Apprentissage, stratégies de recherches et optimisation de la performance
p. 61-78
Remerciements
L'auteur remercie Marielle Cadopi pour ses commentaires de la première version de ce texte.
Texte intégral
1Dans l'un de ses derniers ouvrages, Serres (1991) adopte diverses métaphores pour présenter sa conception du processus d'apprentissage. L'une d'elles est particulièrement suggestive : l'apprentissage est comparé au difficile franchissement d'une chaîne montagneuse. Cette traversée ne se fait pas en n'importe quel point : elle a lieu à un col (un pertuis pour Serres le Pyrénéen). Le col est un lieu paradoxal en ce sens qu'il représente le point le plus bas des hautes terres et le point le plus haut des basses terres.
2Cette forme "en selle de cheval" constitue une figuration exemplaire de ce qu'est la dynamique de l'apprentissage. On ne peut qu'être frappé par la concordance de cette image avec les résultats des recherches récentes relatives aux apprentissages et aux modalités d'adaptation efficaces dans les tâches motrices et sportives. Notamment, nous commençons à comprendre qu'apprendre c'est réaliser un effort important pour s'élever en fonction d'objectifs simultanés de dépassement et d'économie et que les pratiquants les mieux adaptés aux contraintes des tâches motrices le sont en fonction d'objectifs simultanés d'économie et de performance.
AJUSTEMENT AUX CONTRAINTES DES TACHES ET OPTIMISATION
3La tâche que doit réaliser l'athlète peut être conçue comme un ensemble de contraintes qui contrôlent son activité (Famose, 1990). Le lien entre les contraintes de la tâche, l'activité et les performances des pratiquants est étroit. La stabilité de cette relation est telle qu'on peut prédire les comportements à partir de l'identification et de la quantification des contraintes de la tâche, avec une précision raisonnable (Durand, 1991 ; Famose et coll., 1991). Ces contraintes définissent un problème moteur à résoudre (Famose, 1991) ou, pour reprendre l'expression de Simon (1974), un espace de problème ayant simultanément une dimension sensori-motrice et symbolique. C'est à l'intérieur de cet espace de problème que se déploie l'activité adaptative du pratiquant débutant ou expert.
4Chez les athlètes de haut niveau, cette activité est simultanément efficace et efficiente. Elle permet d'atteindre des objectifs très élevés de façon économique. Dans certaines tâches, cette caractéristique d'économie détermine l'atteinte d'objectifs de haut niveau (comme dans les courses de fond) ; dans d'autres, l'amélioration du rendement peut paraître un caractère surajouté aux objectifs de performance (comme en gymnastique), voire en contradiction avec eux (comme dans les courses de vitesse). En fait, comme cette analyse s'efforce de le montrer, l'économie fait partie intégrante de l'expertise du sportif, quelle que soit la nature de la tâche.
5L'espace de problème défini par les exigences de ces tâches n'est donc pas homogène : il existe dans ce "tissu" des points ou des zones d'équilibre qui correspondent à la meilleure façon de répondre, compte tenu des caractéristiques de la tâche et des ressources du sujet.
6C'est dans les tâches sollicitant la mise en oeuvre d'un programme moteur cyclique que ces phénomènes ont été le plus précisément étudiés. Ainsi, lorsqu'ils en ont l'opportunité, les sujets adoptent une vitesse de marche qui correspond à une consommation d'énergie minimale (Inman, Ralston et Todd, 1981 ; Zarrugh, Todd et Ralston, 1974). De même, pour chaque vitesse de course (dans une gamme allant de 9 à 16 km/h), des athlètes de bon niveau adoptent un rapport amplitude/fréquence de la foulée très proche du compromis idéal (Cavanagh et Williams, 1982 ; Hogberg, 1952 ; Kaneko et coll, 1987 ; Lin, 1980). Cavanagh et Williams (1982) montrent, par exemple, que la consommation excédentaire d'énergie, chez des coureurs de demi-fond de bon niveau, est inférieure de 0.5 % à la dépense optimale lors d'une course à 14 km/h.
7Cette capacité à minimiser les coûts ne concerne pas seulement l'ajustement des paramètres d'amplitude, fréquence ou vitesse de déroulement du programme. Nous avons aussi observé que des sujets placés sur un tapis roulant dont la vitesse augmente ou diminue optent alternativement pour la course et la marche de manière à minimiser leur consommation d'oxygène (Durand et coll., sous presse). En d'autres termes, ces sujets sont capables d'activer le programme moteur qui, tout en leur permettant d'atteindre les objectifs de la tâche (dans notre exemple il s'agit de suivre le défilement du tapis roulant), minimise la consommation d'oxygène.
8Comme le montre la figure 1, dans la tâche consistant à se déplacer sur un tapis roulant, on peut imaginer diverses sollicitations qui déterminent différentes réponses. On peut demander au sujet de se déplacer de la manière la plus économique possible et, dans ce cas, la "bonne réponse" est celle correspondant au choix du programme de la marche, d'une vitesse optimale et du rapport amplitude/fréquence de pas optimal. La tâche peut également imposer une certaine vitesse ou une certaine coordination ou un certain rapport amplitude/fréquence... Dans ce cas, le nombre et la nature des contraintes sont tels que la réponse ne peut être optimale dans l'absolu ; elle ne peut l'être qu'en rapport avec ces contraintes. Mais le pratiquant a toujours la possibilité d'optimiser : même si la tâche impose un déplacement en marchant à 11 km/h, avec des pas de 1.20 m (donc une fréquence de 2.5 Hz), c'est-à-dire une sollicitation non optimale de l'organisme, le sujet peut toujours rendre son comportement de plus en plus efficace et efficient par apprentissage (Durand, 1992a, 1992b).
9Très probablement, dans chaque tâche, il existe des modalités de sollicitation de l'organisme et des systèmes divers qui le composent (système moteur, énergétique, de traitement de l'information) correspondant au meilleur fonctionnement possible en termes de performance et de rendement.
10Une spectaculaire recherche réalisée par une équipe japonaise (Asami et coll., 1976) montre que, dans la tâche de tir au but en football, la sollicitation la plus efficiente est de l'ordre de 80 % de la sollicitation maximale. Que les joueurs soient experts ou de moindre niveau en football, leurs tirs sont les plus précis lorsque la vitesse qu'ils impriment au ballon correspond à 80 % environ de la vitesse maximale qu'ils sont capables de générer. C'est aussi le niveau de sollicitation qui correspond au meilleur rendement du système énergétique, à savoir que la quantité d'énergie dépensée par unité de déplacement du ballon est minimale. On peut schématiquement représenter l'espace de problème défini par la tâche de tir au pénalty en football selon n dimensions. La figure 2 en présente trois : le rendement et la précision d'une part (dimensions qui correspondent dans ce cas à une covariation), la puissance ou la vitesse d'autre part, à quoi l'on peut associer n'importe quelle autre contrainte de la tâche susceptible d'affecter la réponse selon une courbe à optimum.
11L'expert en sport est capable d'identifier avec précision cette zone et de situer son action à ce niveau de sollicitation. Comment s'opèrent cette identification des zones optimales et l'adoption de modalités d'adaptation efficientes ? Il est clair que, chez les sportifs de haut niveau, ceci n'est pas le fruit du hasard mais la conséquence d'un long travail réalisé à l'entraînement avec bien souvent l'apport de méthodes de mesure et d'investigation scientifiques (par exemple pour l'adoption d'une position en cyclisme qui permette simultanément de minimiser la résistance à l'avancement du coureur et de pédaler efficacement). Cette activité de recherche de la solution optimale au problème posé peut aller jusqu'à l'imagination de solutions inédites : l'invention d'une nouvelle technique. Sans être de nature totalement identique, l'activité du débutant, qui en est à ses premières confrontations avec la tâche, est en de nombreux points comparable. Elle consiste également en une recherche de la réponse optimale face aux contraintes qui s'exercent sur lui, par une exploration plus ou moins systématique de l'espace du problème posé.
12Les solutions trouvées ont toujours un caractère original, en ce sens qu'il n'est pas deux pratiquants pour qui la modalité optimale de réponse soit la même. Les données relatives à la locomotion peuvent servir d'exemple parmi d'autres possibles. Cavanagh et Williams (1982) notent que, chez dix athlètes spécialistes de demi-fond courant à environ 14 km/h, l'amplitude optimale des foulées va de 123.7 cm à 139.1 cm. De même, dans notre étude relative à la transition marche-course, nous avons observé des changements de programme moteur à des vitesses allant de 7.5 km/h à 8.5 km/h. Ces différences entre individus sont probablement déterminées par une pluralité de facteurs (dont on trouvera une analyse plus fouillée ailleurs (Durand, 1992a, 1992b). Ce sont des variables structurales (poids, taille, envergure...) ou fonctionnelles (aptitudes physiques ou physiologiques, capacités de traitement de l'information...). Pour l'heure, on ne connaît avec précision ni l'impact de ces facteurs, ni leurs modes d'interaction. Malgré des avancées spectaculaires, les recherches en matière d'optimisation ne parviennent à prendre en compte qu'un nombre restreint de variables et ne sont pas encore suffisamment fiables pour être prescriptives (Hubbard, 1992).
APPRENTISSAGE ET OPTIMISATION
13Comme le suggèrent les définitions successives de l'habileté motrice depuis la plus classique de Guthrie (1935), cette composante d'efficience a, de longue date, fait partie des conceptions de l'apprentissage. Pour autant, les travaux expérimentaux sur ce thème sont peu nombreux, même s'ils sont explicites.
14Sparrow et Irrizary-Lopez (1987) observent, dans une tâche de déplacement quadrupédique sur tapis roulant, une diminution de la consommation d'oxygène et des réorganisations successives des patterns locomoteurs. Ces auteurs considèrent que la diminution du coût énergétique est liée à ces changements successifs des modalités de déplacement. Indirectement, les données de Asami et coll. (1976) confirment cet effet puisque leurs sujets experts dépensent une quantité d'énergie notablement plus faible que les non-experts pour propulser le ballon à la même vitesse. Cette réduction de la dépense d'énergie dépendrait aussi de changements à l'intérieur d'une modalité d'adaptation, à un lissage ou un affinement des mouvements réalisés. Lors de l'apprentissage d'une habileté gymnique (le renversement par crochet de jambe à la barre fixe), Kamon et Gormley (1968) observent une évolution du pattern de recrutement musculaire : l'intensité et la durée des contractions diminuent et une meilleure coordination s'installe. Sans qu'aucune information ait été donnée aux sujets sur la nature du recrutement musculaire, le pattern des débutants évolue et ressemble de plus en plus à celui des gymnastes experts. De même, Zimmer et Korndle (1990) observent lors de l'apprentissage d'un déplacement sur un "pédalo", que le pattern d'application des forces devient de plus en plus orienté par rapport au sens du déplacement.
15Deux autres investigations révèlent qu'il est possible d'accroître l'efficience des réponses en cours d'apprentissage si l'on délivre au débutant des informations lui permettant de comparer sa performance actuelle au pattern optimal d'application des forces. Hatze (1976) montre que des variables biomécaniques peuvent être utilisées comme feed-back en cours d'apprentissage et que la présentation d'un modèle optimal de mouvement (issu d'un modèle mathématique très général) permet aux débutants de réaliser de façon stable et durable des mouvements de shoot du pied proches du pattern théorique optimal.
16Dans une tâche de pédalage sur cyclo-ergomètre, Sanderson et Cavanagh (1990) ont observé qu'une partie des forces appliquées au pédalier ne sont pas utiles pour la propulsion dans la mesure où elles s'exercent en sens inverse de la rotation des pédales (ceci se produit juste avant que les pédales n'atteignent leur point haut). Ces auteurs montrent que si, pendant les séances d'entraînement, on donne aux sujets (cyclistes de bon niveau) des informations en retour relatives à la grandeur et à l'orientation de ces forces, ils adoptent progressivement un nouveau pattern d'application des forces plus efficient : en fin d'apprentissage, pour une puissance constante, ils produisent un effort moindre grâce à une diminution de l'intensité des forces inutiles.
17Un processus d'optimisation est donc à l'oeuvre en cours d'apprentissage qui peut être favorisé par la mise en place de conditions d'apprentissage adaptées. Ce phénomène d'optimisation constitue une tendance très générale et systématique puisqu'il intervient même lorsqu'aucune consigne allant dans ce sens n'est délivrée aux sujets, preuve que des procédures ou des stratégies d'optimisation sont spontanément employées.
STRATEGIES D'APPRENTISSAGE
18A la suite de Bernstein (1967), différents auteurs (Kugler, Kelso et Turvey, 1980 ; Newell, 1985 ; Newell et coll., 1989 ; Whiting, Vogt et Vereijken, 1992) ont proposé une distinction entre les notions de coordination, de contrôle et d'habileté.
19La coordination est le processus qui contraint les variables libres du système moteur en des unités comportementales ; parmi tous les mouvements que l'organisme est potentiellement en mesure de réaliser, seuls certains sont pertinents en fonction de la demande de la tâche. Si bien que certains degrés de liberté sont bloqués, "gelés", et d'autres contrôlés pour aboutir à des formes de mouvements repérables, tels que le coup droit en tennis, le salto avant en gymnastique, etc. Le contrôle désigne le ou les processus par lesquels des valeurs sont assignées à cette unité comportementale ; il s'agit du réglage au plan métrique ou quantitatif de ce que des auteurs tels que Schmidt (1975) ont dénommé les paramètres (intensité, vitesse, durée) du programme moteur généralisé. Enfin l'habileté caractérise le fait que le pratiquant identifie et adopte des valeurs optimales lors du contrôle de ces paramètres dans la réalisation de la tâche.
20Les acquisitions en cours d'apprentissage sont donc complexes. Le processus par lequel ces transformations se produisent est généralement présenté comme une démarche de recherche systématique de la "bonne" réponse. Il nous paraît utile, avant de proposer une modélisation de ces démarches, de présenter brièvement une étude expérimentale à laquelle nous avons participé et susceptible d'illustrer en quoi consiste cette démarche.
Etude expérimentale
21Cette expérience (Durand et coll., soumis) porte sur l'acquisition d'une habileté complexe sur un simulateur de ski (figure 3). Cet appareil est constitué d'un chariot susceptible de se déplacer sur deux tubes en arc de cercle. Il est maintenu par des bandes élastiques disposées de telle manière qu'elles tendent à le ramener à sa position centrale. Si bien qu'il faut exercer une force importante pour le mettre en mouvement, mais qu'il est aussi possible d'utiliser ses propriétés élastiques, notamment lors du retour du chariot vers le centre du dispositif.
22La consigne donnée aux sujets est d'apprendre à réaliser les mouvements les plus amples et les plus fréquents possibles. La difficulté de la tâche tient à l'instabilité du système qui pose des problèmes d'équilibre, ainsi qu'à la gestion du compromis amplitude-fréquence des mouvements alternatifs.
23Dans ces conditions nous avons observé au terme de l'apprentissage : 1) un gain moyen important en amplitude, plus faible bien que significatif en fréquence ; 2) une augmentation de la consommation d'oxygène ; 3) une amélioration moyenne du "rendement", c'est-à-dire une diminution de la quantité d'oxygène consommée par unité de déplacement.
24L'amélioration de l'efficience débute d'emblée, dès les premières minutes de la tâche, alors même que les sujets accroissent leur dépense d'énergie. La quantité de travail, qui dépend du niveau d'expertise des sujets, augmente (au point que l'on peut dire que les sujets habiles sont ceux qui sont aptes à produire une grande quantité de travail). Enfin, si les fréquences adoptées en début d'apprentissage sont diverses et significativement corrélées au poids des sujets, les différences s'atténuent en cours d'apprentissage de telle façon que tous les sujets adoptent une fréquence comparable en fin d'apprentissage (voisine de 1.1 Hz), totalement indépendante de leur poids.
25Des investigations complémentaires nous incitent à penser que cette fréquence est déterminée par le niveau de tension des bandes élastiques. La modification de la fréquence en cours d'apprentissage est donc due à une prise en compte et une utilisation de plus en plus efficace des propriétés élastiques du système : la fréquence adoptée en fin d'apprentissage est la fréquence optimale.
26Cette recherche confirme l'existence de stratégies individuelles très différenciées. Ces stratégies peuvent être objectivées par une étude systématique du rapport amplitude-fréquence des mouvements tout au long de l'apprentissage. Il est possible de les classer en deux catégories : les stratégies d'incrémentation régulière et les stratégies d'exploration discontinue.
27Comme l'indique la figure 4, deux sujets (A et B) ont employé des démarches comparables quoique différentes. Dès le début de l'apprentissage, ils adoptent un rapport amplitude-fréquence qu'ils affinent progressivement au plan quantitatif. La différence tient à ce que le sujet A conserve une fréquence constante pendant toute la durée de l'expérience (fréquence qui d'ailleurs est la fréquence optimale dans cette tâche) et progresse uniquement au plan de l'amplitude. Le sujet B, lui, augmente corrélativement l'amplitude et la fréquence de ses mouvements. Ces deux stratégies correspondent à des modalités d'adaptation différentes en termes de contrôle moteur. Dans le premier cas, un paramètre est maintenu constant et l'autre est modifié ; dans le second, deux paramètres doivent être contrôlés (et les résultats des mouvements successifs évalués par rapport à ces deux dimensions, ce qui est notablement plus complexe). Ce qui est remarquable dans ce cas, c'est que le gain au niveau du rendement est également progressif tout au long de l'apprentissage.
28Deux sujets (C et D) évoluent selon une modalité moins régulière (figure 5). Des ruptures se produisent dans le rapport amplitude-fréquence des mouvements. Ces ruptures qui interviennent à différents moments de l'apprentissage correspondent à des changements importants au plan de l'équilibre et des modalités de contrôle du mouvement. Elles s'accompagnent d'une augmentation systématique de la consommation d'oxygène. En d'autres termes, chaque fois que ces sujets optent pour un compromis amplitude-fréquence nouveau, ce choix correspond momentanément à un accroissement du coût énergétique. Ce n'est que dans un second temps que la consommation diminue (et que le rendement s'améliore de façon corrélative) sous l'effet d'un lissage progressif de la réponse. La différence avec les deux sujets précédents tient à ce qu'on n'observe pas dans ce cas d'incrémentations dirigées de façon systématique dans une direction. Les fluctuations semblent davantage de nature aléatoire et leur finalité n'est pas immédiatement apparente. L'image que l'on retient est celle d'une région de l'espace explorée de façon proximale dans toutes les directions et selon une logique non appréhendable de l'extérieur.
Typologies de stratégies
29La classification de base est celle de Gel'fan et Testlin (1962) qui a reçu un début de validation expérimentale (Krinskii et Shik, 1964). Quatre démarches sont globalement répertoriées et distinguées.
La démarche aléatoire ou recherche aveugle
30Faut-il parler de stratégie à son propos ? Elle consiste en une exploration non systématisée de l'espace de problème. Le sujet tente une solution, puis "se déplace" en un autre point de l'espace, tente une autre solution, etc. Pour l'observateur extérieur, il n'est pas possible d'identifier de logique ou de systématique dans la démarche. D'un essai à l'autre, les informations relatives à la procédure adoptée et à ses résultats semblent avoir disparu ou en tout cas ne sont pas utilisées. A notre sens, de telles démarches sont rares dans le domaine de l'apprentissage moteur, mais réelles dans certaines formes de pédagogies centrées sur la découverte chez des enfants très jeunes.
Les stratégies de recherche locale
31Elles sont plus fréquentes. Elles se caractérisent par le fait que le sujet "se fixe" sur un point de l'espace de problème puis "se déplace" de façon régulière dans une direction, selon un gradient constant. L'évaluation de l'expérience en train de se faire est utilisée dans la préparation de l'essai ou de l'expérience suivante. Cette stratégie a pour conséquence une diminution systématique des erreurs par rapport à l'objectif. Sa mise en oeuvre nécessite la capacité, chez le débutant, à identifier les écarts par rapport à l'objectif et à utiliser cette information pour choisir le point suivant à explorer. Elle sous-entend également l'adoption par le sujet de deux constantes : la direction et l'amplitude du gradient d'incrémentation. La valeur assignée à ces constantes détermine l'efficacité globale de la stratégie. L'une des limites de ces stratégies est de se déployer en une seule région de l'espace de problème, qui peut être très éloignée du point correspondant à la réponse optimale. De plus, elles peuvent parfois déboucher sur une exploration cyclique stérile.
Les stratégies de recherche non locale
32Ce sont des stratégies pour lesquelles la succession des points explorés n'est pas continue et l'écart entre les points si important qu'il n'y a plus entre eux de relation de voisinage. La surface de la région inspectée par unité de temps est beaucoup plus grande qu'avec les stratégies locales et la recherche beaucoup plus rapide.
Les stratégies de recherche mixtes
33Elles constituent des combinaisons des précédentes et sont bien souvent les plus efficaces. L'une d'elles est la combinaison d'une stratégie aveugle et d'une stratégie locale. Dans ce cas, le choix aléatoire d'un nouveau point est déterminé par l'existence d'une valeur de l'écart par rapport à l'objectif qui ne diminue plus ou pas suffisamment au cours des derniers essais de la recherche locale. Le sujet prend alors la décision d'explorer un autre point de l'espace aléatoirement déterminé, mais très éloigné de la région actuellement explorée, réitère sa procédure de recherche locale jusqu'à ce que le critère d'arrêt soit atteint, se déplace de façon aveugle jusqu'à un autre point de l'espace, etc.
34La stratégie mixte la mieux connue et employée en matière d'optimisation informatique est la stratégie dite « du ravin » (figure 6). Elle consiste à choisir un point de l'espace P1 et, à l'aide d'une recherche locale, à essayer des solutions localement dérivées jusqu'à ce que le gain par rapport à l'objectif devienne inférieur à un critère préalablement défini (au point Fl). Le sujet choisit alors un autre point P2 de façon aléatoire, puis dérive d'autres réponses à proximité en utilisant la même (ou approximativement la même) direction de gradation que pour le premier, jusqu'à ce que, là encore, le gain devienne inférieur au critère (ici au point F2). Le sujet identifie alors un troisième point P3 qui se trouve dans la direction définie par la droite F1-F2 et à une distance élevée. Il reprend alors sa procédure d'exploration locale jusqu'à l'atteinte du critère de cessation, etc. La procédure est activée sur un mode itératif jusqu'à identification de la solution optimale.
35Ces stratégies sont complexes et requièrent le contrôle d'un grand nombre d'éléments : la direction de l'exploration locale, le gradient de l'incrément, le critère de gain par rapport au résultat, la taille des "pas" de l'exploration non locale, etc. Ces stratégies sont variées et leur étude dans des tâches complexes, sportives ou non, en est à ses débuts (Beek, 1989 ; Newell et coll., 1989 ; Turvey, 1990).
STRATEGIES DE RECHERCHE ET AIDE PEDAGOGIQUE
36L'éducateur est sans doute en mesure de favoriser l'utilisation de stratégies d'apprentissage et d'améliorer leur efficacité. Ses interventions peuvent être de deux ordres : elles peuvent porter sur l'espace de problème à résoudre ou sur la stratégie de recherche proprement dite.
37L'éducateur peut restreindre ou agencer, aménager l'espace du problème à résoudre. Les exemples qui ont illustré notre propos jusqu'à ce point sont très simplificateurs : nous n'avons raisonné que sur un espace à deux ou trois dimensions. En réalité, les problèmes sont beaucoup plus complexes et, dès lors que la tâche à réaliser est une tâche réelle, l'espace est un espace à n dimensions (n étant très grand). Une exploration systématique de tout l'espace étant impossible, compte tenu des limites du système de traitement de l'information chez l'homme, il est probablement plus efficace de procéder par simplifications afin de guider la recherche du débutant (Famose, 1990). La difficulté pour l'éducateur est d'identifier les dimensions pertinentes pour simplifier la tâche sans la "dénaturer", tout en "jouant" sur les dimensions permettant un contrôle effectif des réponses dans la tâche. Les experts ne prennent pas en compte l'ensemble des dimensions d'une tâche pour s'y adapter, mais contrôlent des variables macroscopiques, unités intégrant différents éléments de la tâche, véritables abstractions liées entre elles par une loi de contrôle : l'intervention pédagogique sur les dimensions du problème à résoudre n'est efficace que si elle porte sur ces variables macroscopiques et les modalités de contrôle effectivement mises en oeuvre.
38L'éducateur peut intervenir directement sur la stratégie de recherche des débutants, soit pour influencer le choix d'un type de stratégie, soit pour en améliorer l'efficacité. Il est probable que, selon le type de problème à résoudre, certaines stratégies sont plus efficaces que d'autres ; il est probable également que, selon les ressources dont dispose le débutant, le choix de telle ou telle stratégie se révélera plus ou moins pertinente ; il est possible enfin que ces stratégies puissent elles-mêmes faire l'objet d'une optimisation au même titre que les réponses de premier ordre sur lesquelles elles portent. Pour optimiser ces stratégies, le débutant doit disposer des informations les plus valides, précises et fiables possibles. Il doit avoir un critère clair de gain par rapport au résultat lui permettant de décider sans ambiguïté de stopper une stratégie locale lorsque les progrès d'une réponse à l'autre (et non pas l'écart entre l'objectif de la tâche et le résultat actuel) deviennent inférieurs à une certaine valeur. Pour cela, il doit avoir un objectif clair, quantifiable, et doit pouvoir procéder à une lecture non moins claire et quantifiable du résultat de ses actions successives. Il lui faut des valeurs précises concernant soit l'amplitude de l'incrément en stratégie locale, soit la taille des "pas" en stratégie non locale. Il lui faut également, ce qui est plus complexe, une règle permettant de générer la réponse ou l'essai suivant à partir du résultat de la réponse actuelle, fondée sur une modification de valeur de paramètre en stratégie locale, ou une modification d'ordre topologique en stratégie non locale.
39Dans ce domaine, il n'est pas possible d'être prescriptif. La rareté des investigations scientifiques portant sur des tâches globales conduit à adopter une démarche empirique s'efforçant de conceptualiser les interventions en fonction de leurs résultats concrets. Par ailleurs, les adaptations aux contraintes des tâches sont très spécifiques et il n'est pas raisonnable d'envisager des principes d'intervention généraux, valables indépendamment de la nature des contraintes qui pèsent sur le débutant.
Bibliographie
Des DOI sont automatiquement ajoutés aux références bibliographiques par Bilbo, l’outil d’annotation bibliographique d’OpenEdition. Ces références bibliographiques peuvent être téléchargées dans les formats APA, Chicago et MLA.
Format
- APA
- Chicago
- MLA
Références
ASAMI (T.), TOGARI (H.), KIKUCHI (T.), ADACHI (N.), YAMAMOTO (K.), KITAGAWA (K.), SANO (Y.).- Energy efficiency of ball kicking. In: Biomechanics Vb. P.V. Komi (Ed). Baltimore: University Park Press, 1976.
10.1207/s15326969eco0101_4 :BEEK (P.).- Timing and phase locking in cascade juggling. Ecological psychology, 1989, no 1, pp. 55-96.
BERNSTEIN (N.).- The coordination and regulation of movement. Oxford: Pergamon Press, 1967.
10.1249/00005768-198201000-00006 :CAVANAGH (P.R.), WILLIAMS (K.R.).-The effect of stride length variation on oxygen uptake during distance running. Medicine and science in sport and exercise, 1982, no 1, pp. 30-35.
DURAND (M.).- Analyse de la tâche et étude des comportements de l'enfant en sport et en éducation physique. Thèse non publiée pour l'Habilitation à Diriger la Recherche, Montpellier : Université Montpellier 1,1991.
DURAND (M.).- Optimisation de la performance : étude dans des tâches constituant une sollicitation optimale. Sciences et techniques des APS, 1992a, no 27, pp. 7-19.
DURAND (M.).- Optimisation de la performance : étude dans des tâches constituant une sollicitation non optimale. Sciences et techniques des APS, 1992b, no 28, pp. 41-57.
DURAND (M.), GEOFFROI (V.), VARRAY (A.), PREFAUT (C.).- Study of the energetical correlates of a complex cyclical skill acquisition. Journal of human movement studies, soumis.
DURAND (M.), GOUDAL (C.), MERCIER (J.), LE GALLAIS (D.), MICALLEF (J.P.).- Study of the energetical correlates of the transition from walking to running. In: Proceedings of the FEPSAC International Congress of Sport Psychology, in press.
10.4000/books.insep.1301 :FAMOSE (J.P.).- Apprentissage moteur et difficulté de la tâche. Paris : INSEP-Publications, 1990.
FAMOSE (JP.)- Apprentissage moteur et résolution de problème. In : L'apprentissage moteur, rôle des représentations. J.P. Famose, P. Fleurance, Y. Touchard (Eds). Paris : Editions Revue EPS, 1991, pp. 23-57.
FAMOSE (J.P.), GENTY (J.), DURAND (M.), PICHARD (J.F.).-Description de la tâche et prédiction de la performance. Science et motricité, 1991, no 15, pp. 21-29.
GEL'FRAN (I.M), TETSLIN (M.L.).- Some methods of control of complex Systems. Russian mathematical surveys, no 28, pp. 95-116.
GUTHRIE (E.R.).- The psychology of learning. New York: Harper, 1935.
HATZE (H.).- Biomechanical aspects of successful motion optimization. In: Biomechanics Vb., P.V. Komi (Ed). Baltimore: University Park Press, 1976.
HUBBARD (M.).- Mathematical modeling analysis and optimization of sport performance. Communication orale au Congrès International "Sport et montagne". Grenoble, février 1992.
INMAN (V.T.), RALSTON (H.J.), TODD (F.).- Human walking. London: Williams and Wilkins, 1981.
10.1080/00140136808930982 :KAMON (E.), GORMLEY (J.).- Muscular activity pattern of skilled performance and during learning of a horizontal bar exercise. Ergonomics, 1968, no 11, pp. 345-357.
KRINSKII (V.I.), SHIK (M.L.).- A single model motor task. Biophysics, 1964, n 9, pp. 661-666.
10.1016/S0166-4115(08)61936-6 :KUGLER (P.N.), KELSO (J.A.S.), TURVEY (M.T.).- On the concept of coordinative structure as dissipative structures: I - Theoretical lines of convergence. In: Tutorials in motor behavior. G.E. Stelmach, J. Requin (Eds). North Holland: Elsevier, 1980, pp. 3-47.
10.1016/S0166-4115(08)62541-8 :NEWELL (K.M.).- Coordination, control and skill. In: Differing perspective in motor learning, memory and control. D. Goodman, R.B. Wilberg, I.M. Franks (Eds). North Holland: Elsevier, 1985, pp. 295-317.
10.1016/S0166-4115(08)60019-9 :NEWELL (K.M.), KUGLER (P.N.), VAN EMMERIK (R.E.A.), McDONALD (P.V.).- Search strategies and the acquisition of coordination. In: Perspectives on the coordination of movement. S.A. Wallace (Ed). North Holland: Elsevier, 1989, pp. 85-183.
SANDERSON (D.J.), CAVANAGH (P.R.).- Use of augmented feedback for the modification of the pedalling mechanics of cyclists. Canadian journal of sport science, 1990, no 15, pp. 38-42.
10.1037/h0076770 :SCHMIDT (R.A.).- A schema theory of discrete motor skill learning. Psychological review, 1975, no 82, pp. 225-260.
SIMON (H.).- La science de l'artificiel. Paris : Editions Epi, 1974.
SERRES (M.).- Le tiers instruit. Paris: François Bourin.
10.1080/00222895.1983.10735299 :SPARROW (W.A.).- The efficiency of skilled performance. Journal of motor behavior, 1983, no 15, pp. 237-265.
10.1080/00222895.1987.10735410 :SPARROW (W.A.), IRRIZARY-LOPEZ (V.M.).- Mechanical efficiency and metabolic cost as measure of learning a novel gross motor task. Journal of motor behavior, 1987, no 2, pp. 240-267.
10.1037/0003-066X.45.8.938 :TURVEY (M.T.).- Coordination. The American Psychologist, 1990, August, pp. 938-953.
10.1016/S0166-4115(08)61683-0 :WHITING (H.T.A.), VOGT (S.), VEREIJKEN (B.).- Human skill and motor control: some aspects of the motor control-motor learning relation. In: Approaches to the study of motor control and learning. J.J. Summers (Ed). North Holland: Elsevier, 1992, pp. 81-111.
ZIMMER (A.C.), KORNDLE (H.).- Unsupervised motor learning: Order from smooth transition of forces. Paper presented at the Psychonomic Society. New Orleans, November, 1990.
10.1007/BF00430237 :ZARRUGH (M.Y.), TODD (F.), RALSTON (H.J.).- Optimization of energy expenditure during level walking. European journal of applied physiology, 1974, no 33, pp. 293-306.
Auteur
Professeur des Universités. Centre d'optimisation de la performance motrice, Jeune équipe "Sport Adaptation-Santé". UFRSTAPS, Université de Montpellier I, 700 avenue du Pic-Saint-Loup - 34090 Montpellier.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Dopage et performance sportive
Analyse d'une pratique prohibée
Catherine Louveau, Muriel Augustini, Pascal Duret et al.
1995
Nutrition et performance en sport : la science au bout de la fourchette
Christophe Hausswirth (dir.)
2012