Atlanta-Pékin, une histoire à poursuivre
p. 97-107
Texte intégral
1L’attention médiatique actuelle portée sur la réussite de la natation française ne doit ni nous aveugler ni nous éloigner de la nécessité de témoigner, pour proposer quelques explications à un phénomène souvent dénaturé par la tendance collective à la simplification, voire à la caricature.
2Il s’agit donc bien du témoignage d’un des acteurs privilégiés de cette aventure, avec ses partis pris, ses insuffisances, mais avec la volonté d’une rigueur dans la présentation, faisant référence, à chaque fois que c’est possible, aux bilans publiés, permettant de limiter autant que faire se peut les interprétations a posteriori sur les faits. Le seul éclairage sur la natation course ne donne pas une idée précise des problématiques auxquelles est confrontée une fédération pluridisciplinaire, forte de cinq disciplines olympiques.
3Le temps est sans doute une donnée fondamentale pour expliquer comment transformer une culture de la performance. La Fédération française de natation accueillera, en janvier 2009, son septième DTN (trois furent nommés sous les mandats du président Francis Luyce) en près de cinquante ans, ce qui rend plausible l’idée de continuité et de cohérence dans la mise en œuvre de projets successifs. Les processus de transformation d’une culture sont complexes ; ils sont certes du domaine du visible, de l’analyse de ce qui semble compréhensible, mais aussi du domaine de l’invisible, de ce qui se véhicule, de ce qui organise les relations entre les acteurs, en un mot, de ce qui constitue le terreau du changement. Les ruptures sont autorisées par cette culture de la continuité ; on ne construit pas sur des ruines, mais sur une situation qui rend possible un pas qualitatif. L’idée de rupture peut être envisagée parce que des éléments sont bien présents et permettent de prendre ce risque.
4Notre volonté permanente a été de débusquer ce qu’étaient les freins qui limitaient en profondeur les capacités d’expression des athlètes au plus haut niveau.
ÉTAT DE LA NATATION AVANT 1996
5C’est à Vienne, lors des championnats d’Europe qui précèdent les JO de 1996, que je prends mon poste de directeur des équipes de France, avec Jean-Paul Clémençon comme DTN.
6En 1995, on a deux championnats de France, un en hiver, un en été, sélectifs pour la compétition internationale. Le délai entre la sélection et la compétition de référence est en général trop court, d’autant plus qu’existent quelquefois des possibilités de se qualifier en meeting. La compétition internationale n’apparaît pas alors comme l’objectif prioritaire de la saison. Pour schématiser, les championnats de France de natation sont plus conçus comme un évènement d’animation nationale que comme une étape d’accès au niveau international. Il a fallu transformer cet état, non sans obstacle... Il n’y aura désormais plus qu’un seul championnat de France et il sera positionné de douze à quatorze semaines avant la compétition internationale de référence. C’est là, et uniquement là, que se fera la sélection. Cette évidence génère pourtant des réticences fortes, parce que la natation française s’interroge sur les programmes à proposer aux nageurs de niveau national après le championnat : quel programme de compétition et de préparation envisager de mars à juillet ?
7En parallèle, on a tout un ensemble d’acteurs, cadres techniques ou universitaires, qui se penchent sur les aspects techniques de la natation à travers ses paramètres biomécaniques. Ils sont associés à des travaux scientifiques, de facture écologique, qui appréhendent l’observation en situation de course. En fait, on va profiter de ces questionnements pour réactualiser les principes d’entraînement.
8On procède à un changement autour de la pratique, un changement culturel qui est une alternative au modèle empirique qui était alors de mise (tradition orale...), mais sans nous couper de la finalité de cette réflexion : centrée sur la performance. On a procédé à des retouches en évitant toutefois que les coachs ne soient dépossédés de la connaissance, au bénéfice de matières qu’ils ne possédaient pas. Il s’agissait alors de ne pas les culpabiliser à propos de la méconnaissance de supports scientifiques qu’ils ne maîtrisaient pas. Il fallait enrayer la perte de confiance des entraîneurs, lutter contre leurs réticences spontanées, voire leur position d’opposition envers les propositions émanant d’analyses de facture théorique. Cette évolution a pu s’opérer en les impliquant dans les dispositifs d’analyse de la natation de compétition, en travaillant à partir de leurs intuitions ou depuis des orientations qui émanaient de pratiques performantes. Des collaborations basées sur la confiance mutuelle ont ainsi été rendues possibles, notamment grâce aux dispositifs suivants :
- colloques d’entraîneurs,
- stages collectifs,
- réunions de travail sur les problématiques d’entraînement,
- séminaires,
- sessions de travail pendant les compétitions internationales,
- rédaction d’ouvrages pour capitaliser la connaissance.
9L’accent a toujours été mis sur une pratique performante à partir d’indices relevés en situation de compétition et en relation permanente avec le plus haut niveau de pratique. Cet ensemble d’actions a permis d’établir de la confiance, en confortant les entraîneurs sur ce qu’ils savaient faire, plutôt que de les culpabiliser à propos de ce qu’ils ignoraient. Ceux qui ont participé à ces ateliers sont encore là aujourd’hui, assurant par là même de la continuité à nos actions.
10Suite à ces changements, les résultats furent quasi immédiats ; on ne s’attendait pas à une telle rapidité et cela valide bien l’hypothèse du changement dans la continuité.
AUX CHAMPIONNATS D’EUROPE 1995
11Nous faisons trois médailles de bronze, Franck Esposito médaillé des Jeux de Barcelone n’est que finaliste B au 200 m papillon, dans un climat de perte de confiance et de conflits interpersonnels nombreux, peu liés à des convictions stratégiques. Le bilan des championnats d’Europe de Vienne de 1995 indiquait, en conclusion, qu’il fallait prendre en compte deux aspects essentiels pour devenir compétitifs :
- Atteindre un niveau de performance global que nous n’avions pas.
- Travailler la capacité à exprimer ce niveau de performance en compétition internationale.
BILAN DES JEUX OLYMPIQUES D’ATLANTA (1996)
12Ce bilan peut commencer par une question : si Franck Esposito avait obtenu une médaille au cours de ces Jeux, cela aurait-il caché, comme depuis de trop nombreuses années, les vrais problèmes de la représentativité internationale de la natation française ?
13Nous rédigions ainsi notre bilan en 1996 : deux leaders, Caron et Plewinski, ont permis, pendant une dizaine d'années, d’entretenir l’illusion. Mais, dès lors que les leaders de l’équipe de France n’ont pas cette dimension, nos faiblesses apparaissent criantes. Si l’on estime que ces faiblesses sont uniquement conjoncturelles, et non structurelles, on commet une grave erreur. Il est en effet bien plus facile de juger la préparation ou le comportement des nageurs que de poser les vrais problèmes de fond. Quand on met en relation l’ensemble des moyens dont dispose la natation française avec le résultat global de notre délégation, n’y a-t-il pas disproportion ?
14Le niveau des finales des championnats de France n’a pas progressé en quatre ans, comme l’indique la comparaison des moyennes des temps des huit finalistes A. Sans Caron et Plewinski, les résultats de l’équipe de France d’Atlanta sont comparables à ceux obtenus en 1992 aux Jeux de Barcelone (Esposito fait une médaille à Barcelone, il fait quatrième à Atlanta ; trois finalistes A lors des deux JO, deux relais finalistes à Barcelone contre un à Atlanta).
15Pour le bilan des Jeux d’Atlanta, on ne retiendra certes que le manque de médailles, mais beaucoup d’actions avaient été initiées et il convenait de les poursuivre. Le vrai problème était en amont : l’incapacité globale de nos structures à détecter, former et entraîner des nageurs de haut niveau international.
16Les conclusions tirées à l’issue des JO d’Atlanta indiquaient que la préparation de l’équipe de France olympique, tout au long de la saison, avait été satisfaisante compte tenu de son potentiel ; les résultats obtenus démontraient néanmoins que le niveau global de la natation française se situait loin des podiums internationaux, à l’exception de Franck Esposito ; les relais présents à Atlanta ont tous été meilleurs en série qu’à Barcelone, mais ces progrès n’ont pas été suffisants pour atteindre les finales (à l’exception du 4 x 200 m nage libre G). La vraie question que nous formulions alors était la suivante : Pourquoi ne formons-nous pas de nageurs de dimension internationale en plus grand nombre ? Les réponses étaient connues de tous : il fallait resserrer l’élite, organiser le suivi de la préparation aux grands évènements par des programmes respectés par tous et susciter une volonté d’investissement de l’encadrement et des nageurs.
17Nous formulions l’hypothèse qu’en l’absence de nageurs d’exception, la natation française devait pouvoir présenter un bilan largement supérieur et positif. Si l'on se réfère aux podiums d'Atlanta, seul le record de France de Plewinski au 100 m papillon permettait d’accéder au titre de championne olympique. Il apparaissait ainsi clairement que nous devions créer les conditions d’élévation de notre niveau de performance. Nos actions se sont alors déclinées sur différents points :
- Définir des séries de nageurs en fonction du niveau international et national.
- Fixer des temps de sélection conçus comme des repères pour la natation française.
- Définir des orientations en matière d’entraînement permettant de les atteindre.
- Travailler en amont pour permettre aux entraîneurs qui ont des nageurs de talent de mettre en œuvre les moyens indispensables à leur épanouissement au plus haut niveau.
- Placer les championnats de France dans une planification compatible avec les échéances internationales.
- Créer les conditions de structuration de l’ensemble du secteur médical.
LES CHAMPIONNATS DE FRANCE 1997
18Sont très tendus ; on réunit tous les entraîneurs de nageurs de l’équipe de France pour les impliquer sur le projet, en spécifiant que deux points ne seront pas négociables : le choix des entraîneurs nationaux et la planification pour la préparation des championnats d’Europe (avec obligation d’un stage en altitude, ce qui ne se faisait pas vraiment). Pour le reste, on discute de tout. Cette réunion semble générer un élan collectif, les conditions étaient favorables pour créer une dynamique positive qui s’opérera lors du stage de préparation aux championnats d’Europe. À partir de là, les échanges se multiplient et sont favorables à l’expression de performance. Aux championnats d’Europe de Séville 1997, on obtient six médailles, ce qui représentait à l'époque une très bonne performance, laquelle entrait dans l’histoire de la natation française.
CET ÉLAN SE POURSUIT EN 1998, AUX CHAMPIONNATS DU MONDE DE PERTH
19Sur la base des qualifications obtenues aux championnats d’Europe de Séville : neuf nageurs sélectionnés, mais aucun relais, que je concevais alors comme des solutions faciles pour ceux qui ne voulaient pas prendre de risque individuel lors des sélections ; compte tenu du niveau global de notre natation, ce n’était pas une priorité. Nous avions d’ailleurs fixé un temps de qualification sur le dernier relayeur qui était quasiment identique aux sélections individuelles. Plus tard, quand les relais seront performants, nous procéderons à d’autres modalités sélectives. Sur les neuf nageurs, on fait quatre médailles mondiales dont un titre (Roxana Maracineanu) et trois d’argent, qui auraient pu être de l’or, mais nous n’avions pas encore cette culture de la gagne que nous possédons aujourd’hui. Ces résultats sont obtenus en plein mois de janvier, en Australie, après deux stages de trois semaines qui s’enchaînaient. Ces résultats ouvrent des possibles, ils démontrent alors à tous les acteurs de la natation française que la gagne est désormais envisageable. Cette ouverture est fondamentale ; culturellement, c’est déjà presque « gagné ». Les barrières tombent, et d’ailleurs, lorsque Laure Manaudou voit Roxana gagner, cela la conforte dans sa volonté de s’engager dans son sport. Cette ouverture a des conséquences énormes : dans notre culture occidentale de l’analyse, pas celle de la complexité, la performance se prévoit, mais elle ne se maîtrise pas. Ma conviction, c’est que la performance est un phénomène culturel complexe et émergent : quelque chose émerge quand les conditions nécessaires sont présentes pour permettre cette émergence. Croire que les conditions structurelles suffisent est une erreur philosophique de premier ordre ; tout nous montre que c’est le contraire.
20Les championnats d’Europe de Séville en 1997, les championnats du monde de Perth en 1998 et les championnats d’Europe d’Istanbul en 1999 (avec douze médailles !) ont concrétisé cette prise de conscience indispensable, fruit du travail que nous avions mené en amont : désormais, il devenait possible, pour la natation française, d’envisager de gagner !
BILAN DES JEUX OLYMPIQUES DE SYDNEY 2000
21On ne fait qu’une médaille, celle de Roxana, qui est vice-championne olympique. En même temps, on fait quinze records de France et beaucoup de finalistes. Cela aura des conséquences sur les critères de sélection, dont je deviendrai le symbole de l’âpreté.
22Ces résultats décevants, en regard de nos possibilités, s’expliquent en partie par une usure psychologique : nos regroupements, qui avaient été dynamisants pour les championnats du monde, avaient été poussés à leur paroxysme pour la préparation des JO. On fait un stage préparatoire à Perth (lieu des championnats du monde de 1998), mais là, les conditions sont mauvaises, une quantité de petits détails viennent gripper la marche en avant sur laquelle nous étions. Nous sommes usés, relationnellement parlant, et les changements techniques du format de compétition n’ont pas été anticipés. Nous n’étions globalement pas dans une dynamique anticipatrice : par exemple, les combinaisons commencent à arriver et nous ne sommes pas au point. Pour passer des séries aux demi-finales (nouveau format de compétition), il fallait quasiment battre le record de France, alors que nous, lors de nos championnats de France, nos meilleurs nageurs réussissaient à faire une grosse course en finale en se préservant lors des qualifications. Là, d’un coup, il faut en faire trois, presque d’affilée. On a deux nageurs dans le top 5 mondial, mais ils ne passent pas : une fois qu’ils se sont investis en série, ils passent en demi, ils atteignent la finale, mais n’ont plus alors assez de ressources pour parvenir à s’imposer... Ces résultats sont d’autant plus frustrants que nos concurrents italiens parviennent, contre toute attente, à bien figurer. Nous étions frustrés de ne pas avoir pu concrétiser tout ce que nous avions entrepris jusque-là. Pour Sydney, c’est un peu l’inverse qui se produit : nous avons des attentes et, en même temps, nous participons à la récolte des médailles de la délégation française et c’est important pour nous d’y figurer, d’exister avec, en plus pour notre fédération, une médaille en natation synchronisée.
23Il va donc falloir mettre en place un système qui intègre ces nouvelles données techniques, notamment parce que la dynamique n’est pas morte, que les changements repérés depuis 1996 ne sont pas retombés et que la natation française continue de croire qu’elle peut parvenir à être performante.
24Depuis 1.997, les systèmes de sélections avaient été durcis. Mais ils vont l’être encore plus : non seulement nous rehaussons les minima, toujours sans aucune dérogation possible (sur les treize ans à la tête de la natation française, il n’y en aura qu’une, en 1997, sur un nageur qui bat Popov et le record de France, et qui fera un podium au championnat d’Europe, mais les conséquences sur la suite de sa carrière m’amèneront à ne jamais reproduire cela). Les minima, c’est une date, et une seule, lors des sélections ; elle coïncide avec les championnats de France qui, du coup, sont devenus un évènement majeur de la natation, avec une véritable dramatique : c’est un vrai lieu où les tensions sont présentes, ce qui nous permettra de bien le mettre en valeur. Ce championnat se situe à quatorze semaines de l’évènement majeur international, soit une période de trois mois, qui correspond à un cycle de travail.
25Après Sydney, on n'en est plus à considérer que trop de nageurs participent aux JO, alors que peu viennent pour y faire un résultat ; on a dépassé ce stade. Par contre, il faut faire prendre conscience à la natation des conditions de réussite au niveau international ; on ne se contente pas de rehausser les minima, on les durcit.
26On se rend compte, après nos analyses de Sydney, qu’il fallait être fort dès les séries : c’est un rendez-vous incontournable, mais il fallait encore en avoir sous la pédale pour la suite de la compétition, avec demi-finale et finale. L’idée naturelle qui s’impose vise à demander un temps minimal pour les qualifications, un autre pour les demi-finales, et encore un minima pour la finale... Ces modalités sont destinées, à partir du ciblage du format de compétition internationale, à inciter les nageurs à produire non pas une, mais trois performances successives à très haute intensité. Il est évident que cette mesure n’est pas accueillie favorablement dans notre milieu, parce que la barre est placée très haut, mais elle apparaît nécessaire pour envisager de réussir. C’est ce que nous mettons en place dès les championnats de France qui suivent, en 2001.
APRÈS LES CHAMPIONNATS DE FRANCE DE 2001, À CHAMALIERES
27Sortent de la sélection (en vue des championnats du monde) seulement cinq nageurs, et se font sortir de la sélection un demi-finaliste olympique de l’année d’avant, un finaliste et notre médaillée... Ce qui est encore plus terrible, c’est qu’elle fait le temps de la finale en demi-finale, mais ne le fait pas en finale pour 3 centièmes ! Les turbulences ont été fortes, mais plus sur le statut de la nageuse que sur son réel niveau à ce moment. Par contre, il fallait aussi défendre les nageurs qui s’étaient durement investis pour atteindre l’objectif : nous partons pour le championnat du monde, à Fukuoka, au Japon, sans aucun relais, puisqu’ils n’ont pas fait les temps.
28Suite aux JO de Sydney, je suis nommé DTN en avril 2001 et ce mode de sélection, avec cette série de minima, va perdurer jusqu’aux JO d’Athènes.
29Au niveau international, on rentre dans une nouvelle ère qui fait passer le nombre de championnats du monde d’un à deux par olympiade. Il y a dorénavant un championnat du monde systématiquement l’année qui précède et qui suit les JO. Cela transforme radicalement la dynamique et atténue un peu l’aspect dramatique d’une non-sélection pour un évènement qui ne se déroule que tous les quatre ans. Cette modification crée une conjoncture favorable pour accepter la nouvelle stratégie de mininia. Il faut bien comprendre que c’est une des solutions que nous envisageons pour permettre l’émergence de nageurs français au plus haut niveau international ; il y en avait peut-être d’autres, mais c’est bien celle qui nous paraissait la mieux adaptée à notre culture et au mode de fonctionnement de nos athlètes et entraîneurs.
CHAMPIONNAT DU MONDE DE 2001, FUKUOKA
30Nous n’avons pas de bons résultats, des records de France sont encore battus, Esposito fait quatrième, avec une belle course, des approches sont validées techniquement, des jeunes arrivent. D’ailleurs, dans les critères de sélection, nous avons pris soin d’en définir des spécifiquement jeunes : une grille spéciale jeune est mise en place et, sur les cinq sélectionnés pour les championnats du monde 2001, trois en bénéficient. Mais il fallait encore que ces jeunes a minima adaptés parviennent à battre les meilleurs Français pour être sélectionnés ; en aucun cas, il ne s’agissait de les protéger, ils devaient compter parmi les meilleurs Français, avec une petite marge de tolérance sur leurs temps. Les JO de Sydney montrent clairement qu’une nouvelle génération de nageurs arrive ; il s’agit d’anticiper ce phénomène, en ouvrant la possibilité de confrontations internationales à nos jeunes, dans la mesure où ils sont excellents et compétitifs.
31Derrière ces championnats du monde, on fait de super championnats d’Europe, à Berlin en 2002, à six médailles, dont un titre d’Esposito et une deuxième place pour notre relais 4 x 100 m 4 nages hommes.
32La dynamique de performance se poursuit lors des championnats du monde de 2003, à Barcelone, où l’on fait deux médailles, mais avec un élément essentiel : notre relais 4 x 100 m est troisième, en sortant les Australiens du podium. Les nageurs sont dans le coup, cela correspond à la première sélection de Laure Manaudou. Il faut bien comprendre qu’on a tout un ensemble de nageurs émergents qui sont présents à ces championnats du monde et qui seront médaillés lors des JO de l’année suivante. Je suis convaincu, à l’époque, que quelque chose est bien en train de se passer, que des changements se sont opérés, qu’on s’est mis au boulot, que des évolutions notables dans l’entraînement sont apparues.
33Il est également essentiel de bien prendre note d’un changement stratégique important après Sydney : nous ne procédons plus à des regroupements systématiques. Sydney, c’est aussi un constat d’usure, de lassitude psychologique.
34Il s’agit, dès lors, d’en tirer des enseignements et de veiller à responsabiliser les acteurs dans leurs propres structures. On ne procède à des regroupements que juste avant de partir pour les championnats majeurs. Il s’agit de les laisser respirer, en les soutenant dans leurs dynamiques locales. On avait créé les conditions d'un changement en procédant à des regroupements qui apparaissaient nécessaires, mais leur maintien n’est plus utile.
35Les résultats des championnats d’Europe de Madrid, en 2004, ceux qui précèdent de quelques mois les JO d’Athènes, sont très encourageants : les équipes de France totalisent seize médailles, dont cinq titres (parmi lesquels deux en relais).
BILAN DES JEUX OLYMPIQUES D’ATHÈNES (2004)
36Ces jeux représentent un moment particulier de l’histoire de notre sport, puisqu’avant Athènes, la natation française totalisait vingt médailles olympiques (sept chez les dames et treize chez les messieurs) depuis les premiers Jeux... d’Athènes ! Nous n’avions réussi à obtenir qu’un seul titre de champion olympique, avec Jean Boiteux, en 1952.
37Le bilan d’Athènes 2004 est de six médailles, dont un titre (celui de Laure Manaudou), soit, bien entendu, le meilleur que la natation française ait pu obtenir dans son histoire. L’année 2004, c’est l’explosion Manaudou et un volume conséquent de médailles au cours de ces JO. On attendait un titre depuis cinquante-deux ans et il arrive à ce moment-là : Duboscq, Metella, Figues parviennent à atteindre les podiums. Incontestablement, c’est une réussite. Surtout qu'il était nécessaire que ces Jeux puissent valider nos orientations, parce qu’il n’aurait pas été évident qu’on nous laisse alors poursuivre dans cette voie. Il fallait que tout ce qui bouillonnait puisse aboutir, et tout le monde s’était vraiment mis au boulot pour ça. Au-delà même de la réussite de nos grands nageurs, tous nos relais sont finalistes, de nombreux records de France tombent. C’est le bonheur de la concrétisation d’hypothèses qui avaient été avancées bien en amont et qui s’étaient cristallisées autour de quelques décisions :
- Ne plus accepter, en compétition internationale, d’athlètes n’ayant pas le niveau pour y jouer un rôle.
- Fixer les règles et ne pas y déroger, et ce, pour tous les niveaux de notre sport.
- Changer le calendrier pour fixer une épreuve de sélection unique à une date compatible avec une préparation cohérente à la compétition internationale.
- Imposer, pendant les quatre premières années, une préparation collective de l’équipe nationale.
- Mettre en œuvre un travail sur la connaissance de l’entraînement de haut niveau à destination des entraîneurs (secteur de la recherche).
- Améliorer la relation avec les athlètes, par la création d’une structure fédérale qui leur est consacrée.
- Création d’un bureau médical au sein de la FFN.
- Et tant d'autres choses, au quotidien, pour ne pas dévier du cap fixé.
38À tout cela s’ajoute ce qui me semble être fondamental et qui concerne le pilotage stratégique de l’ensemble.
39Quand on observe l’histoire des résultats aux Jeux olympiques, on comprend qu’avant la réussite de 2004, l’idée qui était la plus communément admise pour y réussir, c’était de trouver le champion capable de gagner ce défi, de porter, souvent à lui seul sur ses épaules, le poids de tout un pays. Être médaillé aux JO relevait alors plus de l’exploit que de la préparation réfléchie d’une élite. Poser le problème en ces termes, c’est assurément s’exposer à des déconvenues pour la suite, mais c’est surtout dépasser la théorie de l’exception. Cette culture de l’exception avait pour conséquence d’imposer à des générations d’athlètes l'idée que la réussite appartenait à des êtres exceptionnels et que, finalement, la majorité d’entre eux, ne se considérant pas comme exceptionnels, faisaient de la qualification leur principal objectif. Le travail de la DTN a donc été de changer ce regard sur la performance, pour rompre avec cette culture de la participation et pour viser une culture du résultat.
40Le succès d’Athènes s’inscrit-il comme la résultante de changements profonds et structurels de notre sport ou n’est-il que l’histoire d’une équipe bien préparée, s’inscrivant à contre-culture de cette histoire ? La réponse à cette question détermine la réponse à une autre : pouvons nous pérenniser nos résultats, voire les améliorer ?
41Comme son nom l’indique, l’exceptionnel est imprévisible. Il doit faire partie intégrante d’une politique de haut niveau, mais ne peut pas faire office de politique. Nous devons donc travailler aux conditions structurelles qui doivent augmenter le nombre d’athlètes de haut niveau international, créant ainsi les conditions d’une culture pérenne de notre présence en haut niveau.
ENTRE ATHENES ET PEKIN
42C’est un peu la même stratégie qui préside au changement ; il ne s’agit pas de confondre les fins et les moyens. Je n’ai jamais cru que les critères de sélection créaient les conditions de la performance ; ils créent les conditions culturelles d’un changement et ce n’est pas pareil, sinon nous aurions maintenu ces critères ; or, ils ont considérablement évolué. Depuis Athènes, nous possédons désormais un volume de nageurs de calibre international, nous avons une équipe. Il ne s’agit pas de la mettre en difficulté, mais plutôt de l’accompagner. C’est pourquoi nous allons opter pour un système de sélection sous la forme de quotas.
43Après Athènes, on procède encore à des changements ; nous avons alors la conviction de pouvoir compter sur un réel potentiel, qui est en plus étayé par des résultats saillants lors des championnats d’Europe et du monde Juniors. Par contre, la question est de savoir comment garder les acquis de l’exigence sans mettre l’équipe en difficulté, pour passer de l’objectif de sélection à l’objectif de compétition.
44Autant, dans l’olympiade précédente, la sélection représentait un élément central, autant, pour celle-ci, elle ne devient qu’un moment, un passage pour être très fort sur la compétition. On déclare donc que nous n'accorderons aucune importance à l’ensemble des compétitions intermédiaires, que ce soient les championnats d’Europe ou les championnats du monde, qui ne servent qu’à préparer les Jeux, ceux de Pékin. Il était nécessaire de faire admettre à l’ensemble de la natation française que l’objectif essentiel ce sont les Jeux, sinon ils allaient parvenir à croire qu’ils pourraient être sélectionnés compte tenu de leur palmarès antérieur, sans vraiment fournir l’investissement nécessaire à une performance pour les Jeux.
ON FAIT QUAND MÊME CINQ MÉDAILLES AUX CHAMPIONNATS DU MONDE DE 2005
45À Montréal, sur la lancée des Jeux d’Athènes ; ce sont d'ailleurs les mêmes qui y performent (Duboscq, Metella, Figues, Manaudou). Mais on connaît la difficulté que représente le fait de se remettre au boulot après un ou des titres de champion ; ils vont cependant être contraints de le faire : cela correspond à quatre ans de travail très intense pour se préparer aux JO, plus une année pour s’y remettre tout de suite. Les effets d’un tel système se font immédiatement sentir : Metella se blesse, Duboscq connaît un creux de deux ans sans performance majeure, Figues arrête sa carrière et Manaudou rencontre les turbulences qu’on connaît.
46Le constat est terrible : il faut à la fois donner rendez-vous aux athlètes lors des prochains Jeux et garder l’exigence du travail. Nous décidons alors d’appliquer le système des quotas, déjà en place dans d’autres sports. Le principe est le suivant : toutes les épreuves où les nageurs français ont montré un niveau mondial dans l’année qui précède la compétition internationale, ouvrent droit à ce qu’on appelle un quota. Par exemple, au 200 m nage libre dames, une fille fait un très bon temps de référence mondiale ; elle permet alors à la championne de France d’être qualifiée, si elle respecte le temps de sélection ; la catégorie étant retenue, c’est celle qui gagne la course qui est sélectionnée. On passe ainsi d'une culture de la performance à une culture de la confrontation, sur laquelle nous n’avions pas assez avancé. Maintenant que nous avons le niveau, nous pouvons nous exprimer sur le plus haut niveau : il s’agit d’apprendre à gagner. Il est clair que, pour les catégories où le quota n’est pas ouvert, nous maintenons le système des minima. Cette procédure est mise en œuvre dès 2005 et elle durera toute l’olympiade.
47Aux championnats d’Europe de Budapest de 2006, nous arrivons à obtenir quinze médailles, dont cinq titres. L’année suivante, lors des championnats du monde de Melbourne, les nageurs français sont encore performants avec six médailles, dont deux titres (Manaudou affiche sa nette supériorité et deux de nos relais sont sur les podiums). Sur la lancée, nous sommes encore performants l'année des Jeux de Pékin, avec douze médailles, dont cinq titres, lors des championnats d’Europe d’Eindhoven.
BILAN DES JEUX OLYMPIQUES DE PÉKIN (2008)
48Un nouveau bond des performances est constaté par rapport à Sydney (2000) et Athènes (2004), ce qui a pour conséquence directe d’élever tous les niveaux d’accès. Par exemple, les niveaux d’accès aux finales et aux demi-finales sont dans toutes les épreuves – sans exception – plus rapides à Pékin.
49Vingt et un pays, dont douze européens, se sont partagé les quatre-vingtdix-sept médailles distribuées. Treize d’entre eux ont obtenu au moins une médaille d’or (un record en la matière) : six pays en messieurs (un seul pays européen, en l’occurrence la France) et sept en dames (dont quatre pays européens). À noter que seuls cinq pays européens ont obtenu au moins un titre olympique, comme à Athènes en 2004, alors qu’il y en avait six à Sydney. Alain Bernard est le seul champion olympique européen masculin ! Avec Amaury Leveaux, ils sont les deux seuls médaillés olympiques européens dans les épreuves masculines de nage libre. Treize pays sont médaillés en messieurs (dont cinq européens) et quatorze en dames (dont neuf européens).
50La France termine au huitième rang mondial (sixième à Athènes) des nations médaillées, avec six médailles, dont une d’or, et au troisième rang européen. Avec un bilan identique en termes de médailles à celui d’Athènes, la France recule de deux rangs dans la hiérarchie olympique. En vingt-quatre éditions de Jeux olympiques (d’Athènes en 1896 à Sydney en 2000), l’équipe de France de natation course n’avait remporté que seize médailles (une d’or, cinq d’argent et dix de bronze). Avec ces seize médailles (dont une seule en or), la France pointait au vingtième rang des nations les plus médaillées de l’histoire. Désormais, après Athènes et Pékin, avec vingt-huit médailles (dont trois en or), la France gagne trois places dans le classement historique des nations. L’édition de Pékin est, en nombre de médailles, la meilleure - à égalité avec l’édition d'Athènes - de toute l’histoire de la natation française. Les meilleurs résultats précédents dataient de 1952 (trois médailles, dont une en or) et de Barcelone, en 1992 (trois médailles de bronze).
51Alain Bernard est le troisième - le second chez les hommes - champion olympique de la natation française. Dans sept épreuves, la France obtient son meilleur rang de l’histoire des JO (50 m et 100 m nage libre, 200 m brasse et relais 4 x 100 m nage libre messieurs, 200 m papillon, 200 m 4 nages et les nageurs du relais 4 x 200 m nage libre dames). Amaury Leveaux (50 m nage libre), Alain Bernard (50 m et 100 m nage libre), Hugues Duboscq (200 m brasse) et le relais 4 x 100 m nage libre sont, chacun dans leur épreuve, les premiers Français à accéder au podium olympique.
EN 2009, SUITE AUX RÉSULTATS DE PÉKIN, ON VA ENCORE PLUS LOIN
52Car il faut continuer de progresser et, surtout, ne pas se contenter de ce qui est obtenu. Ainsi, l’objectif pour 2012 serait qu’il puisse y avoir deux quotas sur chaque épreuve olympique, ce qui nous permettrait de prendre les deux meilleurs sur chaque catégorie, sans temps minima de référence. Il s’agit donc de doubler le nombre d’athlètes performants pour autoriser des confrontations et stimuler la concurrence, afin d’assurer de la pérennité au système. Pour être bon, il faut être pérenne, en aucun cas il ne peut être productif de seulement développer un pic de performance : il convient de fournir des efforts pour l’entretenir afin d’éviter de replonger à un état initial auquel nous reviendrions dans un temps bien plus court que celui qu’il nous a fallu pour progresser.
53Il s’agit de créer les conditions de l’émulation, qui peut s’illustrer par l’exemple suivant : en imposant deux performances par quota, pour avoir deux nageurs sélectionnés, il faut obtenir quatre quotas, donc, sur huit nageurs de bon niveau au départ du championnat sélectif, il faudrait que quatre d’entre eux aient déjà réalisé une bonne performance pour envisager d’en emmener deux sur le championnat majeur. Ce dispositif était impensable il y a quelques années encore ; par contre, il a du sens aujourd’hui, parce que nous avons le potentiel pour le faire. Ainsi pour les JO de 2012, si l’on a quatre nageurs qui font les performances en 2011, alors on pourra procéder à des sélections à l’américaine : les deux meilleurs partiront aux Jeux olympiques sur l'épreuve en question. On peut ainsi envisager la création d’une dynamique très favorable, partout et à tous les niveaux de la natation française, parce que, pour les épreuves les mieux représentées, pour quatre nageurs impliqués et potentiellement sélectionnables, il faut bien imaginer que c’est presque un ensemble de seize nageurs de bon niveau qui poussent derrière.
54Bien entendu, ce type de propositions correspond à des orientations stratégiques qui ne peuvent être opérantes que si certaines conditions liées au management de la natation française sont présentes et actives. Le management des hommes et des femmes entraîneurs reste aussi un élément central dans la démarche et, là-dessus, il apparaît clairement que nous devons encore progresser. La natation est aujourd’hui entrée dans un circuit économique et il nous faudra nous renforcer pour faire face à cette nouvelle situation.
55L’analyse restituée ici indique les principales étapes d’un cheminement transformatif destiné à l’imprégnation d’une culture de la performance. Elle tente de montrer cette volonté permanente, au sein d’une fédération sportive, et de pointer les obstacles à surmonter pour y parvenir. Elle ne se veut pas exemplaire, parce que le processus décrit ne peut être compris que comme une histoire singulière.
Auteur
Directeur technique national de la Fédération française de natation
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Pékin 2008
Regards croisés sur la performance sportive olympique et paralympique
Institut national du sport et de l'éducation physique (dir.)
2008
La pratique des activités physiques et sportives en France
Enquête 2003 – Ministère de la Jeunesse, des Sports et de la Vie associative Ministère de la Culture et de la Communication, Insee
Hervé Canneva (dir.)
2005
Les pratiques sportives en France
Enquête 2000
Ministère de la Jeunesse des Sports et de la Vie associative, Institut national du sport et de l'éducation physique, Patrick Mignon et al. (dir.)
2002
Données et études statistiques : jeunesse, sports et vie associative
Recueil des travaux et publications de la Mission statistique de 1999 à 2004
Sandrine Bouffin, Myriam Claval et Hervé Savy (dir.)
2006