Chapitre 7. Le monde traditionnel de la boxe
p. 163-195
Texte intégral
1Ce qui frappe particulièrement le sociologue, c'est de constater à quel point le monde traditionnel de la boxe est, presque avant toute autre chose, celui de la proximité : familiale, spatiale et sociale. Cette question de la proximité est, de fait, un élément particulièrement important dans le mécanisme de recrutement des boxeurs et elle est vraisemblablement une des clés du marquage social de l'activité. Le public traditionnel de la boxe est en effet plutôt issu des milieux populaires, voire défavorisés, et cette forme de déterminisme social semble perdurer depuis la (re)naissance de la boxe en Angleterre.
2Pourtant, en dépit de ce constat selon lequel la boxe relèverait de goûts populaires, nos analyses montrent que le processus de recrutement est beaucoup plus complexe qu'il n'y paraît et qu'il n'est pas forcément lié à des mécanismes de reproduction tels que les définit la théorie de l'habitus2.
3En réalité, ce choix de la boxe s'opère à l'intérieur de phénomènes où se mêlent attirances diverses, revendications identitaires et résistances. Ces phénomènes mobilisent non seulement des mécanismes de proximité familiale et spatiale, mais aussi différents groupes d'acteurs avec lesquels les futurs boxeurs sont en interaction : les copains, l'école... les médias. Un ensemble d'acteurs qui, bien évidemment, n'échappe pas aux représentations collectives sur la boxe, ce qui complique le rapport à l'activité de celui qui s'y engage. Les trajectoires sont donc complexes, et cela d'autant plus qu'elles concernent un individu en construction, qu'il soit encore enfant ou déjà adolescent (l'engagement est, en effet, souvent précoce pour le public dit « traditionnel » de la boxe anglaise). Choisir de pratiquer ce sport correspond alors davantage à une stratégie identitaire personnelle, à un acte volontaire, réfléchi et possible qu'à une étape sur un chemin inéluctable et tout tracé.
7.1. L'ENGAGEMENT DANS LA BOXE ANGLAISE : ENTRE PROXIMITÉ ET RÉSISTANCE FAMILIALE
7.1.1. RECRUTEMENT DE LA BOXE ET PROXIMITÉ
4Durant l'enfance ou l'adolescence, les activités physiques et sportives ont la particularité d'être en général des activités de proximité, comme le montrent de nombreux travaux réalisés sur ce thème3. Les raisons tiennent autant aux problèmes d'autonomie et de déplacement qu'au désir de se retrouver dans un environnement social connu. L'envie d'exercer une activité « avec les copains » a donc des conséquences tout à la fois sur le recrutement, sur la fidélisation, mais aussi sur l'abandon lorsque « les copains s'en vont4 ». La boxe n'échappe pas à ce phénomène particulièrement marqué dans les milieux populaires qui ne disposent pas des mêmes ressources financières et organisationnelles (disponibilités parentales) que les milieux plus aisés. La présence d'une salle de boxe dans l'environnement proche du jeune apparaît donc comme un élément déterminant de l'engagement dans la pratique :
« J’ai débuté la boxe par hasard, simplement parce qu'il y avait une salle de boxe en face du domicile familial. » (Professionnel, ancien SHN, 29 ans)
« La boxe, ça a toujours été ma passion ! Je l’ai connue dans une salle, j'habitais juste en face. Moi, j'étais à côté, j'étais dans une école juste au-dessus. Après l'école, j'allais à la salle. » (Amateur, 30 ans)
5Qu'il s'agisse du club de la ville ou du club du quartier, cette proximité géographique est un élément important dans le choix du jeune, car outre qu'elle lui offre l'opportunité de la pratique, elle présente l'avantage de l'insérer véritablement dans le tissu social de la ville et du quartier où vivent les boxeurs. Ces proximités spatiales et sociales deviennent des éléments qui, à la fois, rendent possible et suscitent, si ce n'est une vocation, au moins une envie de pratique.
6Ce principe permet sans doute d'expliquer pour partie la distinction sociale traditionnelle de la boxe...
7Outre le choix d'une discipline sportive, rendu possible et en même temps suscité (désir, intérêt...) par la proximité géographique, ce qui marque en second lieu le regard du sociologue lorsqu'il tente de comprendre ce que veut dire « être boxeur », c'est la question de l'ancrage familial pugilistique. En effet, chez les jeunes de la boxe éducative tout comme chez les plus âgés, l'engagement dans un club de boxe s'inscrit souvent à l'intérieur d'un environnement familial marqué par ce sport. Sans généraliser excessivement, force est tout de même de constater que, sur les cinquante boxeurs et anciens boxeurs interrogés, seulement cinq ne présentent aucun rattachement familial à la boxe... On s'inscrit donc dans un club non seulement parce qu'il est proche du domicile, mais aussi parce qu'il s'agit là d'une tradition familiale. Faire comme le père ou le grand frère semble être un élément moteur :
« Mon père faisait de la boxe. Il a commencé à l'armée et puis il a continué. Et vu qu'à l'école, j’avais des petits problèmes, il m'a inscrit à la salle de boxe à peu près vers 8 ans et il m'a emmené avec lui. » (Professionnel, ancien SHN, 20 ans) « J'ai jamais vu mon père boxer... Mon père, il avait beaucoup de qualités : c'était un frappeur, c'était un nerveux. » (Amateur, SHN, 25 ans)
8Et quand ce n'est pas le père, ce peut être un frère ou un autre membre de la famille :
« J’ai commencé la boxe à l'âge de 8 ans. Mon grand frère était boxeur, je l'ai suivi. » (Amateur, SHN, 22 ans)
« Dans ma famille, on fait de la boxe. Mes frères ont treize, quatorze et dix ans, et ils pratiquent déjà la boxe éducative. » (Amateur, SHN, 19 ans)
9De simple constat, la « tradition familiale » devient parfois élément d'un système de justifications pour expliquer les motifs de l'engagement, les boxeurs évoquant alors la pratique de leur père ou de leur frère comme l'une des raisons qui les ont poussés :
« J'ai commencé cette année. Je suis venu à la boxe parce qu'il y avait mon frère qui s'entraînait avec les grands. Il m’en a parlé, donc je suis venu voir et ça m'a plu. » (Boxe éducative, 14 ans)
« Je revenais de Yougoslavie et j'ai vu mon frère. Il était blessé. Je lui ai demandé : "Pourquoi tu t'es blessé ?" Il m’a répondu : "Je suis tombé sur un ring de boxe". En revenant en France, je me suis mis à la boxe parce que mon frère en faisait déjà. » (Boxe éducative, 12 ans)
10Pour d'autres, on entre même dans une reproduction presque justifiée de la position paternelle :
« J'ai toujours voulu rester amateur, d'autant plus que mon père était l'entraîneur du club et que lui, il avait voulu rester amateur. » (Ancien amateur, 30 ans)
11Ces citations illustrent particulièrement bien les mécanismes d'interaction dans lesquels s'inscrit l'engagement dans la boxe. La pratique, dans ce cas, tient alors tout autant à un mécanisme d'identification qu'à un mécanisme de reproduction d'une habitude familiale. Le grand frère et le père sont, de fait, les acteurs d'un système de reproduction dans lequel la décision de s'engager dans la boxe est autant liée à la question de la proximité qu'à un possible goût déterminé par un milieu social.
12Pour certains, l'acte d'engagement constitue même une certaine forme de norme familiale, voire de destin inéluctable, au point de devenir partie intégrante d'une véritable tradition culturelle, comme c'est le cas chez certaines familles issues du monde du voyage (les familles Winterstein, Karl...) :
« Mon oncle a été champion d'Europe. Mon père a fait de la boxe, il a fait soixante-dix-sept combats amateurs. Et j'ai beaucoup de cousins qui ont des qualités pour faire de la boxe, mais ils n’aiment pas [...]. Et il faut qu'il y en ait un qui sorte, à chaque génération. Mon grand-père, son fils... Et comme ça, de génération en génération. Dans cette génération-là, c'est moi. » (Amateur, 16 ans)
13Dire que le lien familial joue un rôle déterminant dans le processus de recrutement ne permet pour autant pas de conclure qu'il en est l'unique moteur ni de comprendre avec précision les ressorts de son action... En effet, s'agit-il d'un « simple » mécanisme d'identification (au grand frère, au père) ou s'agit-il d'un habitus qui agirait sur les boxeurs et les conduirait, consciemment ou inconsciemment, à aimer la boxe ? En d'autres termes, s'agit-il tout simplement d'un effet d'opportunité de pratique, dont le déclencheur serait la pratique d'un proche ? Ou ne serait-on pas, finalement, face à un phénomène articulant des mécanismes plus complexes ?
7.1.2. L'ENTRÉE DANS LA PRATIQUE : ENTRE RÉSISTANCE DES PARENTS ET IMAGE DE LA BOXE
14Il est difficile de définir la part prise par ces différents mécanismes dans le processus de recrutement. Pour autant, on ne peut prétendre que la boxe, même si elle est une pratique de proximité, s'inscrit exclusivement dans un processus de reproduction d'une tradition familiale, à l'intérieur d'un schéma inéluctable, imposé à la fois par un déterminisme social, une volonté familiale et un désir plus personnel de la part du jeune boxeur. En réalité, le processus de recrutement est beaucoup plus compliqué qu'il n'y paraît, notamment parce que l'adhésion à la boxe ne peut faire l'économie d'une décision familiale, dans un contexte où l'image publique de ce sport est profondément détériorée.
15L'entrée dans la boxe anglaise, symbolisée par la prise d'une licence, reste souvent un événement problématique. Et même s'il s'agit d'une licence de boxe éducative ou de boxe amateur, celle-ci est souvent assimilée à une licence de boxe anglaise, sport dont l'image, qu'on le veuille ou non, est celle d'une pratique violente, un peu mafieuse et exercée par des gens défavorisés. Une image qui influence inévitablement les proches du jeune. Évidemment, les perceptions sont différentes suivant que l'on se place du point de vue du père, de la mère, des copains ou de l'école. En ce qui concerne les boxeurs eux-mêmes, loin de nous l'idée de penser que c'est exclusivement dans l'ensemble d'images évoquées précédemment qu'ils puisent les motifs de leur engagement. Cela reviendrait à dire que leur attirance pour la pratique de la boxe correspond à une volonté d'accéder à un monde déviant, violent, truqué et délinquant. En réalité, du point de vue du jeune boxeur, les conditions et les processus d'accès au monde de la boxe sont bien plus complexes. Indéniablement, ils participent à la construction identitaire de l'individu :
« À partir du moment où j'ai fait de la boxe, on ne me regardait plus pareil dans la cité [...]. Il y en a plein, c'est ce qu'ils viennent chercher dans la boxe. » (Amateur SHN, 25 ans)
16À un moment de son existence où le jeune est à la recherche de son identité d'adulte et tend à nier un certain nombre de facettes de son enfance, la boxe peut apparaître – dans un milieu où il faut faire physiquement sa place – comme une activité médiatrice de l'identité symbolisant la fin de l'enfance, le passage dans l'univers des adultes et, surtout, l'entrée dans le monde « des hommes » : un monde dans lequel on est capable d'exposer son corps. La violence du combat peut alors attirer et l'entrée dans la pratique peut ainsi devenir chez certains un challenge de plus, une épreuve supplémentaire à surmonter pour devenir un homme et faire passer le message « qu'on sait se battre et qu'on est un dur », pour reprendre les termes de certains boxeurs. Ce qui ne veut pas pour autant dire que cette motivation est exclusive ou qu'elle s'articule également avec les autres images déviantes de la boxe. D'ailleurs, étonnamment, en dehors de cette idée de mise en jeu du corps, les notions de délinquance supposée des boxeurs professionnels ou de pratiques truquées sont quasiment absentes des discours, comme si ces images renvoyées par la société n'avaient pas marqué les jeunes générations.
17Ce choix de la boxe n'est donc pas vécu et perçu de la même façon par la famille et par les jeunes : à l'exception de ceux chez qui la boxe est une véritable tradition qui confine à l'institution, la plupart des boxeurs rencontrés évoquent les tensions familiales générées par leur désir de « faire de la boxe », et ce, en dépit de la proximité familiale (père ancien boxeur ou frère boxeur) quasi systématiquement relevée :
« Mes parents n'étaient pas trop pour, parce que j'ai pris l'année dernière un coup sur le nez et j'ai saigné. Mais comme j’étais un peu perturbée en cours et qu'ils ont dit, à l'école, que la boxe me ferait du bien [...], mes parents ont dit OK, car ils ont remarqué que ça me calmait. » (Boxe éducative, fille, 15 ans)
18Même lorsque le père a été boxeur, donc, il déconseille la plupart du temps à son enfant de s'engager dans l'activité...
« J’ai choisi la boxe... Au début, mon père ne voulait pas, mais je venais aux entraînements pour m'amuser... J'avais 4-5 ans. Puis j'ai ressenti ce besoin de me mesurer à quelqu'un d'autre et à moi-même [...]. Mon père ne voulait pas, parce qu'il est passé par là : il sait que c'est dur, qu'on prend des coups et que le corps humain n'est pas fait pour ça. On en a parlé et il a accepté. » (Boxe éducative, garçon, 15 ans)
19Si, dans la plupart des cas, les deux parents sont unanimement plutôt hostiles à cet engagement, les positions paternelles et maternelles n'ont apparemment pas les mêmes motivations. Cela reste une hypothèse à explorer, mais il semblerait – au regard des pères « anciens boxeurs » qui changent rapidement de position par rapport à l'engagement de leur fils et finissent par en être fiers – que ce positionnement familial contre la boxe soit le fruit d'une négociation familiale au cours de laquelle les pères sont très partagés sur la question. La Raison les conduit à espérer le meilleur pour leur enfant. Or, le meilleur se cristallise souvent autour de la réussite scolaire et professionnelle : avoir des diplômes solides et une bonne profession. Par conséquent, il n'est pas envisageable de laisser l'enfant s'engager sur la trajectoire qui a été celle des pères, au risque de voir se reproduire le scénario familial. En outre, le père est généralement conscient de l'image sociétale désastreuse de la boxe et des risques qu'encourt le jeune s'il poursuit sa carrière en professionnel. Si d'évidence il n'attribue pas à la boxe la cause d'une position sociale jugée insatisfaisante, il associe tout de même ce sport à une pratique particulièrement liée à son milieu social5. Dans ce contexte, la Raison tue la Passion et le père adopte le point de vue de la mère.
20Car les mères – la plupart des boxeurs le confirment – s'opposent en effet quasi systématiquement à l'engagement de leur enfant. Elles offrent ainsi une résistance beaucoup plus importante que les pères, dans la mesure où elles construisent leurs représentations de la boxe sur la base des images déviantes véhiculées par la société : violence, trucage, délinquance, tout le contraire de ce que l'on peut espérer pour son propre enfant. La plupart du temps, elles vivent donc avec beaucoup d'anxiété cette demande, s'imaginant leur enfant meurtri par les coups. Or si les nez cassés et les yeux « au beurre noir » sont une réalité, ils ne sont pas aussi répandus qu'on pourrait le croire, surtout en boxe éducative. Certes, il est vrai que lorsqu'ils surviennent, à l'instar d'autres blessures, ils deviennent alors systématiquement une preuve manifeste de la dangerosité de l'activité :
« Mon père en a fait pendant un an en Yougoslavie. Il m'a dit : "Attention à toi, tu vas prendre des coups !" En ce moment, ils s'inquiètent pour moi, car je reviens de compétition avec des coups sur la figure. Ma mère veut que j’arrête car elle a peur. » (Boxe éducative, 12 ans)
21Le fondement de cette résistance est tel qu'il est très difficile de la dépasser, et si les pères changent rapidement de position, les mères, elles, résistent assez longtemps à l'idée de voir leur enfant boxer. Parfois même, elles y restent opposées tant que dure la carrière du boxeur...
« Quand je suis passé professionnel, ma mère, je n'en parle même pas ! [...] elle n'a vu aucun combat ! Elle en entend parler, mais elle ne veut rien voir. Mes affaires de boxe, elle ne les repasse même pas. Elle n’y touche pas. Quand les études vont bien, il n'y a pas de problème, mais quand ça va mal, elle s'en prend tout de suite à la boxe... C'est pas parce que j'ai une copine que j'ai des problèmes. Non, c'est la boxe ! Une fois, on est parti à Troyes. Elle est venue, mais elle est restée dans la voiture, elle a attendu que le combat se termine. À mon avis, mon père a eu une discussion avec elle avant que je passe professionnel. Mon père est content, il veut voir. C'est normal qu'il veuille que je passe professionnel : en amateur, je m'entraînais qu'avec des pros ! » (Professionnel, 21 ans)
22Dans les familles où le père a été boxeur, il y a généralement, derrière cette résistance de la mère, une résurgence des peurs vécues à l'époque où le père pratiquait l'activité. Pour une mère, laisser son enfant faire de la boxe c'est renoncer à son rôle de protection, phénomène parfois renforcé selon l'origine culturelle des boxeurs : à l'exception des boxeurs du Nord de la France, issus principalement des communautés minières, la boxe recrute surtout des Français originaires du continent africain. Il en va ainsi des Français d'Afrique du Nord qui, suite à l'indépendance, sont revenus en France et se sont largement engagés dans la boxe, suivis quelques années plus tard par les différentes communautés maghrébines ou noires qui ont constitué les différentes vagues de migrations des années 1960 et 1970. Or, dans ces différentes communautés, la place de la mère est très importante. Même si ces mondes sont très masculins, voire machistes (notamment en ce qui concerne la répartition des rôles au sein de la famille), c'est à la mère que revient le plus souvent la tâche d'éduquer les enfants.
23Lorsque le père n'est pas un ancien boxeur, l'acceptation familiale de l'engagement semble plus simple – le jeune boxeur est, en tout cas, soutenu par le père car, dans ce cas, il n'y a pas de reproduction du scénario paternel, lequel n'entre donc pas en jeu dans le compromis familial qui se met en place. Cela n'empêche pas les mères d'être contre cet engagement, mais le père a plutôt tendance à être un soutien. La boxe est alors le plus souvent synonyme de défoulement, d'exutoire des tensions ; elle est un moyen de calmer la nervosité de l'enfant :
« J'aimais la boxe, j'ai toujours aimé la boxe, mais ma mère n'était pas trop pour que j'en fasse. Mon père disait : "Si ça peut te calmer, si c'est pour ton bien..." Après, ils m'ont un peu suivi, et ils ont remarqué que j'avais quand même des capacités, que j'étais quand même quelqu'un de bien6. » (Amateur club, 30 ans)
24L'acte d'engagement dans la boxe n'est pas que la simple reproduction d'une disposition familiale. Même si, chez de nombreux boxeurs, l'environnement familial a été ou est encore lié à la boxe, cet engagement s'inscrit également dans le contexte d'une image très négative de la boxe, surtout, dans le cadre d'une temporalité où les parents prennent encore part aux décisions de l'enfant ou de l'adolescent. Leur rôle est alors déterminant pour comprendre l'acte d'engagement dans l'activité. Le système de représentations, qu'ils ont construit, de ce monde, avec leurs perceptions, leurs interprétations et leurs jugements, va alors entrer en discussion, voire en opposition avec la demande et les désirs du jeune.
25Par ailleurs, tout dépend également de l'âge de l'enfant. Plus il sera âgé, moins sa décision tiendra compte des recommandations parentales. Bien au contraire, les résistances de la mère, les appels à la vigilance du père ne feront que renforcer son désir, par un simple mécanisme de revendication identitaire. Lorsqu'on dit à un adolescent qu'il ne devrait pas faire de la boxe, il entend qu'il ne peut pas devenir un adulte comme son père. Le contexte d'une mère protectrice avec laquelle il commence à prendre de la distance va évidemment renforcer la détermination du jeune, surtout en période de construction de son identité. La proximité d'une salle agira alors comme une opportunité, un révélateur, un élément propre à déclencher l'idée de s'inscrire dans un club de boxe.
7.2. LE RECRUTEMENT TRADITIONNEL DE LA BOXE : DES PUBLICS EN DIFFICULTÉ SOCIALE
26Une fois expliquées les conditions d'entrée dans le monde de la boxe anglaise, l'intérêt se porte tout naturellement sur les pratiquants eux-mêmes. Quels sont les publics qui font ce choix ? Les boxeurs correspondent-ils vraiment à cette image de gens parfois peu recommandables véhiculée par la société ? Appartiennent-ils aux milieux sociaux les plus défavorisés, voire à des milieux déviants ? Ou y a-t-il, au contraire, complet décalage entre cette image et la réalité ?
7.2.1. MUTATION DES TERRITOIRES ET ÉVOLUTION DU RECRUTEMENT SOCIAL
27Comme nous venons de le voir, la proximité est primordiale dans l'acte d'engagement dans la boxe : on s'inscrit généralement dans le club de boxe, parce qu'il est proche du domicile. Or, la cartographie des clubs d'Île-de-France permet facilement de comprendre en partie pourquoi la boxe était et demeure une pratique populaire. En effet, à quelques exceptions près, la plupart des clubs parisiens (Paris intra-muros) sont implantés dans les quartiers populaires situés aux portes de la capitale ou dans des arrondissements qui, à certaines époques, furent effectivement des hauts lieux de la boxe anglaise (les 9e, 11e, 18e, 19e et 20e arrondissements). Ces quartiers, encore considérés comme populaires après la Seconde Guerre mondiale (et donc au moment de l'apogée de la boxe), ont depuis connu des évolutions sociales importantes, du fait de la hausse spectaculaire des prix de l'immobilier. Aujourd'hui, les classes moyennes et populaires ont quasiment déserté Paris, abandonnant leurs quartiers au public dit « bobo ». Or, non seulement cela ne s'est pas accompagné de la disparition des clubs de boxe, mais cela a provoqué un mécanisme d'ouverture à de nouveaux publics (tels les cadres) et à un développement de nouvelles modalités de pratique. On constate ainsi que les clubs parisiens sont aujourd'hui foncièrement orientés vers la boxe loisir :
« À Paris, il y a quelques clubs qui restent encore sur la compétition, comme le BAC 9 ou le BC de Paris XXe, mais ils deviennent de plus en plus rares. Là, tu trouves encore des jeunes issus des milieux populaires. Sinon, dans les clubs parisiens, tu as de plus en plus de cadres, d'avocats comme au BC1er et BC2e où tu n'as quasiment que des loisirs et quasiment plus de compétiteurs. » (Cadre fédéral, 52 ans)
28À l'extérieur de Paris, les clubs sont surtout présents sur la petite couronne, dans ce qu'il est de coutume d'appeler « la ceinture rouge » (composée de différents bastions du parti communiste depuis l'après-guerre) et dont les populations appartenaient surtout aux milieux ouvriers. Cette concentration importante de clubs de boxe s'explique par la dynamique de diffusion de la pratique pugilistique. En effet, dans la seconde moitié du XXe siècle, les clubs se sont progressivement installés dans toutes les banlieues populaires autour de Paris.
« Si à Paris le public est en train de se transformer, en banlieue, c'est là qu'on trouve tous les compétiteurs... et évidemment des jeunes plutôt issus de la banlieue, donc plus populaires. » (Cadre fédérai, 52 ans)
29Si l'on s'éloigne encore de Paris, on voit que les clubs sont implantés dans les villes de la « grande banlieue » qui ont connu des développements démographiques importants et où les populations appartiennent souvent aux couches les moins favorisées (les habitants de ce que l'on a coutume d'appeler les « banlieues difficiles ») : Meaux, Cergy, Mantes-la-Jolie, Corbeil-Essonnes, pour ne citer qu'elles. Dans ces villes, l'implantation des clubs de boxe est à la fois le fruit d'une politique locale (sans doute liée à un mécanisme d'imitation), mais aussi celui d'une politique fédérale volontariste, mise en place à partir des années 2000. Dans les banlieues difficiles, un programme d'aide à la création de clubs, initié par le comité d'Île-de-France de boxe anglaise, a en effet été soutenu, à partir de 2003, par le ministère en charge des sports, en partenariat avec la Fondation du sport et la région. Ce programme visait la création de clubs dans les zones sensibles et a permis celle de douze écoles de boxe en moins de trois ans. Aujourd'hui, cette action est généralisée à l'ensemble du territoire français. Si ce type d'initiative est intéressant du point de vue de la diffusion de la pratique, il n'en renforce pas moins le positionnement social de l'activité...
30La répartition géographique des clubs sur le territoire montre donc que ceux-ci sont principalement implantés dans les quartiers anciennement, traditionnellement ou nouvellement populaires. Ceci ne veut pas pour autant dire que cette situation exclut systématiquement les autres milieux sociaux, mais simplement que les clubs ont un marquage social correspondant, bien souvent, à l'identité sociale de leur territoire, avec son histoire et sa sociologie7. L'exemple des clubs de boxe de Paris intra-muros illustre assez bien cette question. Leur présence y est le produit d'une histoire sociale qui, au regard de l'évolution de la démographie parisienne, entraîne aujourd'hui des changements dans le recrutement des clubs.
31Cette implantation géographique ne signifie pas non plus que, dans ces villes ou ces quartiers, toutes les populations appartiennent aux milieux populaires ou défavorisés, même s'il est vrai que les familles plus favorisées tentent parfois de soustraire leurs enfants à leur environnement immédiat. Ceci participe également d'un mécanisme de résistance de la part des parents des jeunes boxeurs : laisser entrer leur enfant dans le milieu de la boxe, c'est le conforter dans l'espace social dont ils voulaient le faire sortir.
32De nombreux dirigeants de clubs n'ignorent pas ces phénomènes (notamment le problème qu'implique, en ce qui concerne le marquage identitaire, leur présence dans une banlieue difficile) et s'interrogent sur l'ouverture à de nouveaux publics. Certains constatent que déménager à l'intérieur même de la ville change, en effet, parfois radicalement le profil social du club. L'exemple de Tremblay-en-France est à ce titre assez illustratif. Le club était constitué d'un public traditionnel mais, en raison de la proximité de l'aéroport de Roissy et en échange de compensations financières, une généreuse politique de la jeunesse put être menée qui aboutit à la construction d'une nouvelle salle de boxe dans un quartier qui n'était pas populaire. Cette migration géographique a complètement modifié le paysage social du club qui s'est ainsi ouvert à de nouveaux publics :
« Quand le club a été créé, on était au centre-ville dans la cité. C'est pas rassurant de voir des jeunes en train de squatter devant les immeubles. Moi, j'ai grandi là, donc je les connais. Mais tu vois, une dame comme cette maman qui est venue chercher son fils, tout à l'heure, ne l'aurait pas mis à la boxe s'il fallait se garer dans la cité. Après, elle aurait eu peur que son fils se fasse embêter... Depuis qu'on a déménagé, plus de la moitié habitent dans des pavillons. C'est plus le même public. C'est des enfants de familles... plus riches, on va dire. Les mamans viennent les chercher à la fin de la séance. Avant, les jeunes, personne ne venait les chercher. Par contre, les jeunes du centre-ville n'ont pas suivi. Pourtant, c'est à 15 minutes à pied. Bon, avant, c'est sûr, comme ils squattaient devant la salle... Ils regardaient. Ils voyaient les boxeurs mettre les gants et ça leur donnait envie de venir. Bon, ils venaient pas pour la même chose... Aujourd'hui, ce nouveau public vient pour de la boxe loisir. Tu en as très peu qui veulent faire des compétitions, alors qu'avant ils venaient pour se battre. Donc, les compétitions, se battre contre quelqu'un qu'ils ne connaissent pas, en motivait certains. Pour les adultes, c'est la même chose. À part deux compétiteurs, les autres sont tous des loisirs alors qu'avant ils venaient tous pour faire de la compétition. » (Entraîneur boxe éducative, 33 ans)
33Comme dans la plupart des sports, l'acte d'adhésion est tributaire de conditions de proximité spatiale qui renvoient elles-mêmes à la question de l'espace et de la composition sociale des territoires. À l'implantation des clubs de boxe se trouve donc rattachée la question de l'ouverture de la boxe aux nouveaux publics, c'est-à-dire à des milieux qui sont parfois bien éloignés du public traditionnel de la boxe, tant par leurs origines sociales que par les modalités avec lesquelles ils vont s'exercer à l'art pugilistique. Se trouve alors posée la question de l'entrée dans une pratique profondément marquée socialement, avec ce que cela implique en termes de revendication et de protection de territoires pour les initiés, et d'anxiété pour les autres. Elle interroge donc la question de la mixité sociale des activités sportives et, surtout, les conditions et les raisons pour lesquelles le paysage social d'une pratique se transforme. Selon la conception traditionnelle que la sociologie du sport a des phénomènes de démocratisation des activités sportives, il semblerait que les activités distinctives des catégories supérieures soient progressivement exercées par les classes moyennes, puis finalement délaissées par les catégories supérieures8 dans les conditions d'un processus d'appropriation/différenciation9. L'originalité de la boxe, en ce début de XXIe siècle, tient au fait qu'elle semble s'ouvrir à de nouveaux publics, notamment les cadres, et que nous sommes donc en présence d'un phénomène complètement inversé d'appropriation d'une activité populaire par certaines catégories de l'élite sociale. Ce qui est probablement pour elles un nouveau moyen de se distinguer, une sorte de snobisme social à l'intérieur d'un phénomène d'omnivorité sociale10.
.7.2.2. UN MARQUAGE SOCIAL ANCRÉ DANS LES MILIEUX POPULAIRES
34Les observations réalisées dans les clubs de boxe, ainsi que les différents entretiens menés avec les boxeurs corroborent cette idée d'un marquage social correspondant aux territoires accueillant les clubs, c'est-à-dire un recrutement qui s'inscrit principalement dans les milieux populaires, ainsi que le souligne cet entraîneur :
« Au mieux, ils sont parfois issus des classes moyennes, mais la plupart du temps, ils viennent plutôt de milieux défavorisés. » (Entraîneur de haut niveau)
35Effectivement, dans les clubs situés dans les zones géographiques décrites, il est rare de trouver des boxeurs issus de milieux sociaux favorisés, ou même seulement des classes moyennes. Seuls les clubs installés dans les zones aux populations davantage mixtes offrent des profils sociaux plus élevés. Sur ce point, il faut cependant distinguer les compétiteurs et les boxeurs de loisir. Si ces derniers appartiennent parfois aux couches sociales plus élevées, les boxeurs engagés dans des logiques compétitives sont quasiment tous issus de milieux populaires et, pour une partie d'entre eux, de milieux nettement défavorisés. Cette répartition ne veut pas dire qu'en boxe, nous sommes face à une misère sociale excessive, mais que ces populations ont souvent eu des parcours difficiles (parfois très touchants), avec des histoires de vie très dures où la boxe tient lieu d'espoir :
« J'ai passé une partie de mon enfance en Yougoslavie avec mon grand-père et ma grand-mère [...]. Mes parents étaient en France et en difficulté pour trouver une nourrice. Étant donné que ma mère ne travaillait pas, il n'y avait que mon père qui travaillait sur les chantiers. Donc il rentrait tard le soir. Ma mère a travaillé, mais elle est tombée malade après. Alors, tout ça a joué un peu un rôle. Et moi, je voulais rester avec mon grand-père et ma grand-mère. Donc, j'ai goûté un petit peu à la vie dure [...]. J'ai eu une responsabilité qui a été assez grande, parce que j'ai eu mon frère et ma sœur, j'ai pas eu ma mère pour s'occuper de moi [...]. Plus tard je me suis engagé dans le conflit en Yougoslavie. » (Amateur, 30 ans)
« Au début, je vivais avec mes parents et ensuite j'ai été à la DASS, dans un foyer jusqu'à 21 ans. Donc, jusqu’à 5 ans, on est resté à la DASS. Et après, on est revenu avec elle car elle avait un appartement et ça allait déjà mieux. Mais on a commencé à faire plein de bêtises. C'est vrai que le milieu où l'on était n'arrangeait pas les choses. Je ne sais pas si vous connaissez. Il y a pas mal de voyous, de toxicos, il y a des bandes. » (Amateur, SHN, 25 ans)
36Ces deux trajectoires sont assez révélatrices des parcours que l'on peut rencontrer en boxe anglaise. Bien entendu, tous les boxeurs interviewés ne représentent pas systématiquement des univers aussi difficiles, mais un certain nombre d'éléments reviennent assez régulièrement dans le discours de beaucoup d'entre eux : enfance perturbée, absence de père, banlieues sensibles... Ils évoquent des environnements sociaux, sinon systématiquement dramatiques, au moins assez complexes. Les entretiens laissent même apparaître des liens entre l'engagement compétitif et la difficulté du parcours : plus l'origine sociale est difficile, plus les boxeurs s'engagent dans des logiques de carrière sportive, c'est-à-dire essaient progressivement de se diriger vers ce qu'ils considèrent comme « le monde des hommes ». Plus on s'approche du haut niveau et plus les trajectoires sociales sont poignantes et renferment de grandes souffrances. À tel point qu'il est parfois question de véritables revanches sur la vie. L'origine sociale des soixante-deux boxeurs passés par le Pôle France entre 2001 et 2006 confirme cette tendance repérée dans les entretiens (cf. tableau no 5, p. 174) :
« À haut niveau, tu as des boxeurs qui sortent du commun, un peu ingérables, avec des histoires difficiles ; des caractériels, des filous, des malins [...]. Les gars qui réussissent à haut niveau ont quand même quelque chose de spécial. Sur le ring, il faut être malin, avoir de la personnalité. Sinon, généralement, dans notre activité, tu ne réussis pas. » (Cadre fédéral, 32 ans)
7.2.3. BOXE À HAUT NIVEAU ET PARCOURS SOCIAUX DIFFICILES : LE CAS DES BOXEURS DU PÔLE FRANCE11
37Les boxeurs de haut niveau sont donc le plus souvent issus d'un milieu social populaire, voire défavorisé et ont, durant leur vie, subi de nombreux revers (décès, maladies, chômage). Chez eux, peu de parents travaillent : 37 % des pères et 42 % des mères (cf. tableau no 5) et, quand ils sont encore scolarisés, les boxeurs sont la plupart du temps boursiers ou titulaires d'une aide CNASEA12 (cf. tableau no 8). Au final, seulement 31 % d'entre eux ont des parents qui peuvent subvenir à leurs besoins sans pour autant avoir des revenus très élevés. Les professions déclarées relèvent systématiquement des professions et catégories socioprofessionnelles (PCS) les plus modestes : ouvriers, employés, agents d'entretien. Seuls 7 % des pères et 2 % des mères appartiennent aux classes moyennes ou supérieures.
TABLEAU No 5 – Situations professionnelles des parents des boxeurs de haut niveau présents au pôle France de boxe de l’INSEP, entre 2000 et 2006 (effectif : 62 boxeurs). Résultats en %
Père | Mère | |
Agriculteur exploitant | - | - |
Artisan, commerçant, chef d’entreprise | - | 2 |
Cadre, profession intellectuelle, scientifique, artistique | 2* | - |
Profession intermédiaire | 5 | - |
Employé | 7 | 19 |
Ouvrier et agent d’entretien | 23 | 21 |
Au chômage ou au RMI | 16 | 12 |
Malade/invalide | 5 | - |
Retraité | 21 | - |
Au foyer | 43 | |
Absent(e) | 21 | 2 |
38Qui plus est, à ces difficultés économiques et sociales s'ajoute souvent un contexte de famille nombreuse, d'où des complications financières du fait de la plus grande répartition des ressources pour une famille aux faibles revenus. Près de 80 % des boxeurs viennent de familles d'au moins trois enfants et près d'un tiers de familles d'au moins cinq enfants (cf. tableau no 6), ce qui est largement au-dessus des moyennes nationales.
39Les formations dans lesquelles sont engagés les boxeurs confirment, d'ailleurs, les positions sociales parentales. Les filières professionnelles sont sur-représentées : plus de la moitié des boxeurs ont un niveau CAP ou BEP et à peine 17 % ont le bac (cf. tableau no 7). Ce constat, à resituer en outre à l'intérieur d'une pyramide des âges dans laquelle il est rare de trouver des boxeurs âgés de moins de 17 ans, dresse le tableau d'un groupe plutôt en situation scolaire difficile13. De 2002 à 2006 la moyenne d'âge au pôle France varie, suivant les années, entre 22 et 25 ans.
« Le contexte socio-économique d'origine des boxeurs est particulièrement défavorisé. On retrouve, à un degré moindre, un peu le même profil social chez les lutteurs, à la différence que le taux d'analphabétisme des parents est beaucoup moins élevé. » (Cadre fédéral, 42 ans)
40Pour autant, loin de nous l'idée de céder au déterminisme social ou au fatalisme : la plupart des boxeurs rencontrés ou interviewés sont généralement conscients des difficultés sociales et économiques de leur milieu d'origine et ils présentent souvent comme une opportunité le passage par les structures de haut niveau. On retrouve en effet dans leur discours la volonté de se servir de leur statut comme d'un tremplin professionnel. Cette situation semble même s'amplifier depuis quelques années. Si jusqu'aux années 2000, l'argent et les paillettes du monde professionnel constituaient un élément moteur du passage quasi systématique des boxeurs de haut niveau vers le monde professionnel, l'idée de devenir professionnel a fini par s'estomper au profit de celle d'une reconversion professionnelle opportuniste. Mais, si au premier abord ce changement de perspective de carrière peut séduire la Fédération (puisque les boxeurs ne passent plus prématurément dans le monde professionnel), il n'en pose pas moins un problème d'engagement...
« Avant, ils voulaient tous passer professionnels. Notre but était de les retenir pour qu'ils puissent faire au moins les échéances olympiques. Aujourd'hui, ils veulent tous rester en équipe de France et se servent de cette position pour trouver du boulot. Leurs objectifs s'arrêtent aujourd'hui à la boxe amateur alors qu'avant, c'était une simple étape qu'il fallait réussir à tout prix pour devenir un bon professionnel. » (Cadre fédéral, 32 ans)
TABLEAU No 7 – Situation scolaire des boxeurs de haut niveau présents au pôle France de boxe de l’INSEP, entre 2000 et 2006 (effectif : 62 boxeurs)
Arrêt des études avant le bac | 7 % |
CAP/BEP | 51 % |
Collège et lycée | 14 % |
Bac et plus | 28 % |
TABLEAU No 8 – Situation socioprofessionnelle des boxeurs de haut niveau présents au pôle France de boxe de l’INSEP entre 2000 et 2006 (effectif : 62 boxeurs)
Boursier et CNASEA | 43 % |
Sans aide ni revenus | 31 % |
Salariés | 26 % |
41Le statut de boxeur de haut niveau est à présent volontiers utilisé comme un élément de réputation permettant de négocier le virage vers une autre activité professionnelle : il s'agit finalement d'une véritable opportunité de reconversion sociale. Loin d'être enfermé dans son milieu social, le boxeur apparaît plutôt réaliste, moins ambitieux qu'on ne l'imagine, et bien décidé à se servir de cette position pour se professionnaliser.
7.3. UN ENVIRONNEMENT SOCIAL MARQUÉ PAR LA VIOLENCE
42Ce monde est souvent décrit comme plutôt difficile, parce que-selon le témoignage de boxeurs eux-mêmes – la violence y est omniprésente, qu'elle soit liée à l'espace géographique ou présente au sein de la famille (elle est alors parfois même justifiée comme relevant d'un héritage culturel).
« Les Haïtiens, je dirais qu'ils ont un comportement pas violent... mais disons... combatif, et la boxe, ça marche bien quand il y a des structures. Bon, des fois, ça se passe aussi en dehors des rings... Mon père a fait de la boxe, mais il était plutôt connu pour ce qu'il faisait autour ! Et là, c'est vrai qu'il a marqué son passage. Les gens le connaissent pour ce qu'il faisait en dehors, car il y avait beaucoup de bagarre. » (Amateur, SHN, 24 ans)
« C'est vrai que, dans le milieu, il était assez craint. Dans la rue aussi, car il était vraiment "nature". Il fallait pas raconter n'importe quoi ! À mon avis, ça ne lui aurait pas fait peur d'aller en prison ou – c'est malheureux à dire – de tuer quelqu'un. Il était vraiment méchant. Mais en fait, il était à l'armée quand on est parti en France. Je l'ai jamais bien connu. Maintenant, on s'appelle, mais ton père, tu en as besoin quand tu es jeune. C’est pas quand tu as 18 ans que ton père doit revenir. C'est pas possible ! C'est quand ma mère avait des problèmes qu’il aurait dû être là. Là, j'aurais eu besoin d'un père. Bon... maintenant, j'essaie de jouer le jeu, mais il aurait pu intervenir avant... Lui, il a fait de la boxe parce qu'il était agressif il fallait qu'il se dépense. » (Amateur, SHN, 25 ans)
43Ces deux extraits sont presque caricaturaux tant ils sont proches du portrait de Rocky Graziano joué par Paul Newman dans Marqué par la haine14. Cette situation n'est évidemment pas une propriété indissociable de la condition de boxeur, et d'ailleurs, tous les pères ne sont pas violents ni leurs enfants « marqués par la haine ». Pourtant, il faut bien admettre que la violence est souvent au cœur des trajectoires : violence du père, comme nous venons de le voir, mais aussi violence d'un environnement social difficile, frustrant et souvent blessant du fait d'une société dans laquelle on ne semble pas avoir sa place ou de laquelle on se sent même exclu. À cet égard, les violences de 2005 dans les banlieues sont assez révélatrices de ce sentiment d'exclusion15. Même si elle peut être interprétée de la sorte, la violence est rarement gratuite. Lorsqu'elle survient soudainement (ou, plutôt, apparaît soudainement sur la place publique, après avoir passé le filtre des médias), c'est qu'elle était latente et baignait depuis longtemps les mentalités. Les entretiens réalisés par Laurent Mucchielli montrent que les fondements de cette violence n'influencent pas uniquement les jeunes mais bien l'ensemble des générations occupant cet espace social. Le mal-être d'une population, qui se traduit par le sentiment, chez beaucoup, « d'être stigmatisés, dévalorisés, infériorisés, toujours suspects d'être moins moraux, plus violents, mauvais parents16. » En effet, la violence physique et symbolique est omniprésente dans cet environnement social des banlieues dites difficiles.
44Et la boxe dans tout cela, pourrait-on dire ?
45La salle de boxe, comme le souligne Wacquant17, fait souvent office d'îlot de sécurité dans un espace fortement violent. Même si le contexte des salles françaises n'est pas celui du Boxing Club de Chicago, il n'en demeure pas moins que, dans cet espace, la boxe apparaît comme un lieu d'espoir : une opportunité d'échapper, si ce n'est définitivement, du moins temporairement, à un univers social difficile. Dans ces conditions, de nombreux boxeurs se définissent comme des jeunes plutôt difficiles, bagarreurs et parfois délinquants, pour lesquels la boxe est apparue comme un espace d'intégration sociale. Un espace auquel ils se sont accrochés, dans lequel ils ont trouvé des valeurs, de la reconnaissance, du respect, mais aussi – parfois – dans lequel ils ont pu expulser symboliquement, dans des sacs de frappe, toute leur haine :
« Pendant trois ou quatre années, j'ai déconné, je n'ai pas eu d'activité sportive, j'ai eu des problèmes avec la famille. J'ai dû travailler, trouver un logement, me débrouiller. Et comme j'étais dans les mauvais quartiers, on va dire que j'ai eu de mauvaises fréquentations. J’ai failli mal tourner. Enfin, j'ai mal tourné, mais je suis revenu malgré tout faire de la boxe. C'est un sport très beau et qui demande énormément d'efforts, physiques, moraux. C'est pour ça que la boxe, c'est un sport qui me plaît : parce que c'est très dur. À partir du moment où vous commencez à pratiquer, vous ne faites pas les choses à moitié. Pour moi, il faut les faire à fond. » (Ancien amateur, 29 ans)
« C'est un pote qui m'a amené, parce que c'est vrai que je me bagarrais beaucoup dans la rue, j'étais un vrai bagarreur ! Il me dit : "Tiens, tu sais qu'il y a une salle de boxe ? Viens !" J'ai dit “OK". Alors j'y vais et le flash ! mais vraiment, le flash ! Comme ça : "Waouh !" Je rentre dans la salle de boxe et après, je commence à mettre les gants, et je retourne à la salle de boxe. J'avais pris des roustes par les mecs qui étaient là depuis quelques années. Et c'est ça qui me motivait pour y aller. Et j'y suis allé. Et au bout de six ou sept mois, l'entraîneur s'est dit : “Waouh, ce jeune-là !" » (Ancien professionnel, ancien SHN, 30 ans)
46Ce dernier extrait d'entretien, de prime abord anodin, est en fait extrêmement riche et illustre ce qui « se trame » derrière cet engagement dans la boxe. Car l'acte est beaucoup plus complexe qu'il n'y paraît : il ne s'agit pas simplement de vouloir taper dans un sac ou de se mettre à la boxe parce qu'on est bagarreur. Entre également en jeu un mécanisme de reconnaissance : « L'entraîneur s'est dit : "Waouh, ce jeune-là !" ». Car la reconnaissance est au cœur de la question de la socialisation dans le monde de la boxe. Certes, le jeune ne vient pas la chercher consciemment, mais s'il la trouve, il découvre le sentiment d'exister dans un espace social autre que l'univers familial et plus « moral » que le monde de la rue. L'entraîneur devient alors souvent, comme nous l'avons dit, un second père. Bien entendu, lorsque le jeune boxeur a grandi dans une famille monoparentale (parents divorcés, père décédé, disparu ou absent...), le statut de ce second père prend une ampleur encore plus importante : dans le haut niveau, par exemple, cette situation est loin d'être anecdotique puisque 21 % des boxeurs n'ont pas de père (cf. tableau no 5, p. 174).
« J'étais un petit peu perturbé lors de la séparation de mes parents. Au début, j’étais quelqu'un de très agressif, il ne fallait pas me dire quoi que ce soit. Pour un oui ou pour un non, je pouvais mettre mon poing dans la figure de quelqu'un. La boxe m'a calmé, m’a complètement métamorphosé. Du jour au lendemain, je suis devenu quelqu'un d'autre. » (Amateur, 30 ans)
47Pour les boxeurs qui se présentent souvent comme des individus ayant failli mal tourner mais qui, par chance, ont découvert la boxe18, sommes-nous réellement en présence d'un mécanisme de cause à effet, ou peut-on penser que ces jeunes auraient de toute manière changé ? Cette question est d'autant plus pertinente que l'examen des "carrières" des délinquants, par exemple, montre que la délinquance commence véritablement vers 11 ou 12 ans, connaît un pic vers 15 ou 16 ans et ensuite décroît19. Cependant, même si certains boxeurs présentent tous les traits de la délinquance et n'hésitent pas à dire qu'ils ont commis dans leur jeunesse quelques petits larcins, il n'est pas question ici de renforcer les stéréotypes en assimilant boxeurs et délinquants : dans la plupart des cas, ces « erreurs de jeunesse » sont simplement liées à la crise d'adolescence.
48Et l'interprétation que les jeunes boxeurs donnent de ces « écarts de conduite » montre qu'il s'agit d'une trajectoire normale de sortie de crise, dans un univers où le lieu de résolution de cette crise se cristallise sur un groupe social contestataire de l'ordre établi : la bande. En réalité, le club de boxe se présente peut-être comme une solution au moment où le jeune est de toute façon disposé à quitter cette condition d'individu déviant et à rechercher un mode de vie socialement plus acceptable (sans être pour autant trop conforme à une société qu'il conteste). Faire de la boxe, c'est en effet adhérer à une activité qui, d'une certaine façon, est socialement sulfureuse car elle fait peur, une activité qui paraît déviante mais qui défend en fait une éthique profondément respectueuse de la nature humaine, fondée sur la discipline, le travail, l'abnégation, la souffrance, le courage, la rigueur. Pratiquer la boxe, c'est certes renforcer son identité de « dur », mais de « dur » défenseur de valeurs nobles :
« Les boxeurs, c'est vrai, c'est pas des enfants de chœur. C'est souvent des garçons difficiles, mais c'est pas des voyous... parce que dans une salle de boxe, tu joues pas les mariolles, tu fais pas semblant... Il y a de la rigueur, de l'effort, donc si t'es pas prêt à accepter tout ça, ça marche pas longtemps. » (Entraîneur club, 49 ans)
49Au moment où le jeune est à la recherche de son identité d'adulte, peut-être trouve-t-il dans la boxe une activité qui lui semble incomprise tout comme lui-même pense l'être ? Il reste ainsi dans une forme de contestation, tout en adhérant à des valeurs estimées justes. Plutôt qu'une forme de conséquence de l'entrée dans la boxe, ne vaudrait-il pas mieux voir là un processus d'assagissement naturel du comportement ? Cette question reste ouverte, d'autant plus que cette présentation de soi sous l'angle de la délinquance (régulée par la boxe) est quasiment absente chez les très jeunes20, alors qu'elle est très fréquente dans les histoires de vie des plus anciens où elle est toujours liée à la fin de l'adolescence (14-17 ans).
50Malgré cette question qui demeure ouverte, il n'en reste pas moins que, chez certains, l'entrée dans la boxe correspond indéniablement à une pratique exutoire : besoin de se dépenser, d'évacuer des tensions individuelles générées par un environnement social difficile et frustrant. La boxe devient alors, comme le décrivent Elias et Dunning21, la « solution civilisée » d'apaisement des tensions quand l'environnement est encore violent.
51Pour qui habite dans une banlieue difficile, il va de soi que la question de la violence est une réalité, ce qui ne veut pas dire pour autant qu'elle est univoque, généralisée, voire inéluctable, qu'elle constitue le ciment des liens sociaux et, surtout, qu'elle relèverait d'une nature propre aux milieux populaires ou groupes sociaux défavorisés. Autrement dit, qu'elle se distillerait progressivement dans la nature des individus de cet espace social. Même si la violence, pour Girard22 ou d'autres, est inhérente à la nature humaine, il n'empêche que les individus adhèrent, s'engagent et surtout recherchent davantage des pratiques culturelles « civilisées » (selon Elias), c'est-à-dire des pratiques dans lesquelles on va tendre à maîtriser toutes les facettes de la violence. Il n'en demeure pas moins que cette violence existe et doit être mieux prise en considération si l'on veut mieux comprendre la question des rapports sociaux chez ces jeunes. Ainsi, choisir de s'inscrire dans un club de boxe ne veut pas forcément dire que l'on est attiré par la violence et que l'on est d'un naturel agressif. Cela signifie, pour un certain nombre de jeunes, trouver une pratique exutoire, bien souvent en réaction à une violence sociale qu'ils n'arrivent plus à assumer et à gérer : une envie de crier, de taper pour expulser toutes les tensions accumulées. Mais, plus généralement, cela n'est qu'un passage, une étape de la vie, et non un attribut ou une prédisposition. Cette attirance pour la boxe est ainsi souvent associée à une agressivité débordante, qu'une pratique de ce sport permet, justement, de gérer.
« Je faisais de la musculation chez moi. On va dire en fait que je débordais d'énergie. Je faisais donc pas mal de conneries, je faisais rien de mes journées. La musculation, ça m'a permis de me défouler, de me dépenser. Je demandais à mes frères et sœurs de me taper aux abdos... Je faisais du foot. Mais bon... j'étais... enfin, mon petit frère en faisait mieux que moi ! Moi, j'étais plutôt un danseur avec la balle : dès que j'avais la balle, c'était le plaisir de pouvoir dribbler. Et en plus, j'étais un petit peu agressif, c'est vrai que je m’énervais aussi. Il me fallait un sport un peu plus hard... la boxe. » (Amateur, SHN, 25 ans)
52La boxe comme moyen d'apaiser et d'évacuer son stress n'est pas propre aux mondes défavorisés ; elle concerne également les populations plus aisées de notre société, comme les cadres. Car, très souvent, soumis à de fortes pressions professionnelles (donc à une forme de violence de plus en plus importante), ceux-ci s'engagent eux aussi dans ce type d'activité dont ils attendent qu'elle les aide à gérer leur situation personnelle et professionnelle (cf. chapitre 8, p. 197 – Les élites sociales et les femmes : des publics qui interrogent le monde de la boxe anglaise).
53Il serait simpliste de penser que l'entrée dans le monde de la boxe s'inscrit dans un schéma unique de conjuration de la violence : une pratique exutoire prenant place à l'intérieur d'un processus plus global de pacification de l'individu. Si le besoin d'évacuer par le biais d'une pratique de combat, les tensions accumulées dans la société peut participer à l'acte d'engagement dans la boxe, on ne doit pas conclure que, chez le jeune, cet engagement s'explique simplement par une volonté de socialisation. Le choix de la boxe n'est pas qu'un acte volontaire synonyme de réadhésion à une société envers laquelle on éprouve beaucoup de haine. Comme nous l'avons dit précédemment, l'acte s'inscrit également dans un contexte de proximité et de construction identitaire, dont les motifs sont internes à l'individu et à sa cellule familiale.
54Quoi qu'il en soit, si la question de la proximité, tant territoriale que familiale, semble un élément marquant dans l'environnement du jeune boxeur, cet élément n'en reste pas moins extérieur à l'individu. Certes il va favoriser l'engagement dans la boxe ; mais, au final, celui-ci demeure un acte personnel. Dans notre cas, il s'insère dans un environnement peu conciliant avec cette idée ; aussi est-il intéressant d'essayer de comprendre les motivations qui animent cette initiative, voire ce bras de fer avec les parents et, plus particulièrement, la mère. Quelle identité le jeune recherche-t-il à travers son engagement dans la boxe ? Qui espère-t-il devenir ?
7.4. RECONNAISSANCE, CONSTRUCTION IDENTITAIRE ET MODÈLE DU CHAMPION
7.4.1. LA RECONNAISSANCE DES COPAINS
55Le choix de la boxe s'inscrit la plupart du temps dans une tension entre son identité réelle et une identité idéalisée. La boxe participe donc à un processus au cours duquel l'individu va chercher à orienter, affirmer ou confirmer cette identité. Bien entendu, celle qui est recherchée à travers la pratique de la boxe est une identité masculine où la violence, le choc des corps et leur visibilité sont des éléments de la plus haute importance. L'activité permet, en effet, de se mesurer et de s'auto-évaluer pour déterminer si l'on est, oui ou non, un homme (« Un boxeur, c'est un type qu'a pas peur, qu'il ne faut pas emmerder » [entraîneur de club, 48 ans]), une personne autonome, un « homme responsable », pour reprendre l'expression de Poltorak23.
56Cette quête identitaire visant à devenir quelqu'un qui sait se faire respecter, semble animer profondément l'acte d'engagement dans la boxe. Dès lors, elle entre effectivement en tension avec l'environnement familial : comme nous l'avons souligné au début de ce chapitre24, la réalité dans laquelle le jeune cherche à inscrire son comportement ne correspond pas toujours aux attentes des parents. Pour un certain nombre d'entre eux, d'ailleurs, cet engagement traduit une volonté de mise à distance des parents. Il s'agit d'une période où le jeune va décider de construire son identité en dehors du schéma familial. Le groupe de copains devient alors le lieu de référence de cette construction identitaire, et s'affirmer comme un « dur », un « type qui n'a pas peur » est l'élément mobilisateur de l'engagement :
« C'est un sport qui intéresse les voyous quand même. Donc on voit souvent la boxe par rapport à l'intégration. Eux, ils viennent faire de la boxe pour se faire un nom. Le type voit son nom une fois dans les journaux, il est content... Moi, quand j'étais délinquant, ce que je recherchais, c'était déjà être avec les potes. C'était me faire mon nom. Qu'on dise : "Attention, c'est un caïd, il sait se battre !" Se faire un nom, c'est déjà pas mal. C'est un truc de gamin, mais dans les cités, ça se passe comme ça. Même les grands, ils savent que tu fais un sport de combat. Avant de te chercher, ils y réfléchissent à deux fois. Il y a un certain respect qui s'instaure. C'est ça, ce qu'ils recherchent : “Ouah ! Attention, lui c'est un chaud", comme ils disent. Il a pas peur. Quand on fait un sport, je crois que c'est différent. On est traité différemment. On leur prouve qu'on n'est pas obligé d'aller voler pour avoir notre nom. On est vu autrement. » (Amateur, SHN, 25 ans)
57La reconnaissance recherchée est, dans ce cas, celle de son environnement social proche, et le modèle de référence est souvent extérieur au modèle familial. L'idée consiste à acquérir une reconnaissance de proximité, celle du groupe social de rattachement : le groupe de copains ou la bande. Cette construction identitaire implique de pouvoir s'afficher comme maîtrisant une pratique de combat, ainsi que l'explique cet entraîneur : « Les gamins, ils viennent à la boxe juste pour avoir leur licence. Ils friment devant les potes. » (Entraîneur de club, 32 ans) Évidemment, cette situation ne manque pas de créer des tensions avec le monde de la salle. Dans certains discours, cette motivation est d'ailleurs fortement critiquée sur le principe que la boxe ne se fonde pas sur la violence, la bagarre et le paraître, mais davantage sur le travail, la rigueur, et surtout sur la maîtrise non affichée de la violence.
7.4.2. LE MODÈLE DU CHAMPION : DE LA CÉLÉBRITÉ LOCALE AU PERSONNAGE DE FILM
58Dans ce processus de quête identitaire, le jeune boxeur va trouver dans le champion un modèle du possible. Devenir un champion ou, plus exactement, « être comme » tel champion connu, est une motivation qui anime profondément l'entrée dans l'activité d'un certain nombre de jeunes boxeurs. La référence à un modèle est quelque chose de très prégnant dans les discours, comme le constate cet entraîneur de club :
« Comme je vous le disais, il y a des garçons qui viennent à la boxe. Ils viennent très jeunes [...] à la boxe éducative. Ils viennent pour s'amuser. Ils viennent pour se défouler, pour ne pas rester dans la rue. Mais certains viennent avec tout de même une idée derrière la tête : "Tiens, il y a tel champion !" Ils viennent car ils ont une idole, un modèle. Ils viennent car ils aimeraient être comme celui-ci ou celui-là. Ça existe beaucoup chez les tout jeunes.
Et puis, il y a ceux qui deviennent amateurs par la suite. Si leurs progrès sont constants, au fil des années, en fréquentant la salle où il y a des pros et des champions, ces garçons essayent de faire pareil. Donc, il y en a qui réussissent et d'autres pas, mais enfin, c'est un esprit spécial.
Je me rappelle, il y a quelques années, au moment du phénomène Rocky, tous les gosses venaient pour "faire Rocky". Pareil, quand Jean-Claude Bouttier a commencé à sortir, à être une vedette et qu'on parlait de lui comme le futur champion, tous les gamins étaient très attirés par ce garçon-là qui boxait bien. » (Entraîneur de club, 75 ans)
59Or, il ne s'agit pas juste de devenir un champion, mais d'être un champion de boxe, avec tout ce que cela véhicule d'imaginaire : devenir un boxeur, c'est devenir quelqu'un qui met son corps en jeu dans un combat, gagne et devient le plus fort.
60La recherche d'un modèle idéal auquel on s'identifie est un élément moteur de cette quête identitaire. De nombreux boxeurs, jeunes et moins jeunes, y font référence. L'acte d'adhésion s'inscrit alors à l'intérieur d'un processus d'imitation d'un être idéal que l'on peut être amené à connaître personnellement s'il est une vedette locale (proximité résidentielle) ou indirectement s'il est une star ou simplement un boxeur médiatisé, ou même encore, de façon imaginaire, si c'est un personnage de film.
61Sans donner aucune prééminence au modèle de référence choisi entre ces différents cas de figure (vedette locale, star ou personnages de fiction), l'acte d'engagement fait donc volontiers référence à une célébrité locale médiatisée :
« Moi, je veux faire comme mon entraîneur. Il est fort, il boxe bien. Il passe à la télé, c'est une star ! J'essaie de regarder tous ses matchs... » (Boxe éducative, 13 ans)
« Moi, j'ai commencé à 19 ans. Je n'étais jamais venu dans la salle. La première fois que je suis venu, c'était avec des copains du quartier. On venait voir Saïd. À l’époque, c'était la gloire locale. La star ! On le voyait à la télé. Ça a attiré quelques copains, mais je suis le seul à être resté. » (Amateur, 21 ans)
62Ce modèle du champion local attire parce qu'il est synonyme à la fois de réussite, d'espoir et de projection. Il habite la même ville, a parfois suivi une trajectoire similaire, et pourtant il affiche les apparats de la réussite. Le fait de côtoyer celui qui est admiré, médiatisé et surtout reconnu, conduit naturellement à vouloir l'imiter. La reconnaissance est encore une fois au cœur de la décision, car il s'agit bien d'accéder à une reconnaissance identique. Comme tous les boxeurs n'ont pas dans leur entourage proche ou dans leur club des boxeurs de haut niveau médiatisés, c'est bien souvent une idole nationale ou internationale qui incarne leur idéal, comme l'expliquent cet entraîneur et ce boxeur :
« Tous les petits garçons qui viennent ont une idole... Ça a été Marcel Cerdan, Bouttier, Tiozzo. Donc, ils ont une idole et ils viennent pour les imiter [...] pour monter en haut. L'idée, au départ, c'est de faire boxeur professionnel, d'en faire un métier. » (Entraîneur de club, 65 ans)
« Et j'ai tout de suite voulu devenir un de ces champions qu'il y a sur les murs. Donc j'ai commencé à m'entraîner tous les jours. J'étais hyper motivé. » (Boxeur amateur, SHN, 24 ans)
63Si les modèles peuvent parfois être inspirés par les multiples affiches de combats décorant les murs de la salle, ils viennent également souvent du petit écran. La diffusion télévisée d'un match ou d'un film fait partie, en effet, des éléments déclencheurs. Non seulement il n'est aujourd'hui plus question de sous-estimer l'influence des médias (notamment la télévision) dans la construction de l'image de la boxe, mais il est indéniable qu'il faut également en tenir compte dans l'acte d'engagement. L'effet « coupe du monde » en 1998 pour le football, en 2003 pour l'athlétisme ou encore en 2008 pour le rugby, sont là pour rappeler l'impact, sur les jeunes, de la médiatisation des événements sportifs et des idoles qu'ils sacralisent. Que l'on songe au phénomène Chabal et aux identifications qu'il a induit chez les jeunes dans toutes les cours de récréation de France ! Quant aux personnages de fiction, ils sont bien évidemment eux aussi d'importantes sources imaginaires d'idéalisation.
« Mon idole, quand j'ai commencé la boxe, c'était Rocky. C'était un modèle... Il a tout, voilà. Pour moi, il est parfait : il est un peu simple tout en captant les choses qu'il veut capter et, sur le ring, il cause ! Je m'identifiais à lui parce qu'il est parti de rien et qu'il est arrivé en haut. C'est pour ça que je suis passé professionnel. » (Professionnel, ancien SHN, 20 ans)
7.5. L'ENTRÉE PAR LA BOXE ÉDUCATIVE : EUPHÉMISATION ET TRANSFORMATION DES PRATIQUANTS
64∎ Données de cadrage sur l’environnement des jeunes boxeurs interviewés dans le cadre de cette partie
65Nous avons réalisé ici une analyse des discours des jeunes pratiquants de boxe éducative. Sans aller jusqu’à parler de déterminisme, il est apparu que le milieu dans lequel ils pratiquent était un élément important de leurs représentations. Au regard des différents discours, il semblerait que l’image de la boxe se construise dès le plus jeune âge en fonction de trois éléments : l’endroit où le boxeur s'entraîne (l’identité de la salle), le statut de l’entraîneur (boxeur ou simplement entraîneur) et surtout sa perception du monde de la boxe (le discours de l’entraîneur sur son sport).
66Nous avons choisi d’interviewer des jeunes issus de différents types de club :
Groupe no 1 (boxe éducative en cours d’EPS) : des jeunes pratiquant la boxe éducative dans un milieu scolaire (durant les cours d’EPS) et dans un gymnase multisport. Leur professeur d’EPS est ancien boxeur et ancien entraîneur. Il a un regard plutôt critique sur la boxe professionnelle. Il conçoit la boxe, avant tout, comme un outil d’intégration pour les enfants difficiles.
Groupe no 2 (boxe éducative en association sportive scolaire) : des jeunes faisant de la boxe éducative dans le cadre d’une association sportive scolaire. Ils pratiquent dans une vraie salle de boxe (avec photos, rings, etc.). Le professeur d’EPS tient un discours similaire à celui du professeur du groupe no l.
Groupe no 3 : des jeunes qui font de la boxe éducative dans le cadre d’un club, mais les séances n’ont pas lieu dans la salle de boxe où pratiquent les professionnels. Leur entraîneur est un boxeur professionnel de bon niveau, classé parmi les dix meilleurs d’une fédération internationale majeure. Il a cependant un discours critique sur le milieu professionnel.
Groupe no 4 et groupe no 5 : des jeunes pratiquant la boxe éducative dans le cadre d’un club. La séance a lieu dans la salle de boxe où s'entraînent les professionnels. Cette salle fait partie des salles de boxe professionnelle réputées. Leurs entraîneurs sont connus. Pour eux, la boxe ne saurait être que professionnelle.
Groupe no 6 (club mythique du professionnalisme) : des jeunes faisant de la boxe éducative dans le cadre d’un club. La séance a lieu dans la salle de boxe où s’entraînent les professionnels. Leur entraîneur jouit d'une forte notoriété. Sa salle est une des meilleures et des plus célèbres salles parisiennes. Elle est un des points névralgiques de la boxe professionnelle.
67Si l'on se place sur le plan de la carrière, la boxe éducative constitue désormais, pour le public traditionnel de la boxe, le principal chemin d'accès à la boxe anglaise. Même si, historiquement, la boxe amateur est longtemps restée le moyen privilégié d'entrer dans l'activité, elle est aujourd'hui devenue une exception, puisque la majeure partie des boxeurs engagés dans des carrières compétitives passent par la boxe éducative. La plupart des boxeurs interrogés et engagés dans une pratique compétitive confirment leur investissement précoce dans l'activité :
« J'ai pratiqué la boxe anglaise à Toulouse, de l'âge de 10 ans jusqu'à 22 ans. » (Ancien amateur, 25 ans)
« À 9 ans et demi, j'ai commencé ici. [...] j'avais commencé en Yougoslavie, mais c'était plus boxe éducative. C'était pas une école de boxe éducative, c'était plus un apprentissage. » (Amateur, 30 ans)
68On trouve toujours quelques exceptions de boxeurs engagés tardivement, mais ceux-ci s'inscrivent souvent rapidement dans une carrière professionnelle :
« J'ai commencé la boxe à 19 ans... je n’ai jamais voulu faire carrière dans la boxe amateur. À 22 ans, je suis passé professionnel, ça a marché, j'ai continué. » (Professionnel, 27 ans)
69La boxe éducative se présente donc aujourd'hui comme la première étape d'une carrière en boxe anglaise. Le jeune s'inscrit alors dans une pratique profondément euphémisée, souvent encadrée par de jeunes entraîneurs ou des professeurs d'EPS, une pratique qui ne se situe effectivement pas dans le même carcan culturel que ce qu'il est coutume d'appeler la « salle de boxe ».
70Deux lieux sont privilégiés pour ce type de pratique : l'école et le club de boxe25.
71À l'école, dans la mesure où elle est proposée par l'enseignant, la boxe est une activité obligatoire figurant au programme scolaire. Ce caractère obligatoire permet largement de comprendre le rapport entretenu par les enfants avec l'activité. Le fait que la boxe ne soit pas un choix26, génère, globalement, deux types de profil :
les motivés » : ceux qui attendent avec impatience l'activité pugilistique (envie de se battre, de se confronter...) ;
les réticents » : ceux qui attendent avec anxiété l'activité (pas intéressés, pas attirés par le combat...).
72Dans l'environnement scolaire, la pratique est confiée à des professeurs d'EPS ou à des éducateurs qui, dans le cadre de partenariats entre l'école et le club de boxe, initient les enfants. Évidemment, cette activité n'a pu être acceptée dans le monde scolaire qu'au prix d'une maîtrise de la violence. Ainsi, de nombreux intervenants, pour justifier leur possible présence dans le milieu scolaire, comparent leur discipline à d'autres qui, selon eux, présentent davantage de dangers pour l'intégrité physique des jeunes :
« Tous les gens vont te dire que la boxe, c'est violent... Mais cela n'a quand même rien à voir avec une activité comme le rugby ! Là, les chocs sont violents et surtout tu n'as aucune protection. » (Entraîneur et professeur d'EPS)
73Mais, l'on s'en doute, la pratique de la boxe dans ces cours d'EPS est naturellement profondément euphémisée. Certains enseignants vont même jusqu'à la transformer en une pratique de Kata27. Ils revendiquent alors une activité davantage axée sur l'expression, la dépense et la maîtrise corporelle et se positionnent nettement contre les dérives possibles d'une activité compétitive en milieu scolaire. Car, évidemment, à côté de cette pratique d'éducation physique et sportive, s'est développée une pratique associative scolaire dans le cadre de l'Union nationale du sport scolaire (UNSS). Cette dernière ressemble déjà plus à la boxe éducative telle qu'elle est exercée en club et, selon certains, elle en connaît d'ailleurs les mêmes dérives (pour ce qui est de l'engagement physique). Certains professeurs d'EPS, aveuglés par les enjeux de la compétition, se laissent finalement déborder par la logique de l'activité (le combat), alors que les élèves n'en maîtrisent pas totalement les éléments techniques. Pour beaucoup, les compétitions UNSS, c'est de la bagarre :
« Quand tu vas voir une rencontre UNSS, c'est vraiment pas beau ! C'est de vrais chiffonniers et les profs sont encore pires que les élèves. » (Cadre fédéral, 43 ans)
« Moi, aujourd'hui, je suis en complète opposition avec l'UNSS qui veut faire des compétiteurs. Depuis que je suis dans ce collège, je dis que si tu permets à des mômes qui sont violents au départ de se toucher le visage, ça dénature l'affaire. Eux, ils ont la rage. Ils ne peuvent pas se contrôler. Moi, dans l'esprit, j'ai éliminé la tête. Parce qu'à partir du moment où tu touches la tête, tu les mets à nouveau en tension. Je pense que tant qu'on est au collège, il faut éviter de se mettre des coups sur la tête, car ça dégénère vite. » (Professeur d'EPS)
74De fait, dans le milieu scolaire, et même si – nous l'avons vu – la pratique tend à être profondément euphémisée, le débat fait rage entre les enseignants tenants d'une boxe dénuée de toute agressivité et ceux d'une boxe où le combat, selon certaines règles, reste le principe mobilisateur de l'activité28. Pour les défenseurs de cette dernière position, l'intérêt du recours, d'emblée, à des assauts, est de placer les jeunes dans une situation problématique qu'ils apprennent à gérer. Toujours selon eux, la prise de conscience de son corps et du corps de l'autre dans un affrontement réglementé a une fonction éducative trop importante pour que l'on doive s'en priver.
75Pourtant, quels que soient l'enseignant et sa pédagogie, et quelle que soit l'attitude avec laquelle le jeune aborde initialement l'activité, deux réactions semblent apparaître : l'enchantement pour les uns, le désenchantement pour les autres (et les enchantés peuvent être aussi bien les anciens « motivés » que les anciens « réticents »). Cette situation est particulièrement importante pour qui veut comprendre les décalages identitaires et les mécanismes d'enchantement et de désenchantement générés par la boxe.
76Une pratique profondément euphémisée comme les « katas d'Acqua » ne correspond pas aux attentes des « motivés », mais elle surprend les « réticents » et en séduit même une partie, notamment celles ou ceux qui sont attirés par l'aspect chorégraphique de l'activité. Inversement, lorsque la boxe éducative est proposée avec une logique d'affrontement, elle renforce les réticences et ne séduit plus les mêmes publics. Pour autant, les « motivés » ne sont pas systématiquement désenchantés par les « katas d'Acqua » ni les « réticents » enchantés...
77D'ailleurs, le fait qu'un certain nombre des élèves ayant connu la boxe dans le cadre des cours scolaires s'inscrivent volontairement à l'association sportive du collège, montre qu'ils ne sont pas automatiquement des déçus de l'activité. Tout dépend aussi du charisme de l'enseignant29...
78En club, la situation est très différente puisque l'acte est généralement volontaire. On est surtout en présence d'un public « motivé », constitué de jeunes boxeurs qui s'inscrivent à l'intérieur des conditions et des motivations décrites précédemment. L'engagement dans un club de boxe est le fruit d'une décision qui génère un certain nombre d'attentes et on se prépare souvent avec impatience à l'activité.
79Or, on constate une grande diversité dans les pratiques d'enseignement de la boxe éducative : leçons collectives proches des méthodes militaires (avec des enfants positionnés en rangées et exécutant, sous l'autorité d'un entraîneur, les gestes demandés), séances inspirées par les nouvelles pédagogies (où la responsabilisation et l'autonomie sont au cœur de la logique éducative), séances non directives sur le modèle traditionnel de la boxe (travail-repos)... mais on constate surtout, le plus souvent, un environnement en phase avec la culture des salles de boxe anglaise : rigueur, travail, discipline, hiérarchie, respect et, la plupart du temps, mise de gants comme résultat d'un processus méritocratique. Pour reprendre les propos d'un entraîneur, « on n'est pas là pour jouer les mariolles, mais pour travailler ».
80En fonction du niveau d'engagement permis dans les exercices proposés et de la culture du club, un certain nombre de décalages vont, là aussi, apparaître. Le jeune vient à la boxe avec quelques présupposés, des besoins à satisfaire qui perdurent avec le temps : devenir un homme, savoir se battre, ressembler à tel champion adulé, se construire une nouvelle identité, avoir la reconnaissance de ses pairs (la bande) et de son environnement social local (le quartier), résister aux pressions familiales, trouver une pratique exutoire. Autant d'éléments qui animent la présence, dans un club de boxe, du jeune pour qui, la plupart du temps, la mise en jeu du corps dans un combat constitue une réponse. Car, en dehors des « réticents ré-enchantés » de la boxe éducative scolaire, les jeunes viennent rarement à la boxe avec l'idée d'y exercer une pratique « non violente ». On trouve alors deux cas de figure : les jeunes qui s'inscrivent dans un club après avoir pratiqué en milieu scolaire et les véritables novices qui constituent, d'ailleurs, la majorité de ces nouveaux entrants.
81Les premiers sont évidemment confrontés à un décalage de taille entre leurs attentes et la réalité du club. Ainsi, à l'école, l'enchantement des « réticents » génère parfois des déconvenues chez ceux qui, finalement séduits par l'activité, désirent s'y engager, en dehors du milieu scolaire, dans le cadre d'un club de boxe. Dans le groupe no l, par exemple30, la plupart des quelques enfants à avoir tenté l'aventure du club fédéral de la ville ont été déçus. En effet, la boxe éducative proposée en club est en décalage avec la pédagogie des « katas » mise en place en milieu scolaire où la boxe est profondément euphémisée et limite l'affrontement des corps. Selon leur professeur d'EPS : « l'entraîneur du club ne cherche pas forcément à comprendre les jeunes. ».
82Si l'enchantement des « réticents » entraîne, dans ce cas, des difficultés d'intégration dans le club fédéral, le désenchantement des « motivés » n'incite pas non plus ces derniers à venir s'inscrire dans un club de boxe anglaise. Chez les « motivés », en effet, la mise en jeu du corps et le combat font l'objet d'une forte attente, la découverte de l'activité par le biais d'une pratique euphémisée pouvant alors décevoir. Or, comme le montrent les notes d'observation suivantes prises lors d'une séance de boxe éducative, dans le milieu scolaire, la question de l'affrontement et de la mise en jeu du corps font l'objet d'une forte attente chez certains :
L'enseignant d'EPS : « Tu as fait tes katas ? »
Le jeune boxeur : « Ouais, ouais, mais je n'y arrive pas. De toute façon, ce qui m'intéresse, moi, c'est les gants. »
Une fille me dira plus tard que les garçons n'aiment pas trop les katas : « Ça leur prend la tête ».
Le garçon prend ensuite les gants avec le professeur d'EPS. Force est de constater que ça l'amuse. Il se prend au jeu d'essayer de faire ce qu'on lui demande. Il s'applique et voit bien qu’il a des lacunes. Ça le motive. Après les gants, il va faire un peu de musculation. (Observation d'une séance de boxe éducative en milieu scolaire)
83À l'inverse, si à l'école on contente davantage les « motivés » par une pratique engagée, avec des jeux d'affrontement, voire des assauts, les jeunes ne sont pour autant pas entièrement satisfaits, car la mise de gants en éducative est loin de ce que peuvent imaginer les plus motivés, c'est-à-dire ceux qui viennent se battre. Mais on comprend qu'il serait bien difficile de satisfaire ces derniers, car cela poserait alors la question de la légitimité de la boxe dans le milieu scolaire31. Par ailleurs, même si la pratique proposée satisfait les « motivés », se pose encore la question culturelle : « la culture de la salle ». L'exemple du groupe no 2 est à ce titre très illustratif. La boxe éducative proposée dans le cadre de l'association sportive scolaire ou de l'école primaire séduit les enfants. Les jeunes interrogés sont par ailleurs très motivés par la compétition et l'échéance de la prochaine revient dans quasiment tous les discours :
« Les garçons attendent tous avec impatience la compétition à Rungis. Ils sont motivés. Il n'y a que les compétitions qui comptent pour eux. » (Boxe éducative, fille, 14 ans)
84On pourrait donc s'attendre à un recrutement important de jeunes par le club de boxe de la salle. En réalité, le bilan semble faible : tous les boxeurs interrogés ont été à la salle le soir, mais peu semblent avoir « accroché ». Pour beaucoup, la salle de boxe est trop anonyme :
« Oui, j'ai été voir le soir à la salle, mais au club on est trop... Il y a tellement de monde qu'il remarque pas... Je m'incrustais... Dès fois, on s'entraîne sans voir l'entraîneur, tellement on est trop et en plus il y a plein de monde, des 40 ans, des 50 ans. On s'occupe pas de nous. Tu fais ce que tu veux. » (Boxe éducative, AS scolaire, garçon, 14 ans)
85Il est certain que le contexte des pratiques est différent. La pratique dans le cadre d'une association sportive est davantage orientée vers le loisir, même s'il y a des échéances compétitives. De plus, l'enseignant d'EPS, évoqué plus haut, vise, au-delà de la pratique sportive, des objectifs sociaux d'intégration et d'apprentissage des règles. Il est très attentif à ses jeunes boxeurs. L'activité est beaucoup plus individualisée et le travail moins intensif. Par contre, la salle de boxe vit dans un « chaos organisé » où rigueur, discipline et autonomie se mêlent. Les enfants, davantage livrés à eux-mêmes, semblent y perdre leurs repères, notamment parce qu'ils ne retrouvent pas l'ambiance sécurisante et personnalisée de l'association sportive scolaire.
86En conséquence, l'intégration dans le club fédéral de boxe dépend du décalage entre la culture de l'école et la culture du club. Le passage de la boxe éducative en milieu scolaire à la boxe éducative (ou amateur) en club est ainsi loin d'être systématique. Il demeure même très faible, tant ces deux cultures sont profondément différentes.
« Généralement la boxe scolaire offre très peu de retombées pour les clubs. Les gamins viennent à une activité qui est mesurée. Quand ils arrivent au club, ce n'est pas pareil. Là, c'est le vrai affrontement, avec beaucoup de violence. J'en ai vu certains qui revenaient avec des yeux au beurre noir. Évidemment, ce n'est pas la même affaire ! » (Professeur d'EPS)
87Le décalage entre le monde de l'école et le monde du club génère effectivement beaucoup d'échecs. À tel point qu'il est rare de rencontrer de jeunes boxeurs ayant été formés par la boxe éducative scolaire : la plupart s'engagent directement en boxe éducative sans jamais avoir touché une paire de gants en milieu scolaire et constituent « les vrais novices ».
88Pour autant, être un vrai novice n'implique pas une intégration sans problème, car dans ce cas-là aussi, il y aura décalage entre l'image perçue de l'activité et sa réalité. Non seulement les jeunes viennent chercher dans la boxe une pratique virile, de mise en jeu du corps, de combat... une « pratique d'homme » et trouvent finalement une activité plus ou moins euphémisée (selon les clubs de boxe), mais en outre, les efforts « immédiats » qu'on exige d'eux pour intégrer la culture de la salle (travail, rigueur, discipline, respect de l'ancienneté...) sont particulièrement importants et souvent en décalage avec la culture de la rue. Or, les rites d'intégration sont sans concession, comme nous l'avons vu dans le fonctionnement des salles : soit on est d'accord, soit on ne revient plus à la salle. Les boxeurs qui acceptent ces contraintes ont souvent des motivations personnelles importantes qui les conduisent à envisager la pratique de boxe éducative et l'acceptation des règles de la salle comme une étape à franchir avant la boxe de combat et une carrière compétitive. Ceci étant, selon le positionnement de la salle, le degré d'euphémisation de la pratique éducative proposée et le niveau d'attente du jeune quant à la mise en jeu de son corps, un certain type de boxeurs, « motivés », va être fidélisé. Quoi qu'il en soit, plus la boxe éducative proposée est euphémisée, plus les jeunes attirés par le combat vont rapidement fuir l'activité et plus on va finalement créer et entretenir un décalage avec la boxe anglaise amateur, comme l'exprime ce jeune tout juste sorti de la boxe éducative :
« Ouais, j'en ai fait, mais ça sert à rien, la boxe éducative. Un boxeur qui vient de la boxe éducative, il rencontre un boxeur amateur qui est à peu près bon, il se fait tuer. Et le pauvre, il se dit : "Qu'est-ce que je fais là ?" Ça démoralise beaucoup les boxeurs. Moi, ils ont signé une pétition comme quoi je n'avais plus le droit de boxer en éducative. Je donnais des coups trop forts et il ne fallait pas appuyer les coups. Je ne respectais pas les règles ! Je pense que la boxe, c'est fait pour se donner des coups et on ne les retient pas. On ne peut pas les retenir ! Bien sûr, c'est beau, c'est de la belle boxe. Mais quand je vois ces jeunes, c'est pas leur méchanceté qui parle, mais c'est leur boxe qui parle sur le ring. Et je les vois, ils les disqualifient, ils les mettent au placard, et tu les vois : les jeunes, ils pleurent. C'est ce que je reproche à la boxe éducative. Et surtout, quand un gosse commence la boxe éducative à 8 ans et qu'à 16 ans il passe en boxe amateur, il ne peut plus changer sa boxe. Parce que quand tu as fait cinq ou six ans de salle de boxe... Un arbre, il est de travers, tu peux plus le redresser après... » (Amateur, 16 ans)
89Ce désenchantement et cette possible fuite des plus motivés du fait de l'affrontement corporel ne sont pas sans conséquences, notamment sur la logique de combat. Certains boxeurs et entraîneurs pensent que l'éducative peut, à un moment donné, décourager les jeunes boxeurs potentiellement les plus aptes à la compétition. La Fédération a d'ailleurs bien compris le problème puisqu'elle a créé, en 2004, une nouvelle modalité de pratique, plus proche de l'affrontement : la boxe « pré-combat », qui permet de conserver les boxeurs motivés par l'affrontement tout en accentuant l'effort de protection par des casques intégraux. Du fait de ces nombreuses situations de décalage entre pratiques réelles et espérées, la question mérite d'être posée : la boxe peut-elle vraiment prétendre être un outil d'insertion des publics défavorisés, et notamment violents ? En d'autres termes, rencontre-t-elle toujours les publics qu'on aimerait lui voir assignés ?
7.6. BOXE ET INSERTION SOCIALE : DU MYTHE À LA CROYANCE
90Comme nous l'avons souligné dans notre partie historique, les ouvrages et les films sur ce sport font la part belle au mythe du délinquant à la violence incontrôlée, finalement sauvé par la boxe. Et de fait, dans le monde actuel de la boxe, la croyance (ou plutôt la « conviction ») est forte selon laquelle la boxe peut être un outil d'intégration et un instrument de salut social. Cette idée articulant boxe et insertion sociale anime d'ailleurs profondément les discours des boxeurs engagés dans des processus de carrière compétitive. Non seulement ils dotent ainsi l'activité d'une qualité intrinsèque mais, de surcroît, ils se définissent comme des individus ayant failli mal tourner et à qui le destin a heureusement donné la chance de découvrir la boxe. Ce sport est alors présenté comme un élément de renaissance, voire une forme de « résurrection » sociale :
« Moi, ça m'a permis de m'en sortir. À une époque, je faisais la "buse". C'est pas que je vous aurais... mais je vous aurais pas calculé. La boxe, ça m'a aéré l'esprit. Maintenant, je suis mieux, je suis positif. Les gens, je prends le temps de les comprendre. Je vois la vie autrement. Et pourquoi tout ça ? C'est la boxe ! Ça me permet de mieux respirer, d’avoir une hygiène de vie, d'être bien. Je vais vous raconter une anecdote : mes parents sont partis en vacances... eh bien le matin, j'allais courir et je faisais la vaisselle ! Avant, la vaisselle, je ne la faisais pas. [...] Ça apporte une certaine sagesse dans la tête.
Je fais de la compétition, j'ai neuf combats en amateur dont une défaite, mais une volée ! Mon avenir dans la boxe, c'est plutôt un espoir, mais il ne faut pas trop espérer. Moi, je m’en fous des compétitions, des championnats du monde, tout ça. En fait, je reviens de loin et c'est pour essayer d'aller loin. Moi, je reviens avec la rage de la rue, et c'est pour cela que si on me dit : "Demain, tu fais un championnat de France", c'est pas pour l'argent que je le ferai. C'est pour les entraîneurs, la famille, tous les gens qui vont se reconnaître en moi. Moi, la seule chose que je veux, c'est être le meilleur, c'est tout. » (Amateur, 23 ans)
« Donc, j'y allais tous les jours. Déjà, ça me fatiguait. Ça voulait dire que, grâce à la boxe, il n’y avait plus de temps pour les conneries. Il y avait les cours et, directement après, j'allais à l'entraînement. Je voyais de moins en moins mes amis. J'étais pris par la boxe. Je faisais moins de conneries parce qu'avant j'étais bagarreur dans la rue. Je sais pas si c'étaient les gènes, mais j'ai commis pas mal de petits larcins, bagarres... donc on va dire un petit peu trop connu des commissariats [...]. En fait, la boxe m'a permis d'arrêter à temps parce que bagarres, larcins, ça va un temps [...]. La boxe, il faut pas louper les entraînements, parce qu'en boxe, ça peut coûter cher. Il faut avoir aussi un comportement irréprochable pour devenir un grand champion. Pour être un champion, il faut pas loin d'être parfait. » (Amateur, SHN, 25 ans)
91Effectivement, ce type d'histoires de vie marque profondément le discours des boxeurs. Rares sont les compétiteurs qui n'ont pas l'impression d'avoir connu la boxe au moment opportun. Certains la présentent même comme un outil délibérément utilisé pour se réinsérer socialement, comme nous l'explique ce boxeur dont la vie avait mal tourné :
« Quand je suis revenu, malgré mon âge, je suis revenu dans la compétition, mais comme j'avais fait quelques conneries, comme j'ai tourné dans la rue, j'avais touché à l'alcool, j'avais touché à la drogue. Bon ça va, mais ça vous use, ça vous bousille [...]. J'ai essayé malgré tout de revenir. Et au départ, c'est vrai, je ne suis pas revenu pour boxer. Je suis revenu pour me refaire une santé, un moral, parce que ça n'allait pas. Le seul truc qui m’a un peu sauvé, c’est la boxe [...]. Je n'avais plus de vraie hygiène de vie, c’est-à-dire que je travaillais, je n'avais pas d'endroit pour dormir. Au départ, j'étais chez la famille, mais comme ma famille, c'était pas trop ça... J'ai énormément de personnes qui font des choses pas très bien. Et j'ai dû partir, trouver une chambre de bonne. Mais comme je n'avais pas assez d'argent, il fallait que je trouve un autre travail. Mais quand vous n'avez plus la famille pour vous aider... Enfin, je dis dommage, mais [...] les bêtises que j'ai faites ces derniers temps, elles ne seront plus à revenir. Maintenant, je sais ce que c'est le plus bas, et je sais comment faire pour y remédier [...], ce serait vraiment des bêtises de retomber là-dedans. Ça ne m'intéresse plus [...]. Il y a une espèce de fierté et d'honneur qui passe avant tout ça. » (Ancien amateur club, 29 ans)
92Sur la base de leurs expériences personnelles, les boxeurs construisent souvent un système de croyances associant boxe et insertion. Ces croyances deviennent constitutives d'un système de préconisations dans lequel la boxe prend le statut d'outil d'intégration sociale pour jeunes en difficulté :
« Aujourd'hui, je sais combien la vie a de la valeur. Et ça, il y a beaucoup de jeunes, aujourd'hui, qui sont en difficulté, qui pensent que personne n'est là pour s'occuper d'eux alors qu'on peut. Peut-être qu'ils ne sont pas assez informés, ou ils attendent qu'on vienne les chercher. Mais tous les gens qui passent par nous, généralement, ils s'en sortent très bien. Nous, ce qu'on essaie de donner aux enfants, c’est une éducation sociale, mentale. » (Amateur, 30 ans)
93À la base de cette conception d'une éducation sociale par la boxe, il y a l'idée selon laquelle ce sport contient en lui tous les ingrédients pour opérer des transformations sur les individus : il serait une sorte d'école de la vie qui, en raison de la force de ses caractéristiques culturelles, jouerait sur l'assimilation des règles, le respect, la discipline, le travail, etc. Cette vision est loin de celle, dégradée, véhiculée par la société où la boxe est assimilée au monde des petits voyous, de la violence gratuite et de l'immoralité, une vision que les initiés jugent injuste et révoltante.
94Car même si la boxe peut être parfois présentée dans les médias et les films comme un élément de salut social, la plupart du temps, les exemples proposés sont ceux d'une déchéance sociale. D'ailleurs, les médias, animés par une logique de concurrence, misent surtout sur l'extraordinaire et délaissent souvent l'ordinaire. On va ainsi parler de la descente aux enfers de Christophe Tiozzo (mais aussi, il est vrai, de l'arrivée au paradis de Mahyar Monshipour). Cette situation pose problème à l'État comme à la Fédération car l'extraordinaire reflète le plus souvent la face sombre de la boxe.
95Pour l'État, il n'est pas tenable, en effet, de soutenir une activité qui semble étrangère à toute éthique sportive et peut produire de la déviance, voire de la délinquance sociale. Pour la Fédération, il n'est pas possible d'accepter une image aussi lointaine de la réalité. Aussi, dans un milieu où la croyance en une forme de rédemption sociale par la boxe est forte, une véritable volonté politique s'est installée pour couper court à toute représentation dégradée de ce sport et pour le promouvoir comme facteur d'intégration sociale. D'où les politiques menées en matière d'intégration et d'insertion autour des sports de combats, et plus particulièrement de la boxe32. Pourtant, même si les discours des boxeurs et des acteurs politiques ou fédéraux défendent ce principe d'une insertion par la boxe, il faut s'interroger sur sa réalité et son fondement, au regard, d'une part, des contraintes culturelles de la salle de boxe, et d'autre part, du caractère euphémisé de la pratique en initiation. L'extrait d'entretien de ce jeune boxeur est très instructif pour comprendre l'intérêt et les limites des processus qui amènent des jeunes plutôt difficiles, et qui habituellement rejettent les règles, à intégrer ce type de culture :
« C'est malheureux, mais c’est bien en même temps, car ces jeunes-là ne perdent pas leur temps à faire autre chose. Je préfère qu'ils se défoncent dans une salle de boxe, car au moins ils vont y apprendre des vertus. Car la salle de boxe a ses vertus. C'est un lieu où tu vas apprendre à communiquer avec des gens. C'est comme une société : il y a des normes, il y a des règles à respecter. Il y a le camarade à respecter. Il y a un temps à respecter : un round, ça sonne, c’est vrai... C’est tout un monde qui fait que le môme, quand il entre dans la salle de boxe, il sait qu'il est dans la salle de boxe. Il est pas dans le hall de l'immeuble avec ses copains ou même en classe, où si le prof lui dit quelque chose, il n'en a rien à faire. En fait, la boxe, c'est autre chose : on sait que c'est dur... Il faut pas se la raconter, il faut être modeste. Aujourd'hui, t'es champion, demain, tu peux perdre. Un KO et tu peux retomber rapidement dans l'oubli.
Ici, le respect se fait parce que les boxeurs flashent sur la boxe. Et puis, il y a le plaisir. C'est peut-être qu’ils l’interprètent différemment. Ils se sentent peut-être davantage compris parce qu’il faut pas croire que tu viens à la salle et que tu vas faire le mariolle et qu'on te dira rien. Il y a des jeunes dehors, ils jouent les caïds, mais ils savent qu'ici ils ne jouent pas les caïds. Il y a du boulot : le sac, les gants, les abdos, etc. Tu sais que la corde, tu la jettes pas, tu vas la ranger. C'est des acquis. Tu vois les autres, de jour en jour, faire et tu fais pareil qu'eux. Quand je suis arrivé ici, je ne savais pas comment on faisait, donc je regardais, je copiais. Pour moi, c'est un peu une société matrice. On recopie. Les jeunes, ils viennent, ils se sentent acceptés, pas exclus... Je ne dis pas que les jeunes sont exclus, c'est beaucoup plus compliqué que cela. Mais enfin, ici, il y a aussi les potes : une fois que tu es entré dans la salle, tu ne penses plus ni aux soucis, ni à autre chose. Tu ne penses qu'à une chose, c'est t'entraîner à fond. Donc, pour eux, c'est ça, c'est une heure et demie d'évasion pour oublier la cité, le "milieu dangereux" comme ils disent à la télé... Mais moi, ça me fait rire, parce que, quand tu les écoutes, tu as l'impression qu'en France c'est le Bronx.
L'intégration des normes, elles sont pas écrites. On te dit pas : "Il faut pas parler, il faut ranger, il faut pas crier"... Elles sont assimilées par les anciens qui les transmettent matériellement, sans parler : c'est la tradition. À l’école, c’est très difficile de leur demander de s'asseoir pendant des heures, mais en fait, ces jeunes, ils se sentent différents, ils sont pas à l’aise. Il y a à l'école ce côté strict [...]. En classe, t’es assis, mais au bout d'une heure ou une heure et demie, tu sens vraiment que tu es là : ton corps s'alourdit, ton cerveau commence à saturer, tu sens que tu es mal. À la salle, ton cerveau, l'aspect spirituel, il est plus là. Tu es libéré, tu penses plus à rien. C'est clair. Il n'y a plus ce poids psychologique. Je suis là à gratter, à saturer mes neurones. Non... mais ici, c'est autre chose. Moi, à mon avis, ces jeunes trouvent quelque chose dans la salle qu'ils n’auront peut-être ni à l'école, ni chez eux. » (Amateur, 21 ans)
96Effectivement, la boxe touche un public défavorisé. Mais, pour autant, la culture de la salle repose sur des valeurs traditionnelles comme la rigueur, le travail, l'humilité... De fait, ce monde n'est pas accessible aux « mariolles ». Il s'agit d'un monde où la mise en jeu du corps n'est pas immédiate, comme le prouvent les différentes épreuves de la salle. Pour toutes ces raisons, il faut donc relativiser la question de l'insertion par la boxe, c'est-à-dire la croyance en l'idée que les jeunes les plus en difficulté vont trouver là leur salut. L'intégration, oui, mais pas pour tous. Tout le monde n'entre pas dans une salle de boxe anglaise. Les jeunes qui s'engagent durablement dans la boxe ne sont peut-être pas ceux qui en auraient finalement le plus besoin.
97D'une part, cette démarche passe aujourd'hui, la plupart du temps, par la boxe éducative, une activité euphémisée qui démobilise les plus motivés par la perspective de l'affrontement. Ces désenchantés de la boxe renoncent, car ne trouvent pas dans l'activité cet exutoire et cette mise en jeu du corps qu'ils recherchent.
98D'autre part, la salle de boxe apparaît dotée de barrières culturelles importantes, laissant peu de place aux jeunes peu disposés à faire des efforts pour se faire accepter. La culture de la salle est en effet particulièrement contraignante, et les plus décalés par rapport à cette culture éprouvent les plus grandes difficultés à s'intégrer. Finalement, les plus désorientés socialement renoncent, car il n'y a pas de place pour ceux qui ne sont pas prêts à assumer l'autonomie et la responsabilité de la salle.
99Autrement dit, la population qui pourrait bénéficier du rôle social de la boxe, s'en détourne souvent. Il faut donc parler d'intégration avec beaucoup de précautions. Ceux qui auraient le plus besoin de venir dans une salle ne viennent pas forcément et, lorsqu'ils y viennent, ce n'est pas nécessairement pour y rester. Ceux qui restent font beaucoup d'efforts mais, surtout, paraissent disposés à changer. Aussi, davantage que d'individus sauvés et intégrés par la boxe, ne devrions-nous pas plutôt parler d'individus devenus capables d'intégrer un nouveau rapport à la société, soit parce que la boxe les a disposés à changer, soit parce qu'ils sont arrivés à un stade de leur vie où ils devaient naturellement s'assagir, comme nous l'avons déjà souligné à propos des adolescents33 ?
100Au-delà de cette sélection, qui pourrait finalement éliminer les publics les plus demandeurs, se pose donc également la question de la réalité du processus d'insertion par la boxe. Ne serait-on pas confronté à une forme de reproduction du mythe ? Autrement dit, le changement réel décrit par le boxeur ne serait-il pas une analyse « tronquée » ? Le boxeur, en se décrivant comme un mauvais garçon sauvé par la boxe, ne cherche-t-il pas à s'assimiler au mythe et, ainsi, à renforcer et à montrer son adhésion à la culture de la boxe ? Le mythe joue ici un rôle important, car prétendre que la boxe détiendrait au plus profond de « son âme » l'alchimie de l'intégration sociale semble quelque peu délicat. En effet, la boxe est impliquée dans ce processus de socialisation et, sans doute, le jeune y trouve-t-il une réponse aux questions métaphysiques qui le hantent. Dès lors, présenter la boxe comme au cœur d'un mécanisme de cause à effet, défendre l'idée d'un redressement par la boxe constitue une explication plausible car reposant effectivement sur une réalité sociale réelle et vécue qui pourrait se résumer ainsi : « J'étais dans une logique de délinquance, j'ai découvert la boxe, aujourd'hui je ne suis plus délinquant et je suis intégré socialement. » Mais, comme le montrent les statistiques sur la délinquance (cf chapitre 7.3., p. 176 – Un environnement social marqué par la violence), l'entrée dans la boxe coïncide avec la période de sortie de crise. Au final, ce sport n'apparaît donc plus comme un élément déclencheur d'un processus d'intégration, mais davantage comme une activité que l'on va mobiliser à l'intérieur d'un processus de normalisation de son comportement, ainsi que l'illustre cet extrait d'entretien :
« À vrai dire, la boxe, ça m'a permis de sortir d'un milieu... La boxe est venue à un moment où j'en avais besoin, car il y a des fréquentations que l'on a quand on est jeune. Il y a le vice, la cigarette. Ça m'a permis de ne pas trop dérailler quoi. Le fait d'être toujours à l'heure, oui c'est vrai. Ça faisait rigoler mes potes quand on était en train de se promener et qu'on voyait des nanas et que je disais : "Merde, c'est l'heure de l'entraînement !" Quand tu n'es pas à l'heure et que tu sais que tu vas morfler plus que les autres, tu te dépêches et tu arrives à l'heure. » (Amateur, 21 ans)
101Quoi qu'il en soit, il ne faut pas nier la fonction intégrative de la boxe. Dans ses propos, le jeune est peut-être aveuglé par le mythe, et sans doute ne perçoit-il pas que d'autres activités auraient pu jouer ce rôle, mais son argumentation n'en demeure pas moins fondée sur un constat réel. L'engagement dans la boxe lui a effectivement permis de connaître un type de vie sociale jusqu'alors ignorée ou rejetée, et il est certain que la nature violente d'un combat et son caractère exutoire sont des spécificités qui ont joué un rôle indéniable dans son recrutement comme dans son assagissement.
102Se pose encore une fois la question de la place de la violence dans notre société. Si le processus de civilisation à l'œuvre en boxe anglaise et visant à réduire tous les élans de violence de l'activité produit effectivement de la légitimité sociale, en revanche, il conduit à réduire, voire à faire disparaître la fonction sociale de la violence. La maîtrise de l'engagement des corps, la limitation de la violence possible ne permettent plus à certains publics de trouver dans la boxe une réponse à un état de tension pourtant bien réel. Or, à vouloir condamner et interdire, au nom d'un principe de « civilisation », la violence physique de certaines activités, on ne la fait pas disparaître, on la transfère tout simplement dans d'autres lieux et dans d'autres sphères de la vie sociale. Nier que notre société est violente, nier que certains passages de la vie sont violents, c'est finalement laisser se développer des violences incontrôlées. Cette fonction sociale de la violence ne touche pas uniquement le public traditionnel de la boxe, elle touche également les nouveaux publics comme les femmes ou les catégories supérieures de la population. La pression de nos sociétés post-modernes dites civilisées, qui vantent les mérites de la responsabilisation, de l'autonomie... est aujourd'hui telle qu'elle produit des tensions parfois insurmontables. L'idée d'évacuer dans un sac toute l'agressivité accumulée au cours d'une journée structurée par un principe de méritocratie peut faire sourire et s'interroger. La position du sociologue ne permet pas d'expliquer ce qui se trame exactement derrière cette boxe exutoire, mais elle permet de constater que les discours de l'élite sociale comme du public défavorisé vont dans le même sens. Selon les uns et les autres, la boxe permet de réduire les tensions accumulées et apaise les comportements.
CONCLUSION
103Les conditions et les motivations qui animent le processus d'entrée dans la boxe sont complexes. Il ne s'agit pas réellement d'une reproduction, consciente ou inconsciente, d'une pratique populaire. C'est davantage la conséquence d'une pratique rendue possible par la proximité d'un club dans le cadre d'un système d'interaction complexe mêlant la famille et le groupe de copains (la bande), et d'une quête identitaire visant à faire de l'individu un homme. Pour la plupart des jeunes boxeurs, la boxe, c'est le combat, une situation dans laquelle ils sont prêts à mettre leur corps en jeu. Dans ces conditions, on comprend bien la cohérence entre les processus en action, les individus, leur milieu socio-culturel et l'identité véhiculée : « Les jeunes viennent à la boxe pour se battre, ils viennent y chercher une certaine forme de violence. » (Cadre fédéral).
104Ce qui voudrait dire, également, que tous les efforts pour civiliser la boxe, pour la rendre réellement moins violente et la légitimer aux yeux du monde scolaire, des parents et des différentes institutions, sont restés limités. Car dans l'imaginaire du public, la boxe demeure toujours, pour la plupart des gens, une « activité violente et mafieuse ». Et pourtant, dans la réalité, elle s'est profondément civilisée, au point de décevoir les jeunes qui viennent justement chercher dans cette activité sa dimension violente.
105Par contre, la compréhension de ce décalage identitaire n'explique pas pour autant la véritable mutation qui est aujourd'hui en train de se dessiner dans le monde de la boxe, avec le développement de la pratique féminine et celui d'une boxe que se sont appropriée les couches aisées de la population.
106En effet, depuis quelques années, on voit s'engager de nouvelles populations qui, dans une logique de cohérence identitaire, interrogent et discutent le marquage social de la boxe, mais également les goûts sociaux. Ainsi, l'engagement des femmes met en question les valeurs dites féminines : la grâce, l'esthétisme, le dialogue, la compréhension... Peut-on dire que ces valeurs, que la plupart des enquêtes mettent en avant quand il est question des activités féminines, sont vraiment cohérentes avec les valeurs de la boxe ?
107De même, l'engagement des catégories supérieures - notamment des cadres – dans la boxe est également un phénomène qui interroge au regard de l'identité sportive des cadres, telle qu'elle est couramment perçue. Ceux-ci ont plutôt tendance à exercer des pratiques esthétiques, instrumentalisées, et privilégient les activités à capital économique fort. En tout cas, traditionnellement, la boxe ne faisait pas partie de leurs pratiques favorites. Or, aujourd'hui, on assiste à une arrivée importante de ces populations. La question est alors de mieux comprendre ce qui anime l'engagement de ces deux nouveaux publics dans la boxe.
Notes de bas de page
2 Selon le modèle théorique développé par P. Bourdieu, les goûts des individus sont le produit d'un habitus, c'est-àdire de l'ensemble des dispositions et des schèmes de perception et d'action incorporés au cours de la socialisation primaire. Cf. Bourdieu (Pierre) – La Distinction, critique sociale du jugement. Paris, Les Éditions de Minuit, coll. « Le sens commun », 1979 ; Bourdieu (Pierre) et Passeron (Jean-Claude) – La Reproduction. Éléments pour une théorie du système d'enseignement. Paris, Les Éditions de Minuit, coll. « Le sens commun », 1970.
3 Cf. notamment Truchot (Guy) – Les Adolescents et le Sport. Paris, INSEP-Publications, 2004.
4 Burlot (Fabrice) et Lefèvre (Brice) [sous la codirection de] – « Analyse sociodémographique du phénomène d'abandon au sein des licenciés de la Fédération française des sociétés d'aviron » (rapport). Fédération française des sociétés d'aviron, 2003.
5 Les pères des boxeurs interviewés ont souvent plus de 30 ans. Ils puisent leurs représentations majoritairement dans la boxe des années 1970 ou 1980, c'est-à-dire à une époque où la boxe éducative est dans sa phase de lancement et où les jeunes s'entraînent la plupart du temps encore avec les adultes dans les salles.
6 Cette tendance à insister sur l'idée d'être « quand même quelqu'un de bien » exprime toute la réalité du poids social qui pèse sur les boxeurs. Car, bien évidemment, un boxeur ne peut être qu'un individu peu recommandable. Que l'on songe au titre d'un ouvrage récemment publié : Froissart (Lionel) – Les boxeurs finissent mal... en général. Paris, Héloïse d'Ormesson, 2006.
7 Cf. Augustin (Jean-Pierre) – Sport, géographie et aménagement. Paris, Nathan, série « Géographie », 1995.
8 Pociello (Christian) – Sport et Société. Approche socioculturelle des pratiques. Paris, Vigot, 1981.
9 Cf. Bourdieu (Pierre) – La Distinction, critique sociale du jugement, op. cit.
10 Cf. Peterson (Richard A.) – « The rise and fall of highbrow snobbery as a status marker ». Poetics, no 25, 1997, p. 75-92. Peterson a montré que les élites ne se distinguent plus par leur choix de certaines activités particulières (et que ne pratiqueraient pas encore les autres catégories sociales) mais par le fait qu'elles ont tendance à pratiquer de nombreuses activités. Il parle, à ce sujet, d'« omnivorité sociale ».
11 Les données présentées dans cette partie ont été recueillies auprès des boxeurs présents à l'INSEP entre les années 2000 et 2006 dans le cadre d'une enquête interne.
12 L'aide CNASEA est une aide obtenue sous condition de ressources et permettant le financement d'une formation professionnelle délivrée par le ministère en charge des sports.
13 La plupart sont en âge d'avoir leur bac ou de poursuivre des études post-baccalauréat. Normalement, en France, 20 % des 20-25 ans sont bacheliers.
14 Wise (Robert) – Marqué par la haine (Somebody Up There Likes Me). Etats-Unis, 1956, 113 min.
15 Mucchielli (Laurent) et Le Goaziou (Véronique) [sous la direction de] – Quand les banlieues brûlent... Retour sur les émeutes de novembre 2005. Paris, La Découverte, coll. « Sur le vif », 2006.
16 Mucchielli (Laurent) et Le Goaziou (Véronique) [sous la direction de] – op. cit.
17 Wacquant (Loïc) – Corps et âme. Carnets ethnographiques d’un apprenti boxeur, op. cit., p. 76.
18 Cette idée d'une boxe qui assagit, inhibe la violence et resocialise est effectivement prégnante dans les discours.
19 Hirschi (Travis) et Gottfredson (Michael) – « Age and the Explanation of Crime ». American Journal of Sociology, vol. 89, no 3, 1983, p. 552-584.
20 Les plus jeunes se présentent également comme des enfants difficiles mais aucun ne dit que la boxe a régulé son comportement. Peut-être est-ce, justement, parce qu'ils n'ont pas encore atteint la période où l'on s'assagit ?
21 Elias (Norbert) et Dunning (Éric) – op. cit.
22 Girard (René) – op. cit.
23 Poltorak (Jean-François) – op. cit.
24 Cf. chapitre 7.1., p. 163 – L'engagement dans la boxe anglaise : entre proximité et résistance familiale.
25 Pour réaliser cette partie, nous avons assisté à plusieurs types de cours de boxe éducative (cf. l'encadré sur les données de cadrage sur l'environnement des jeunes boxeurs interviewés).
26 Ce type de situation ne se retrouve évidemment pas lorsque l'acte d'engagement est volontaire dans le cadre d'une association sportive scolaire ou d'un club de boxe.
27 Acquaviva (René) et Barbouchi (Mounir) – « À propos des "katas d'Acqua" ». Revue EPS, no 325, 2007, p. 29-32.
28 Cf. le débat entre René Acquaviva et Mounir Barbouchi dans Acquaviva (René) et Barbouchi (Mounir) – op. cit.
29 L'idée de cette analyse est surtout de montrer l'existence d'un décalage entre ce que l'on peut attendre d'un cycle de boxe éducative, ce qui est effectivement proposé et ce que cela produit en termes d'engagement chez les enfants. Loin de nous, donc, l'idée de produire une modélisation universelle de l'entrée dans la boxe éducative scolaire : notre propos est davantage d'essayer de trouver des explications simples à un processus complexe.
30 Boxe éducative sous forme de katas dans le cadre de cours d'EPS.
31 En outre, on évacuerait de fait une population dont on peut penser que l'entrée par une pratique plus euphémisée peut constituer un moyen d'accroche à la boxe. Alors, si après cette phase d'accroche ces boxeurs se retrouvent dans un club trop engagé, ils n'adhèrent pas.
32 Comme nous l'avons évoqué au chapitre 7.2.1., p. 169 – Mutation des territoires et évolution du recrutement social.
33 Cf. chapitre 7.3., p. 176 – Un environnement social marqué par la violence.
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Dopage et performance sportive
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