Chapitre 5. Les boxeurs à l'épreuve de la salle
p. 115-141
Texte intégral
1Aborder le fonctionnement de la salle de boxe présente un intérêt indéniable pour qui veut comprendre ce que signifie devenir boxeur en ce début de XXIe siècle. Car c'est dévoiler une réalité de la boxe souvent méconnue, bien éloignée des stéréotypes, mais c'est surtout découvrir le lieu où le boxeur entre dans l'activité, occupe les premières positions de sa carrière et en affronte les épreuves initiales... En particulier, il est intéressant de comprendre comment le boxeur va vivre dans ce monde aux antipodes des idées reçues : comment va-t-il l'accepter, y adhérer et l'intégrer ? Car, terriblement éloignée du gala professionnel (ne serait-ce que par son ambiance), la salle de boxe apparaît presque en dissonance avec lui tant elle est synonyme de rigueur, de travail, de persévérance et d'humilité, et tant elle semble rejeter tous les artifices de la boxe professionnelle, pour n'en vénérer que l'essentiel : le combat.
5.1. SALLE DE BOXE ET TRADITION PROFESSIONNELLE
2Si la salle de boxe se démarque très nettement du monde des galas et du spectacle, elle est également très décalée par rapport au monde sportif. Univers traditionnel, voire d'un autre temps, elle semble traverser les époques, immuable. Elle demeure, encore aujourd'hui, profondément inspirée par le professionnalisme.
3Mais l'arrivée de la boxe amateur, puis de la boxe éducative (et ce, malgré leurs difficultés à être acceptées) a amorcé un certain nombre de changements. Tout d'abord, parce que les jeunes se sont progressivement entraînés sur des créneaux horaires particuliers (et non avec les adultes) ; ensuite, parce que les modèles pédagogiques ont été redéfinis par le monde sportif (avec de jeunes entraîneurs diplômés fédéraux ou d'État) et par celui de l'éducation physique et sportive (avec les professeurs d'EPS). En boxe éducative, les séances d'entraînement des jeunes ne sont pas foncièrement différentes de ce qui se pratique dans le sport en général : la séance commence et finit pour chacun à la même heure, avec un échauffement collectif et des exercices qui suivent le modèle pédagogique retenu par l'entraîneur : leçons collectives, ateliers de travail, jeux d'affrontement.
4De la même manière, la boxe amateur de haut niveau s'est, elle aussi, inspirée d'autres modèles sportifs et éducatifs. Ainsi, une certaine forme de « sportivisation » de l'activité pugilistique s'est mise en place, visant soit la préparation olympique soit la simple adaptation au monde scolaire.
5Mais ces évolutions n'ont pas pour autant foncièrement remis en cause le fonctionnement de la salle de boxe tel qu'apparu au XXe siècle. Car tous ces changements dont nous avons parlé se sont mis en place dans les clubs et les structures fédérales, en dehors des créneaux horaires de ce que l'on peut définir comme le milieu « historique » de la boxe : le monde professionnel.
6Les salles d'aujourd'hui continuent donc à fonctionner dans la tradition de ce monde professionnel, et elles demeurent lourdement influencées par l'histoire, les mythes, les rites, les croyances et les valeurs qu'il véhicule. Enfin, elles respectent une hiérarchie où prévaut toujours la mise en jeu du corps. En quelque sorte, la boxe professionnelle demeure la reine des pratiques.
7Même si la part des professionnels s'est considérablement réduite au regard de l'ensemble des pratiquants (en 2011, on comptait en France 416 boxeurs professionnels seulement pour un total de 32053 pratiquants), le monde professionnel reste foncièrement présent sur les murs : ceintures de champions, affiches de grands matchs ou de galas organisés par le club, articles de presse..., autant de témoignages du passé professionnel qui marquent de leur empreinte les salles de boxe1 et en constituent le décor habituel, à l'image de la salle de Saint-Maur (photo no 21), où figurent encore tous les grands noms de la boxe.
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La salle de boxe de Saint-Maur juste avant l'effervescence de l'entraînement.
© F. Burlot
8Par ailleurs, on peut s'étonner de voir à quel point ce passé détermine encore la temporalité même du travail pugilistique : dans une salle, même récente (où il peut n'y avoir jamais eu le moindre boxeur professionnel), le rythme du travail est souvent donné par une horloge réglée sur le temps des rounds professionnels : trois minutes de travail, une minute de repos2. Enfin, dans l'organisation globale de la pratique, force est de constater que le travail des professionnels demeure prioritaire et continue à organiser celui des autres, non sans poser parfois problème. Un boxeur même parmi les meilleurs amateurs français peut donc se situer, dans la hiérarchie implicite de son club, derrière les professionnels ou occuper simplement la place de boxeur prometteur :
« L'an dernier, Medhi, qui a quitté le club pour aller dans un autre club, était seulement n o 5 derrière les quatre professionnels, alors qu'il était membre de l’équipe de France ! C'est peut-être pour ça qu’il est parti. Il passait après les pros. » (Propos recueillis)
9Sur le plan du fonctionnement, le monde professionnel fait donc encore figure d'étalon et constitue, dans la hiérarchie des boxes, l'aboutissement de la pratique et une sorte de monde supérieur : celui où l'on n'a pas peur, et qui est idéalisé dans la consécration du combat. Pour les boxeurs, le combat professionnel demeure celui des hommes (même s'il peut être mené par des femmes, ce qui est aujourd'hui accepté). Mettre son corps en jeu dans un combat libre, à l'entraînement, représente déjà quelque chose d'important ; le faire lors d'un combat amateur témoigne d'une certaine forme de courage ; mais le faire à l'occasion d'un combat professionnel constitue un acte suprême, digne d'admiration (la mise en jeu du corps s'inscrit dans une culture du risque et de la violence qui anime l'engagement du boxeur du point de vue de sa carrière). Il n'est pas question, ici, de défendre la boxe professionnelle, mais simplement d'expliquer que le fait de se présenter sans protections sur un ring, en face d'un autre boxeur, n'est pas une situation anodine ni banale : c'est accepter une prise de risque importante et avoir pour objectif de faire violence au corps de l'autre tout en se préservant de la violence des coups qu'il assène. Dans le monde de la boxe, cette mise en jeu apporte encore reconnaissance, admiration et respect dans la plupart des salles de boxe, y compris dans des lieux que les professionnels ont déserté depuis quelques années ou n'ont même jamais investi (comme les nouvelles salles polyvalentes).
10Cette position dominante de la boxe professionnelle dans les représentations ne signifie pas pour autant que les pratiquants la tiennent en plus grande estime ; en réalité, plus que la discipline elle-même, ce sont les boxeurs professionnels qui s'attirent respect et admiration, y compris de la part de ceux qui sont les plus critiques à l'égard de l'organisation, des managers et des promoteurs... Faire un combat professionnel vous place toujours dans une position digne d'admiration.
11Finalement, même si la boxe éducative s'est profondément sportivisée et même si l'on assiste à quelques tentatives de mise en place de cours collectifs (surtout dans des logiques de loisir), l'univers de la boxe anglaise préserve son identité et se distingue encore assez fortement du monde sportif. Seul le très haut niveau amateur fait figure d'exception dans cet univers de « maquignons » qui repose sur le modèle artisanal de l'entraîneur3, comme l'explique cet ancien boxeur devenu cadre de la Fédération :
« Quand on regarde la boxe à l'INSEP, la salle de boxe est complètement déconnectée... C’est vachement bizarre par rapport à ce que c'est en dehors. C'est un monde presque irréel. C’est des gens qui se préparent à une compétition avec des règles internationales, qui ne sont pas du tout en relation avec la pratique de la boxe. Quand on va à la salle de boxe de l'INSEP, ça ne respire pas la boxe. Il n'y a même pas une affiche. Il n'y a même pas un gant perdu, égaré dans un coin. C'est clean, nettoyé, propre : c'est bien. C’est quinze personnes alors que dans une salle, il y a le gamin, l’amateur, le professionnel, le loisir, le jeune, le vieux, et tout le monde... même l’entraîneur ! Bon, c'est vrai, l’entraînement dans les salles, ça évolue peu. Les entraîneurs, ça fait 40 ans que je les connais et ça fait 40 ans qu’ils font la même chose. Mais il y a une âme dans ces salles !
Notre DTN me demande de temps en temps d'aller à la salle de l'INSEP. Je lui réponds : "Non, je préfère aller à la salle d'Albert ou celle de Gaétan ou au BAC9". Tu vas au bord du ring, ça boxe, tu discutes avec les entraîneurs... À l'INSEP, ils ne font pas le même sport. En amateur, ils font de la scoring machine. Attention, c'est tellement technique, eux, ils font de la Formule 1 ! Certains, ça fait huit ans qu'ils sont là-dedans. Ils sont déconnectés des clubs, donc c'est autre chose. C'est vraiment deux mondes différents. » (Cadre fédéral, 52 ans)
5.2. LA SALLE DE BOXE : « CHAOS ORGANISÉ » ET CULTURE DU TRAVAIL
12En dehors de la salle de boxe de l'INSEP (où s'entraîne l'élite amateur), et de quelques rares autres salles, ce monde est encore profondément artisanal. Ce qui frappe la plupart des observateurs venant du milieu sportif lorsqu'ils pénètrent dans une salle de boxe compétitive4 (professionnelle ou amateur), c'est le sentiment de « chaos sportif » qui semble y régner (photo no 22).
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La salle de boxe de Saint-Maur en plein entraînement.
© F. Burlot
13Tout d'abord, une salle de boxe ressemble à un véritable « patchwork sportif et social » : elle mélange, dans le même temps sportif, des professionnels, des amateurs et des loisirs. Les uns préparent des combats, les autres viennent faire de l'entretien physique. Certains débutent tout simplement l'activité quand d'autres ont derrière eux des années d'expérience. On y trouve aussi bien des jeunes de seize ans que des adultes trois fois plus âgés, des femmes et des hommes, des poids lourds, des poids légers... Non seulement s'y mélangent des boxeurs aux profils sociaux et sportifs variés, mais en plus, ces derniers semblent arriver et partir à toute heure, font tous des exercices différents, si bien qu'il ne se dégage aucune impression de cohérence. Poltorak évoque, à ce propos, un climat de « bordel organisé5 », sans apparente réelle organisation du travail sportif...
14En réalité, les boxeurs se livrent à une espèce de jeu des chaises musicales en alternant les exercices : saut à la corde, shadow boxing, travail au sac, leçon de l'entraîneur, pompes, abdominaux, mise de gants (en exercices à thème ou en libre)... Un peu égaré dans ce mouvement perpétuel où les tâches de chacun semblent s'entrecroiser et se redéfinir au rythme de l'horloge, l'observateur s'interroge, tant la situation semble dénuée de rigueur, de cohérence et de rationalité : comment une pratique à l'histoire aussi longue peut-elle être aussi inorganisée ? Se peut-il qu'une activité humaine (où l'on recherche la performance et dans laquelle le boxeur met son corps en jeu et, surtout, en danger) puisse échapper à toute forme de rationalisation du travail ? Il en vient même à se demander comment il est possible de travailler dans ce monde et d'y produire de la performance... Ces questions sont d'autant plus pertinentes que, de salle en salle, le même scénario se répète inexorablement :
« Les boxeurs arrivent entre 17 h et 18 h. La seule chose qu’ils ont en commun, c’est le rythme de l'horloge. Le reste... nous avons l'impression qu'ils font ce qui leur passe par la tête. On peut se demander s'ils ont été formés et comment ils construisent leur séance. Les entraîneurs se déplacent dans la salle et donnent des conseils aux boxeurs. J’ai l'impression qu'ils sont davantage centrés sur certains boxeurs (les professionnels et les jeunes). Nous avons une impression de non-efficacité. Les boxeurs font ce qu'ils veulent, ils sont très autonomes. » (Notes ethnographiques prises dans une salle de boxe)
15Pourtant, rapidement, au-delà de cet aspect chaotique, et passée la surprise devant ce petit monde en ébullition, l'observateur ne manquera pas de discerner un fonctionnement bien orchestré fait de rigueur et de discipline. Se dessine alors une culture du travail particulièrement intéressante, une culture lourde, pesante, impressionnante par son silence, mais surprenante dans la définition du travail qu'elle a su imposer. Elle ne s'inscrit pas véritablement dans un modèle particulier (militaire, tayloriste, voire libéral), mais s'articule subtilement à l'intérieur de ces différentes traditions. Nous sommes ici dans le monde de la répétition et de la routine, un monde fortement hiérarchisé, mais construit sur des principes de responsabilité, d'autonomie et d'individualisation. Un monde qui surprend, interroge et, finalement, interpelle le sociologue sur la question même du travail dans notre société...
5.2.1. AU-DELÀ DU CHAOS : LA CULTURE DU TRAVAIL
16Même si les boxeurs arrivent à n'importe quelle heure à la salle de boxe, et si le fonctionnement y semble particulièrement désorganisé, il existe dans ce lieu un véritable culte du travail fondé sur la rigueur, la discipline, le respect, l'abnégation, l'humilité et la souffrance. Soit on est capable d'accepter et d'intégrer ce type de fonctionnement, soit on est rejeté par le groupe, voire remercié par l'entraîneur (les deux étant, d'ailleurs, liés). Ce processus, à la fois d'acculturation et d'acceptation par les pairs, constitue le fondement de ce que l'on peut définir comme la première étape de la carrière d'un boxeur : celle de l'intégration6.
17En effet, une fois poussées les portes de l'enceinte pugilistique, le boxeur entre dans un monde du travail particulier. Après avoir salué l'entraîneur et ses assesseurs, fait un signe aux autres déjà dans l'effort, le boxeur se fond dans le rythme de la salle et dans le mouvement perpétuel de cette mécanique collective : trois minutes de travail, une minute de repos. À chaque nouvelle sonnerie, chacun prend place à un poste. Dans une salle de boxe, il existe en effet différents espaces (ring, miroir, sac...) et exercices assimilables à de véritables postes de travail et qui relèvent d'un principe de division des tâches visant à produire un boxeur complet et performant. Car, rappelons-le, la salle de boxe est le lieu de préparation au combat. Derrière cet apparent « chaos sportif » se dissimule donc une logique de rationalisation du travail qui n'est pas sans ressemblance avec les principes du taylorisme. Dans la salle, le travail du boxeur consiste à réaliser un certain nombre d'exercices :
- Les exercices d'échauffement sont assez traditionnels : petits sautillements, mouvements des bras, simulation de gestes pugilistiques durant une période ne tenant pas compte des temps de la boxe (trois minutes/une minute). En règle générale, réchauffement dure une dizaine de minutes. Cette phase se présente comme le seul moment où il est possible de déroger à la temporalité du travail pugilistique7.
- Le saut à la corde fait partie des exercices qu'il est de coutume de réaliser dans le cadre de la préparation physique.
- Le shadow boxing consiste à simuler, devant une glace et face à un adversaire imaginaire, les gestes du boxeur : directs, crochets, uppercuts (photo no 23). L'objectif est de s'observer, de se réguler et de rechercher la bonne attitude. L'exercice n'est pas si simple, car il faut être capable de « rentrer dans la peau » du boxeur : « Moi, je n'y arrive vraiment pas. Au bout de 30 secondes, j'arrête. Je n'arrive pas à me regarder dans le miroir et à me dire que je suis une boxeuse. » (Boxeuse loisir, 28 ans)
- Le travail du sac et de la poire se décline en de multiples variantes où l'on s'exerce aux différents coups et enchaînements de coups (photos nos 24 et 25). L'adversaire, ici, n'est plus imaginaire, mais symbolisé par le sac.
- La mise de gants avec exercices à thèmes met en présence des boxeurs qui sont, les uns pour les autres, davantage des partenaires de travail.
- La leçon du professeur prend la forme d'un véritable cours particulier durant lequel l'entraîneur corrige les gestes précis du boxeur (photo no 26).
- La mise de gants en combat libre consiste à simuler un vrai combat. Consigne est donnée aux boxeurs de se mettre dans les conditions d'un véritable affrontement de boxe anglaise, sans trop porter les coups toutefois (photo no 27).
- Les exercices de renforcement musculaire se caractérisent, la plupart du temps, par des abdominaux, des pompes, voire du gainage.
18Nous le voyons, le travail du boxeur est fait d'exercices codifiés selon des rituels bien établis. Pas question d'en inverser l'ordre, ni d'en changer la « chronologie chronométrée » : échauffement, miroir, sac, exercices, renforcement musculaire et, selon le jour et à la demande de l'entraîneur, leçons et combats libres. Suivre ce parcours d'entraînement est indispensable pour espérer la reconnaissance de l'entraîneur. Routines et répétitions sont donc au cœur du travail. Contrairement à ce que l'on pourrait croire (notre société étant largement celle du « zapping »), cette « monotonie du boxeur » ne semble pas pour autant produire du désengagement. Bien au contraire, pour les boxeurs comme pour leur entraîneur, cette succession d'exercices est le canevas d'un travail avec lequel il ne faut pas tricher et dans lequel il est nécessaire de s'engager à fond.
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Le boxeur amateur Jean-Louis de Souza à l'entraînement dans un shadow boxing devant le miroir, vers 1967.
© Iconothèque INSEP
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Le boxeur amateur Serge Leroy à l'entraînement au sac de frappe.
Stage préparatoire de l'équipe de France aux championnats d'Europe amateurs de boxe anglaise, mai 1975.
© Iconothèque INSEP
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Le boxeur amateur Aldo Cosentino à l'entraînement à la poire de frappe.
Stage préparatoire de l'équipe de France aux championnats d'Europe amateurs de boxe anglaise, mai 1975.
© Iconothèque INSEP
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Le boxeur amateur Bernard Malherbe dans une leçon avec l'entraîneur Pierre Dupain, vers 1968.
© Iconothèque INSEP
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Mise de gants à l'entraînement entre Aldo Cosentino et Serge Thomas.
Stage préparatoire de l'équipe de France aux championnats d'Europe amateurs de boxe anglaise, mai 1975.
© Iconothèque INSEP
19Pour devenir un boxeur et réussir son intégration dans un club, il faut donc être capable de satisfaire aux exigences de ces différentes situations de travail et avoir la volonté de s'y investir, totalement et sans réticence. Travail, goût de l'effort et souffrance sont ainsi des valeurs hautement défendues dans la boxe où l'on a beaucoup de respect pour ceux qui travaillent sans se plaindre, comme l'explique cet ancien compétiteur :
« C'est un art, pour moi, la boxe. Ce n'est pas que combattre. Mais c’est un sport très beau qui demande énormément d'efforts, physiques, moraux. C'est pour ça que la boxe, c'est un sport qui me plaît : parce que c’est très dur. À partir du moment où vous commencez à pratiquer, vous ne faites pas les choses à moitié. Il faut les faire à fond. » (Ancien amateur club, 29 ans)
20Le boxeur finit alors par adhérer à une croyance selon laquelle la qualité du travail du corps se mesure à l'échelle de la souffrance endurée, en silence, chaque jour de la semaine. La rigueur et la discipline deviennent ainsi les principes fondateurs du travail pugilistique.
« Celui qui veut faire de la compétition, il faut qu'il vienne tous les soirs. Il sait ce qu’il a à faire, il travaille. Moi, je sais toujours s’il a bien travaillé. Il y en a, jamais tu leur dis quelque chose. Tu sais qu'ils bossent toujours dur. Il y en a d'autres, comme lui, au début, j'étais toujours obligé de lui dire : "Là, tu n’as pas bossé comme il faut...". Parce qu'à chaque exercice, si tu ne forces pas pour essayer de te dépasser, de t'améliorer, ça ne sert à rien. » (Entraîneur, 49 ans)
« J'ai énormément de respect pour les boxeurs. Moi, je dis toujours que j'ai de l'admiration pour tous, car il n'y a pas de petits ou de grands champions. Au départ, les difficultés sont les mêmes pour tous, c'est extrêmement dur. C'est le dépassement de soi à chaque combat, c'est la souffrance tous les soirs. Le courage, l'endurance, la souffrance, c’est leur maîtresse quotidienne. » (Ancien boxeur, 51 ans)
21On comprend bien que l'engagement dans ce type d'activité passe par un certain nombre d'efforts à fournir et implique un dépassement de soi permanent. Force est alors de s'interroger sur l'engagement dans cette culture du travail : par quels principes les boxeurs vont-ils accepter cette monotonie et cette dureté du travail pugilistique, y adhérer et s'y soumettre ? Cette question est d'autant plus pertinente que, dans la salle, rares sont les boxeurs qui ne respectent pas cette loi ou qui la remettent en cause. Bien au contraire, tous semblent animés d'un sentiment de fierté devant l'effort accompli, comme si la boxe permettait d'accéder à un véritable idéal : « Il y a énormément d'argent, mais ce n'est pas après l'argent que je cours. Il y a une espèce de fierté et d'honneur qui passe avant tout ça. » (Ancien amateur, 29 ans) Ce sentiment de fierté s'accompagne d'une croyance forte dans l'idée d'une boxe qui redresse aussi bien les âmes que les corps (« L'effort physique... l'entraînement, ça paie... S'imposer beaucoup de discipline pour atteindre ses objectifs » [ancien professionnel, ancien SHN, 40 ans]) ; une boxe, enfin, capable de former des individus fiers et forts, des hommes d'honneur (« Les gens, aujourd'hui, ils ferment tous leur gueule. Un boxeur, tu ne le verras jamais fermer les yeux dans la rue sur une injustice. » [Entraîneur de club, 48 ans]).
22Au final, le boxeur se décrit comme sérieux et rigoureux. Douter de la réalité de ces valeurs peut même lui sembler offensant, d'où la remarque de ce boxeur à la retraite à propos de son entraîneur venu lui demander si notre entretien aurait lieu autour d'une « petite bière » :
« Ça fait 20 ans qu'il me connaît, il sait bien que je ne bois pas d'alcool. Pourquoi il me demande ça ? » (Ancien pro, ancien SHN, 40 ans)
23Dans tout autre milieu (sportif ou non), cette remarque n'aurait pas choqué – surtout dans les conditions d'un mois de juin particulièrement chaud ; mais en boxe, on est très attaché à une image sérieuse et non dépravée. Un boxeur, c'est un individu travailleur, attaché à une hygiène de vie stricte et rigoureuse, comme le laisse supposer l'organisation de vie décrite par ce jeune boxeur professionnel : « J'ai trouvé un compromis : la semaine, entraînement, et le week-end, je fais tous mes devoirs. Le matin, je me lève très tôt. Je fais mon footing, donc ça ne dérange pas. La journée, j'ai cours et le soir, entraînement. Ensuite, je me couche très tôt, à 9 h 30 ou 10 h. Les amis, tout ça, qui sortent, ils me disent : "Tu es un malade !" » (Boxeur professionnel, 23 ans) On comprend que des histoires de vie comme celles de Christophe Tiozzo8 ou de Fabrice Bénichou9 soient difficiles à accepter et que les propos à leur égard soient sans équivoque : « ils doivent assumer leurs responsabilités » (extrait d'entretien). Au-delà du respect que tout boxeur se doit de témoigner à son activité, c'est aussi le respect des autres dont il est question ici : « C'est pour ça qu'il faut apprendre le respect. Nous, on apprend aux jeunes aujourd'hui à se respecter les uns les autres. Et on a toutes les nationalités. Mais pour moi, ils sont tous pareils. Je fais aucune différence. » (Amateur, 30 ans) Et l'on remarque, effectivement, que dans les salles, les boxeurs sont particulièrement respectueux du matériel, des autres boxeurs et, bien entendu, des entraîneurs. Le respect apparaît donc comme une valeur fondamentale de la culture pugilistique.
24La question est donc d'essayer de comprendre par quels mécanismes les boxeurs vont se vouer « corps et âme » à ce culte du travail pugilistique, s'investir dans un monde répétitif, monotone, dans lequel il faut sans cesse se dépasser et faire souffrir son corps ; un monde, pourtant, qu'ils admirent, qu'ils idéalisent même, au point d'y trouver les préceptes d'un style, voire d'un idéal de vie.
25Dans ce monde du travail profondément empreint de taylorisme, qu'en est-il de la question du pouvoir ? Sommes-nous en présence d'une hiérarchie forte ? Autrement dit, les boxeurs s'engagent-ils dans ce travail pugilistique sous contrainte hiérarchique ? Cette situation est évidemment difficile à envisager car l'acte d'entrer, de rester ou de quitter l'activité demeure tout de même une décision personnelle et n'est soumis à aucune obligation. D'où la question de savoir comment, dans une salle de boxe, les entraîneurs exercent leur pouvoir hiérarchique, et comment cet exercice participe à l'engagement des boxeurs.
5.3. ENTRAÎNEUR, MÉRITOCRATIE ET MISE DE GANTS
26L'entraîneur-patron est le personnage central de la salle de boxe. À la suite, souvent, d'une carrière en boxe anglaise, il a commencé le métier en tant qu'adjoint de l'entraîneur principal. Au départ de ce dernier, parfois à l'occasion de son décès, et donc après de nombreuses années de bons et loyaux services (l'âge et l'ancienneté dans le club sont déterminants pour accéder au statut de patron de la salle), il a pris sa succession. Dans la salle, sa légitimité dent au fait qu'il a été désigné parmi les prétendants comme le successeur et, à ce titre, il est censé détenir et transmettre la connaissance de l'activité. De fait, on lui voue un profond respect. Compétiteurs, « loisirs », jeunes ou plus anciens, tout le monde vient le saluer d'un simple « bonjour » (pour les plus vieux) ou d'un « bonjour monsieur » (pour les plus jeunes). En patron, il règne sur la salle, et en véritable chef d'orchestre, il organise le travail de chacun : il décide tout et fait tout. Pour autant, l'exercice de son autorité ne repose pas sur le pouvoir hiérarchique tel qu'on aurait pu l'imaginer au regard de l'organisation très « taylorienne » à l'œuvre dans les salles : il ne s'agit pas pour lui de faire appliquer la « loi du gym10 » en usant outrageusement de son autorité statutaire. Il exerce son pouvoir de façon plus subtile. Certes, il veille au bon fonctionnement de la salle. Certes, il sait remarquer que l'engagement de certains n'est pas maximal. Certes, il aurait le pouvoir de sanctionner ceux qui n'appliquent pas à la lettre les règles du club. Mais en réalité son pouvoir s'exerce autrement...
27Dans une salle de boxe, l'entraîneur n'impose pas le travail, il le propose :
« Moi, je leur fais une programmation. Ensuite, c'est à eux de bosser, mais je surveille toujours. » (Entraîneur de club, 49 ans)
« L'entraîneur, Monsieur Jean, il était toujours assis là où tu te trouves. Il voyait tout et je te prie de croire que ça bossait ! » (Boxeur loisir, 39 ans)
28De même, il réprimande rarement les boxeurs : pas question de « faire la morale » ou de sanctionner. En réalité, pour faire régner la « loi du gym », l'entraîneur joue avec le pouvoir « de faire ou de ne pas faire ce qu'il est censé faire », c'est-à-dire entraîner des boxeurs pour améliorer leur performance. Il est intéressant de constater que ce pouvoir d'exécution – qu'on a coutume de définir comme une forme de contre-pouvoir avec lequel jouent les exécutants pour lutter contre les abus du pouvoir hiérarchique11 –, devient une pièce maîtresse du pouvoir de l'entraîneur-patron.
29Dans une salle de boxe, un bon patron, ce n'est pas « un petit chef », c'est un individu capable d'aider, de conseiller et de former. Le patron de salle se veut animé d'une vocation, ce qui remet bien évidemment en cause le pouvoir tel qu'il est censé s'exercer dans une organisation fondée sur une certaine forme de parcellisation des tâches, de standardisation du travail et de répétition des gestes comme sources de progrès.
30En principe, dans ce type d'organisation du travail, le rôle de toute hiérarchie est de surveiller l'application des règles de la productivité. Parce que le travailleur n'est pas supposé être capable d'autonomie et de responsabilité, il faut le contraindre à conserver un engagement maximum dans un travail peu motivant (car répétitif) par le biais d'un contrôle hiérarchique. Dans une salle de boxe, les boxeurs apparaissent certes comme des « travailleurs machines » reproduisant sans cesse les mêmes routines, appliquant à la lettre les règles de la salle. Mais s'ils le font, c'est surtout à cause de l'intérêt qu'ils portent à l'acquisition des savoirs délivrés par l'entraîneur, et non à cause de sa position hiérarchique. En outre, dans une activité où le corps est mis en jeu, les boxeurs perçoivent rapidement l'intérêt d'être à l'écoute des conseils prodigués. « Le poids des poings » apparaît alors comme un élément déterminant de ce pouvoir d'exécution de l'entraîneur :
« Après, il y a l'entraîneur, car on est tout seul et l'on a besoin de conseils. Parce que là, c'est pas grave si je n'écoute pas, mais quand je monte sur le ring et que je prends un direct du gauche... Après, on écoute le professeur pour savoir ce qu'il veut dire. On écoute peut-être beaucoup plus – même si on n'est pas vraiment d'accord - que dans beaucoup d'autres disciplines. Des fois, on n'est pas d'accord, mais on le fait quand même, car sinon la sentence peut être lourde. Celui qui joue le mariolle, il va sur le ring, et ensuite ça le calme. Enfin, tous les entraîneurs ne font pas ça, mais ça fait partie, parfois, du jeu. » (Cadre fédéral, 52 ans)
31Cette capacité de conseiller, d'aider et de former le boxeur, adossée à la logique implacable du poids des poings, constitue donc une source de pouvoir importante pour l'entraîneur. La sanction d'une mauvaise préparation, d'une mauvaise hygiène de vie se révèle comme un élément fondamental et souvent oublié : « Les coups, ça fait mal » (propos recueillis). L'entraîneur fait alors fonction d'expert, et l'une de ses compétences est d'enseigner au boxeur l'art de donner des coups sans en recevoir ou en en recevant le moins possible. C'est sans doute l'une des grandes spécificités de la boxe : la sanction est toujours présente et prête à tomber comme une sentence pour les boxeurs peu sérieux ou qui s'éloignent des recommandations, comme le souligne Wacquant :
« Je tente un large crochet gauche qui m'attire une vive réprimande de DeeDee : Qu’est ce que tu fais, arrête ça tout de suite Louie, j'sais pas ce que tu me fais là. L'instant d'après, je me ramasse une droite en béton en pleine face qui me donne à méditer mon erreur 12 . »
32Les conseils prodigués façonnent le savoir nécessaire pour donner des coups et s'en protéger, mais ils constituent également une première source de pouvoir avec laquelle les entraîneurs vont jouer pour asseoir leur autorité et faire régner la « loi du gym » ; surtout, ils sont des éléments nécessaires pour progresser à l'intérieur des différentes épreuves qui font le boxeur.
5.3.1. VALIDATION DES ÉPREUVES DE LA SALLE ET POUVOIR DE L'ENTRAÎNEUR
33Comme nous l'avons dit, l'organisation de la salle est profondément hiérarchisée. D'une part, elle reproduit de façon explicite les hiérarchies existant entre les différentes boxes (éducative, « loisir », amateur et professionnelle13) : ainsi, dans une salle, on donne davantage d'importance aux compétiteurs et, parmi eux, aux professionnels. D'autre part, il existe un certain nombre de positions qui établissent une hiérarchie implicite entre les boxeurs, à l'intérieur même de ces différentes modalités de pratique. Ainsi que le montre l'extrait d'entretien suivant, ces positions sont définies sur la base des différents exercices composant le travail du boxeur (cf. chapitre 5.2., p. 118 – La salle de boxe : « chaos organisé » et culture du travail), chaque position constituant également une épreuve à franchir pour accéder à la position suivante. Le pouvoir de faire accéder à ces épreuves et de les valider constitue alors la deuxième source de pouvoir avec laquelle va jouer l'entraîneur pour faire régner la « loi de la salle » :
« Dans la salle, je ne suis pas aussi exigeant avec les loisirs et les compétiteurs. Pour les compétiteurs, le type qui me dit : "Je veux faire de la compétition", je lui réponds : “OK, mais avant, il faut être au point physiquement et techniquement". Donc, les premières séances, je commence à la glace. Si je vois que le type ne triche pas, s'applique et joue le jeu, après il passe au sac. Donc, pendant quelque temps, c'est glace et sac. Et si le type travaille bien, quand je pense qu'il est prêt, je le mets sur le ring pour faire des exercices. Alors là, évidemment, je choisis ses partenaires. Ce peut être des débutants comme lui ou des boxeurs plus expérimentés, mais dont je sais qu'ils vont faire travailler le jeune. Alors, tu en as, des jeunes, ils arrivent, ils veulent tout de suite faire des combats libres. Je leur dis : "Doucement, t'en fais pas, tu en auras du combat libre !", mais chez moi, c'est d'abord le physique, parce qu’il faut tenir sur le ring, et ensuite la technique, car sinon tu prends des défauts. Alors, tu en as, ils abandonnent vite ou ils vont voir dans une autre salle où au bout de trois mois, on va les mettre sur un ring. Aujourd'hui, les jeunes veulent tout, tout de suite. Ils ne veulent plus faire d'efforts. Donc, c'est vrai qu'ici, il faut montrer que tu en veux et que tu es sérieux. Moi, je n’investis pas du temps sur un type qui n'est pas réellement motivé. C'est vrai que je suis super exigeant. Je les éprouve le plus rapidement possible pour voir s'ils sont prêts au combat. Le type qui ne se donne pas à fond sur le sac, je le laisse faire du sac. Par contre, je lui dis qu'il n'a pas bossé aujourd'hui. Tu en as, il faut toujours être derrière eux. D'autres, tu n'as rien besoin de leur dire. Ils sont généreux par nature. La boxe, il faut être prêt au combat, tu ne peux pas jouer à faire semblant, ça peut être dangereux. Donc, au bout d’un moment, les mecs qui viennent tous les jours, qui font leur programme – échauffement, miroir, sac, exercices – et qui s'engagent à fond, je les teste sur un petit combat libre, mais c’est moi qui décide. Après, le seul moment où j’interviens dans la séance, c'est quand je mets des difficultés supplémentaires dans leur programme. Ça, pendant un an ; et puis après, c'est la première compétition en octobre l'année suivante. Je préfère être super exigeant avec eux. Comme ça, je suis moins déçu, je ne travaille pas pour rien et je conserve les plus motivés.
En fait, tu as vu : au bout d'un certain temps, je n’interviens quasiment plus. Les types savent ce qu'ils ont à faire, ils travaillent. Mais moi, je vois tout : s'ils trichent, je passe les voir ou alors je ne leur propose pas de libre. Je leur dis que j'ai trouvé qu'ils étaient un peu fatigués. Donc la fois suivante, ils savent que s'ils veulent mettre les gants, il faut qu'ils forcent.
Je suis toujours vigilant parce que tu en as, sinon, ils feraient n'importe quoi ! Après, ça pourrait être dangereux. Par exemple, tu en as qui aiment bien taper, et ils te prennent un autre boxeur moins fort [...] et ça peut aller vite ! Tu peux vite te retrouver KO. Donc ce genre de type, c’est facile à calmer. Tu lui fais faire un combat libre contre un boxeur chevronné qui te le met deux ou trois fois sur le cul. Une fois qu'il a eu mal, soit il arrête la boxe, soit il se calme et il m'écoute. En boxe, c'est simple de mettre les gens au pas.
Pour les loisirs, c'est pas pareil. C'est plutôt moi qui les incite à aller un peu plus loin dans l'affrontement, mais je leur propose simplement. Si je vois que le type se donne à fond sur le programme qu'il a à faire, je lui propose de passer à l'étape suivante. Alors, je ne force pas, car il y en a, ils ont un peu peur. Tiens, regarde, lui, il est très sérieux, mais il n'est encore jamais passé au sac. Donc, aujourd'hui, à la fin de la séance, je vais lui proposer les prochaines fois où il viendra de faire du sac. S'il n'a pas envie, il ne le fera pas, mais il sait qu'il peut le faire. Donc, ça va trotter dans sa tête et quand il le sentira, il le fera. Tu vois, ça fait deux mois qu'il s'applique, corde à sauter, glace. Donc, maintenant, faut qu’il monte d'un cran. Les loisirs, je ne les force pas. » (Entraîneur de club, 49 ans)
34Devenir boxeur requiert ainsi de passer par un certain nombre d'épreuves intégratives, comme l'explique cet entraîneur. La réussite de chaque épreuve donne accès à une nouvelle position dans la salle, qui constituera à son tour une nouvelle épreuve. Même si les exigences liées aux différentes situations peuvent varier d'une salle à l'autre, de façon générale, ces épreuves sont hiérarchisées selon le schéma suivant :
- L’épreuve de l'engagement nécessite d'être capable de s'investir corps et âme sur les différents postes de travail décrits précédemment. Première étape de la carrière, elle constitue une initiation, une socialisation et une acculturation. Il s'agit ici de s'insérer avec respect et humilité dans le monde de la salle, de témoigner, par son travail, des efforts que l'on est prêt à faire et de satisfaire aux exigences d'engagement physique et aux recommandations techniques. Un boxeur, c'est quelqu'un qui travaille, respecte les règles de la salle et s'engage sur le chemin de la maîtrise de son corps. Le sac, la corde, le miroir constituent les exercices proposés pour entrer dans la boxe anglaise et y prouver son engagement. La validation de cette épreuve permettra d'obtenir une reconnaissance formalisée de l'entraîneur : la leçon.
- L’épreuve de l'engagementde la leçon consiste à réaliser des enchaînements de coups dans les gants de l'entraîneur et sous sa direction. Elle marque effectivement une étape supplémentaire dans la vie du boxeur, car elle constitue le moment où l'entraîneur va s'occuper personnellement du boxeur. Si le boxeur satisfait aux exigences de cet exercice, l'étape suivante lui donnera accès au combat : la mise de gants.
- L’épreuve de la mise de gants passe par des combats à thèmes ou libres contre des boxeurs du club. Mettre les gants ne veut pas forcément dire se battre de façon irraisonnée contre un adversaire ; cela implique de jouer avec deux éléments d'incertitude : le niveau d'engagement physique et l'adversité. Les combats à thèmes ne constituent pas véritablement la mise de gants telle qu'on l'imagine (c'est-à-dire le combat) ; mais, en faisant entrer la notion de partenaire et d'opposition raisonnée, elle est une étape intermédiaire et constitutive du chemin qui mène au combat libre, puis réel. L'entraîneur doit, d'une part, apparier des personnes qui, dans la salle, peuvent potentiellement mettre les gants ensemble et, d'autre part, définir avec elles le niveau d'engagement désiré. Si les boxeurs font, encore une fois, preuve de sérieux, la mise de gants en combat libre vient récompenser tous leurs efforts...
35Ces différentes épreuves constituent toutes des passages obligés pour être accepté et s'intégrer dans une salle de boxe14. Mais celle de la mise de gants ne se contente pas de récompenser l'effort accompli (au même titre que l'épreuve de la leçon) : elle constitue, pour l'entraîneur, une source de pouvoir dont il va jouer pour asseoir son autorité.
5.3.2. LA MISE DE GANTS : UN ÉLÉMENT ESSENTIEL DU POUVOIR DE L'ENTRAÎNEUR
36Ce pouvoir de la mise de gants est considérable, car il permet l'accès à l'épreuve « suprême ». Dans une salle, se côtoient les boxeurs qui ne peuvent pas encore accéder à cette épreuve – par volonté personnelle (par exemple certains boxeurs engagés dans une pratique de loisir) ou parce que l'entraîneur ne les estime pas encore prêts – et ceux qui peuvent y accéder. Avoir la capacité de parvenir à ce type de travail ne veut pas pour autant dire que les boxeurs y accéderont systématiquement à chaque séance. L'entraîneur reste, en la matière, le seul à décider qui mettra les gants à chaque nouvelle séance. Cette mise de gants s'inscrit alors dans un processus méritocratique et devient un élément essentiel du pouvoir de l'entraîneur.
37Dans la salle, les boxeurs choisis pour mettre les gants font l'objet de toutes les attentions – même si cela ne concerne que les compétiteurs et leur sparring-partner : au cours d'une séance, les boxeurs ont toujours les yeux tournés vers ceux qui mettent les gants, font des combats libres (ou à thèmes) et se préparent pour une compétition. La situation ne laisse pas insensible, le choc des corps qui s'affrontent attire les regards. La souffrance visible des boxeurs, la virilité de l'affrontement, la force des coups rappellent aux autres boxeurs présents la réalité d'un combat sur le ring, et si cette scène peut évidemment faire peur et en inciter certains à abandonner la boxe, elle peut en pousser d'autres à redoubler d'efforts :
« Pour boxer, il faut être prêt. Il ne faut pas faire semblant, car la boxe, ça fait mal. Il faut toujours s'engager à fond, être assidu, ne pas se coucher tard, ne pas faire la fête le week-end, sinon tu mets trois jours à récupérer. Il ne faut pas vouloir être trop rapide dans la progression, il faut s'appliquer, écouter les conseils, travailler dur et avoir mal à la fin des entraînements. » (Entraîneur de club, 49 ans)
38Cette réalité est un élément important pour faire régner la loi de la salle. La mise de gants fait donc émerger trois types de boxeurs : les compétiteurs, les sparring-partners et les autres.
39Ceux s'entraînant dans une logique compétitive sont les premiers concernés par la mise de gants. Si la salle est ouverte à différents statuts ou niveaux de pratique, il se dissimule, néanmoins, derrière cette apparente diversité et ce « bordel organisé », une organisation du travail habilement hiérarchisée et décidée par l'entraîneur. En premier lieu, elle concerne les horaires. Certes, ceux-ci ne sont pas aussi précis que dans une autre activité sportive ; pourtant, les boxeurs ne viennent pas à la salle de boxe à n'importe quelle heure.
« Ici, comme partout, dans toutes les salles, il y a des horaires. Les jours sont décalés, suivant les débutants, les confirmés. Pour changer, il fallait un accord du professeur qui décidait du jour, suivant ton niveau. Il y a, par rapport à l'âge, ce que tu effectues comme travail. Et s'il voit que tu en veux, tu pourras venir tous les jours. C'est-à-dire qu'avant, à l'époque, on cherchait toujours à montrer le meilleur de nous-mêmes... C'est-à-dire que, quand on arrivait dans une salle, on essayait de faire tous les jours l'entraînement comme tous les autres. Le but, c'était de venir s'entraîner tous les jours comme les grands, pour être sérieux. » (Ancien amateur, 28 ans)
40En fonction de l'option choisie (ou imposée) – boxe éducative, loisir, amateur et professionnelle – et du niveau atteint, les boxeurs se voient donc proposer à l'intérieur des heures d'ouverture de la salle certaines plages horaires plutôt que d'autres. À l'exception de la boxe éducative dont les créneaux de pratique sont fixés à part (souvent en dehors des créneaux horaires d'adultes), dans la plupart des clubs, l'ensemble des boxeurs partage le même temps sportif.
41Dans les salles, on rencontre alors divers cas de figure. A priori, les loisirs sont priés de venir plutôt certains jours et à certaines heures, tandis que les compétiteurs peuvent s'entraîner quotidiennement. Toutefois, dans la réalité, les horaires se superposent souvent (arrivée des uns, départ des autres), donnant une impression de pagaille. Mais l'organisation de l'entraînement est surtout fonction du niveau des boxeurs et, sous contrainte de mise de gants, le temps de travail peut être agencé différemment. Les boxeurs sont classés selon qu'ils sont professionnels, amateurs ou loisirs. Cette hiérarchie n'est pas toujours officielle. Elle est parfois officieuse, mais facile à déceler. Les premiers à être concernés par la mise de gants sont les meilleurs (dans l'ordre : les professionnels, puis les amateurs). Ils le font pratiquement à toutes les séances.
« Oui, il y a une hiérarchie. Dans mon premier club, il y avait le respect des pros. Il fallait que les pros s'entraînent et on avait le droit de mettre les gants avec eux. Mais il fallait être sérieux. Il y avait une hiérarchie des choses : les pros et les amateurs. Il y a des priorités, car il y a des échéances, des championnats d'Europe, du monde parfois, de France plus souvent, mais là, il y a des impératifs qui font qu'on est obligé d'être sérieux et de mettre une hiérarchie entre les boxeurs. » (Cadre fédéral, 52 ans)
42Les seconds à accéder à la mise de gants sont les sparring-partners. Ils peuvent être des compétiteurs, mais également des loisirs. En réalité, tout dépend du poids et de la place qu'ils occupent dans la hiérarchie. Il n'est pas besoin de dire combien le fait d'être appelé par l'entraîneur pour se retrouver sur le ring est un moment fort pour les boxeurs. Beaucoup vivent cela comme la reconnaissance de leur investissement. On comprend, dès lors, que pour bénéficier de cette reconnaissance, il faille d'abord satisfaire aux exigences de la profession : montrer aux autres que l'on est capable de faire preuve d'humilité, de respect des traditions... Ne pas être excessif dans ses sentiments, prendre le travail au sérieux, faire preuve de discipline et, surtout, de respect à l'égard des entraîneurs et des anciens...
43La mise de gants en tant que sparring-partner du boxeur en préparation motive les autres, mais tous ne peuvent y accéder. C'est un privilège réservé à ceux qui le méritent et, là encore, l'entraîneur joue avec le pouvoir que cela représente. Il l'utilise à la fois comme une récompense ou une sanction, ce qui appuie sa relation avec le boxeur tout en prenant également en compte le potentiel de celui-ci. Pour un très bon boxeur, la sanction consistera à repousser la mise de gants, sous prétexte d'un manque de préparation (ou autre). Mais pour un boxeur sans potentiel, elle reviendra purement et simplement à l'écarter. Le boxeur devra alors poursuivre ses efforts pour espérer un jour accéder au ring, lieu de l'attention de tous.
44La mise de gants étant la consécration d'un processus méritocratique, ceux qui veulent franchir trop rapidement les étapes sont difficilement acceptés. S'ils sont volontaires, l'entraîneur essaie de leur donner une leçon en les soumettant à l'épreuve du feu. S'ils réussissent cette épreuve, alors leur demande est acceptée. Les entraîneurs sont certes particulièrement stricts, mais ils appliquent malgré tout une routine de mise en condition pour le combat qui leur paraît indispensable pour ne pas mettre en danger le boxeur. Ceux qui veulent sortir de cette routine le peuvent, mais ils doivent être à la hauteur :
« Au bout d'un an, j'ai commencé à en avoir marre : je voyais les professionnels qui s'entraînaient... Nous, les jeunes, on était dans une salle à côté, on s'entraînait, on voyait les professionnels s'entraîner. Ils faisaient le ring, le sac [...]. Les mecs avec qui j’étais n'étaient pas de mon niveau. Je voulais passer au truc supérieur. Je voulais aller avec eux. Et un jour, je vais voir l'entraîneur et je lui dis. Il me dit : “Si tu travailles plus encore, tu pourras y aller". Et moi je gueulais, car j'avais un sale caractère : "J'ai payé !" et tout. Et il me dit : “Tu vas rester avec tes copains, tu boxeras quand nous, on l’aura décidé. C'est pas toi quand même qui vas nous dire ce qu'il faut faire !" Donc, moi, je faisais la gueule. Une semaine à deux semaines après, ils ont voulu me tester et là ils m’ont dit : "Si tu continues, tu passeras de l’autre côté de la barrière..." Et ils m’ont essayé et là, ils ont vu que du côté frappe, j’étais pas manchot et que j'en voulais. Et depuis ce jour-là, je suis resté avec eux. J'avais 16 ans. Et donc, à partir de là, dès que les pros mettaient les gants, je demandais à les mettre aussi. Moi je voulais devenir un champion professionnel, c'était mon objectif. Je voulais devenir le plus jeune pro, un bon quoi ! [...] J'étais décidé. » (Boxeur amateur, SHN, 25 ans)
45Dans la salle, les boxeurs sont capables à tout moment de s'évaluer et de se positionner les uns par rapport aux autres à l'intérieur des différentes modalités de pratique et des hiérarchies existantes. La possibilité d'être mis en situation, de devoir se soumettre à la loi de la salle force les boxeurs à ne pas revendiquer ce qu'ils ne sont pas, à être attentifs aux recommandations et, surtout, à se concentrer toujours plus sur leur travail.
46Le pouvoir de la mise de gants avec des professionnels, voire simplement avec les meilleurs compétiteurs, est également une façon, pour l'entraîneur, de légitimer son autorité et d'asseoir sa position de patron auprès des autres boxeurs. Dans leur regard, le patron de la salle se définit rapidement comme celui qui permet d'accéder à la performance. La reconnaissance et le respect de son autorité et de ses compétences par les meilleurs renforcent évidemment cette aura. Ainsi légitimé par les meilleurs, il l'est du même coup par les autres qui se mettent, à leur tour, dans une situation d'attente de reconnaissance.
47La mise de gants est finalement une forme de pouvoir avec laquelle l'entraîneur joue sur l'ensemble des boxeurs, les professionnels comme les autres. Ce qui renvoie certes aux épreuves qui « font » le boxeur, mais également à l'obtention de la reconnaissance des pairs. Cette situation amène finalement à parler de la loi des anciens et des relations sociales qui s'élaborent entre les boxeurs.
5.4. LA LOI DES ANCIENS ET LE « PETIT CERCLE DE LA PERFORMANCE »
48Nous l'avons vu, faire carrière et progresser dans le monde de la boxe suppose de réussir les différentes épreuves intégratives qui font le boxeur : travailler dur, être rigoureux, assidu, respectueux. Non seulement il s'agit de faire preuve d'un comportement irréprochable au regard de la culture de la salle, mais il faut aussi avoir progressé dans la hiérarchie des boxes et des épreuves à franchir pour arriver à celle de la mise de gants. Cette épreuve valide donc une certaine ancienneté dans le club, mais elle est surtout l'occasion d'entrer dans le petit cercle des boxeurs participant à la performance collective de la salle. Et faire partie de ce cercle constitue, pour un boxeur, une reconnaissance indéniable.
49La boxe étant une activité individuelle d'opposition, qui dit opposition, dit adversaire pour les combats et partenaires pour les entraînements. Or, à partir d'un certain niveau, il n'est plus possible de continuer à progresser s'il n'y a pas de collectif d'entraînement, c'est-à-dire un minimum de boxeurs pouvant mettre les gants à l'occasion d'exercices ou pour des combats libres avec les compétiteurs en préparation. Cela concerne, d'une part, ceux qui font de la boxe amateur, d'autre part, ceux qui sont devenus professionnels et, également, les loisirs qui, ayant réussi toutes les épreuves de leur modalité de pratique, ont atteint le niveau d'experts aux yeux de l'entraîneur. Certes, ils seront rares à franchir le pas pour devenir amateurs, mais rares seront également ceux qui refuseront la mise de gants face aux compétiteurs de la salle... Car la salle de boxe réunit un véritable collectif de personnes engagées dans un travail sur leur corps qui vise à améliorer non seulement leur performance personnelle mais, également, celle de l'autre15. L'admission dans ce petit cercle de boxeurs participant à la performance collective confère donc une nouvelle position, qui suscite l'admiration de ceux qui ne sont pas encore admis et renforce les comportements à adopter pour être considéré comme un « bon boxeur » par le maître des lieux. C'est le modèle des boxeurs admis dans le petit cercle de la performance qui devient le modèle à imiter et reproduire.
50Faire partie de ce petit cercle situe le boxeur non seulement par rapport à la performance, mais également au sein de la hiérarchie implicite qui marque l'organisation des relations entre boxeurs :
« C’est différent entre les amateurs et les professionnels, parce que, pour les professionnels, tu es l’amateur, donc on te donne des conseils. Ça, c'est vrai. Même pour l'amateur... Quand un professionnel vient lui donner un conseil, il est content. Moi, par exemple, j'étais content quand un pro venait me voir et me disait : “Tu devrais faire ça...". J’étais hyper content. Et maintenant, les pros me parlent comme à un professionnel et les amateurs comme à un professionnel. Il y a même des anciens boxeurs qui te téléphonent chez toi. Quand tu es amateur, tu es amateur. » (Professionnel, 23 ans)
51Avoir une licence professionnelle donne évidemment une aura particulière dans la salle de boxe. Le boxeur professionnel est admiré de tous. Il met son corps en jeu sans aucune protection. Il gagne de l'argent dans des combats. Il a la reconnaissance médiatique. On parle de lui dans la presse, voire à la télévision. Mais surtout, dans la salle, il devient en quelque sorte le centre du monde. Rapidement, tout se met à tourner autour de lui : l'attention de l'entraîneur et celle des bons boxeurs...
« Quand vous avez un professionnel qui travaille, il a obligatoirement besoin de calme, de concentration. Et quand vous êtes un peu jeune, vous avez tendance à chahuter. Et le professionnel, il va se retourner vers vous et va vous dire qu'il a besoin de travailler d'un air sérieux. Et c'est pas méchant. Parce qu'on effectue un travail sérieux, et si vous n’y mettez pas du cœur ou du sérieux ou de la concentration, vous vous cassez la gueule, c'est obligatoire. Vous savez, c’est quand même risqué, il faut savoir maîtriser cet art, c'est assez difficile. Donc, un professionnel vous dira de vous calmer, donc vous l'écoutez parce que vous avez envie d’avoir son style, ses gestes. Donc on va avoir tendance à l’écouter, à prendre exemple sur lui. » (Loisir, ancien amateur, 28 ans)
52Si l'on parvient au niveau supérieur de la hiérarchie des boxes, c'est parce que l'on est censé maîtriser l'art de la pratique et être capable de transmettre la connaissance de l'activité. En conséquence, les boxeurs se trouvant à ce niveau accèdent également au rôle de formateur, non parce qu'ils deviennent entraîneurs (même si certains commencent à entraîner), mais parce qu'ils commencent à donner des conseils dans la salle.
53Le « petit cercle de la performance » est composé d'un ensemble de boxeurs qui contribuent donc à faire régner la loi de la salle. Ils interviennent dans la transmission du savoir et dans le maintien de l'ordre, à la fois craints et admirés. Leur présence et leur engagement sur le sac, au shadow boxing et, évidemment, sur le ring suffisent d'ailleurs à calmer les ardeurs des boxeurs peu enclins à respecter la discipline de la salle :
« La salle de boxe à Saint-Denis, c'est très sérieux. Les gamins, ils ne viennent pas pour faire le chahut. De toute manière, ici, par exemple, ils ont Kamel. Donc Kamel, c'est un type sérieux. Il ne va pas casser les carreaux ou déchirer les affiches. Donc comme les gamins n'ont d'yeux que pour lui, qu'ils s'identifient à lui, alors ils rentrent rapidement dans la dynamique de la salle. Kamel, c'est vraiment un exemple pour les gamins et il est champion de France professionnel, mais ce n'est pas pour autant qu'il ne va pas s’occuper des gamins.
Si jamais il y avait du bordel, Kamel, ce serait le premier à aller les voir et à leur dire d'arrêter, et ça, les gamins, ils le suivent. Kamel, il n’est pas fier et très accessible. Il est très gentil. » (Entraîneur de club, 65 ans)
54Ces boxeurs deviennent les premiers défenseurs de la culture de la boxe. Mais, là encore, il n'est pas besoin de faire respecter la loi de la salle par des réprimandes : une seule remarque, un seul regard suffisent à faire comprendre que la salle est dédiée au travail. Et cette incitation à la conformité, à laquelle s'ajoute l'idée que les boxeurs du petit cercle maîtrisent l'art du combat, suffit à orienter les comportements des nouveaux...
5.5. ENTRAÎNEUR, PATERNALISME ET SECONDE FAMILLE
55Parallèlement à ce pouvoir (validation d'épreuves intégratives, mise de gants et admission dans le « petit cercle de la performance »), l'entraîneur instaure dans la salle une relation profondément paternaliste avec ses boxeurs. Il veille sur le club comme il le ferait sur sa famille. Lorsqu'il ne reste plus que ceux qui ont su faire preuve d'efforts, d'abnégation et d'humilité, la salle apparaît comme une grande communauté, hiérarchisée, vouée corps et âme au culte du travail pugilistique, mais profondément humaine, avec un entraîneur jouant souvent le rôle d'un second père et un système de solidarité important qui se développe entre les boxeurs :
« Dans cette salle, il semble de coutume de tous s'embrasser. On se fait la bise. Il règne une atmosphère très famille. Les enfants sont les boxeurs. Le père est Monsieur Cazaux. On sent que ce n'est pas un respect artificiel, voire superficiel, qui lui est porté.
L'arrivée de Monsieur Cazaux est effectivement révélatrice de la situation.
Lorsque Cazaux entre dans la salle, une clameur se dégage. On est réellement content et heureux de le voir arriver. C'est très étonnant. Comme si les boxeurs étaient impatients, rassurés qu’il arrive. Un grand "ah..." de soulagement s'exprime. Cazaux passe ensuite embrasser tout le monde avec toujours un petit mot pour chacun. C'est vraiment ses enfants.
Il vient ensuite serrer la main du CTR qui m'accompagne et là je suis présenté mais son esprit est ailleurs... Donc commence la présentation de tous ses boxeurs, les jeunes prometteurs, les professionnels. Quand il les présente, il les prend toujours par l'épaule d'une manière très affective et paternaliste en les rapprochant de lui : “Alors là, lui, il est prometteur, une graine de champion... il faut que tu le voies..." On sent vraiment de la sincérité dans la façon dont il les présente. » (Notes ethnographiques)
56Jean-François Poltorak16 et Loïc Wacquant17 insistent également beaucoup sur cette dimension. Nous sommes certes dans le monde de la préparation au combat et de la violence corporelle possible, mais, comme souvent dans ces mondes du travail à engagement physique intense et pénible, les relations sociales qui se développent sont marquées par le respect, la solidarité, et elles deviennent rapidement des éléments indispensables à la pérennisation de l'engagement du boxeur :
« À Saint-Denis, je suis resté un an et après je suis ailé à l'INSEP. Le club de Saint-Denis, c'était plus familial. À Auber aussi, mais maintenant, je n'ai fait que deux clubs, donc je ne peux pas dire. Je suis resté quatre ans à Saint-Denis. Quand je dis familial, franchement, je n’exagère pas. C’était une maison. Quand il y avait un anniversaire, il y avait les cadeaux, on allait manger ensemble. C'était vraiment familial. Avec les autres boxeurs, c’était pareil, c'était vraiment un bon esprit. » (Boxeur professionnel, ancien SHN, 21 ans)
57L'idée est, désormais, d'essayer de comprendre comment on entre dans cette grande famille et comment on y devient un « second fils ».
58La relation de l'entraîneur avec les boxeurs de la salle est indéniablement paternaliste. En « bon père », l'entraîneur, aidé par ses assesseurs et le petit « cercle de la performance », fait régner la loi de la salle. Ce qui ne passe pas, nous l'avons déjà dit, par un usage démesuré et autoritaire d'une position de patron, mais par une capacité à récompenser et à sanctionner : pour devenir un « second fils », il faut le mériter. La situation est sans équivoque pour ceux qui ne font pas l'effort : ils stagnent dans la pratique, ne mettent pas les gants et sentent rapidement, dans le regard des autres comme dans celui de l'entraîneur, que leur présence est indésirable :
« Généralement, les boxeurs, tu vois tout de suite s’ils sont sérieux ou pas [...] ceux qui commencent à discuter, à ne pas faire sérieusement les exercices demandés, à n'en faire qu'à leur tête... tu les rappelles à l'ordre une fois ou deux, puis tu comprends à qui tu as affaire. De toute façon, moi je ne discute pas plus longtemps. Soit le garçon est capable de s'adapter, soit je le remercie rapidement. » (Entraîneur de club, 75 ans)
59Ceux qui font l'effort de respecter la loi du club sont récompensés : non seulement ils mettent les gants et sont parfois admis dans le « petit cercle de la performance », mais surtout, ils entrent dans la famille. Entrer dans la famille n'implique pas forcément d'avoir un excellent niveau de pratique ni d'appartenir au « petit cercle de la performance » ; cela sanctionne surtout une ancienneté et une attitude. Entrer dans la famille signifie obtenir la reconnaissance des pairs et de l'entraîneur, ce qui se traduit par des encouragements, des félicitations (« Dis donc, tu as bien bossé, il faut continuer comme ça ! » [propos recueillis]), des conseils (« Tu as un bon direct, gauche, droit, maintenant ; il faut que tu te replaces plus vite. C'est : tac, tac, je me replace... » [Propos recueillis]).
60Cette entrée progressive dans la petite famille de la salle de boxe transforme la relation avec l'entraîneur : son attention s'accroît, il donne des conseils, valide certaines épreuves et, peu à peu, fait comprendre au boxeur qu'il appartient désormais au groupe. Et, pour nombre d'entre eux, l'entraîneur devient alors véritablement un « second père », phénomène qui, loin d'être anecdotique, est au contraire la caractéristique même de « l'entraîneur paternaliste » :
« J'ai pas un haut niveau d'étude, j'ai un niveau CAP, BEP. J’aurais pu continuer, mais j'ai eu un petit temps d'arrêt parce que mes parents se sont séparés, ça a joué un petit peu. C'est pas la boxe qui m’a ralenti, c'est surtout la séparation de mes parents. Sinon, j'étais un bon élément à l'école, au début peut-être un peu perturbateur, mais la boxe m'a vite calmé. Quand j’ai découvert la boxe, quand je me suis vraiment mis dans la boxe, ça m'a montré le bon chemin. J'ai eu mon deuxième papa qui m'a tout enseigné. J'ai encore de vieilles photos à la maison, quand j'étais plus jeune, quand il me donnait des cours de boxe. C'est mon deuxième papa, parce qu'il m'a connu depuis tout petit, depuis mon arrivée à 9 ans, je fréquentais la salle tous les soirs. Il m'a aidé pendant ma période scolaire, quand j'avais des petites difficultés dans mes études. Il m'a donné des conseils que mon père n'a pas pu me donner, parce qu'il était trop pris par son travail : il travaillait 15, 16 heures sur les chantiers. Tant que ce n'était pas fermé, il était obligé de rester sur les lieux. » (Amateur, 30 ans)
61Dans le contexte d'une vie familiale perturbée, l'entraîneur peut donc ainsi devenir un véritable « second papa », voire un « papa de remplacement », c'est-à-dire un entraîneur animé d'une vocation sociale et éducative. En effet, pour la plupart des entraîneurs, s'occuper du boxeur, ce n'est pas simplement améliorer sa performance sportive, c'est également faire attention à sa santé, transmettre une morale sportive et sociale, c'est-à-dire la culture du travail pugilistique avec ses valeurs, ses rites, ses croyances. La relation débordant alors progressivement la seule dimension sportive, l'entraîneur entre même souvent dans l'intimité du boxeur. Il n'est pas rare, par exemple, qu'il fasse des démarches pour lui trouver un emploi, qu'il le conseille sur ses placements ou sur son hygiène de vie, etc. La plupart des entraîneurs interviewés pensent qu'entraîner un boxeur relève d'une véritable responsabilité sociale :
« [...] La responsabilité de le diriger dans sa vie de boxeur : l'entraîner, lui trouver les bons combats, c'est-à-dire les combats qui correspondent à son niveau. Il ne s'agit pas de l'envoyer au matraquage face à des adversaires beaucoup plus forts que lui. Mais aussi la responsabilité de l'aider dans sa vie privée. Il faut le conseiller sur le placement de son argent pour éviter qu’il ne fasse les erreurs de Tiozzo. Il faut lui trouver un boulot et un logement. Il faut l’aider à s'en sortir matériellement et financièrement. Albert s'occupe des enfants, des amateurs, des professionnels, de la comptabilité, des organisations de galas de boxe et du courrier. Il s'occupe également des sponsors, des relations avec la ville. En plus, lui, il s'occupe de replacer ses boxeurs. S'ils ont un problème spécial : mairie, ambassade ou emploi, il y va. Avant, il gérait tout. Aujourd’hui, il est quand même aidé par le bureau. » (Cadre de club)
« Franchement, je ne dis pas ça parce que c'est Saïd, mais on a une chance à Aubervilliers d'avoir quelqu'un de bien. Autant dans les compétences sportives que sur le côté moral. Il ne s'occupe pas que des résultats sportifs. Je me rappelle ma première défaite, j'avais la rage, je pleurais, j'étais dégoûté. J'en avais marre. Je voulais arrêter. Mon entraîneur a joué un rôle important, un soutien psychologique. Il sait te dire les bonnes choses. Après, tu le sens, il y a une complicité, une confiance qui s'instaure. Tu le sens si l’entraîneur n'en a rien à foutre de toi et qu'il est juste content que tu portes le maillot du club pour ensuite dire à son conseil municipal ou à son bureau directeur... C'est ce côté-là que je trouve vraiment important. La manière dont les entraîneurs s’investissent avec le cœur. Je pense que j'ai eu de la chance. » (Amateur, 21 ans)
62Comme souvent dans les fonctionnements paternalistes, c'est la vocation qui anime le second père. Et le monde de la boxe n'y échappe donc pas : les vocations humanistes, contrairement à ce que l'on pourrait s'imaginer, ne manquent pas. L'entraîneur véreux qui n'hésite pas à sacrifier son boxeur et dont la seule intention est de se servir de lui comme d'un « produit » capable de rapporter, ne semble pas être une réalité fortement répandue. De telles situations existent, mais il serait vraiment faux de croire que le monde de la boxe est essentiellement constitué d'individus peu scrupuleux capables d'actionner les plans les plus machiavéliques par appât du gain financier ou réputationnel. En fait, ce monde n'est pas moins respectable qu'un autre : on y trouve, certes, des individus malhonnêtes, mais également une majorité d'entraîneurs qui agissent par vocation, avec l'idée de réaliser par la boxe une véritable œuvre sociale. Le discours des entraîneurs s'appuie alors fortement sur la croyance d'une boxe source d'intégration et d'équilibre social.
63Cette figure de l'entraîneur véreux se fonde à la fois sur l'image de la boxe dans la société, mais aussi et surtout sur l'existence et l'attitude des entraîneurs mercenaires. Cette appellation n'a en soi rien de péjoratif : elle définit une autre façon d'exercer le métier. Les entraîneurs mercenaires sont surtout liés au monde professionnel. Ils se chargent de préparer les boxeurs pour des échéances spécifiques (championnats du monde, d'Europe, ou simple combat). Ils ont souvent, avec leurs boxeurs, des relations peu privilégiées, qui reposent essentiellement sur des logiques d'ordre économique, comme l'explique cet ancien entraîneur :
« Pour le cas de Fabrice Tiozzo, en face c'était un puncheur. Il avait la garde basse. Résultat, il perd. Le problème, ici, c'est un problème de préparation. Il a un entraîneur qui ne parle pas français. Et Tiozzo ne parle pas anglais. Comment peuvent-ils se comprendre ? En plus, ils se voient un mois avant le match, ce n'est pas un entraîneur attitré. Ils n'ont pas de relation. Ils se voient avant les matchs et le reste de Tannée, il ne le voit pas. Là, c'est une erreur : un entraîneur et un boxeur, ce doit être une équipe. Il doit y avoir une relation de confiance : c'est important, ça. Un entraîneur doit avoir confiance en son boxeur et vice-versa. » (Entraîneur de club, 75 ans)
64Ce type d'entraîneur a peu d'influence sur la boxe en général, dans la mesure où il intervient exclusivement auprès des professionnels. En outre, sa situation est transitoire : il travaille la plupart du temps étroitement avec les managers ou les promoteurs, et il est rapidement remercié si les résultats escomptés ne sont pas atteints.
65De fait, l'entraîneur mercenaire relève d'une relation typiquement contractuelle et reste un cas exceptionnel, le profil le plus répandu étant celui de l'entraîneur paternaliste avec lequel le boxeur a une relation affective, et auquel il obéit souvent aveuglément :
« Les boxeurs font complètement confiance à l'entraîneur. Kamel suit ses recommandations sans rien lui dire. Par exemple, si l'entraîneur dit à Kamel : “Tu manges des pâtes ce soir. Demain tu te lèves à 6 h. Tu fais un footing. Tu te reposes. Tu viens à la salle et tu te couches à 19 h", Kamel ne cherche pas, il fait ce que l'entraîneur lui dit. Albert vit pour ses boxeurs. Si le boxeur doit perdre du poids et ne mange pas, il ne mange pas. Albert, c'est un extra-terrestre, il vient d'une autre planète. Les boxeurs, c'est ses enfants. D'ailleurs, il suffit de demander aux boxeurs, ils vont le dire. » (Cadre de club, 32 ans)
66La relation entre entraîneur et entraîné est construite sur la réciprocité et la confiance, mais comme dans toute relation basée sur une confiance sans limite, voire aveugle, les attentes sont considérables. Et comme toute relation excessive, elle évolue entre haine et amour, et tombe rarement dans l'indifférence. En tout cas, elle ne tombe jamais dans l'oubli... Le problème de cette relation est qu'elle se situe dans un univers de concurrence forte. Se pose alors la question de savoir jusqu'à quel niveau l'entraîneur peut coacher son boxeur sans être inquiété par son départ. Car si le boxeur est très prometteur, il intégrera l'équipe de France et, s'il franchit cette étape, il entrera alors dans la logique de marché des managers et des promoteurs. Par conséquent, la situation des entraîneurs de club est ingrate et ils vivent souvent tragiquement le départ de leur boxeur pour d'autres entraîneurs, managers ou promoteurs (« Après tout ce que j'ai fait pour lui... » [Entraîneur de club] ; « Le départ de **, ça lui a fait vraiment très mal » [Cadre de club]).
67Il n'est d'ailleurs pas rare qu'un entraîneur renie complètement son boxeur à la suite de ce qu'il considère être une trahison. Mais, la plupart du temps, cette relation est instituée et résiste au temps, et les boxeurs retournent souvent voir leur entraîneur, même si ces derniers étaient, dans un premier temps, amers suite à leur départ. Quand les boxeurs âgés et moins âgés évoquent ce premier entraîneur qui les a guidés, un profond respect se dégage de leur discours. Assurément, cette relation n'est jamais réellement achevée :
« J'ai accepté son choix sans aucun regret, car c'est un garçon qui est méritant et respectueux. Jusqu'à maintenant d'ailleurs. Ah, à l'époque on avait une sacrée équipe ! C'est pour ça que je n'ai jamais eu de problème avec l'INSEP, quelques tensions de temps en temps, mais bon, rien de grave [...]. Il y a des fois des petites jalousies, mais on est solidaires quand même. » (Entraîneur de club, 75 ans)
68À l'inverse, si la relation résiste aux lois du marché de la boxe, elle n'en est que renforcée. Les boxeurs deviennent alors souvent les seconds de la salle. Ils ont le pouvoir de conseiller, et il n'est pas rare que l'entraîneur puise ses successeurs justement parmi ses seconds.
69La question de la reconnaissance symbolique – obtenue en ayant construit un professionnel et peut-être un champion – est un enjeu important pour les entraîneurs. L'accès au monde professionnel permet d'obtenir des revenus en cas de réussite, et les entraîneurs ne refusent pas (à l'exception de certains) ce type de gains... Cependant, il serait injuste d'y voir là leur motivation principale. Presque plus qu'un revenu financier, ce gain détermine la valeur de leur aptitude à accompagner les boxeurs vers le monde professionnel, un monde qu'ils idéalisent fortement : celui de la boxe des hommes. Comme de surcroît, ils n'ont pas véritablement accès au monde amateur (puisque les bons amateurs sont quasiment tous à l'INSEP), la seule façon pour eux de s'affirmer en tant qu'entraîneurs performants est de réussir dans le monde professionnel...
5.6. DÉTERMINISME DE LA SALLE DE BOXE, ET AUTONOMIE
70Au terme de cette présentation des différentes logiques animant le fonctionnement des salles, nous pourrions être tentés de conclure à une certaine forme d'aliénation au travail, à un aveuglement quant aux dangers de la pratique et à l'existence d'un déterminisme ambiant incontournable. À partir du moment où les boxeurs intègrent la salle et adhèrent à son fonctionnement, ils n'ont plus à réfléchir. Leur chemin est tout tracé. Ils appliquent les routines de travail, ne posent pas de questions et, progressivement, le savoir pugilistique va « s'incorporer » à leur corps et à leur esprit. Certes, ceux qui restent acceptent, adhèrent et s'engagent dans un monde du travail profondément répétitif et monotone. Certes, l'entraîneur semble peu intervenir en dehors de la définition du programme d'entraînement. Certes, les routines en place pèsent sur le boxeur, ce dernier étant obligé d'écouter cette « main invisible » du travail pugilistique. Pour autant, l'« incorporation » silencieuse de ce savoir pugilistique reflète-t-elle la vraie réalité de ce monde du travail ? Ne dissimule-t-elle pas plutôt un monde beaucoup plus complexe qu'il n'y paraît ? Autrement dit : le boxeur est-il autant « agi » qu'on veut bien le croire ? Et de quelles libertés dispose l'acteur dans cet univers aux règles strictes et incontournables ?
71Tout d'abord, il faut constater que malgré l'ambiance silencieuse et pesante de la salle, les boxeurs participent activement à la construction de leur savoir, font preuve de recul et d'esprit critique. La plupart nous ont fait de longs discours pédagogiques sur l'incorporation du savoir pugilistique. Ils y défendaient l'idée d'une pédagogie reposant sur « le travail, la répétition et l'imitation ». Certains avaient même recours à des vidéos :
« Moi, en dehors de la salle de boxe, je regarde des [vidéos] des boxeurs de légende. J'essaie de trouver dans la façon de boxer de ces boxeurs, les meilleurs gestes pour moi. » (Boxeur amateur, 16 ans)
72Mais surtout, les observations ont montré que la construction de leur savoir reposait sur des formes d'interaction constantes avec l'environnement : avec la réalité de la salle – ils regardent et imitent les autres boxeurs-, et avec les différents acteurs qui y évoluent, en particulier les entraîneurs et les autres boxeurs.
73Ainsi, avant et après leur pratique, les boxeurs ont coutume, sur les bancs du vestiaire ou dans le hall du gymnase, de discuter entre eux de leur activité. Ils échangent également avec leur entraîneur. Certes, au regard de certaines pratiques d'apprentissage (ou éducatives), le temps consacré au discours est limité, voire très faible : les entraîneurs, en effet, ne font pas de longs discours et il apparaît qu'une large part de leurs recommandations se transmet au moyen d'un vocabulaire simple comme : « ton jab », « sparring », « uppercut », « ta garde », etc. Quelques mots suffisent donc pour corriger ou recadrer la pratique, mais ces mots ont évidemment un sens précis pour le boxeur en apprentissage. Si les entraîneurs utilisent un vocabulaire aussi succinct et codé, et des messages aussi courts, les raisons tiennent surtout à la spécificité de la boxe qui ne permet pas forcément de longs temps d'échange. Sur le plan de l'organisation des temps d'entraînement, il s'agit d'une activité continue. La plupart des salles ouvrent à 17 heures et ferment à 21 heures. Si, comme nous l'avons dit, l'organisation est très hiérarchisée – chaque boxeur étant censé venir pratiquer sur certains créneaux –, la réalité montre que les horaires se chevauchent souvent.
74Dans ce contexte, une seule règle est obligatoire : le respect du temps de travail et du temps de repos, tous deux rythmés par la sonnerie de l'horloge ou – pour reprendre l'expression employée par DeeDee, le patron de salle de Chicago – le « go in » et le « go out »18 : trois minutes de travail et une minute de repos, système commun à l'ensemble des boxeurs, dans toutes les salles et pour toutes les séances. De fait, les boxeurs et les entraîneurs n'ont donc pas véritablement le temps d'échanger. Pendant le travail, il est impossible de parler, et les temps de récupération sont trop courts pour permettre de longs discours. En conséquence, les entraîneurs utilisent un vocabulaire simple, ce qui explique cette ambiance silencieuse et « studieuse ». Pour autant, cela ne veut pas dire que les boxeurs sont dénués de stratégies, d'autonomie et qu'ils agissent sans réfléchir, inconsciemment guidés et déterminés par le milieu dans lequel ils se trouvent.
75Il est vrai que, face à la rigueur et à la discipline de la salle, les boxeurs peuvent rapidement faire figure d'automates muets, complètement soumis aux conditions de leur milieu. Mais en réalité, le monde de la boxe est un univers où les acteurs sont très autonomes. Les boxeurs construisent eux-mêmes leur savoir, organisent leur séance, font le choix de leurs exercices, ce qui n'empêche pas pour autant le silence d'exister et les règles d'être respectées.
76Certes, la salle de boxe est caractérisée par une culture de travail pesante, avec des boxeurs dont le sérieux et l'engagement sont souvent sans reproche. Mais cet engagement est volontaire, pris en toute connaissance de cause, suivant des règles clairement établies. Soit on accepte cette culture du travail et de l'effort, soit on finit par abandonner la boxe du fait de la pression du groupe, de la non-reconnaissance ou de la non-validation d'épreuves. Par contre, une fois le boxeur accepté, on constate progressivement une initiation à l'autonomie de travail.
77Ainsi, les pratiquants commencent et terminent leur activité quand ils veulent. Ils n'ont pas de véritable plan d'entraînement formalisé, n'ont pas d'exercices véritablement imposés. Personne n'est vraiment là pour les conseiller. Ils choisissent la longueur de leur séance, les exercices qu'ils vont plus ou moins travailler et le temps affecté à chacun de ces exercices (trois rounds de shadow boxing, quatre de punching-ball, etc.). Ils choisissent également l'intensité de ces exercices et les différents gestes techniques à travailler :
« Les boxeurs savent déjà ce qu'ils ont à faire. Ils sont autonomes, donc ils arrivent quand ils veulent. Ensuite, ils font d’abord l'échauffement, ensuite du sac, des répétitions, des leçons, etc. Quand ils ont des combats, il y a des leçons plus spécifiques. » (Entraîneur de club, 65 ans)
78Le fonctionnement de la boxe révèle donc une grande autonomie de pratique :
« Dans un club de boxe, tu n'es pas à l'armée. Tu es libre ! » (Boxeur amateur, 29 ans)
79Cependant, si les boxeurs peuvent plus ou moins choisir de faire ce qu'ils veulent, il est une chose qu'ils ne contrôlent pas et qui est pourtant primordiale pour eux : la mise de gants et l'organisation des « combats ». Ils savent que l'entraîneur observe et sanctionne les boxeurs déviants. Il n'est donc pas antinomique de voir dans la boxe un monde à la fois rigoureux, respectueux, discipliné, et en même temps très autonome. Le comportement du boxeur est simplement un compromis entre les contraintes de l'activité boxe et ses propres objectifs. Le rappel à l'ordre, sur la base du pouvoir de la mise de gants ou du « poids des poings » est une forme de sanction quand ces objectifs et ces contraintes divergent par trop.
80On le voit, le club de boxe est un monde particulièrement intéressant parce que, dans une situation aux règles et aux contraintes pesantes, les boxeurs y disposent d'une marge de liberté importante. J.-F. Poltorak fait la même remarque à propos du BC de Paris XXe. Il parle, à ce titre, d'une éducation à l'autonomie où boxer permet de devenir un « homme responsable19 ».
81Pour conclure, rappelons simplement que, dans la salle de boxe, cette autonomie est double. Non seulement les boxeurs organisent leur pratique à l'intérieur des contraintes de l'activité, mais ils agissent également dans le processus d'incorporation du savoir pugilistique. Certes le résultat est un geste réflexe : « une machine intelligente capable de s'autoréguler... »20. Cependant, le processus visant cette incorporation n'est pas uniquement une expérience du corps (l'incorporation d'un savoir pugilistique sans réflexion), il laisse également une part importante à la réflexion personnelle du boxeur dans le cadre d'une interaction (les conseils de l'entraîneur et des autres boxeurs). De fait, même si le silence d'une salle de boxe est pesant, on peut affirmer que les boxeurs prennent réellement part à cette incorporation pugilistique.
Notes de bas de page
1 Les nouvelles salles, parfois polyvalentes, ne peuvent guère s'inscrire dans cette tradition. Dans ces salles, la boxe anglaise partage l'espace avec d'autres pratiques sportives. Celui-ci n'est donc pas ouvert en permanence, comme c'est souvent le cas dans les salles traditionnelles.
2 Depuis l'ouverture de la salle jusqu'à sa fermeture, les boxeurs travaillent au rythme de cette horloge.
3 Cf. Mignon (Patrick) et Lemieux (Cyril) – « Être entraîneur de haut niveau, sociologie a un groupe processionnel entre marché du travail fermé et marché du travail concurrentiel » (rapport de recherche). Paris, INSEP, 2006.
4 Nous parlons ici des salles de boxe anglaise en général, et excluons les salles uniquement dédiées à la boxe éducative ou de loisir.
5 Poltorak (Jean-François) – op. cit.
6 À savoir : les différentes épreuves auxquelles est confronté le boxeur qui va être intégré dans le club.
7 De nombreux boxeurs s'échauffent sans tenir compte du rythme imposé par la sonnerie.
8 Tiozzo (Christophe) – op. cit.
9 Bénichou (Fabrice) – Putain de vie ! Paris, Plon, 2007.
10 Autrement dit : la loi de la salle. Cf.Wacquant (LOÏC) – Corps et âme. Carnets ethnographiques u un apprenti boxeur. Marseille, Agone, coll. « Mémoires sociales », 2000.
11 Cf.Crozier (Michel) – La Société bloquée. Paris, Le Seuil, 1970.
12 Wacquant (Loïc) – Corps et âme. Carnets ethnographiques d'un apprenti boxeur, op. cit., p. 76.
13 Cf. chapitre 2, p. 47 – Paris, spectacle et professionnalisation de la boxe.
14 Derrière ces épreuves qui font le boxeur, se dissimule la question de la mise en jeu de son corps. Graduellement, l'entraîneur joue avec ce pouvoir qu'il a de « donner » la connaissance pugilistique et de permettre de franchir les étapes hiérarchisant, dans la mise en jeu du corps, le parcours du boxeur.
15 Burlot (Fabrice) – « Construire sa carrière en boxe anglaise : entre concurrence et collaboration », in :Duret (Pascal) – Faire équipe. Paris, Armand Colin, coll. « Sociétales », 2011, p. 193-211.
16 Poltorak (Jean-François) – op. cit.
17 Wacquant (Loïc) – Corps et âme. Carnets ethnographiques d'un apprenti boxeur, op. cit., p. 76.
18 Wacquant (Loïc) – Corps et âme. Carnets ethnographiques d'un apprenti boxeur, op. cit.
19 Poltorak (Jean-François) – op. cit.
20 Wacquant (Loïc) – Corps et âme. Carnets ethnographiques d'un apprenti boxeur, op. cit.
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