Chapitre 6. Difficulté, effort et psychophysique
p. 163-171
Texte intégral
Perception directe de la difficulté et de l’effort
1Au début de cet ouvrage, nous avons envisagé la mesure et la difficulté objective d’une tâche, ainsi que la quantité d’effort mobilisée pour l’accomplir avec succès. Bien que fondamentales, ces mesures ne permettent cependant pas d’indiquer le coût subjectif que nécessite l’obtention d’un certain niveau de performance. Ce coût est pourtant décisif, nous l’avons vu, quant à la satisfaction ou le déplaisir qu’un sujet retire de sa prestation. Il est souvent responsable de stress, de frustration et de fatigue. Il a donc des répercussions sur la motivation. Par ailleurs, il est possible d’envisager que ce coût subjectif intervient largement lors du fonctionnement du processus d’apprentissage. Les restructurations permanentes que l’on observe dans les tentatives des sujets pour faire face aux exigences de la tâche peuvent être attribuées, en grande partie, à la recherche de solutions motrices à moindre coût. Ici encore, une approche subjective de la difficulté et de l’effort semble particulièrement appropriée.
Difficulté objective – difficulté subjective
2Un des aspects de la perception subjective de la difficulté et de l’effort a déjà été abordé dans le cadre du processus de redéfinition de la tâche. Il s’agissait d’une représentation anticipée de la difficulté se situant avant l’accomplissement de la tâche. Ce n’est cependant pas la seule approche possible. À partir des années soixante, est apparue une autre façon d’envisager la perception de l’effort et de la difficulté. Contrairement au processus d’anticipation, cette conception s’appuie sur l’expérience directe, soit pendant le déroulement de l’exercice, soit immédiatement après. Cette approche a trouvé son origine dans le courant de la psychophysique subjective.
3Un grand nombre de recherches, dont l’initiateur a été Stevens (1957), a montré que la relation entre l’intensité physique et l’intensité subjective d’un stimulus pouvait être exprimée par une simple fonction de puissance, et cela dans diverses modalités sensorielles. Cependant, la plupart de ces recherches ont utilisé des perceptions très simples. Borg (1961) semble avoir été le premier à penser qu’il était possible d’utiliser les méthodes psychophysiques pour traiter des dimensions plus complexes, et notamment pour mesurer la difficulté perçue d’une tâche. Les expériences dans ce domaine ont tout d’abord porté sur le travail physique, qui est plus simple à étudier que le travail mental. Les études ont porté, notamment, sur la relation entre des indicateurs physiologiques ou de performances et la difficulté perçue. Elles ont mis en évidence que l’augmentation de la difficulté perçue variait de manière positivement accélérée avec l’augmentation de la charge de travail physique et pouvait aussi être décrite par une fonction puissance (Borg et Dahltröm, 1960 ; Borg, 1962)1.
4Ces investigations ont été poursuivies dans le domaine du travail mental. Dans les recherches sur le traitement de l’information chez l’homme, la performance, mesurée au moyen du temps de réaction et/ou de la méthode de la tâche ajoutée, a été la principale variable indépendante permettant de mettre en évidence les processus et les différentes étapes de traitement. Cependant, comme pour le travail physique, un autre aspect du traitement de l’information mérite d’être étudié : il s’agit de l’aspect subjectif, ou mieux de l’aspect perceptif, de nature à influer considérablement à la fois sur la motivation et sur l’investissement du sujet dans l’accomplissement d’une tâche. Recueillir de l’information en provenance de l’environnement et la transformer à l’intérieur du système de traitement est toujours accompagné de modifications au niveau subjectif, notamment en ce qui concerne les sentiments de difficulté, d’effort, etc. Ces variables perceptives doivent être considérées comme un aspect du traitement de l’information aussi important que la performance.
5Une expérience de Borg et Forsling (1964) a montré qu’il y avait une relation étroite entre les performances réalisées sur différents items d’un test de raisonnement et la difficulté perçue de chaque item.
6Par ailleurs, la difficulté perçue d’une tâche motrice a fait l’objet d’une expérience menée par Bratfisch, Dornic et Borg (1970). La tâche des sujets consistait à transférer, au moyen d’un bâton tenu à deux mains, de petits anneaux de métal, du début à la fin d’un labyrinthe. La tâche a été répétée sept fois. On demandait aux sujets, après avoir accompli chaque essai, de donner leur estimation de la difficulté perçue. La difficulté du premier essai servant de standard, le temps pour accomplir la tâche a servi de critère de performance. Le fait de répéter sept fois la tâche a produit une chute dans le temps de 43 %, tandis que la difficulté perçue diminuait, à partir de la valeur « standard », de 40 %. La pente des deux fonctions, aussi bien le temps que la difficulté perçue en fonction du nombre d’essais, était presque similaire ; le coefficient de corrélation de 0,96 montrait l’étroite relation entre ces deux variables.
7Famose et Genty (1989) ont mené une investigation de même nature dans le cadre de leur expérience sur la difficulté objective. Les sujets réalisaient plusieurs tâches d’un niveau de difficulté différent. Après coup, les expérimentateurs demandaient aux sujets d’estimer le niveau de difficulté de la tâche particulière qu’ils venaient d’accomplir. Pour cela, ils leur présentaient une échelle d’estimation subjective de la difficulté (tableau 15), échelle de catégorie semblable à celle utilisée par Borg.
8Après avoir réalisé leur série de dix essais sur chaque tâche, les sujets mettaient une croix devant la graduation correspondant à leur niveau de difficulté perçue. Un certain nombre de points étaient ensuite attribués suivant le niveau de difficulté estimé : 1 point pour la graduation no 1, 2 points pour la graduation no 2, 3 points pour la graduation no 3… jusqu’à 14 points pour la graduation « très, très difficile ». Pour mesurer le niveau de difficulté perçue, il suffisait de décompter les points après avoir additionné les réponses des sujets pour chaque tâche. Puis, un classement par rang des tâches a été effectué en fonction de leur degré de difficulté perçue, depuis la tâche considérée comme la plus facile jusqu’à celle perçue comme la plus difficile. Un second classement des tâches a ensuite été réalisé, mais cette fois en tenant compte des performances réalisées, c’est-à-dire de leur difficulté objective. À la tâche la plus difficile, on donnait le plus grand nombre de points et à la tâche la plus facile, le plus petit score.
« La tâche que tu viens d’accomplir était » |
1 – |
2 – Très très facile |
3 – |
4 – Très facile |
5 – |
6 – Assez facile |
7 – |
8 – Un peu difficile |
9 – |
10 – Difficile |
11 – |
12 – Très difficile |
13 – |
14 – Très très difficile |
15 – |
Tableau 15 — Échelle d’estimation subjective de la difficulté (d’après Famose et Genty, 1989).
9La corrélation entre les deux classements, c’est-à-dire entre difficulté objective et difficulté perçue, a été très significative : de l’ordre de 97. Ainsi, dans cette expérience, le sentiment de difficulté correspond très fortement à la difficulté objective de la tâche.
10À l’issue de ces expériences, deux questions se posent.
11 1 — La première concerne la source de la difficulté subjective. À partir de quels indices les sujets formulent-ils leur jugement ? On pourrait penser que l’effort perçu joue un rôle important. Mais il semble que cela ne soit pas évident. Comme nous le verrons plus loin, la relation entre la difficulté perçue et l’effort perçu est loin d’être directe. La plupart des travaux semblent montrer que la performance subjective, c’est-à-dire la performance que les sujets pensent avoir obtenue est un déterminant de l’estimation subjective de la difficulté. Dans l’expérience de Famose et Genty, les sujets ne possédaient qu’une idée approximative de leur performance finale. Certes, ils avaient une connaissance directe de leur résultat à chacun des essais, mais le score final était la moyenne de leurs dix essais successifs. Il est néanmoins tout à fait possible que cette connaissance des résultats, même approximative, ait pu les conduire à une estimation subjective de leur performance assez proche de la réalité. Cette estimation serait directement responsable du sentiment de difficulté. Des expériences conduites antérieurement à celle de Famose et Genty corroborent cette analyse.
12Dans l’expérience de Bratfisch, Dornic et Borg (1970), il semble probable que l’estimation de la difficulté était principalement influencée par la perception du temps. Par ailleurs, Dornic, Bratfisch, et Larson (1972) ont montré que la difficulté perçue pouvait être associée très clairement à la performance subjective. Dans les deux recherches de Dornic et Anderson (1980), que nous décrirons par la suite, l’estimation subjective de la performance est fortement corrélée avec l’estimation de la difficulté perçue, ce qui n’est pas le cas des estimations subjectives de la quantité d’effort dépensée. Il semble donc que la source principale du sentiment de difficulté soit l’estimation subjective de la performance et non pas, comme nous le verrons plus loin, celle de l’effort.
13 2 — La seconde question est la suivante : la perception de la difficulté est-elle une variable pure ou bien est-elle soumise à des distorsions ? À notre connaissance, dans le domaine de la motricité, il n’existe pas de recherche appropriée. La seule que nous puissions citer concerne une tâche de nature cognitive.
14Dornic et Birbaumer (1974) ont montré que les différences individuelles modifiaient la perception de la difficulté d’une tâche de traitement de l’information. Ils ont, par exemple, comparé les sentiments de difficulté de sujets instables émotionnellement et de sujets normaux sur une tâche à haute charge de traitement de l’information. Celle-ci comportait une pression temporelle très forte et une grande sollicitation de la mémoire. Au cours de l’expérience, les expérimentateurs ont augmenté la difficulté objective de la tâche. Bien que cette augmentation de la difficulté n’ait eu aucune incidence sur la performance, elle a affecté, de manière différentielle pour les deux groupes de sujets, la perception de la difficulté. Les deux groupes ont atteint le même niveau de performance à des coûts subjectifs différents. Il n’est pas impossible d’exclure la possibilité que ces coûts soient dus à des différences dans la dépense d’effort. Néanmoins, l’hypothèse la plus probable est que les variables de personnalité affectent la perception de la difficulté pendant l’accomplissement de la tâche.
15Par ailleurs, d’autres facteurs, liés aux propriétés de la tâche, et notamment le temps passé sur la tâche, sont eux aussi susceptibles de biaiser le sentiment de difficulté. D’autres variables, comme la certitude subjective et la performance perçue, influent aussi sur ce sentiment.
16Avant de conclure ici, nous voulons insister sur l’impact de cette approche psychophysique de la difficulté dans le domaine des APS. Pour mieux nous en convaincre, reprenons l’analyse que fait Tiberghien (1984) de la difficulté en escalade.
17Selon cet auteur, la cotation des difficultés en escalade soulève des problèmes de mesure que la psychophysique pourrait contribuer à éclairer. La cotation actuelle utilise la très classique échelle de catégories qui consiste à classer les difficultés objectives d’escalade en six catégories : facile (I), peu difficile (II), assez difficile (III), difficile (IV), très difficile (V), extrêmement difficile (VI). Depuis quelques années, cette échelle est contestée par certains grimpeurs de haut niveau qui souhaitent l’ouvrir vers le haut en introduisant un VII e degré. La querelle entre partisans et adversaires du VIIe degré est en fait, toujours selon Tiberghien, une querelle psychophysique. En effet, le débat renvoie à des questions déjà posées : « Quelle est la relation entre difficulté objective et difficulté subjective ? Quelles sont les dimensions qui définissent la difficulté objective (exposition du passage d’escalade, longueur, caractère athlétique ou délicat, etc.) ? Quelle est la relation entre l’accroissement de la difficulté objective et l’accroissement du sentiment de difficulté (fonction linéaire, logarythmique, puissance, etc.) ? Où situer l’origine de l’échelle et existe-t-il une limite absolue aux possibilités humaines d’escalade ? La psychophysique pourrait sans aucun doute aider l’alpiniste, sinon à résoudre un tel problème, du moins à le poser et à l’étudier systématiquement. »
18Nombreuses sont d’autres disciplines sportives confrontées, elles aussi, aux mêmes problèmes de cotation. Et d’une manière plus générale, tout le processus d’évaluation dans l’enseignement des habiletés sportives pourrait bénéficier de telles méthodes. En effet, ce caractère à la fois objectif et subjectif de la difficulté fait qu’elle peut être perçue d’une façon par les pratiquants alors qu’elle est manipulée d’une autre par l’éducateur. Nous avons vu que des sujets pouvaient réaliser la même performance sur deux tâches qui diffèrent en termes d’indice objectif de difficulté. Dans ce cas, peut-on vraiment dire qu’elles diffèrent réellement en difficulté ? Ne vaudrait-il pas mieux dire que la difficulté est non pertinente en ce qui concerne le niveau de performance sur cette tâche ? D’un autre côté, si le pratiquant ne ressent aucun sentiment de difficulté bien que sa performance réalisée sur une tâche soit significativement moins bonne que dans l’autre, est-ce que la première tâche est réellement plus difficile que la seconde ? C’est seulement lorsque les indices objectifs et subjectifs de difficulté sont recueillis simultanément et coïncident que nous pouvons être certains que la difficulté de la tâche existe (ce qui est un argument pour ne jamais conclure une étude expérimentale sans interviewer de manière intensive le sujet).
Difficulté objective et effort subjectif
19La perception subjective de l’effort pendant ou immédiatement après la réalisation de la tâche a été étudiée aussi bien du point de vue de l’effort physique que de l’effort mental. Les recherches sur la perception directe de l’effort physique ont précédé celles sur l’effort de traitement. Il est donc légitime de les aborder en premier, bien que de manière superficielle. Une telle étude nous permettra de mieux situer par la suite celles concernant la perception immédiate de la difficulté et de l’effort de tâches mettant en œuvre des opérations de traitement de l’information.
20L’idée fondamentale qui a présidé à ce type de recherches est que, pour procéder à une analyse adéquate du travail humain, il est nécessaire d’utiliser des critères perceptifs, en plus des critères traditionnels que sont la performance et les indicateurs physiologiques (Borg, 1978a, 1978b). Pour de nombreux chercheurs, en effet, ce que les gens pensent ou sentent à propos de ce qu’ils sont en train d’accomplir est aussi important que le coût réel de cette activité. La performance physique n’est pas seulement gouvernée par le métabolisme musculaire, mais aussi par la perception et la cognition. D’où la naissance d’un courant de recherche sur la perception directe de l’effort et de la difficulté.
21La première préoccupation de ces chercheurs a été de construire un instrument permettant aux sujets d’estimer subjectivement l’intensité de l’effort qu’ils ressentent pendant la réalisation d’un travail physique. Cette préoccupation a conduit à la mise au point d’une échelle psychophysique de catégories développée par Borg (1962, 1970, 1973) (tableau 16).
22Cette échelle est actuellement utilisée par la majorité des chercheurs travaillant dans ce domaine. Elle est constituée de 15 graduations allant de 6 à 20. Chaque graduation correspond grossièrement à 1/10e du taux de variation de la fréquence cardiaque, de 60 à 200. Elle a été appelée échelle RPE (The scale for Rating of Perceived Exertion). Sa simplicité fait qu’elle est facilement utilisable dans la plupart des situations sollicitant un travail physique. Cet instrument a été utilisé pour évaluer la perception de l’effort dans toutes les études qui vont suivre.
Échelle d’effort perçu |
6 – |
7 – Très très léger |
8 – |
9 – Très léger |
10 – |
11 – Moyennement léger |
12 – |
13 – Assez intense |
14 – |
15 – Intense |
16 – |
17 – Très intense |
18 – |
19 – Très très intense |
20 – |
Tableau 16 — Échelle psychophysique de catégorie utilisée pour l’évaluation de l’effort perçu (d’après Borg, 1962).
23Considérant qu’une augmentation dans l’intensité du travail physique produit, de manière concomitante, des changements physiologiques à l’intérieur de l’organisme, l’hypothèse suivante a logiquement été avancée : les évaluations subjectives des sujets sur l’intensité de cette activité doivent covarier avec les modifications enregistrées au niveau physiologique. Une recherche originale menée par Borg (1971) a montré que l’évaluation de l’effort perçu corrélait, de manière linéaire, avec la charge de travail (c’est-à-dire la difficulté de la tâche) et avec la fréquence cardiaque.
24Cependant, des études ultérieures, conduites par Morgan (1981) ont montré que la relation RPE — charge de travail est plutôt de nature accélérée que linéaire. Cette observation est tout à fait en accord avec les expectations dérivées de la théorie psychophysique classique (Stevens, 1971).
25À la suite des recherches originales de Borg mettant en évidence l’aspect complémentaire de l’effort perçu par rapport aux réponses objectives enregistrées pendant le travail physique, la préoccupation des chercheurs s’est déplacée vers l’identification des facteurs principaux impliqués dans la perception de l’effort. La première hypothèse a été que cette perception se faisait directement à partir des sensations physiologiques. Il a été démontré, par exemple, que deux catégories de facteurs contribuent à cette perception : un facteur local, lié au sentiment de fatigue ressentie au niveau des muscles et/ou des articulations, et un facteur central, principalement en rapport avec les sensations venant du système cardiorespiratoire (Ekblom et Goldbarg, 1971).
26Puis, les recherches se sont orientées vers la détermination de l’importance relative de ces variables dans la perception de l’effort pendant l’activité. Roberston (1982) a suggéré que, pendant le déroulement d’un exercice, la contribution relative des indices centraux et locaux à la perception de l’effort est déterminée à la fois par la durée de l’exercice et par son intensité. Les indices locaux servent de stimulation unique pendant les trente premières secondes de l’activité, puis ce sont les stimulations d’origine centrale qui prédominent. Pour ce qui concerne la difficulté de la tâche, c’est-à-dire l’intensité de l’exercice, les indices périphériques prédominent à différentes intensités modérées, tandis que les facteurs centraux deviennent plus prégnants à des intensités très fortes, à condition toutefois que les tâches aient une durée supérieure à trente secondes.
27Cependant, l’importance primordiale de ces variables physiologiques dans la perception de l’effort a été mise en doute par un grand nombre de chercheurs. Personne ne conteste l’idée que la RPE soit toujours directement déterminée par les indices sensoriels de nature physiologique. Ce sur quoi les conceptions des chercheurs se sont modifiées, c’est que ces derniers seraient les seuls indices à jouer un rôle. Morgan (1973) a mis en évidence qu’environ un tiers de la variance reste inexpliqué après la prise en compte de l’input physiologique. De nombreux auteurs ont alors défendu l’idée que des variables psychologiques pouvaient, elles aussi, jouer un rôle déterminant dans la perception de l’effort. Morgan (1981) et Rejeski (1981), par exemple, soutiennent que la perception de l’effort est, dans une large mesure, influencée par la cognition. Selon eux, plusieurs facteurs de nature non physiologique, peuvent agir, soit comme variables intermédiaires, soit comme indices directs, dans la perception subjective de l’effort. C’est ainsi que les facteurs de motivation, de personnalité et de cognition peuvent jouer un rôle important. Nous ne pouvons pas relater ici les principales études réalisées dans ce domaine. Ce que l’on peut dire, pour résumer, c’est que la perception de l’effort, à un moment donné, représente un processus psychophysiologique complexe mettant simultanément en jeu des facteurs locaux et centraux, mais aussi des facteurs affectifs et cognitifs.
28Rejeski (1985) pense que l’importance relative des variables physiologiques et psychologiques varie avec l’intensité et la durée du travail physique. Par exemple, lorsque le travail formule des demandes physiologiques proches ou égales à la capacité maximale, les inputs physiologiques servent de sources d’information prédominantes pour la perception de l’effort. Cependant, lorsque le travail est réalisé à des niveaux en dessous de la capacité maximale, il y a une probabilité que les facteurs psychologiques puissent servir d’indices dans la perception subjective de l’effort.
Effort perçu et difficulté subjective
29Tout comme la difficulté subjective de traitement de l’information, l’effort mental perçu peut être, lui aussi, mesuré de manière adéquate par des méthodes d’échelonnage de la psychophysique subjective. Cette perception repose sur l’expérience directe pendant ou immédiatement après la réalisation de la tâche (Borg, Bratfisch et Dornic, 1971) ; Dornic et Borg (1974) ont montré qu’une approche similaire à celle de l’effort physique pouvait être étendue au domaine de l’effort mental. Cette approche présente l’avantage supplémentaire de nous renseigner sur les coûts subjectifs des opérations mentales sollicitées pendant la réalisation effective de la tâche.
30L’étude de l’effort perçu s’est poursuivie dans deux directions différentes :
- dans la première, les recherches ont porté sur la relation entre les mesures d’effort objectif et d’effort subjectif. Cette relation est loin d’être directe. Dans quelques tâches de traitement de l’information, l’effort perçu est nettement en rapport avec le critère objectif d’effort. Dans d’autres tâches, l’agrément n’est pas aussi bon. Par exemple, dans une tâche de discrimination auditive (Kahneman et Beatty, 1967), l’effort objectif mesuré par la dilatation de la pupille reflète clairement la difficulté objective de la tâche. Par contre, l’effort perçu ne reflète pas, de la même façon, cette difficulté objective ;
- dans la seconde, les recherches ont voulu mettre en relation la perception directe de l’effort et la perception directe de la difficulté. Il est bon de signaler ici que la distinction entre ces deux variables perceptives d’effort et de difficulté est tout à fait justifiée. Les deux perceptions sont nettement distinctes, ont des sources différentes et les sujets sont capables de les estimer de manière séparée.
31Dornic et Anderson (1980) ont conduit deux expériences dans ce domaine. La première a été conçue dans le but d’étudier la relation effort perçu — difficulté perçue en utilisant différentes tâches de laboratoire, chacune sollicitant des processus différents de traitement de l’information. L’hypothèse faite par ces auteurs était que le rapport effort perçu — difficulté perçue peut largement varier en fonction des processus mentaux mobilisés dans la réalisation de la tâche.
32Les résultats montrent en effet que, dans une tâche de traitement de l’information, la relation entre effort perçu et difficulté perçue dépend fortement de la nature particulière de la tâche, c’est-à-dire des opérations mentales mobilisées. Il y a des tâches qui sont perçues comme difficiles, mais demandant peu d’effort, et d’autres qui sont jugées comme très faciles, mais demandant beaucoup d’effort. L’analyse des processus sollicités par les différentes tâches montre que c’est le processus attentionnel actif, spécialement en connexion avec une transformation fréquente à l’intérieur de la mémoire à court terme, qui joue un rôle probablement décisif dans la perception de l’effort mental. C’est ainsi qu’une tâche de transformation de lettres paraît plus coûteuse qu’une tâche de discrimination (figure 35).
TL : Transformation de lettres
Dl : Discrimination
(*) : Position des deux tâches dans l’expérience 1.
Figure 35 — Effort perçu et difficulté perçue à trois niveaux de difficulté objective (1, 2, 3) au cours de deux tâches (expérience 2) (d’après Dornic et Anderson, 1980).
33Dans cette expérience, la difficulté perçue est nettement associée à la performance que, subjectivement, les sujets pensent avoir réalisée. Par exemple, les estimations subjectives de la performance étaient fortement corrélées avec les estimations de difficulté perçue (. 84), ce qui n’était pas le cas des estimations d’effort.
34Le fait qu’une tâche soit perçue comme difficile mais impliquant peu d’effort, ou inversement, est-il indépendant de la difficulté objective de la tâche ? Si tel est le cas, le rapport entre effort perçu et difficulté perçue restera constant quel que soit son niveau de difficulté objective. Si l’on représente graphiquement ce rapport (comme cela a déjà été fait dans la figure 29 illustrant le rapport difficulté perçue — effort intentionnel de Kukla), la relation ressemble à celle de la figure 36 avec différentes pentes sur différentes tâches.
Figure 36 — Relation entre les variables perceptives de difficulté et d’effort (d’après Dornic et Anderson, 1980).
35Mais l’on peut émettre l’hypothèse inverse, à savoir que les changements dans la difficulté objective affectent inégalement les deux variables perceptives. La vérification de cette hypothèse a fait l’objet de la deuxième expérience de Dornic et Anderson (1980). Deux tâches appartenant à l’expérience précédente ont été choisies. L’une avait le rapport effort/difficulté le plus haut (transformation de lettres) et l’autre le plus petit (discrimination). En plus de leur position extrême, une autre raison du choix de ces tâches était que leur difficulté objective pouvait être facilement modifiée sans affecter le caractère de base de la tâche. Trois niveaux de difficulté objective (bas, moyen, haut) ont été choisis pour les deux tâches.
36L’observation de la figure 37 indique, pour la tâche de transformation de lettres et à un certain niveau de difficulté objective exigeant un approvisionnement croissant de ressources de traitement, que l’effort perçu approche du maximum, tandis que la difficulté perçue reste à un niveau plus bas. Au point où il n’y a plus de ressource disponible, la courbe de l’effort s’incurve. La personne ne peut plus faire face aux demandes de la tâche et, à ce moment, la courbe de difficulté s’élève fortement.
37Pour ce qui concerne la tâche de discrimination, à un certain niveau de difficulté objective, la difficulté perçue approche du maximum tandis que l’effort perçu reste encore à un bas niveau. À ce point, l’effort perçu s’incurve vers le bas puisque l’attribution de ressources supplémentaires ne peut être fournie.
38La première tâche (transformation de lettres) peut être comparée à ce que Norman et Bobrow (1975) ont appelé tâche à ressources limitées. On peut aussi lui donner l’appellation de tâche à effort limité. La deuxième tâche (discrimination) peut être comparée à celle qui a été dénommée, par les mêmes auteurs, tâche limitée par les données. Ici, elle peut être appelée tâche à difficulté limitée.
39Ces expériences indiquent qu’il n’y a pas de relation simple entre effort et difficulté sans tenir compte des caractéristiques de la tâche, comme cela était conçu dans certains modèles antérieurs. Une prédiction d’une variable basée sur l’autre ne peut être faite sans une analyse spécifique de la tâche. La relation effort — difficulté varie considérablement d’une tâche à l’autre, mais paraît être relativement stable à des niveaux sous-maximaux à l’intérieur d’une même tâche.
Figure 37 — Effort perçu (EP) et difficulté perçue (DP) en fonction de la difficulté objective d’une tâche de transformation de lettres (schéma A) et d’une tâche de discrimination (schéma B) (d’après Dornic et Anderson, 1980).
Notes de bas de page
1 En utilisant la tâche de double pointage de Fitts (1954), Delignières et Famose (1989) montrent, par construction d’échelles de rapport, que la difficulté perçue est une fonction exponentielle de la difficulté objective (quantité d’information à traiter). Un résultat similaire avait été obtenu dans une tâche de recherche visuelle par Borg, Bratfisch et Dornic (1971), qui l’avaient alors attribué à une possible contamination de la structure du champ perceptif. Il semble que cette relation exponentielle constitue en fait l’authentique fonction psychophysique liant difficulté objective et difficulté perçue dans les tâches à dominante informationnelle.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Dopage et performance sportive
Analyse d'une pratique prohibée
Catherine Louveau, Muriel Augustini, Pascal Duret et al.
1995
Nutrition et performance en sport : la science au bout de la fourchette
Christophe Hausswirth (dir.)
2012