son indépendance en 1957, les événements s’enchaînèrent rapidement. Robert Kuok, de retour de Londres, fonda deux entreprises : Malaysian Sugar Manufacturing dans le sucre et la minoterie Federal Flour Mills Behard en 1959. Elles contrôlèrent rapidement l’ensemble de ces filières en Malaisie, en évinçant les Anglais du marché via des partenariats en co-entreprise avec les Japonais. Leurs atouts étaient d’associer les savoir-faire du commerce d’importation du sucre d’Inde et de Cuba et de nouer des alliances techniques avec les Japonais pour soutenir la politique de substitution des importations du nouvel État. Le groupe étendit ensuite cette réussite aux pays limitrophes avec l’Indonésie et la Thaïlande, puis sur une échelle mondiale vers la fin des années 1980 via l’alliance avec Sucre et Denrées ou ADM (voir carte 3).
En 1962, le groupe inaugura son premier hôtel Shangri-La à Singapour, puis poursuivit sa diversification avec la compagnie maritime MISC en 1968. Sa croissance ne cessa de s’accélérer jusqu’à la naissance de Wilmar en 1991, créée par Martua Sitorus et Kuok Khoon Hong, neveu de Robert, et la franchise de Coca Cola en Chine en 1993. Entre temps, le groupe commençait en 1985 une activité dans l’huile de palme qui est aujourd’hui devenue la plus importante de Wilmar suite à la fusion des plantations Kuok avec cette nouvelle entité en 2007.
Si, depuis 2009, le magnat du sucre a cédé les parts de ses entreprises en Malaisie à des entreprises d’État, le nombre de pays où opère le groupe, comme le nombre de sociétés qu’il possède, ne peuvent être cernés. Wilmar seul contrôle plus de 450 usines dans 15 pays et plus de 500 filiales opérant dans plus de 50 pays (voir carte 4), employant plus de 90 000 collaborateurs. Si le cœur de son activité reste l’Asie du Sud-Est et la Chine, ses financements et ses technologies sont largement venus dans un premier temps, du Royaume-Uni et des USA, puis, dans un second temps, du Japon. À présent, le groupe semble convoiter l’Afrique dont, tant le marché que les ressources, paraissent colossaux (voir carte 7).
Propriété
Robert Kuok reste à 90 ans le principal actionnaire du groupe, dont il est néanmoins impossible de connaître la structure capitalistique précise. Il est généralement admis que Robert Kuok et sa famille contrôlent le groupe par le biais de leur holding Kuok Brothers à Singapour ou Kerry Properties à Hong Kong, voire Kuok Brothers à Detroit. Parmi ses huit enfants, plusieurs dirigent des entreprises clés du groupe (Khoon Chen à Kerry Properties ; Khoon Hong à Wilmar ; Khoon Ean à Shangri-La), les neveux et nièces n’étant pas exclus de ce partage. La transition vers la troisième génération est largement enclenchée sous l’œil encore vigilant du patriarche.
Données
Il ne semble pas exister de données, consolidées ou non, sur l’ensemble du groupe. Aucun document consulté n’en fait état, pas plus que les sites Internet du groupe. Le chiffre d’affaires de l’ensemble des entreprises dans lesquelles le groupe a investi dépasserait largement les 100 milliards $ US. La fortune personnelle de son dirigeant actuel est estimée par Bloomberg à près de 20 milliards de dollars.
Sa principale entreprise agroalimentaire en partenariat avec ADM, en revanche, étant cotée à la bourse de Singapour, communique des chiffres précis dans son rapport annuel. En 2013, les principaux chiffres de Wilmar étaient :
chiffre d’affaires : 44 milliards $ US (x2 en 5 ans) ;
profit net : 1,32 milliards $ US ;
EBITDA : 2,43 milliards $ US ;
actifs tangibles nets : 10,58 milliards $ US.
Sur 2012 et 2013, plus de la moitié des profits de Wilmar proviennent de la culture, la production et la commercialisation de l’huile de palme, avec une importante activité dans les filières des biocarburants.
Activités
Selon le site internet de Wilmar, les autres activités actuelles du groupe sont :
- négoce de sucre, engrais, produits chimiques, acier et équipements agricoles ;
- transport maritime et logistique ;
- sucrerie, minoterie, alimentation animale et industrie chimique ;
- services financiers incluant assurance et fonds d’investissement ;
- immobilier ;
- hôtellerie ;
- traitement des eaux et environnement ;
- divertissement et loisirs ;
- media.
La position selon la stratégie d’avantages concurrentiels
24Une classification plus précise des firmes transnationales s’appuie sur leur stratégie d’avantages concurrentiels. Ces avantages, spécifiques (technologie, marque) ou intrinsèques (ressources, réglementation), sont corrélés à leur développement géographique selon que celui-ci est effectivement mondial ou régional, voire bi-régional (Rugman, 2005). Pour l’heure, comme le montre l’ensemble des catres du livre, les cinq exemples choisis correspondent à des entreprises transnationales de portée plutôt régionale, dont le périmètre d’action est largement cantonné à l’Asie, entre l’Inde et le Japon, non que ces entreprises n’aient pas d’opérations à l’extérieur de ce périmètre, mais plus des deux tiers de leur activité y restent concentrés. On pourrait cependant dire que Wilmar, avec sa puissance sur l’huile de palme, est vraiment globale, mais ses plantations de palmiers restent pour l’heure quasi exclusivement malaisiennes et indonésiennes. Leurs avantages spécifiques pourraient toutefois porter tous ces groupes dans l’avenir vers un rayonnement global, à l’exception peut-être de SMC, qui semble se recentrer sur son pays d’origine, voire de SD, tant l’intérêt national semble en guider la stratégie. Il faut là aussi relativiser ces types de classification qui ne font pas encore consensus, comme le soulignent Rastoin et Ghersi (Rastoin et Ghersi, 2010). Il s’agit néanmoins de reconnaître qu’il n’y a pas uniquement Salim ou CP, ou Kuok, mais bien un phénomène concomitant qui dépasse en nombre les cinq exemples retenus. Ce n’est certainement neutre ni pour les pays où ils opèrent ni pour le monde dans son ensemble, tant leur croissance est rapide et bientôt globale. Il est donc tentant de faire un parallèle entre les conglomérats agro-industriels, d’une part, et les sogo sosha japonaises ou les chaebols coréennes, d’autre part. Ces groupes asiatiques tentaculaires coopèrent d’ailleurs parfois avec ces nouveaux venus du capitalisme agro-industriel asiatique, comme en témoignent les relations Mitsubishi/Kuok, Itochu/CP, Kirin/SMB, liste non exhaustive.
25Les sogo shosha21 travaillent en réseau, entretenant d’étroites relations avec les industriels. En comparaison avec les autres sociétés de négoce, elles sont extrêmement diversifiées dans la gamme des produits dont elles font commerce. L’objectif de cette diversification est de diminuer les risques liés à la spécialisation et de réduire les coûts logistiques et transactionnels, voire de s’affranchir du marché concurrentiel afin de cumuler et de maîtriser l’ensemble des marges ou de la valeur ajoutée en interne. Elles assument en outre un rôle beaucoup plus large que celui de simple intermédiaire commercial. Elles prennent en charge toute l’organisation des échanges, du producteur au consommateur. Ce rôle central d’organisateur s’accompagne donc de l’exécution du négoce lui-même mais aussi des services d’information et de financement qui y sont liés. Leur fonction est bien plus d’assurer l’approvisionnement du Japon en denrées dont il manque que d’obtenir des profits pour chaque transaction réalisée (Gravereau, 1988 ; Jussaume, 1998 ; Carney, 2008). Elles n’en contrôlent pas moins 10 % du commerce mondial et leur chiffre d’affaires s’évalue en centaines de milliards de dollars – il s’agit de Mitsui, Mitsubishi, Sanwa, Sumitomo, etc. Ces organisations économiques sont caractéristiques du Japon. Elles émergèrent lors de l’ouverture du pays en 1854, même si elles ont probablement des racines plus anciennes. Elles furent suivies, chronologiquement, par les chaebols coréennes dans la seconde moitié du xxe siècle. En Corée du Sud, alors que celle-ci était encore peu intégrée à l’économie mondiale, des groupes nés de l’occupation‑colonisation japonaise (de nature plutôt industrielle) connurent après la guerre de Corée une croissance rapide. Le moteur en fut la mutualisation des ressources financières, humaines et technologiques d’une filiale à une autre pour donner naissance à des conglomérats extrêmement diversifiés et internationalisés, fortement soutenus par les pouvoirs publics et les banques du pays. Chacun connaît Samsung mais aussi Hyundai ou LG Group – anciennement Daewoo qui ne survécut pas à la crise financière de 1997, laquelle, on le verra, perturba aussi passablement les CAISEA (voir encadré 7) ((Jwa et al., 2004 ; Carney, 2008).
26À la sortie de la colonisation, profitant d’une période de forte expansion économique, les conglomérats émergent donc, en particulier dans le système alimentaire avec les CAISEA. Ils ont profité de l’augmentation de la demande en produits alimentaires, tant quantitative que qualitative, mais aussi de l’exigence d’une plus grande variété (viande, huile, nouilles, bière, etc.), de la part des nouvelles classes urbanisées d’Asie du Sud‑Est. Ces conglomérats se caractérisent par une intégration des activités d’amont en aval du système alimentaire et une propension à se projeter dans la globalisation. Ils parviennent à ce résultat en faisant jouer toutes les synergies possibles pour accroître leur périmètre d’action, tant sectoriel que géographique. Ils sont sans cesse à la recherche d’un meilleur contrôle des marchés porteurs et des nœuds de leurs filières. Cela n’est pas allé sans une quête de productivité et de rentabilité, sources de la croissance, mais aussi conditions de leur survie. La naissance, puis l’essor de ces entités, se sont faits selon des axes stratégiques examinés dans le chapitre qui suit.
Notes de bas de page
7 Le Vietnam était alors divisé en Cochinchine, Annam et Tonkin au sein de l’Indochine française, la Birmanie était intégrée à l’empire des Indes anglais et la Thaïlande connue sous le nom de Siam.
8 Soulignons toutefois que c’est en Thaïlande, pays de la zone le plus lent à adopter la révolution verte, que les petits paysans assurèrent le mieux l’autosuffisance alimentaire du pays et produisirent le plus d’excédents pour l’exportation.
9 Les plus importantes furent sans doute au Kampuchéa et au Sud-Vietnam suite à leur libération respective en 1975. Ces deux contrées étaient auparavant, et sont redevenues depuis, exportatrices de riz.
10 Cette notoriété se matérialise aussi dans le carnet mondain. Cette année, les festivités du mariage de la petite fille du dirigeant de CP ont vu se côtoyer les trois derniers Premiers ministres du pays pourtant divisé par des coups d’État et des révoltes ; en 2011, l’enterrement du fondateur du groupe Salim à Singapour fut également un événement politico-économico-médiatique de première importance.
11 Voir une présentation plus détaillée de ces cinq groupes au fil des encadrés, numérotés de 1 à 5, insérés dans le texte et une rapide synthèse dans le tableau 2.
12 On distinguera le Groupe San Miguel de la brasserie San Miguel, en utilisant les abréviations SMC pour San Miguel Corporation et SMB pour San Miguel Brewery.
13 On distinguera le Groupe Sime Darby des plantations Sime Darby en utilisant les abréviations SD pour Sime Darby Group et SDP pour Sime Darby Plantations.
14 Que ce soit par le socialisme de marché, fruit de la politique vietnamienne du Dôi Moi, ou par le chemin birman vers le socialisme, les politiques économiques des pays socialistes ont brisé l’élan d’éventuelles entreprises candidates à la globalisation (Feuché, 2004 ; Okamoto, 2011) De tels potentiels capitalistiques existaient certainement avant la mise en place des économies planifiées. Il émerge actuellement en Chine de très puissantes sociétés transnationales ; toutefois la genèse des entreprises transnationales dans le système alimentaire est généralement assez lente, d’où pour l’heure l’exclusion de représentants de ces origines dans la liste.
15 Timor Leste est candidat à une entrée dans l’Asean ; c’est le seul pays d’Asie du Sud-Est qui en soit exclu depuis son indépendance en 2002.
16 La société suisse Nestlé figurait au premier rang des entreprises transnationales alimentaires ; la société américaine Cargill était classée première des entreprises agro-industrielles – catégorie dans laquelle j’aurais pour ma part rangé Wilmar qui aurait alors pris la première position de ce classement si on ne prend en compte que ses activités agro-alimentaires et agricoles (la société américaine Wal-Mart occupant la tête des entreprises de distribution et la société allemande BASF celle des fournisseurs d’intrants). La deuxième entreprise de plantation après Sime Darby était la société américaine Dole.
17 B-to-B et B-to-C : expressions anglaises qui tendent à se généraliser dans la langue des affaires, abréviations de « business to business » et « business to consumer » qui pourraient se traduire par « entreprise à entreprises » et « entreprise à consommateurs ».
18 Financial Time, 30 septembre 2014, (http://0-www-ft-com.catalogue.libraries.london.ac.uk/cms/s/0/f7dbd6b0-4853-11e4-b5ad-00144feab7de.html#axzz3OffAzuKW).
19 Respectivement : 11 milliards $ US, 200 millions $ US et 11,7 milliards $ US.
20 Co-entreprise associant deux sociétés indépendantes dans le capital et le management d’une nouvelle entreprise commune.
21 Les Zaibatsu ou néo-Keiretsu (suite à la restructuration imposée par les Américains en 1945) sont les volets industriels des sogo shosha qui sont, quant à elles, les sociétés commerciales des groupes japonais.
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