Chapitre 4. Habileté motrice
p. 97-123
Texte intégral
Difficulté et habileté
1L’approche par les ressources montre que la notion de difficulté de la tâche existe rarement de manière absolue. Au contraire, elle apparaît comme quelque chose de relatif par rapport au niveau d’habileté des sujets. Certes, une tâche peut être difficile de par ses caractéristiques intrinsèques si l’on compare les performances réalisées sur elle à celles réalisées sur d’autres tâches. Cependant, pour une même tâche, le degré de difficulté varie en fonction du degré d’habileté du sujet.
2Avec l’apprentissage, les ressources sont mieux gérées : une même performance est obtenue avec moins de ressources lorsque l’apprentissage progresse. La difficulté est ainsi une notion relative qui évolue inversement avec l’efficience déployée par le pratiquant dans la mise en œuvre de son activité. Autrement dit, avec l’entraînement, l’efficience s’accroît et ainsi décroît la difficulté. Cette ambiguïté a conduit un certain nombre de chercheurs à établir une distinction entre les termes difficulté et complexité.
3Hayes et Marteniuk (1976) ont différencié les notions de complexité et de difficulté dans les opérations de traitement de l’information à partir des deux sources d’incertitude : l’environnement et le feedback, la première concernant plus particulièrement la complexité et la seconde la difficulté. Cette distinction est aussi reprise par Alain et Salmela (1980) : « Sur le plan de l’intervention pédagogique, il est possible de modifier la complexité d’une tâche en ajoutant ou en enlevant une ou plusieurs des conditions qui doivent absolument être rencontrées pour réussir la tâche. Par ailleurs, il est possible de maintenir constante la complexité de la tâche et d’en changer la difficulté en augmentant ou en réduisant la grandeur de l’erreur, d’ordre spatial ou d’ordre temporel, en deçà de laquelle la tâche est jugée comme étant réussie. »
4Meister (1976) puis Billing (1980) ont proposé une autre distinction. Ils parlent de complexité chaque fois qu’est envisagée la difficulté objective d’une tâche, et de difficulté lorsque celle-ci est envisagée d’un point de vue relatif (c’est-à-dire faisant intervenir l’habileté du sujet). Chez ces deux auteurs, la complexité a donc une signification très proche de celle de difficulté objective. Comme la difficulté objective, la complexité de la tâche est généralement considérée comme produisant une augmentation de la probabilité d’erreur et, donc, une diminution de la performance.
5Pour sortir de la confusion et surmonter le problème lié aux aspects simultanément objectifs et subjectifs de la difficulté, II est possible de définir la complexité comme le composant objectif (stimulus) de la difficulté. Ce que l’on appelle ordinairement difficulté peut être le composant subjectif (perçu ou observé) de la complexité. Celle-ci devient alors la variable indépendante et la difficulté la variable dépendante d’un phénomène complexe inexactement appelé « difficulté » (Meister, 1976).
6Un modèle proposé par Desharnais (1971) va tout à fait dans ce sens. Ce modèle met en relation la difficulté objective (appelée alors complexité) avec la difficulté relative d’une tâche (appelée difficulté).
Complexité et difficulté de la tâche selon le modèle de Desharnais
7Desharnais suppose que le degré de difficulté de la tâche est principalement le produit de l’interaction de deux facteurs de base. Le premier se rapporte au niveau de complexité de la tâche (NC) et le deuxième au niveau d’habileté (NH). L’interaction de ces deux facteurs déterminerait le niveau de difficulté (ND) pour un sujet particulier face à une tâche spécifique. Ainsi, le niveau de difficulté serait : ND = NC/NH.
1 — Le niveau d’habileté (nh)
8Le niveau d’habileté (NH) serait le produit de l’interaction de deux facteurs généraux, le potentiel (POT), ou composants héréditaires d’ordre morphologique, organique et psychologique (par exemple, les aptitudes), et l’apprentissage (APP), correspondant aux conditions et aux taux de pratique, à l’entraînement spécifique, etc. Ces deux éléments généraux représentent les ressources mises à la disposition de l’individu dans sa tentative de rencontrer les exigences de la tâche. Elles diffèrent d’un individu à l’autre quant aux stratégies, au niveau dans les aptitudes fondamentales, etc.
9L’importance de NH dans la détermination de ND de la tâche vient de la mise en jeu des différences individuelles par rapport à une tâche à effectuer. En effet, à niveau de complexité égal, le niveau d’habileté peut offrir la possibilité de diminuer le niveau de difficulté {figure 23).
Figure 23 — Illustration de l’interaction des différents facteurs de la difficulté (d’après Desharnais, 1971).
2 — Le niveau de difficulté (nd)
10Le niveau de difficulté est donc le résultat de l’interaction du niveau de complexité avec le niveau d’habileté (figure 24). Si l’on fait abstraction de l’activité physique ou sportive concrète et si l’on considère seulement les facteurs sous-jacents qui la composent et qui en font sa complexité objective, on peut en déduire que deux individus pratiquant des activités sportives différentes peuvent faire face au même niveau de difficulté, et inversement.
Figure 24 — Figure hypothétique illustrant le niveau de difficulté générale (ND), produit de l’interaction NC et NH (d’après Desharnais, 1971).
11Desharnais fait remarquer à juste titre que l’importance du niveau de complexité dans la détermination du niveau de difficulté est grande en ce sens qu’il limite les variations provoquées par le niveau d’habileté. En effet, même si, par rapport à une activité sportive possédant un niveau de complexité élevé, un athlète acquiert un niveau d’habileté également élevé, le niveau de difficulté diminuera, certes, mais demeurera malgré tout à un niveau relativement élevé.
12Ainsi donc, le niveau de difficulté peut varier à long terme grâce aux fluctuations du niveau d’habileté. Il peut aussi subir des modifications plus ou moins sensibles, à court terme, par ce que Desharnais appelle les facteurs situationnels (FS). Ces derniers touchent principalement les variations immédiates apportées par les conditions atmosphériques, l’échauffement, la condition physique « pré-tâche », les variations inhérentes à l’habileté sportive, etc. Dans le cadre de ce modèle, ces facteurs influenceraient la performance par une action indirecte sur le niveau de difficulté.
Niveau de difficulté, niveau d’habileté et effort consenti
13À ce stade, il est possible d’intégrer les idées développées ci-dessus concernant le rôle du niveau d’habileté des sujets dans la détermination du niveau de difficulté d’une tâche. Considérons une tâche de difficulté objective donnée. Si les sujets décident d’investir plus d’effort afin d’augmenter leur performance, on peut imaginer qu’il existe une relation linéaire entre la performance obtenue et l’effort investi. La pente de cette relation effort — performance dépend en partie du niveau de difficulté de la tâche, mais pas uniquement de lui. Normalement, la relation (comme on le voit sur la figure 25) est positive, avec une pente qui peut varier en fonction des tâches mais aussi des différences individuelles. Une faible augmentation de la performance (ligne I) peut être en rapport avec une forte augmentation de l’effort, indiquant soit une tâche très complexe, soit un sujet peu habile, soit les deux. Inversement, une forte augmentation de la performance (ligne II) peut être en rapport avec une faible augmentation de l’effort, révélant que la tâche est facile et/ou que le sujet est très habile, ou les deux.
Figure 25 — Relations possibles entre effort et performance en fonction du niveau d’habileté.
14Ce qui précède nous conduit au problème du niveau d’habileté des sujets. On sait que cette notion a été avancée dans le cadre de l’évaluation des apprentissages à l’école, au collège et au lycée (Hébrard, 1986). Or, si l’on tient compte des idées développées depuis le début de cet ouvrage, cette notion fait référence à trois entités distinctes :
15▪ le sujet a un niveau d’habileté plus grand que celui d’un autre parce qu’il est capable d’accomplir des tâches objectivement plus difficiles.
16Ici, deux cas se présentent ; la tâche est plus difficile parce que le but est plus difficile à atteindre (nombre de sous-buts, par exemple) ou bien parce que les conditions qui accompagnent l’accomplissement du but sont plus difficiles, ou enfin parce que les deux cas sont réunis ;
17▪ dans une même tâche accomplie avec succès par deux sujets, le plus habile utilise moins de ressources, moins d’effort ;
18▪ comme nous le verrons par la suite, le sujet peut avoir le potentiel requis mais la perception qu’il a de sa propre compétence lui fait considérer la difficulté trop grande pour lui. Ainsi, son échec relève non de son niveau d’habileté trop faible, mais d’une insuffisante mobilisation de ressource disponible.
19L’importance du niveau réel d’habileté des sujets dans la détermination de la difficulté relative et quant au niveau d’effort que le sujet doit consentir nous amène à approfondir plus avant le concept d’habileté motrice.
L’habileté motrice
20Nous développerons ici les idées essentielles qui émergent de la recherche scientifique actuelle quant aux principaux traits caractéristiques des habiletés motrices : « L’habileté motrice est la capacité acquise par apprentissage à atteindre des résultats fixés à l’avance avec un maximum de réussite et souvent un minimum de temps, d’énergie, ou des deux » (Guthrie, 1957).
21Cette définition souligne clairement le caractère appris de l’habileté motrice, produit d’un apprentissage moteur. D’autres caractéristiques de l’habileté sont à préciser :
- l’habileté motrice se définit par rapport à un but à atteindre (résultat fixé à l’avance). Elle ne se définit pas, comme c’est souvent le cas dans le domaine de l’EPS, par rapport à une configuration de mouvement à réaliser. C’est l’aspect finalisé de l’habileté ;
- l’habileté motrice est hiérarchiquement organisée. Le but principal peut se décomposer en sous-buts ;
- l’habileté motrice est efficiente ;
- l’habileté motrice est adaptative. Les mouvements sont régulés à la fois par le pratiquant et par l’environnement ;
- l’habileté motrice est coordonnée.
22Les principaux traits énoncés ci-dessus sont aussi caractéristiques des habiletés cognitives complexes (Leplat. 1988).
Le caractère finalisé de l’habileté motrice
1 — Habileté et but
23Par habileté motrice (l’habileté sportive étant une sous-catégorie de celle-ci), on désigne habituellement le niveau de compétence ou de savoir-faire acquis par un pratiquant dans l’atteinte d’un but particulier. Les exemples abondent : au basket, c’est mettre la balle dans le panier ; en natation, en athlétisme, en aviron, c’est aller le plus vite possible ; au football, c’est être précis dans les passes ou dans les tirs ; en danse classique, c’est reproduire fidèlement une forme gestuelle. Sans l’atteinte de ces objectifs, il n’y a pas d’habileté. L’habileté est donc la capacité d’un sujet à atteindre un objectif de manière efficace mais aussi, nous le verrons, de manière efficiente.
24Plus généralement, un pratiquant est habile s’il est capable d’atteindre de manière appropriée l’objectif ou le but préalablement fixé.
25D’autres auteurs viennent enrichir la définition de Guthrie. Ainsi Robb (1972b) définit l’habileté comme l’accomplissement d’une tâche motrice sans considération de la qualité du mouvement ; Arnold (1985) présente l’habileté comme la réalisation fidèle de l’objectif de la tâche motrice. Si l’objectif est, par exemple, d’attraper une balle au vol, l’habileté de l’exécutant ne dépend pas de la forme du mouvement réalisé, mais de la capacité démontrée à intercepter la balle. Par contre, dans le cas d’un salto et demi avant en plongeon, l’habileté dépend totalement, cette fois, de la forme du mouvement réalisé. Dès lors, si l’on veut évaluer le degré d’habileté d’un sujet, il importe d’identifier au préalable et avec précision l’objectif de l’activité.
26Cette capacité à atteindre des résultats fixés à l’avance se traduit concrètement par la mise en œuvre de mouvements corporels appropriés. Cependant, la définition de l’habileté par rapport à l’atteinte d’un but a pour conséquence d’éliminer :
- toute configuration de mouvement qui est techniquement parfaite mais inefficace. Ce dernier cas se rencontre fréquemment dans la pratique sportive. Ainsi, on ne peut pas dire qu’un pratiquant est habile s’il est capable de réussir un saut ventral uniquement à de faibles hauteurs. De même, pour un lanceur de poids qui possède un style très correct et qui, pourtant, ne peut lancer le poids qu’à une courte distance ; ou encore pour un joueur de tennis qui peut avoir un style parfait et ne pas toucher la balle. Comme le fait très justement remarquer Arnold (1985) : « Quelle que soit la perfection des formes de mouvements produites, un hockeyeur sur gazon sera jugé incompétent s’il n’est pas à même de marquer des buts, de construire le jeu avec ses coéquipiers et de tromper ses adversaires, c’est-à-dire au regard de l’objectif de l’activité. Il en va de même pour un joueur de bowling : peu importe que ses gestes soient techniquement parfaits, l’essentiel est qu’il parvienne à marquer le plus de points possibles et, au minimum, 100. »
- toute activité réflexe ou tout déplacement corporel non dirigé consciemment vers un but. Les actes moteurs sont, nous l’avons dit, dirigés par une intention particulière d’atteindre un but. Si celui-ci est atteint accidentellement, nous ne parlerons pas d’habileté.
2 — L’habileté n’est pas le mouvement
27Dans le milieu de l’éducation physique et du sport, on pense trop souvent qu’être habile, c’est posséder une technique gestuelle parfaite, une configuration idéale de mouvement. L’efficacité de l’habileté réside dans la forme du geste réalisé et l’apprentissage moteur est considéré essentiellement comme un apprentissage de mouvements. Le caractère finalisé de l’habileté, et donc la notion de but par rapport à laquelle se définit l’habileté, modifient considérablement cette façon de voir.
28L’habileté motrice sous-tend deux aspects : l’aspect moteur proprement dit et l’aspect que l’on peut appeler direction intentionnelle objective. En d’autres termes, il y a lieu de distinguer, d’une part, le mode d’exécution, c’est-à-dire les déplacements objectifs des segments du corps les uns par rapport aux autres, observables par différentes méthodes d’analyse, et d’autre part, la signification précise de ce mouvement déterminée par le but à atteindre. C’est ce dernier qui confère à l’aspect moteur sa signification comportementale. Le comportement moteur est réglé et modulé à chaque moment de son exécution par ce but cognitivement élaboré. Dire qu’un mouvement est finalisé ou régulé par un but revient à dire qu’il est instrumental par rapport à l’effet à obtenir et que, dans certains cas, il procède à une restructuration de ses éléments en fonction de l’atteinte de cet objectif. C’est le but qui règle chaque séquence du mouvement et lui donne sa direction. Avant d’analyser les relations but — mouvement illustrées par le concept d’équivalence fonctionnelle, étudions la structure cinématique du mouvement.
29Le mouvement est une totalité complexe caractérisée par une structure particulière de contractions musculaires intégrées et coordonnées et se traduit par un comportement manifeste, c’est-à-dire par un transport du corps et/ou une mobilisation des membres dans le temps et l’espace. La configuration cinématique du mouvement qui en résulte est donc un ensemble de forces générées à l’intérieur de l’organisme, mais aussi combinées parfois à des forces externes imposées sur l’individu. Cette configuration cinétique s’acquiert par la pratique et grâce à la régulation environnementale fournie par le but. Elle est aussi contrôlée par les contraintes environnementales, biomécaniques et morphologiques.
30Dans la tâche consistant à lancer une balle sur une cible, nous dirons que l’enfant est habile s’il parvient à donner à son mouvement une direction spatiale, une vitesse, une amplitude, un rythme, une force globale susceptibles de donner à la balle la trajectoire requise pour atteindre la cible. L’efficacité de l’habileté dépend donc de cette capacité à mettre en œuvre la bonne configuration du mouvement requise par l’atteinte du résultat.
31Dès lors, des questions surgissent :
- quelle est la relation entre le mouvement et le résultat recherché ? Pour atteindre celui-ci, doit-on acquérir, comme on le pense généralement, une configuration « idéale » de mouvement, une technique ? Cette configuration « idéale » particulière de mouvement n’a d’importance que dans la mesure où elle conduit de manière constante à l’atteinte du but. En bref, qu’est-ce qui est appris d’un point de vue moteur lorsque l’on acquiert une habileté sportive ?
- quels changements fondamentaux dans la configuration du mouvement se produisent à mesure que progresse l’acquisition ?
32L’étude de l’équivalence fonctionnelle, puis de la recherche de l’efficience, permettront de proposer des éléments de réponses.
3 — L’équivalence fonctionnelle
33La notion d’équivalence motrice ou d’équivalence fonctionnelle (Hebb, 1949 ; Lashley, 1938) se réfère à la non-spécificité des commandes motrices, c’est-à-dire à des situations où le même résultat (ou un résultat similaire) peut être atteint à travers l’utilisation de plusieurs combinaisons musculaires différentes.
34Pew (1970) a ainsi noté qu’au tennis un joueur ne réalise jamais deux coups de la même manière, bien que chacun puisse servir le même objectif. Ainsi, ce qui est stocké, une fois l’habileté bien apprise, n’est pas nécessairement une configuration fixe de mouvement, mais une série de relations pour diriger l’habileté. On conçoit donc que l’apprentissage de l’habileté conduit à une mémoire de celle-ci dans laquelle une infinie variété de configurations de mouvement est possible.
35Il a aussi été démontré que la parole intelligible peut être produite lorsque les articulateurs sont entravés, ce qui suppose l’utilisation de voies vocales différentes pour atteindre la phonation désirée (Mac Neilage, 1970).
36Les muscles semblent donc capables de varier leur rôle fonctionnel d’un mouvement à l’autre. Si l’on observe, par exemple, la manière dont on écrit, il apparaît que le système moteur peut produire une grande variété de mouvements intentionnels qui servent des buts ou des résultats identiques, ou étroitement en rapport, mais à travers l’action de muscles et de mouvements différents. Par exemple, une lettre ou un mot peut être écrit très grand ou très petit, avec chaque main ou même le pied, etc. (Greene, 1972 ; Turvey, 1977).
37« Prenons un exemple de façon à établir la distinction entre mouvements, actions et habiletés. Tout d’abord, imaginez-vous écrivant la première lettre de votre nom avec un stylo tenu par votre main préférentielle sur un pupitre. Puis imaginez que vous écrivez avec un morceau de craie attachée à un manche à balai, demandant l’usage des deux mains, sur un mur ou une surface verticale. Vous pouvez accomplir l’une et l’autre de ces tâches et l’habileté en question est l’écriture. Toutefois, il est intéressant et important de noter que des groupes musculaires tout à fait différents et, donc, que des mouvements différents sont impliqués. Nous arrivons au même résultat par des voies différentes... Aussi suis-je capable d’écrire sur une surface verticale, une surface horizontale, une surface inclinée, dans différentes orientations de mon bloc de papier, avec un stylo, un crayon, une brosse, etc. Si un programme d’ordre supérieur est disponible, il est possible d’exécuter des mouvements habiles bien qu’ils n’aient jamais été réalisés auparavant » (Stelmach et Larish, 1978).
38De toute évidence, l’écriture d’une lettre ou d’un mot n’est pas accomplie par une série fixe de commandes motrices. Comment l’est-elle ? La réponse, proposée par Turvey (1977), est fournie, dans le domaine du langage, par les concepts de structure profonde et structure de surface. Comme pour le langage, la programmation du système de contrôle moteur peut être considérée comme comprenant des mots (peut-être des structures coordinatives ou des sous-routines, nous le verrons plus loin) et des phrases (organisation syntaxique) dans lesquelles les mots sont placés. Le mouvement habile observable est le résultat d’une abstraction et d’une structure générative qui est capable de produire un nombre infini de mouvements possibles, de la même façon que la structure profonde du langage produit un nombre infini de phrases.
39La structure profonde est un système abstrait de règles ou principes à partir desquels celui qui apprend peut générer un nombre infini de mouvements. Les mouvements qui sont produits représentent la structure de surface. « L’habileté est au-delà de ce que l’on observe, en arrière-plan de ses manifestations, comme ce qui les génère » (Leplat et Pailhous, 1981). L’habileté fait donc naître les comportements moteurs efficaces pour une tâche particulière ou pour un groupe limité de tâches. Même dans le cas où le comportement moteur se limite à une action répétitive — par exemple, un saut de cheval —, on ne peut confondre l’habileté avec la manifestation des différents mouvements exécutés.
40Ainsi, l’habileté à écrire la lettre capitale A peut être conçue comme reposant sur une série de règles abstraites issues des tentatives antérieures d’écriture de cette lettre ou d’autres lettres. Si la règle est appliquée aux mouvements d’un bras ou d’une jambe (déplacer vers le haut, puis vers le bas et en travers), la même forme fondamentale peut ainsi être produite. Ainsi, il y a une structure qui détermine l’ordre et la séquentialisation des unités élémentaires des mouvements qui sont recrutés pour une action particulière.
41Si l’on accepte cette analogie du langage, il est alors évident que les questions concernant la programmation de la réponse doivent se centrer sur la nature de cette structure profonde et sur la manière dont on l’acquiert, c’est-à-dire sur la manière dont elle peut se modifier avec l’expérience.
42Cette capacité à atteindre le but, par des mouvements différents, qui est l’essence même de l’habileté motrice, implique qu’être habile ne consiste pas à rechercher en mémoire un mouvement particulier, ou du moins son programme, mais au contraire à le construire à chaque fois : « Le « programme » ne serait pas écrit d’avance dans le câblage de ses modalités d’exécution, mais existerait au niveau d’un générateur de fonction capable de mobiliser les instruments moteurs en asservissant leur exécution à certains critères d’évaluation de l’objectif à atteindre. Ces générateurs de fonction existent certainement dans le système. Nous savons que nous pouvons reproduire avec la même aisance une forme de trajectoire motrice dans l’espace (dessiner un huit, par exemple) en utilisant les segments les plus variés de notre corps (la main, le pied, le nez, etc.), qui mobilisent des coordinations musculaires d’une infinie complexité. On conçoit la nécessité d’introduire des notions telles que celles « d’image de but », « d’image motrice » pour rendre compte des prescriptions dont doit disposer l’hypothétique générateur de fonction, pour organiser ces sorties de commandes. Dans cette ligne de réflexion, c’est moins le détail de l’exécution qui doit être programmé qu’une certaine représentation de l’état final à atteindre. Une telle représentation serait susceptible d’engendrer et de corriger une construction progressive de la modalité d’exécution. J’hésite, ici, sur les termes, car la notion de programmes moteurs n’est plus adéquate puisqu’elle connote la notion de quelque chose qui est écrit d’avance et qu’il suffit de relire. Le générateur de fonction ne relit pas des programmes inscrits d’avance, il les recrée chaque fois à la demande » (Paillard, 1978).
43Parce que les résultats peuvent être atteints par une variété de moyens, comment un large domaine de configurations de mouvements possibles peut-il être stocké, accessible et retrouvé dans le cerveau ? S’il n’y a pas correspondance directe entre le stockage et l’action (qui, bien que possible, semble encombrante, inefficace et peu probable), alors nous sommes concernés par un processus constructiviste ou génératif, dont les réponses sont construites ou générées selon une série limitée de règles ou principes à partir d’une large variété de sous-unités ou éléments, qui peuvent être utilisés pour une variété d’intentions (Bernstein, 1967 ; Greene, 1972 ; Turvey, 1977).
44Cette perspective constructiviste (équivalence motrice) laisse entrevoir la possibilité de processus verticaux dans l’acquisition des habiletés motrices. Nous y reviendrons ultérieurement.
L’habileté motrice est hiérarchiquement organisée
45Pour approfondir cette notion, nous nous servirons de l’exemple bien connu du tir au fusil, proposé par Leontiev (1972), qui conclut que toute habileté principale peut être décomposée en sous-habiletés élémentaires.
46Les sous-habiletés peuvent être considérées comme des anciennes habiletés principales. Lacer un lacet de chaussure a été, à un moment donné de la vie, une habileté principale pour devenir ensuite une sous-habileté se déroulant automatiquement. On entend par là des unités d’habiletés (habiletés partielles) qui ont été reléguées à un niveau de contrôle plus bas. Bruner (1971) appelle aussi sous-routines ces habiletés élémentaires. En tant que telles, elles sont chacune dirigées vers un but particulier. L’apprentissage se traduit par la fusion de différentes habiletés partielles en une habileté unique, c’est-à-dire par la transformation de chacune de ces habiletés particulières en sous-buts au service d’une habileté plus grande. L’analyse effectuée par le psychologue soviétique Leontiev (1972) illustre bien cette transformation. À noter qu’il appelle « opérations » ce que nous décrivons comme des sous-habiletés. Leontiev considère l’exemple d’un tireur au fusil : lorsqu’il atteint la cible, but final, il réalise une habileté bien déterminée. Par quoi se caractérise-t-elle ? Par les procédés et les opérations, ou sous-habiletés, grâce auxquelles elle s’accomplit. Un tir ajusté requiert de nombreuses opérations, chacune d’elles répondant aux conditions déterminées de l’action donnée : prendre une certaine pose, mettre en joue, déterminer correctement la ligne de visée, épauler, retenir son souffle et appuyer correctement sur la gâchette.
47Pour le tireur expérimenté, ces différents processus ne sont pas des actions indépendantes. Les buts correspondants ne se distinguent pas chaque fois au niveau de la conscience. Le tireur ne se dit pas : « Il faut maintenant que j’épaule, maintenant que je retienne ma respiration », etc. Un seul but est consciemment retenu : atteindre la cible. En clair, cela signifie qu’il maîtrise les opérations motrices qu’exige le tir.
48Il en va tout autrement pour celui qui s’initie au tir. II doit d’abord avoir pour but de tenir correctement le fusil ; c’est en cela que réside son action ; ensuite, son action consciente consiste à viser, etc. En étudiant l’apprentissage du tir ou de n’importe quelle autre action complexe, nous voyons donc que les chaînons qui la composent se forment initialement comme des habiletés principales séparées et ne se transforment en opérations (ou habiletés élémentaires) qu’ultérieurement.
49Ainsi, apprendre à tirer au fusil consiste d’abord à apprendre à réaliser un certain nombre de buts indépendants : prendre une pose, épauler, appuyer correctement sur la gâchette, puis intégrer ces buts dans une habileté plus complexe : atteindre la cible. Dès lors, chacun des buts indépendants devient un sous-but au service d’un but principal : atteindre la cible.
50Leplat (1988) fait justement remarquer à propos des habiletés cognitives complexes : « Le caractère hiérarchique des habiletés ne signifie pas que les unités composantes restent inchangées en s’intégrant à l’habileté d’ordre supérieur. Quand l’habileté a été acquise à un niveau élevé, il sera difficile d’en extraire des composantes initiales pour en faire les éléments d’une autre habileté. Ces composantes initiales se sont transformées par leur intégration et ont perdu, en quelque sorte, leur individualité ». Cette remarque vaut aussi pour les habiletés motrices complexes, où le pratiquant doit combiner d’une manière nouvelle des éléments appris antérieurement afin d’atteindre le but désiré. Ultérieurement, il semble raisonnable de penser que ces habiletés partielles sont regroupées en unités plus grandes. Cela a l’avantage, comme nous le verrons plus loin, de soulager les stades de traitement de l’information. Un auteur américain, Keele (1982), a suggéré, en prenant l’exemple de l’habileté à changer de vitesse dans une voiture, une explication à ce regroupement. Selon lui, les programmes moteurs peuvent être construits en regroupant des unités de comportements plus petites en une unité plus vaste. Souvenez-vous de l’action de changer de vitesse dans une voiture lorsque vous étiez débutant. Votre comportement était lent, saccadé, procédant par étape : vous leviez le pied de l’accélérateur, puis enfonciez la pédale d’embrayage, puis déplaciez le levier de vitesse. Vous accomplissiez probablement cela en trois mouvements distincts. À l’opposé de ce comportement de débutant, se trouve celui du pilote de course, qui change les vitesses en une simple action unique. Son comportement moteur, non seulement se déroule beaucoup plus vite mais, en outre, les éléments de cet acte sont réalisés à un rythme précis, et les mouvements des pieds et des mains sont coordonnés de façon relativement complexe. À la différence du comportement du débutant, l’action semble surtout être contrôlée comme une simple unité programmée.
51La figure 26 illustre comment ce changement peut se produire. Supposons qu’il y ait au départ sept éléments pour accomplir la séquence entière et, qu’au début, ces sept éléments soient contrôlés chacun séparément par un programme moteur différent. Avec l’entraînement, les deux premiers éléments peuvent se constituer comme une simple unité, les trois éléments suivants en une autre et les deux derniers en une troisième. Finalement, avec une longue pratique, la séquence entière peut être contrôlée comme une simple unité.
Figure 26 — L’analogie du changement de vitesse (d’après Keele, 1982).
52Cette conception a des implications pédagogiques intéressantes. En effet, si la sous-habileté n’est pas développée, on devra la faire acquérir au pratiquant afin de lui permettre de l’incorporer dans la séquence correcte de l’habileté principale. Aux pratiquants inexpérimentés, l’éducateur doit donc faire acquérir les sous-habiletés appartenant à un niveau plus bas que l’organisation et puis les intégrer progressivement jusqu’à ce qu’il parvienne au niveau supérieur de l’organisation. Ainsi, l’éducateur doit non seulement être conscient des niveaux initiaux d’habileté de ses élèves mais aussi être capable de placer de manière judicieuse ses élèves au bon niveau dans la hiérarchie des composants d’une habileté motrice.
53Initialement, sept éléments sont contrôlés par des programmes séparés. Plus tard, ils sont regroupés afin d’être organisés en peu d’unités ou même en une simple unité.
54L’exemple du changement de vitesse permet d’illustrer aussi le changement qui se produit au niveau de la conscience, lorsqu’une habileté élémentaire s’intègre dans une habileté plus large. L’exemple de la conduite automobile proposé par Leontiev (1975) souligne bien cette transformation. Au départ, chaque opération — par exemple, celle d’embrayer — se forme comme une action soumise précisément à ce but et ayant son fondement orientateur conscient. Par la suite, cette action s’insère dans une autre action (par exemple, changer le régime de l’automobile) : « Désormais, l’action d’embrayer devient l’un des moyens d’exécuter l’opération de changer de régime — une opération qui la réalise — et elle cesse d’être effectuée comme un processus orienté vers un but particulier. Son but n’est plus distinct (..), l’action d’embrayer semble n’être plus du tout consciente » (Leontiev, 1975 ; cité par Leplat, 1988).
55En résumé, l’apprentissage d’une habileté motrice peut être défini comme une intégration et un ordonnancement de sous-habiletés, puisque beaucoup de celles-ci sont transférées à partir des activités antérieurement apprises. Une partie importante du processus d’apprentissage est concernée par le choix et l’organisation temporelle de ces sous-habiletés au service de l’habileté principale.
56Fitts (1964) maintient que, passé l’âge d’environ 6 ans, tous les êtres humains possèdent les sous-habiletés nécessaires pour apprendre chaque habileté nouvelle. Il considère la première phase de l’apprentissage comme étant caractérisée par la sélection des habiletés élémentaires qui doivent faire partie de la nouvelle habileté et qui ont été développées antérieurement par d’autres habiletés. L’apprentissage de l’habileté dans cette phase est un travail d’assemblage des habiletés existantes. Une fois atteinte l’approximation grossière de la nouvelle habileté, une seconde phase de l’apprentissage commence, où l’accent est mis sur le regroupement et l’intégration des sous-habiletés préalablement indépendantes afin de produire un mouvement coordonné.
57Cette explication va dans le sens de l’organisation hiérarchique des habiletés motrices. Celles-ci sont organisées hiérarchiquement en ce sens que plusieurs parties composantes d’une habileté sont regroupées sous une unité composante plus large. De même, plusieurs grands composants ainsi créés peuvent à leur tour être regroupés sous un plus grand encore. Ce processus de regroupement des petits éléments en des composants plus grands continue jusqu’à ce que l’habileté toute entière puisse être décrite.
L’habileté motrice n’est pas l’automatisme
58Plusieurs auteurs (Fitts, 1964 ; Gentile, 1972a ; Adams, 1971 ; Paillard, 1987) reconnaissent plusieurs phases, étapes ou stades dans le processus d’apprentissage moteur.
- Pour Fitts, il y a trois stades : un stade cognitif, un stade associatif et un stade d’automatisation.
- Pour Adams, il existe deux stades : le stade verbal — moteur et le stade moteur.
- Pour Gentile, il existe deux phases : une phase d’exploration et une phase de fixation — différenciation.
- Pour Paillard, il y a deux phases : une phase de mise en place de la solution au problème moteur posé et une phase d’automatisation de cette solution.
59Ces différents modèles des stades de l’apprentissage ont des points communs. Durant la première étape, le pratiquant met en place une configuration motrice générale qui permet de résoudre le problème moteur posé. Cette phase est généralement conçue comme étant essentiellement de nature cognitive. La dernière étape de l’apprentissage est une phase d’automatisation dont le caractère est beaucoup plus moteur que précédemment.
60La description de ces stades laisse à penser que l’habileté et l’automatisme sont synonymes. L’automatisme et l’habileté semblent similaires en ce sens qu’ils sont tous les deux mis en place grâce à une longue pratique. Cependant, Logan (1985) distingue la notion d’habileté de celle d’automatisme. Seuls les composants de l’habileté sont automatisés, notamment les sous-routines, constituant son organisation hiérarchique. L’habileté consiste certes en une collection de processus automatiques qui sont recrutés pour accomplir la tâche, mais elle est plus que la somme de ses parties automatiques : « L’habileté, comme recoordination de composantes automatisées à des degrés divers, constitue une activité globale, totale, différente de l’automatisme, qui met en jeu des formes de contrôles cognitifs différentes de celles qui interviennent lors de la phase contrôlée d’une automatisation » (Camus, 1988).
L’habileté motrice n’est pas un tout homogène
61Lorsque nous avons analysé la notion d’activité, nous avons signalé que le mouvement même le plus simple qui traduit une habileté (saisie d’une balle au vol) est le résultat de l’enchaînement d’une série d’opérations cognitives élémentaires. La précision finale de la saisie dépend finalement de la précision de chacune de ces opérations cognitives. Plusieurs expériences permettent de mettre ce phénomène en évidence.
62L’analyse des opérations cognitives requises de la tâche de saisie d’une balle suggère que les mouvements de la main sont organisés en termes d’une prédiction du mouvement de la balle (Alderson, 1972). Une telle prédiction constitue une décision centrale prise en réponse à une analyse perceptive de la trajectoire de la balle et est souvent rendue nécessaire par le faible temps accordé par la vitesse de la balle et le temps requis pour l’analyse, la sélection et l’exécution d’un programme moteur approprié. Des données pour cette hypothèse viennent de l’observation de Kay (1957) montrant un très jeune enfant qui échoue à attraper une balle parce qu’il n’anticipe pas. Il sait seulement où la balle est, non où elle sera.
63Schmidt (1968) a établi la différence entre deux formes d’anticipation perceptive : l’anticipation spatiale et l’anticipation temporelle. Une saisie réussie de la balle requiert ces deux composants puisque le sujet doit prédire où va la balle et quand elle arrivera à cet endroit. Des résultats expérimentaux confirmant l’implication des deux formes spatiale et temporelle de l’anticipation ont été fournis par Whiting, Alderson et Sanderson (1973). Ils ont étudié la performance de saisie à une main en utilisant une machine lance-balles de tennis qui projetait les balles selon une même trajectoire. Le but de l’expérience était de comparer les taux de saisies réussies dans des conditions normales et avec différents degrés d’intensité de l’éclairage.
64Dans les conditions normales, les sujets réalisent bien la tâche et lorsqu’on les questionne sur la stratégie employée ils rapportent qu’ils évaluent l’endroit où doit se faire la saisie, positionnent la main, puis attendent qu’arrive la balle. Cette stratégie décrite par les sujets semble valider la conception, fortement soutenue par les sportifs, que seule l’anticipation spatiale est importante pour la performance. La prédiction temporelle du mouvement semble insignifiante. C’est uniquement le contact balle - main qui fournit le signal pour que le mouvement de saisie soit exécuté.
65Cependant, lorsque l’information sur la trajectoire est réduite par une extinction partielle des lumières (approximativement 275 msec.) avant le contact balle - main, on observe une détérioration de la performance, se traduisant par une augmentation de balles relâchées bien que normalement localisées. Ces résultats contrastent avec ceux de la condition précédente où les balles bien localisées sont gardées. Les sujets, dans cette situation, rapportent verbalement qu’ils peuvent prédire l’endroit où placer la main mais qu’ils ne peuvent pas organiser temporellement le mouvement de saisie. Cet échec dans l’organisation temporelle du mouvement de saisie suggère que, sous des conditions normales de vision, l’action de saisie doit inclure un composant de prédiction temporelle dont le sujet n’est pas conscient.
66Ces résultats ont été confirmés par Alderson, Sully et Sully (1974), qui ont étudié le mouvement réussi de saisie de la balle afin de savoir si l’habileté implique les deux composants de prédiction du mouvement spatial et temporel sous des conditions de vision normale.
67Ces études mettent en évidence l’existence de deux opérations cognitives différentes au niveau de la prédiction de la trajectoire de la balle : la prédiction spatiale et la prédiction temporelle. Ces opérations sont indépendantes dans la mesure où la capacité du sujet pour l’une est indépendante de la capacité qu’il peut posséder pour l’autre. Il en va de même pour toutes les autres opérations cognitives qui interviennent dans la production du mouvement.
68Des conséquences fondamentales peuvent être déduites de cette approche.
- Chaque opération peut être plus ou moins requise selon les caractéristiques objectives de la tâche. L’opération de prédiction spatiale, par exemple, sera d’autant plus sollicitée que le degré d’incertitude de la trajectoire de la balle sera plus élevé. On peut supposer, par ailleurs, que si le niveau requis par la tâche dépasse la capacité du sujet dans cette opération, il y a un déficit de traitement, lequel peut être responsable de l’échec constaté dans la réalisation de la tâche.
- Chaque opération de traitement de l’information a des particularités objectives déterminées quant à la manière dont on peut la solliciter. La capacité de chacune de ces opérations est, on peut le supposer, tributaire de ses conditions habituelles de sollicitation, de sa fréquence d’exercice dans une tâche donnée. Si nous voulons solliciter une opération en vue de son développement, nous pouvons nous appuyer sur des conditions objectives qui la mobilisent. Les conditions qui permettent de solliciter chaque opération sont bien sûr les différentes caractéristiques intrinsèques des tâches que nous avons identifiées et classifiées en fonction de leur niveau objectif de difficulté. Reste à savoir comment cette sollicitation doit être conduite. Nous analyserons ce point ultérieurement.
- Toutes les tâches ne sont pas identiques quant à l’importance relative des différentes opérations mobilisées. Et, dans une même discipline sportive, tous les gestes, tous les comportements ne nécessitent pas la même sollicitation des différents mécanismes de traitement de l’information. La fonction visuelle, par exemple, n’est pas requise de manière identique dans chaque sport et ce serait une erreur que de lui accorder un rôle primordial quelle que soit l’activité sportive. Les différentes opérations cognitives ne fonctionnent pas de manière isolée. Le comportement moteur est un phénomène global et intégré où toutes les fonctions, à des degrés et dans des rôles différents, collaborent pour atteindre le but. Quelquefois, c’est la fonction perceptive visuelle qui constitue la composante dominante du comportement. Mais en même temps, toutes les autres fonctions jouent un rôle et contribuent à l’efficacité de l’habileté. Parfois enfin, c’est la sélection de la réponse ou la fonction effectrice qui joue un rôle dominant.
69Ainsi, chacune des opérations cognitives élémentaires peut constituer soit la composante principale, soit un des éléments auxiliaires d’une habileté. Toutes doivent être considérées dans le rôle qu’elles jouent. Il ne suffit pas d’affirmer qu’une fonction est impliquée dans la réalisation d’une tâche, il s’agit aussi d’estimer le poids spécifique qui peut être attribué aux imprécisions de son fonctionnement dans la réussite de la performance globale. Cette estimation ne peut se faire qu’en référence aux caractéristiques objectives des tâches. Par exemple, si l’opération cognitive de traitement des informations spatiales est faiblement requise, des différences dans les niveaux ou dans les stratégies du sujet ne produiront pas un écart fondamental dans la performance. Une imprécision dans le fonctionnement ne sera pas capitale. Les différences inter-individuelles en matière de performance ne se manifesteront pas dans les tâches où la capacité de traitement de l’information n’est pas totalement utilisée. En revanche, si le niveau requis est élevé, les différences de capacité peuvent répartir les individus en-dessus ou en-dessous du niveau exigé et l’on pourra observer de grandes variations dans les performances réalisées, les différences inter-individuelles devenant alors très sensibles au niveau de la performance.
70Ce sont le rôle et l’interaction entre les processus qu’il importe d’étudier plutôt qu’une série de fonctions isolées. D’autant plus que l’Homme est un organisme complexe, adaptatif, qui est capable, souvent, de compenser les « déficiences » dans une fonction en produisant un plus haut niveau de fonctionnement dans une autre. Ce que nous observons dans la façon de réaliser une tâche, c’est le résultat combiné de la mise en œuvre de nombreuses fonctions de traitement de l’information du pratiquant.
71Il sera donc très utile aux enseignants d’éducation physique et aux éducateurs sportifs de pouvoir caractériser le sport qu’ils enseignent afin de connaître l’importance relative à accorder aux différents stades de traitement. La Commission permanente de réflexion sur l’enseignement de l’éducation physique résume de la manière suivante les objectifs assignés à l’EPS : « L’EPS conserve et enrichit les moyens et les ressources de l’activité motrice... L’EPS apprend à sélectionner et à mobiliser les moyens et les ressources de l’action tout en les développant... » (Hébrard, 1986). Nous pensons qu’une grande partie de ces ressources sont des ressources de traitement de l’information. Leur identification et leur développement doivent pouvoir se faire à l’aide d’analyses semblables à celles développées ici.
Habileté motrice et efficience
72Les chercheurs, pour la plupart, ont insisté, nous l’avons vu, sur la caractéristique des habiletés, orientation vers un but, ainsi que sur la certitude avec laquelle le but spécifié peut être atteint. Cependant, ne pas inclure la notion d’efficience dans ces définitions aurait pour effet l’impossibilité à rendre compte des discontinuités observées dans l’acquisition des habiletés motrices, et notamment ce que Namikas (1983) a appelé « les processus verticaux dans l’apprentissage moteur » (voir Famose, 1987a et b). C’est la raison pour laquelle certains auteurs ont inclus cette notion dans leur définition de l’habileté. Rappelons tout d’abord celle de Guthrie (1957), déjà citée, selon laquelle l’habileté est la capacité à atteindre des résultats avec un minimum de temps, d’énergie ou des deux. Pour Welford (1976b), la notion d’habileté doit inclure « les concepts d’efficience et de précision de la performance ». De même, Singer (1980) et Robb (1972b) invoquent, respectivement, les termes d’« efficience » et de « souplesse et efficience » pour décrire la nature de l’habileté motrice. Sparrow (1983) pense, quant à lui, que le concept d’efficience est fondamental pour comprendre les habiletés motrices.
73Dans ce qui va suivre, nous tenterons de montrer en quoi l’efficience est une caractéristique essentielle des habiletés motrices et, surtout, comment la recherche de l’efficience se traduit en permanence par des modifications dans la structure du geste. Il s’agit là d’une variable nécessaire à la description de l’habileté motrice. Une meilleure compréhension de l’efficience peut apporter un éclairage nouveau sur les principes fondamentaux de l’apprentissage des habiletés motrices. Ainsi, l’absence d’effort ou l’efficience d’une performance peut être considérée comme une propriété qui émerge des principes organisateurs de l’apprentissage moteur. En d’autres termes, la recherche de l’efficience serait une condition qui détermine une organisation cinématique particulière des mouvements.
Efficience et efficacité
74L’efficience dans la réalisation d’une tâche motrice peut être définie comme étant le rapport entre le niveau de performance obtenu et le coût de l’activité mise en œuvre pour l’obtenir. Comme le fait remarquer Leplat (1987), toute activité (et plus encore quand elle est de niveau élevé) représente un coût.
- Coût énergétique, correspondant essentiellement à l’activité musculaire mise en œuvre ; il peut être évalué, notamment, par des critères d’ordre physiologique, c’est-à-dire le coût calorique d’une activité, dérivé d’indices tels que la consommation d’oxygène, le rythme cardiaque, le rythme respiratoire. D’autres indices peuvent aussi servir à mesurer ce coût énergétique. Ainsi, pour évaluer les modifications dans l’apprentissage d’une tâche sensori-motrice, Eason (1963) a utilisé, comme indicateur de l’effort exercé, le niveau de tension musculaire mesuré électromyographiquement. L’efficience fait référence, ici, à la dépense d’énergie relative requise pour accomplir une quantité donnée de travail mécanique.
- Coût dit parfois cognitif, mais aussi charge mentale. Ce coût cognitif ou effort mental peut être évalué directement grâce à des indices tels que la dilatation de la pupille, la réponse électrodermale, ou indirectement par la technique de la tâche ajoutée. L’effort perçu, que nous étudierons par la suite, peut être, lui aussi, une mesure appropriée du coût mental de la performance, donc du dénominateur de l’efficience.
75L’efficience peut ainsi être distinguée de l’efficacité. Cette dernière fait référence à la qualité de la performance ou encore au niveau de performance obtenu, indépendamment du coût. II faut signaler, néanmoins, qu’un certain nombre d’auteurs (notamment Brown, Simmons et Tickner, 1967 ; Kahneman, 1973) utilisent ces termes à mauvais escient.
76L’habileté motrice est donc non seulement efficace, puisqu’elle permet d’atteindre le but préalablement fixé, mais elle est aussi efficiente, puisqu’elle permet au sujet de réaliser une performance de haut niveau d’une manière économique.
Efficacité, efficience et niveau d’habileté
77Cette distinction entre efficience et efficacité établie, nous sommes en mesure d’aborder le problème des niveaux d’habileté sous des angles différents.
-
Du point de vue de l’efficacité. On dira alors qu’un pratiquant progresse dans son niveau d’habileté s’il est capable de faire face à des niveaux de plus en plus élevés de difficulté objective de la tâche. Plusieurs cas sont possibles :
- la tâche devient plus difficile parce que le but est plus difficile (par exemple, au tennis, être de plus en plus précis là où l’on dirige la balle), ou bien encore parce qu’il a plus de sous-habiletés à intégrer ;
- la tâche devient plus difficile car les conditions environnementales sont de plus en plus complexes (par exemple, dans la même situation que précédemment, mais avec des balles de plus en plus rapides) ;
- la tâche devient plus difficile par un mélange des deux situations précédentes. Puisque, dans ces trois conditions, être habile c’est être capable de rencontrer les exigences objectives de la tâche, il ressort que le moyen le plus logique d’évaluer le niveau d’habileté des pratiquants consiste à le référer au niveau de difficulté de la tâche. Le système quantitatif de classification des tâches motrices que nous avons présenté dans le troisième chapitre de cet ouvrage constitue à notre avis un instrument adéquat pour cette évaluation. Il devient même possible d’établir des niveaux de difficulté correspondant aux classes de difficulté.
- Du point de vue de l’efficience. On dira alors qu’un pratiquant progresse dans son niveau d’habileté dans la mesure où il réalise plusieurs fois de suite une tâche d’un niveau de difficulté constant avec un coût de moins en moins élevé. Prenons l’exemple de jeunes enfants qui apprennent à skier. La tâche proposée consiste à passer sous un pont, puis à aller toucher de la main un objet suspendu en hauteur. Dans un premier temps, ils réaliseront, certes, ces divers objectifs, mais avec une perte d’équilibre importante qui nécessite un rétablissement de celui-ci par des mouvements impliquant le corps dans sa globalité. Au fur et à mesure des répétitions, la perturbation d’équilibre devient moindre. Seuls des mouvements des bras suffiront à le rétablir. Enfin, dans un dernier stade, l’enfant anticipera le déséquilibre et le corrigera à l’avance. Dès lors, aucun rétablissement ne sera nécessaire. Ainsi, nous comprenons qu’une même tâche peut être accomplie avec succès, mais avec des coûts différents. Ceux-ci représentent des niveaux différents dans l’habileté du sujet. C’est par rapport à ce composant de l’habileté, à savoir l’efficience, qu’il paraît tout à fait justifié d’évaluer les niveaux d’habileté à partir de comportements significatifs.
- Du point de vue de l’efficacité et de l’efficience. Ici, il s’agit d’une combinaison des deux types de niveaux d’habileté décrits ci-dessus.
Efficience et apprentissage
78Si l’apprentissage moteur est le processus qui permet une utilisation plus économique des ressources, il s’ensuit nécessairement que celles-ci sont disponibles en plus grande quantité. Elles peuvent ainsi permettre de faire face à des demandes supplémentaires de la tâche. L’idée principale que nous développerons dans les pages qui suivent est que cette disponibilité accrue des ressources est le produit des restructurations dans la disposition spatio-temporelle du mouvement. Ces restructurations observées ne peuvent se comprendre que par la mise en place de configurations optimales, c’est-à-dire déterminées par la tendance à atteindre le but d’une tâche avec le minimum de dépense d’énergie et le minimum de dépense attentionnelle.
79Il est étonnant de constater, au travers d’une revue de la littérature sur l’apprentissage moteur, qu’en dehors des recherches sur l’automatisme, il existe actuellement très peu de données associant l’efficience, l’absence d’effort, l’optimisation, etc., avec les progrès dans l’apprentissage. Traditionnellement, les recherches sur l’acquisition des habiletés motrices ont été essentiellement concernées par la spécification des conditions permettant l’atteinte du but. Par exemple, quelles sont les conditions de la pratique ou de la manipulation du feedback qui font progresser la performance ? Les modifications dans la manière d’atteindre le but, et notamment en ce qui concerne la forme du mouvement lui-même, ont été relativement peu étudiées. Nous pensons cependant que, dans le domaine de l’apprentissage moteur, la prise en considération de la forme du mouvement en fonction de la progression de l’apprentissage peut s’avérer particulièrement bénéfique.
80De Montpellier (1935) a étudié les altérations morphologiques progressivement introduites dans des mouvements rapides au cours des répétitions d’une même tâche. Lorsque l’on tente, par exemple, de suivre de la main le tracé d’une forme rectiligne plus ou moins complexe, ou bien d’atteindre un certain nombre de cibles indiquées sur un clavier, la forme de la trajectoire réalisée est déterminée par l’action de deux tendances fondamentales opposées. D’une part, une tendance à reproduire exactement le modèle proposé et, d’autre part, une tendance au « moindre effort », c’est-à-dire à la simplification du mécanisme effecteur commandant le mouvement. L’effet de cette tendance au moindre effort aboutit à modifier la trajectoire du mouvement, de façon à rendre son exécution plus aisée.
81Archer (1958), le premier, a montré qu’une telle procédure était réalisable, même dans des tâches relativement simples comme celles de la poursuite rotative. Il a conçu un appareil simple qu’il a monté sur un stylet et qui permet de détecter et de mesurer la durée des mouvements de poursuite « non circulaires », ou encore angulaires. La manière de réaliser la tâche semble changer qualitativement entre la phase initiale et la phase terminale de l’acquisition. Le débutant réalise des mouvements de poursuite plutôt incoordonnés, presque balistiques. Ceux-ci se transforment chez les sujets expérimentés en des mouvements de poursuite plus souples, circulaires et apparemment plus économiques. Si l’on se contente d’enregistrer la quantité de temps que les sujets passent sur la cible, on observe, certes, des changements quantitatifs, mais cela ne fournit aucune preuve quant aux différences dans la manière dont a été réalisée l’habileté. Dans cette expérience, l’acquisition de l’habileté de poursuite à l’aide de mouvements souples et coordonnés était en rapport avec la variable indépendante, à savoir la distribution de la pratique.
82Actuellement, il existe un certain nombre d’études portant sur la manière de réaliser la tâche. Citons notamment Higgins et Spaeth (1972) qui ont étudié cinématographiquement les modifications de la configuration du geste en cours d’apprentissage, aussi bien pour des tâches se déroulant dans un environnement stable que dans un environnement variable.
83Ces auteurs ont montré que, dans l’accomplissement répété d’une même tâche, les mouvements qui conduisent au succès se modifient en cours d’apprentissage, même s’ils sont réalisés dans des conditions environnementales absolument identiques. Pour ce faire, ils ont utilisé une technique cinématographique permettant d’analyser les configurations du mouvement mises en jeu par le pratiquant au cours des différentes répétitions. La tâche à accomplir consistait à lancer une fléchette sur une cible immobile à distance fixe. Le pratiquant a réalisé deux cents essais d’apprentissage. Seuls ont été retenus, pour une analyse image par image, les mouvements où le but était effectivement atteint, c’est-à-dire les essais dans lesquels le sujet plaçait la fléchette à l’intérieur de la cible. La configuration du mouvement de la tête, de l’épaule, du coude et du poignet pendant le lancer, était pointée sur un graphique à l’aide d’un analyseur d’images. Cette analyse avait pour but :
- d’identifier la configuration du mouvement utilisée lors d’un essai atteignant le but ;
- d’évaluer la constance de cette configuration jour après jour, c’est-à-dire en fonction du déroulement de l’acquisition.
84La figure 27 présente les données obtenues pour le déplacement du coude. Bien que le lancer se déroule dans des conditions environnementales simples et stables, il apparaît une grande diversité de configurations de mouvement permettant l’atteinte du but. Les différences sont très nettes, surtout lors des premiers stades de l’acquisition (jours 1 et 2). Si nous analysons les graphiques jour après jour, on observe que les changements progressifs s’orientent vers la trajectoire du déplacement des membres mise en jeu au stade final de l’acquisition (jour 5).
85Cette expérience a le mérite de démontrer une très grande variabilité dans la configuration des mouvements qui permettent une atteinte efficace du but. Les données de Higgins et Spaeth suggèrent qu’à mesure que l’acquisition progresse, le sujet révise son programme moteur afin d’optimiser la réalisation de son mouvement et d’atteindre une configuration de mouvement souple et coordonnée.
Figure 27 — Trajectoire de déplacement du coude en fonction des jours de pratique pour les essais réussis (d’après Higgins et Spaeth, 1972).
86Cette variabilité se retrouve aussi dans les enregistrements électromyographiques du mouvement, aussi bien en ce qui concerne les actions discrètes que les actions répétitives ou cycliques (Glencross, 1973, 1975, 1980). Glencross (1980) a observé que ces petites variations se produisaient à l’intérieur d’une marge relativement restreinte, dont l’amplitude n’est pas assez grande pour détériorer la performance.
87En résumé, la caractéristique principale des actes moteurs est que la configuration du mouvement n’est pas la même au cours des tentatives successives pour réaliser la tâche, même quand ces tentatives sont couronnées de succès. Une variation surprenante est observée, non seulement à partir des analyses détaillées des configurations du mouvement, mais aussi à partir des enregistrements électromyographiques. Ce phénomène s’observe aussi bien dans des actions discrètes comme lancer ou frapper, mais aussi dans des actions répétitives et cycliques comme marcher, faire de la bicyclette, ou tourner une manivelle. Il semble exister une marge de variation ou de tolérance d’erreur. Le mouvement peut varier de répétition en répétition sans compromettre la performance globale. Comment expliquer ce phénomène ?
Optimisation du mouvement
88Il est intéressant de se demander pourquoi on observe ces différences dans la répétition d’un mouvement identique. Selon Requin, Semjen et Bonnet (1984), on ne peut pas les attribuer entièrement à la variabilité des conditions dans lesquelles la traduction d’une commande univoque est réalisée. Il semble préférable d’admettre qu’elles proviennent d’une variation de la commande neuromusculaire elle-même lorsque le sujet cherche à réaliser la tâche d’une manière plus optimale.
89La variabilité du mouvement ne reflète pas, alors, des changements d’exécution effectués au hasard, mais plutôt un contrôle de la commande centrale qui tente d’optimiser ces effets. Ces fluctuations adaptatives reflètent la diversité des stratégies d’actions disponibles des systèmes de contrôle moteur. Cela explique que, d’un mouvement identique dirigé vers un but, des configurations très différentes d’activité électromyographique peuvent être observées.
90Welford (1974), afin d’interpréter la diminution graduelle, en fonction de la pratique, de la quantité d’imperfections d’un mouvement dirigé vers un but, a avancé l’idée qu’un programme nouveau doit nécessairement être élaboré chaque fois qu’il y a une tentative de donner une réponse adéquate au problème moteur. Un sujet, lorsqu’il est confronté à une tâche nouvelle, doit d’abord générer une solution approximative au problème à résoudre et, plus tard, modifier cette solution de manière active, évitant ainsi la stabilisation de la programmation initiale erronée : « En d’autres termes, il y a habituellement différentes méthodes ou « stratégies » pour exécuter la performance adéquate. Quelques stratégies sont plus efficaces que d’autres, et ce qui est appelé habileté semble se réduire au choix de la stratégie la plus efficace parmi toute une gamme de stratégies disponibles. On peut reconnaître deux étapes dans ce processus, toutes deux étant des critères d’habileté : en premier lieu, la reconnaissance, lors de confrontation avec une nouvelle tâche, qu’il existe une stratégie possible pour l’aborder ; en second lieu, le perfectionnement de la stratégie utilisée lorsque la même tâche se présente par la suite » (Welford, 1977).
91On retrouve une conception similaire chez Paillard (1978), à propos des stades d’apprentissage : « On peut distinguer, pour la commodité de l’analyse, deux aspects complémentaires intimement intriqués dans l’apprentissage d’un nouvel acte. La phase initiale est caractérisée par la recherche, puis par le choix, d’une stratégie efficace pour atteindre l’objectif fixé. Il s’agit essentiellement à ce stade d’une opération sélective de la solution motrice apte à résoudre le problème posé. La seconde phase concerne l’apprentissage moteur proprement dit qui va se poursuivre pour optimaliser la stratégie efficace, à la fois du point de vue de son coût énergétique, mais aussi du point de vue de la « charge » qu’elle représente pour le système de contrôle. Cette phase trouvera son aboutissement dans l’acte automatisé qui délivre les contrôles supérieurs des détails du contrôle de l’action. »
92En bref, lorsque l’on acquiert une habileté motrice, on ne cherche pas à reproduire la forme de mouvement qui a réussi une première fois. Dans les tentatives ultérieures, on la révise, on la modifie, on l’optimise. C’est apparemment la raison pour laquelle la plupart des définitions de l’habileté motrice intègrent cette notion d’optimisation : nous renvoyons pour exemple à la définition de Guthrie, déjà citée, et à celle de Knapp (1963), pour qui l’habileté est : « La capacité à produire un résultat prédéterminé avec un maximum de certitude et un coût énergétique minimal. »
93On peut donc dire avec Bernstein (1967) que ce qui est appris, c’est la solution du problème que pose la tâche motrice et non le mouvement qui en résulte. Le mouvement produit n’est que la conséquence de la solution appliquée : « Le processus d’entraînement vers l’acquisition de nouvelles habiletés motrices réside essentiellement dans la réussite progressive d’une recherche de solutions motrices optimales aux problèmes posés. En conséquence, la pratique, lorsqu’elle est envisagée de manière appropriée, ne consiste pas à répéter essai après essai les moyens de la solution d’un problème moteur... et le processus de résolution de ce problème incluent des techniques qui sont toujours modifiées et perfectionnées de répétition en répétition. »
94Il est important de souligner ici que le changement dans le mouvement peut être interprété de deux manières. Soit il est un changement dans les relations spatiales et temporelles des segments corporels les uns par rapport aux autres, soit simplement un changement dans les valeurs assignées au segment participant sans changer la configuration globale du geste.
95Qu’en est-il exactement lorsque l’on observe des pratiquants en situation de terrain ?
96En étudiant des pratiquants dans leurs tentatives d’acquisition d’habiletés motrices, non pas dans le cadre du laboratoire, mais dans des situations dites « naturelles », ou « écologiques », on s’aperçoit qu’ils mettent en jeu un processus d’apprentissage qui semble correspondre tout à fait à celui qui a été évoqué ci-dessus. Pour l’illustrer, prenons l’exemple de jeunes enfants, âgés de 4 à 5 ans, s’entraînant à acquérir l’habileté de tourner à ski (Famose, Hébrard, Simonet et Vivès, 1979). La tâche qui leur a été proposée, afin de leur permettre d’apprendre, consiste à suivre une trace de couleur dessinée sur la neige à l’aide d’un colorant bleu. Cette ligne matérialise la trajectoire des virages à réaliser. La consigne donnée est de suivre cette trace sans s’en écarter. Aucune instruction quant à la manière d’y parvenir ne leur est prescrite. La première solution apportée par les enfants est de suivre la trace de couleur en pas tournants. Cette réponse est quasi générale. Mais, contrairement à ce qui est affirmé par les théories traditionnelles, ils ne vont pas renforcer la trace, le sillon, ou les règles permettant de générer les paramètres de ces mouvements réussis. Très rapidement, sans qu’on le leur enseigne, ils vont changer complètement leur comportement moteur et produire une nouvelle solution motrice. Désormais, leur virage va être déclenché et conduit par un léger pivotement simultané des deux skis. Il est remarquable que tous les enfants modifient leurs premières solutions dans le même sens.
97Cette observation permet de constater l’existence de discontinuités dans l’apprentissage moteur. Cela laisse supposer que les habiletés motrices, au cours de leur acquisition, se réalisent en utilisant des configurations de mouvement qualitativement différentes.
98L’apprentissage en situation complexe semble donc impliquer à certains moments une réorganisation qualitative du comportement. L’acquisition n’est pas simplement un processus quantitatif qui se développe de manière continue et linéaire en fonction de la pratique, mais aussi, et peut-être surtout, un processus discontinu, qualitatif. D’ailleurs, chaque fois que l’on s’est préoccupé de regarder ce que fait réellement le pratiquant, surtout dans des tâches de la vie réelle, et que l’on ne s’est pas contenté d’enregistrer des résultats, on observe des discontinuités (Archer, 1958 ; Book, 1908 ; Bruner, 1971 ; Bryan et Harter, 1899 ; Higgins et Spaeth, 1972).
L’apprentissage moteur comme processus vertical
99Ainsi, à mesure que se développe l’apprentissage, les restructurations observées vont dans le sens de la mise en place de configurations de mouvement optimales, c’est-à-dire déterminées par la tendance à réaliser la tâche avec le minimum de dépense d’énergie et le minimum de dépense attentionnelle. En d’autres termes, le choix d’une configuration spatio-temporelle particulière du mouvement va dans le sens d’une augmentation de l’efficience de la performance (Bernstein, 1967).
100Le processus d’apprentissage peut alors être considéré comme un « processus vertical », selon l’expression de Namikas (1983), durant lequel le débutant progresse à travers plusieurs niveaux d’habileté. À chaque niveau, la configuration spatio-temporelle du mouvement ou la forme dans laquelle l’habileté se manifeste diffère des niveaux antérieurs. Mais nous insisterons encore sur ce point : il n’y a pas un simple changement quantitatif d’un niveau à l’autre dans l’acquisition de l’habileté motrice.
101Nous suggérons que ces restructurations se produisent jusqu’à un stade très avancé de la pratique sportive. Témoin cette déclaration de Hagelauer, entraîneur du champion de tennis Yannick Noah : « Et puis, nous avons découvert ensemble qu’il était stupide de respecter le vieux principe selon lequel on doit, au moment de frapper un revers, placer systématiquement la jambe droite devant la jambe gauche. En fait, en inversant la position des jambes, Yannick a, sur certains coups, beaucoup plus de puissance » (Journal du Dimanche, 25 mai 1986).
102En résumé, la recherche de l’efficience est un principe organisateur déterminant de l’apprentissage moteur humain. C’est elle qui détermine les raffinements dans l’organisation bio-cinématique des gestes. Autrement dit, la diminution de l’effort investi est une variable contribuant fondamentalement à la description de l’habileté motrice (Sparrow, 1983).
103Une expérience récente réalisée par Sparrow et lrizarry-Lopez (1987) est très illustrative à cet égard. Dans le but d’étudier les changements dans l’efficience des mouvements associés à des modifications qualitatives dans la configuration des mouvements, les sujets devaient marcher à quatre pattes à vitesse constante sur un tapis roulant. Trois types de données ont été enregistrés :
- le coût métabolique mesurant l’efficience énergétique ;
- la puissance mécanique mesurant l’efficience mécanique ;
- la configuration cinématique des déplacements des membres.
104Les résultats ont montré une amélioration significative à la fois de l’efficience énergétique et de l’efficience mécanique en fonction de l’entraînement. Cette amélioration corrélait de manière significative avec les restructurations dans la structure cinématique des mouvements.
La variabilité du mouvement en fonction des variations dans l’environnement
105Toute tentative d’explication des habiletés motrices doit non seulement rendre compte des raffinements dans la configuration des mouvements observés dans des situations stables et constantes, mais elle doit aussi inclure les modifications de l’action en fonction des variations dans l’environnement. C’est le problème de la régulation environnementale des mouvements ou, pour reprendre l’expression de Bernstein (1967), celui de la dépendance environnementale des mouvements. Ce problème fait encore référence au caractère adaptatif des habiletés motrices.
106Les habiletés motrices se réalisent toujours dans un environnement matériel dont les caractéristiques sont un élément charnière de la performance, imposant un certain nombre de contraintes sur l’organisation des gestes.
La régulation environnementale des habiletés motrices
107Tous les mouvements humains sont, nous l’avons vu, spatialement et temporellement organisés. L’élément spatial est constitué par les déplacements des segments corporels les uns par rapport aux autres, ou par le déplacement global du corps. L’élément temporel est constitué par le « timing », la vitesse, l’accélération de ces déplacements. L’idée directrice développée dans ce chapitre, s’appuyant sur un certain nombre de résultats expérimentaux, est que les composants spatiaux et temporels des mouvements dirigés vers un but extérieur sont régulés et coordonnés par les caractéristiques spatiales et temporelles de l’environnement. Le concept de dépendance environnementale signifie que la structure cinématique des mouvements est sous le contrôle de l’environnement. Par contrôle spatial ou spatio-temporel, nous signifions que la relation entre l’environnement spatial et temporel, d’une part, et le pratiquant, d’autre part, réduit les degrés de liberté que le système de mouvement possède dans une variation libre. On peut vérifier l’idée que l’environnement contrôle la structure cinématique des gestes si l’on place le pratiquant face à des conditions variables de la tâche. Dans ce cas, afin d’atteindre le but désiré, le mouvement doit se conformer aux caractéristiques spatiales et temporelles de l’environnement dans lesquelles il se déroule. Ces caractéristiques agissent comme des contraintes.
108Nous rendons compte ci-après d’une série d’expériences menées par différents chercheurs. Elles ont la particularité d’avoir utilisé la même procédure expérimentale, le même appareillage et la même analyse du mouvement. Cela a pour avantage de permettre une comparaison des résultats de ces travaux.
109La tâche consistait à lancer une fléchette sur une cible qui pouvait être fixe ou mobile, avoir une localisation différente dans la dimension verticale (haute, moyenne, basse) et se déplacer horizontalement de droite à gauche à des vitesses variables, selon les essais, mais constantes à l’intérieur d’un essai (c’est-à-dire sans accélération ni freinage).
Principe général des expériences
110L’ensemble de ces expériences avait pour objectif d’analyser les caractéristiques spatio-temporelles du mouvement en regard des différentes caractéristiques spatio-temporelles de la cible à atteindre. Chaque mouvement de lancer des sujets a été filmé dans chacune des conditions expérimentales énumérées ci-dessus. Le déplacement du poignet, dans le geste de lancer, a servi de base à l’analyse de la structure cinématique des gestes. Trois phases du mouvement ont été différenciées : la phase préparatoire (armé du geste), la phase d’action (lancer proprement dit) et la phase d’accompagnement (prolongement du geste après le lâcher de la fléchette). Plusieurs paramètres abstraits du mouvement ont pu ainsi être déterminés à l’aide d’un analyseur d’images et mis en rapport avec les différentes conditions environnementales :
- le premier paramètre est représenté par l’amplitude du déplacement du poignet à l’intérieur de chaque phase ;
- le second paramètre est la durée de ce déplacement pour chaque phase ;
- le troisième paramètre est l’angle constitué par la direction de ce déplacement par rapport à l’horizontale ;
- le quatrième paramètre est le rythme du mouvement, c’est-à-dire le rapport entre la longueur du déplacement et sa durée.
111 1 — Au cours de la première expérience, que l’on peut considérer comme l’expérience de référence, Rosen et Horowitz-Hande (1975) ont étudié l’organisation du mouvement mise en jeu dans deux conditions environnementales différentes. Dans l’une, l’environnement était stationnaire avec une localisation fixe de la cible pour tous les essais. Dans l’autre, la cible était mobile et se déplaçait horizontalement à vitesse constante et selon une localisation fixe à chaque essai. Les auteurs ont calculé l’amplitude et la durée moyenne du mouvement du poignet sur les six derniers essais d’un total de trente essais pour la phase préparatoire et la phase d’action. La somme des deux phases était considérée comme étant l’amplitude totale et la durée totale du mouvement. Ces mesures ne différaient pas d’une condition à l’autre. La longueur totale du déplacement du poignet était plus courte pour la condition « cible mobile » mais cette différence n’était pas significative. Les durées étaient, par contre, très similaires, avec cependant un accroissement de la variabilité autour de la moyenne dans la phase préparatoire du mouvement pour la condition « cible mobile ». Cette variabilité portait aussi bien sur la durée que sur l’amplitude.
112On peut expliquer l’absence de différence significative, dans la configuration du mouvement, en fonction des deux conditions expérimentales, par la très grande prévisibilité temporelle du déplacement de la cible. L’incertitude temporelle étant faible, peu de modifications dans la configuration du mouvement s’ensuivaient. Nous reviendrons sur ce point ultérieurement.
113Quoi qu’il en soit, ces résultats vont nous servir, nous l’avons dit, de point de comparaison avec les résultats d’autres expériences qui ont utilisé le même appareillage et la même technique d’analyse du mouvement. Seules vont être changées les conditions environnementales auxquelles les sujets sont confrontés dans leurs lancers de fléchette.
114 2 — Avec Rosen (1975), la cible restait immobile ; seule changeait, selon les essais, sa localisation spatiale. Trois cibles de couleurs différentes étaient placées verticalement les unes au-dessus des autres. Après un signal « prêt », l’expérimentateur demandait aux sujets, par l’appel d’une couleur, de lancer la fléchette sur la cible correspondante. La localisation de la cible variait à chaque essai de la manière suivante : haute, moyenne, basse, basse, haute, moyenne. Aucune contrainte temporelle n’était assignée.
115En ce qui concerne l’amplitude et la durée de chaque phase du mouvement, il n’y avait aucune différence significative en fonction des positions de la cible. Cependant, la proportion de l’amplitude totale du mouvement qui était allouée à chaque phase variait en fonction de la position de la cible. La phase préparatoire devenait relativement plus courte et la phase d’action, de manière correspondante, plus longue lorsque la cible était à la position centrale.
116L’analyse des angles, déterminés, d’une part, par l’horizontale et, d’autre part, par les trajectoires du poignet dans les deux phases préparatoire et d’action, a mis en évidence que, lors de la phase d’action, les sujets modifiaient de manière systématique l’angle de la trajectoire du mouvement par rapport à l’horizontale. La phase d’action était clairement ajustée par rapport à la position de la cible, permettant ainsi aux sujets de faire correspondre le point de lâcher de la fléchette avec la hauteur relative de la cible. Par contre, aucune relation angulaire de ce type n’a été trouvée lors de la phase préparatoire du mouvement.
117Par conséquent, face aux contraintes spatiales de l’environnement, se modifiant à chaque essai, les sujets modifient, altèrent les caractéristiques spatiales de leur configuration de mouvement de lancer tout en maintenant constant le cadre général de celui-ci. Cette altération, en fonction de la localisation de la cible, porte simplement sur le déplacement angulaire du poignet lors de la phase d’action. Par contre, en ce qui concerne les autres paramètres spatio-temporels du mouvement, il y a une similarité remarquable dans l’amplitude et la durée, quelle que soit la position de la cible. Ces amplitude et durée sont d’ailleurs similaires, de manière plus remarquable encore, à celles de l’expérience précédente, indiquant par-là, puisqu’il s’agit de sujets différents, que les contraintes morphologiques interviennent peu dans la configuration de ce mouvement de lancer.
118 3 — Si Rosen a manipulé les caractéristiques spatiales de l’environnement, Spaeth (1973) a cherché de son côté à varier les caractéristiques temporelles. Pour cela, la localisation du déplacement de la cible était constante, seule variait la vitesse de ce déplacement. La cible était présentée à trois vitesses différentes : rapide, moyenne, lente. Spaeth a trouvé que la durée de la phase préparatoire était directement en rapport avec la vitesse du déplacement de la cible. Plus la vitesse de déplacement de la cible grandissait, plus la durée de la phase préparatoire raccourcissait. La phase d’action dans les deux conditions « vitesse moyenne » et « lente » ne différait pas. Par contre, elles étaient toutes deux significativement plus longues que pour la condition « vitesse rapide ». Par ailleurs, il n’y avait pas de différence significative dans les mesures de l’amplitude du déplacement du poignet. Cela indique une caractéristique spatiale stable du mouvement en dépit de la variabilité de la vitesse de la cible.
119Les résultats de cette expérience semblent montrer que lorsque la cible est plus rapide ou plus lente, les sujets semblent ajuster la caractéristique temporelle de la phase préparatoire tandis qu’ils maintiennent en gros le cadre général du mouvement observé dans les études antérieures.
120 4 — Miller, O’Brien et Mauriello (1975) ont étudié l’organisation du mouvement dans des conditions expérimentales où la vitesse de la cible et sa localisation spatiale covariaient à chaque essai. Deux vitesses de déplacement de la cible (rapide et lente) et deux positions de la cible (haute et basse) ont été utilisées. La combinaison de ces deux variations produisait quatre conditions expérimentales : vite - haut (VH), vite - bas (VB), lent - haut (LH) et lent - bas (LB). Elles ont été présentées dans l’ordre suivant : LH, VH, VB, LB.
121L’analyse de variance sur les données d’amplitude du déplacement montre que les valeurs de celles-ci semblent très différentes des données produites dans toutes les autres expériences. Ces disparités suggèrent que, dans un environnement instable dans lequel les dimensions spatiale et temporelle covarient d’un essai à l’autre, il y a une nette altération dans l’organisation du mouvement par rapport à celle obtenue dans toutes les autres conditions de tâche motrice examinées dans les études antérieures.
122Un certain nombre de conclusions s’imposent à la lumière de ces expériences. Rappelons tout d’abord que pour chacune, des sujets différents ont été utilisés. Or, ce qui est remarquable, c’est que dans chaque expérience, lorsque les conditions spatio-temporelles des tâches sont les mêmes, on observe des similarités très grandes dans l’organisation spatio-temporelle du geste de lancer. Cela signifie que le schéma moteur est invariant dans la plupart de ces études, sauf dans la dernière. Pour toutes les autres conditions, les caractéristiques spatio-temporelles du mouvement semblent déterminées par les contraintes de la tâche sans considération des variations individuelles de la morphologie, de l’expérience passée ou du niveau d’habileté. On aurait surtout pu penser que l’organisation du mouvement serait influencée par la morphologie individuelle. Il n’en est rien. La variabilité inter-essais des conditions n’influençait que les paramètres de la phase préparatoire du mouvement. Cette modification des caractéristiques spatiales ou temporelles de la phase préparatoire était une fonction directe de la nature de la variation environnementale.
123Par exemple, lorsque la vitesse de la cible variait entre les essais, les sujets modifiaient la durée temporelle de la phase préparatoire. De même, lorsque la localisation spatiale de la cible variait, les sujets changeaient la direction spatiale de leur mouvement.
124Autrement dit, seul était modifié le paramètre pertinent (ou spécification) à l’intérieur du cadre général du mouvement.
Les contraintes environnementales
125Les expériences relatées ci-dessus suggèrent que la configuration du mouvement qui est efficace pour atteindre un objectif recherché (toucher le centre de la cible) dépend de la manière dont elle « rencontre » les caractéristiques des conditions environnementales en rapport avec ce but. Ces caractéristiques déterminent, limitent et contrôlent la configuration du mouvement.
126Ainsi, dans la tâche consistant à lancer une fléchette sur une cible immobile, la forme du mouvement doit se conformer aux caractéristiques spatiales de cette tâche. Si la localisation de la cible varie de haut en bas, le déplacement angulaire lors de la phase d’action varie en conséquence, tandis que tous les autres paramètres du mouvement restent constants. Cependant, ces autres paramètres sont aussi déterminés par l’éloignement de la cible, sa forme ainsi que par la forme et le poids de la fléchette. On dit que le mouvement est « sous contrôle spatial ».
127Si la cible est mobile, le lanceur n’a plus le choix du moment du lancer et doit se conformer à ce déplacement de la cible. Les caractéristiques temporelles de son mouvement sont affectées par les caractéristiques temporelles de la tâche à réaliser. Par contre, lorsque la vitesse de la cible varie d’essai à essai, on observe une modification des paramètres temporels du mouvement : modification qui affecte surtout la phase préparatoire. Le mouvement est « sous contrôle spatio-temporel ».
128Ces caractéristiques sont des contraintes qui restreignent les possibilités d’action du sujet, lequel ne peut choisir, parmi tous les mouvements possibles, que celui qui lui permet de rencontrer ces exigences de la tâche. Lorsque ces exigences sont spatiales, les paramètres spatiaux du mouvement varient en conséquence. Lorsqu’elles sont temporelles, les paramètres temporels du mouvement y correspondent.
129Ces contraintes sont donc régulatrices, en ce sens que le mouvement doit se conformer à elles pour que le but soit atteint ; autrement dit, le mouvement efficace est celui qui parvient à « rencontrer » les contraintes spatio-temporelles d’une tâche et l’apprentissage de ce mouvement ne peut se faire que par rapport à elles.
130Puisque les conditions régulatrices de l’environnement ont un tel impact sur l’organisation de nos mouvements, il existe une relation spatiale et temporelle entre l’environnement et le mouvement appelée « le concept de dépendance environnementale » (Bernstein, 1967 ; Gentile, 1972a). Ce concept suggère que l’environnement de la performance fournit la fonction régulatrice à laquelle nos mouvements doivent se soumettre dans le temps et l’espace. En d’autres termes, les mouvements doivent être organisés spatialement et temporellement pour se conformer aux conditions environnementales.
Apprentissage et contrôle environnemental
131Lorsque nous avons développé la notion d’efficience, nous avons pu montrer que le sujet modifiait la configuration cinématique de son mouvement afin d’en réduire le coût. Elle est sous le contrôle du pratiquant. Par ailleurs, nous avons vu que le mouvement était aussi sous le contrôle de l’environnement. Ainsi, un acte réalisé dans un contexte naturel a deux sources de contrôle : l’acteur lui-même et l’environnement dans lequel se déroule l’acte. Comment ces deux formes de contrôle agissent-elles sur la configuration du mouvement en cours d’apprentissage ?
132Une seconde expérience de Higgins et Spaeth (1972) illustre comment la structure cinématique du mouvement varie en cours d’apprentissage sous le contrôle à la fois du pratiquant qui tente d’optimiser son action mais aussi sous le contrôle de l’environnement.
133Nous avons vu que la structure cinématique du mouvement (c’est-à-dire la composition des déplacements des segments corporels, leur vitesse et leur accélération, ainsi que leur relation) n’est pas un invariant universel. Cette variabilité est due au contrôle de la commande centrale qui cherche à optimiser le mouvement. Mais elle est aussi sous le contrôle de l’environnement.
134Nous avons montré comment, dans des conditions stables de la tâche, le sujet modifiait la structure cinématique de son mouvement afin d’optimiser celui-ci. Qu’en est-il dans des conditions variables de la tâche comme celles que nous venons de décrire ? Higgins et Spaeth révèlent que le sujet contrôle toujours son mouvement et essaie de contrôler la commande centrale, en même temps que son mouvement est contrôlé par l’environnement. La tâche est la même que lors de la première expérience conduite par ces deux chercheurs. Le sujet lance la fléchette dans six conditions différentes de déplacement de la cible résultant de la combinaison de deux conditions de durée de présentation (DP) et de trois vitesses de déplacement de la cible (V). Seuls les essais par lesquels le sujet atteint la cible ont été analysés image par image.
135L’analyse porte sur :
- l’identification de la configuration du mouvement utilisé dans chacune des combinaisons (DP/V) ;
- la détermination du degré de consistance, d’homogénéité, à l’intérieur des six configurations identifiées ;
- la comparaison des configurations mises en œuvre dans les six conditions au stade final de l’acquisition par rapport au stade précoce.
136Les données ont mis en évidence une évolution vers une diversité, une différenciation de configurations de mouvement pour chacune des conditions environnementales (figure 28).
137Au début, les configurations de mouvement sont très différentes et sans rapport entre elles. Les lieux de lâcher de la fléchette sont spatialement séparés et les différentes courbes se coupent fréquemment. Cette grande variabilité reflète l’approche initiale du sujet par rapport à la tâche. Il considère la réalisation de celle-ci, dans chacune des conditions de présentation de la cible, comme autant de tâches séparées sans aucun rapport entre elles. En conséquence, il tente de résoudre chacun des problèmes moteurs en formulant une série de configurations de déplacement individuelles sans référence aucune avec la similarité de la tâche.
138Aux stades ultérieurs, pour les différentes combinaisons DP/V, les configurations sont relativement similaires, les points de lâcher très proches les uns des autres, les intersections peu fréquentes ou uniquement après le lâcher.
139Il semble probable qu’à mesure que l’acquisition progresse, le sujet commence à considérer la tâche comme un tout unifié, puisque son but est identique, en dépit des altérations environnementales produites à chaque combinaison DP/V.
140La localisation spatiale du segment corporel au moment du lâcher, mais aussi la vitesse du membre antérieurement au lâcher, gagnent en consistance pour chaque combinaison DP/V, et cela en fonction de l’entraînement. La variété des mouvements s’observe dans le trajet du déplacement avant le lâcher. Il y a une différence dans le temps total pris pour accomplir le mouvement (comme cela peut se constater au niveau de la distance parcourue qui diminue et du plus petit nombre d’images entre le commencement du mouvement et le lâcher). De plus, l’angle du mouvement du coude entre le commencement du mouvement et le lâcher est différent pour chaque condition. Les courbes de mouvement nettement séparées apparaissent comme une fonction des demandes spécifiques des différentes conditions de la tâche.
141La composition spatio-temporelle du mouvement ne conduit donc à l’atteinte du but que si elle rencontre l’état en cours de l’environnement. Les recherches de Higgins et Spaeth décrites ci-dessus ont ainsi prouvé que les mouvements de l’apprenant se différencient en fonction des conditions de l’environnement. Pour une tâche réalisée dans un environnement stable (cible immobile), il y a une réduction dans la quantité de variabilité au niveau de la configuration du mouvement en fonction de la pratique. La configuration du mouvement largement différenciée au début de la pratique devient une configuration relativement constante et similaire (figure 28).
Figure 28 — Trajectoire du déplacement du coude (d’après Higgins et Spaeth, 1972).
142On observe donc une diversité de moyens vers le but et une constance dans le résultat final, c’est-à-dire le point de lâcher de la fléchette. Cela veut dire qu’un sous-but constant pour le mouvement a été formulé tandis que la diversification porte uniquement sur les parties de la réponse motrice qui sont pertinentes pour permettre une rencontre avec les conditions environnementales. Le pratiquant a donc développé, de manière appropriée, plusieurs configurations souples de mouvement qui lui permettent à la fois de rencontrer les caractéristiques spatiales stables de la cible (distance, hauteur) et de s’adapter au changement des caractéristiques temporelles de la cible.
143Lorsqu’une tâche est réalisée dans un environnement où les conditions spatiales et temporelles sont changeantes (une cible mobile), nous voyons que les configurations du mouvement se différencient en accord avec la condition de l’environnement (vitesse et localisation spatiale de la cible).
144Néanmoins, l’analyse cinématique révèle que les mouvements sont extrêmement flexibles à l’intérieur d’une configuration particulière et cela pour une condition environnementale spécifique. L’organisation du mouvement dépend de la position initiale et actuelle des segments corporels mis en jeu, de la nature des forces résistantes, de la morphologie individuelle, des facteurs biomécaniques et de l’environnement. Le même résultat de mouvement peut être obtenu de plusieurs façons. Les mouvements ne sont jamais reproduits de manière identique : c’est simplement une variabilité à l’intérieur d’une marge de configuration de mouvement qui peut être reproductible. Il y a beaucoup trop de facteurs intervenants pour qu’une reproduction identique absolue, point par point, d’une configuration de mouvement puisse surgir.
145Une marge de configuration de mouvement est définie comme correspondant à un schéma global pour l’organisation du mouvement dans une configuration particulière. La condition est en rapport avec la nature des contraintes environnementales biomécanique et morphologique, imposées sur l’organisation du système du mouvement. L’organisation d’un mouvement coordonné habile implique la résolution du problème constant posé par ces différentes contraintes. Nos mouvements habiles, organisés, coordonnés, sont le résultat manifeste de processus complexes sous-jacents de résolution du problème posé par ces contraintes.
146Malgré le caractère unique de chaque mouvement, une autre caractéristique de l’habileté motrice démontrée dans l’expérience de Higgins et Spaeth (1972) est la constance et la stabilité de la réalisation. C’est cette caractéristique qui nous permet de reconnaître les styles du pratiquant. À propos du tennis, Bartlett (1932) a écrit : « Lorsque je réalise un coup, je n’effectue pas en fait quelque chose d’absolument nouveau et je ne répète pas purement et simplement quelque chose d’ancien. »
147Que faut-il entendre par là ? Tout simplement, que lorsqu’un pratiquant réalise un coup au tennis (un coup droit, par exemple), ce geste n’est jamais entièrement nouveau par rapport à ceux qu’il a exécutés antérieurement. C’est ce qui constitue le style du joueur, reconnaissable à la manière dont il frappe la balle. Ce style est propre à chaque joueur : ainsi, le coup droit de Connors est différent de celui de McEnroe. Cependant, le joueur ne répète jamais un coup ancien. Quand il fait un coup droit, il n’a jamais fait ce coup auparavant. Il construit chaque fois un nouveau mouvement, en utilisant, certes, les connaissances et l’expérience antérieure, mais parce que la situation est nouvelle (la balle arrive avec des vitesses et à des localisations différentes sur le court par rapport à chaque coup prévu). Le style reflète donc la partie invariante du mouvement. C’est ce que l’on retrouve de commun à tous les coups exécutés par un joueur ou à toutes les tentatives effectuées par un pratiquant dans n’importe quelle activité sportive. C’est sur cette caractéristique invariante que repose, en général, ce que l’on appelle dans le jargon de l’éducation physique et sportive : l’analyse technique.
148La préoccupation principale des techniciens a été de rechercher dans ces analyses des invariants gestuels qu’ils ne pouvaient trouver qu’au niveau de la constance des mouvements observés : « C’est ainsi que l’on pourrait passer du style ou des styles (qui mettent en relief ce qui distingue les nageurs) à la technique, qui rassemble dans une même représentation ce que les meilleurs spécialistes peuvent avoir en commun et pour une époque donnée : le savoir-faire le plus élaboré » (Catteau et Garoff, 1968).
149Pour décrire et analyser une habileté sportive, les techniciens se sont tout naturellement tournés vers l’observation extérieure des structures spatio-temporelles des mouvements. Les analyses techniques, grâce à des moyens d’enregistrement cinématographique ou photographique, ont fourni une quantité énorme de données concernant la réalisation d’habiletés sportives spécifiques : « Pour s’efforcer de la mieux cerner (la technique), pour l’enrichir, des moyens d’investigation plus nombreux, mieux adaptés, plus précis, sont mis en œuvre : la chronophotographie, la stroboscopie, le cinéma ou le magnétoscope étudient le geste dans l’eau » (Catteau et Garoff, op. cit.).
150Malheureusement, de ces analyses techniques découlent des descriptions de gestes à vide, où les buts poursuivis par le pratiquant et la dépendance environnementale sont totalement oubliés. On en trouve un exemple parfait dans la description du lancer de poids citée dans l’introduction de ce livre.
151Par ailleurs, ces données portent essentiellement sur la description des mouvements des champions dans une activité sportive. L’évolution de ces comportements a rarement été étudiée. Ces analyses ont été orientées vers la recherche d’invariants afin d’établir une technique sportive, ce qui a eu nécessairement pour conséquence de rejeter les variations inter-individuelles ou intra-individuelles. À partir du moment où l’on a mis en évidence un invariant de mouvement, l’étape suivante logique est de penser que l’apprentissage doit consister à apprendre ce mouvement, d’où tout un processus d’enseignement qui repose sur le modèle et une conception horizontale du processus d’apprentissage.
152La possibilité de larges variations dans un mouvement pour atteindre un but est une règle universelle.
153Cette proposition théorique est d’une importance considérable. En vérité, si la réalisation parfaitement efficace requiert des mouvements diversifiés, alors les tentatives traditionnelles d’effectuer, de manière constante, une simple configuration idéale du mouvement, non seulement sont erronées, mais encore préjudiciables à la réalisation de l’habileté. Même dans des conditions environnementales relativement similaires, l’exécution répétée d’une simple configuration de mouvement, parfaitement invariable, conduirait, de manière peu probable, à une performance réussie (atteinte du but). Cela ne veut pas dire qu’il ne faut jamais présenter aux élèves des formes gestuelles à reproduire. Bien au contraire, cela permet d’éviter de longs tâtonnements. Mais la règle, ici, est :
- de toujours faire correspondre cette forme à un but concrètement clarifié ;
- de faire varier, autant que possible, les conditions environnementales qui accompagnent l’atteinte de ce but.
154Nous décrirons, dans le chapitre VII (Difficulté et enseignement), un certain nombre d’expériences qui semblent justifier cette démarche.
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Dopage et performance sportive
Analyse d'une pratique prohibée
Catherine Louveau, Muriel Augustini, Pascal Duret et al.
1995
Nutrition et performance en sport : la science au bout de la fourchette
Christophe Hausswirth (dir.)
2012