Chapitre 1. Violence, humanisation de la pratique, et question identitaire
p. 21-45
Texte intégral
1Pour comprendre la question de la violence dans la boxe anglaise, il faut tout d'abord expliquer en quoi la boxe est violente et demeure, selon les propos d'André Rauch1 « l'une des dernières pratiques violentes du XXe siècle ».
2Bien évidemment, cette idée renvoie à une définition restrictive de la violence, focalisée uniquement sur sa face visible : la force et la brutalité exercées par un boxeur à l'égard d'un autre boxeur, afin de le soumettre à sa domination, le contraindre à abandonner, voire le mettre hors de combat. Certes, prétendent certains initiés, les boxeurs entrent sur un ring en toute connaissance de cause, « sans être contraints ». Ils s'inscrivent dans un jeu dont ils connaissent les règles, dans les conditions d'une éthique particulière et selon un principe d'équité. Il n'existerait donc pas, au départ, de relation de domination. Tous les boxeurs seraient égaux devant les règles sportives, l'évidence même de l'esprit sportif.
3Et pourtant, ce constat d'une violence « éclairée » et consentie ne résiste pas à l'analyse. Car il y a bel et bien une relation de domination, sur la base de la réputation, du charisme, de la valeur de l'adversaire, et qui se matérialise à l'occasion des premiers échanges et des premiers coups qui meurtrissent. La boxe est violente car, à tout moment dans un combat, un boxeur en domine un autre par les coups qu'il lui inflige. Comment comprendre, alors, que dans une société moderne dite « civilisée », le politique puisse souscrire et le citoyen adhérer à une activité violente où la mort d'un des acteurs est de l'ordre du possible ? C'est là une question qui joue un rôle éminemment important dans l'évolution de la pratique, comme l'ont montré Norbert Elias et Éric Dunning2. Pendant près de trois siècles, pour devenir acceptable et légitime dans différents « mondes sociaux », la boxe anglaise va s'engager dans un processus de « civilisation » qui visera à réduire tous les risques corporels de cette violence physique. Mais ce processus va entraîner des scissions à l'intérieur même de la discipline. La boxe va peu à peu devenir plurielle et réguler l'accès à la violence possible par la création et la hiérarchisation de différentes modalités de pratique. Ce faisant, a-t-on pour autant réglé la question de la violence ou, au contraire, ne l'aurait-on pas simplement repoussée dans d'autres espaces sociaux ? Car à trop vouloir évacuer l'affrontement des corps, permet-on encore à la boxe anglaise de pouvoir répondre au besoin de violence physique qui émane de certains publics ? Si tel n'est pas le cas, qu'advient-il alors de ces publics ?
4Étudier de plus près l'histoire de ce processus de « civilisation » nous a donc semblé incontournable pour mieux appréhender la place occupée par la violence dans la boxe et mieux comprendre son rôle lors de l'entrée en carrière des pratiquants. En effet, comment s'engager dans la boxe sans accepter son corollaire, la violence qui touche le boxeur, et sans échapper au regard porté par l'entourage sur la pratique ?
1.1. L'ANGLETERRE : NAISSANCE ET HUMANISATION D'UNE PRATIQUE VIOLENTE
5Pour la plupart des spécialistes de l'art pugilistique, la boxe anglaise « renaît » en Angleterre au XVIIe siècle. En réalité, il serait plus exact de parler de « naissance » car, finalement, rien ne permet d'établir une continuité historique entre le pugilat romain et ce qui prend alors le nom de « boxe anglaise », et cela, même si certains éléments techniques laissent apparaître des similitudes3
6.En 1681, paraît pour la première fois un article de presse qui fait mention d'un combat pugilistique4. À partir de là, la boxe va devenir une pratique de plus en plus populaire ; les gentlemen anglais s'opposent par procuration, en faisant s'affronter leurs domestiques5. S'il n'est pas évident de parler d'un processus de civilisation de la violence pugilistique pour les périodes grecques et romaines6, celui-ci deviendra un élément moteur de l'évolution du règlement de la boxe aux XVIIIe et XIXe siècles. Les différentes règles instaurées tenteront ainsi, progressivement, de rendre les combats équitables, éthiques et humains. Elias et Dunning montrent que le développement de la boxe en Angleterre, au même titre que le football, le rugby et, d'une façon générale, le sport, s'inscrit dans un processus de civilisation qui est progressivement marqué, de façon conjointe, par une pacification générale de la société (liée à un phénomène d'autocontrôle des émotions) et par une régulation de la violence autorisée lors de la pratique sportive. Dans cette société en voie de pacification, le sport devient donc le lieu où, sous contrainte du respect des règles, l'on va pouvoir contempler ou vivre une violence acceptable et maîtrisée.
7Les premières rencontres pugilistiques consignées par les historiens étaient souvent sanglantes et consistaient, la plupart du temps, en des pratiques incontrôlées où tous les coups étaient permis : on tirait les cheveux, on donnait des coups de pied7, et dans les premiers temps de son organisation, l'activité ressemblait à un « combat de rue ». Les éléments connus sur les combats de James Figg, souvent présenté comme l'un des pères fondateurs de la boxe en Angleterre et qui se produisait devant un public princier et royal, sont assez illustratifs de la violence qui pouvait alors régner : « L'adversaire, roulé à terre recevait un coup de pied dans les reins et, relevé par les cheveux, était abattu par un crochet8 ».
8La première véritable évolution donnée à cette violence sans règles sera impulsée par Jack Broughton9, à la suite d'un combat où l'un de ses adversaires décède : pour éviter que ne se reproduise un dénouement si dramatique, il décide de réglementer la pratique. En 1743, sont ainsi créées les « London Prize Ring » : le port des gants et la règle des trente secondes de repos suite à un coup étourdissant sont instaurés et œuvrent dans le sens d'une maîtrise de la violence possible.
9On pourrait donc croire à une prise de conscience de la dangerosité de la boxe, la société ne pouvant tolérer une telle expression de violence sans chercher à la canaliser. La réalité, cependant, est tout autre, car la plupart du temps, les combats ne tiendront pas compte des règles instaurées, comme le montrent ces illustrations, datées de la fin du XIXe siècle10 (photos nos l et 2, page suivante). La boxe finit d'ailleurs par être interdite dans quasiment tous les pays où elle avait émergé !
10Même si la violence ou les flux financiers (générés à l'occasion des paris) n'étaient pas seuls en cause, c'est bien la régulation de cette violence qui permettra principalement de lever l'interdiction. Les règles du marquis de Queensburry, qui entrent en vigueur en 1891 et qui témoignent d'une réelle volonté d'humanisation de la pratique, permettront à la boxe de devenir légitime. Progressivement, la plupart des nations autoriseront à nouveau l'organisation des matchs11. Ces règles proposent quatre dispositions essentielles :
- La création de trois catégories (les poids lourds, moyens et légers) pour établir davantage d'équité entre les boxeurs.
- L'instauration de dix secondes de récupération quand un boxeur est à terre, pour conserver la continuité des matchs et éviter les tricheries dues aux trente secondes de repos12
- La mise en place de rounds comprenant trois minutes de combat et alternant avec des temps de repos d'une minute.
- L'obligation de mettre des gants et l'interdiction de porter des chaussures à clous.
Photo No 1
Un combat de boxe en Angleterre vers 1868.
La Presse Illustrée, no 28, 17 mai 1868, p. 220
Photo
n
o 2
Combat de boxe opposant Bob Fitzimmons à Jim Corbett pour le titre mondial.
Le Petit Parisien, no 427, 11 avril 1897, p. 120
11Au début du XXe siècle, la boxe s'est donc profondément civilisée. Mais son histoire au cours de cette longue période a cela d'intéressant qu'elle montre l'attirance indéniable pour la violence des corps : interdite, la boxe devient aussitôt clandestine ; autorisée, elle déplace alors les foules. Certes, les sommes engagées dans les paris attirent les gentlemen mais, plus encore, ce sont les chocs des corps que l'on vient regarder et admirer. On se déplace pour assister à une « fête de la violence13 », comme si ce spectacle témoignait d'un phénomène social inhérent à la nature humaine : une « violence sacrée14 ». Paul Veyne posera d'ailleurs une question similaire à propos de la fonction de la gladiature : « Y aurait-il donc, dans toute société, un besoin de violence qui devrait trouver satisfaction d'une manière ou d'une autre ? La gladiature aurait-elle cette fonction ?15 ». Car ce qui est d'autant plus surprenant dans cette (re)naissance de la boxe au XVIIe siècle, c'est l'élan de popularité autour de sa diffusion. On comprend qu'elle ait pu persister à Rome, même au temps de la chrétienté : sa présence renvoyait à une coutume importante pour le peuple comme pour l'élite, au même titre que la gladiature. Sans doute était-elle également présente durant le Moyen Âge sous la forme de pratiques coutumières de lutte entre paysans. Mais que, soudainement, cette forme de violence réelle séduise les milieux populaires et intéresse les aristocrates anglais au point de les inciter à soutenir son développement, alors même que l'on se situe dans une période où, pour reprendre Elias16, la société se civilise, voilà qui peut étonner.
12Quoi qu'il en soit, la violence est donc au cœur de la pratique pugilistique. Elle n'est pas seulement celle, bien réelle, des corps des combattants ; elle est apparemment aussi celle qu'appellent de leurs vœux les différents acteurs prenant part au spectacle (spectateurs, organisateurs) : lors d'un combat de boxe, on vient voir celui qui a le courage de mettre son corps en jeu.
1.2. LÉGITIMITÉ SOCIALE ET ÉMERGENCE DE NOUVELLES MODALITÉS DE PRATIQUE
13À la fin du XIXe siècle, les règles essentielles de la boxe sont donc établies. Lorsque commence le siècle suivant, la boxe est une pratique virile où la violence est de plus en plus contrôlée, certes, mais encore présente. En fait, tout au long de ce XXe siècle, ce ne sont pas tant les règlements proprement dits qui vont encadrer la violence de la boxe professionnelle, qu'un processus de différenciation technique de l'activité aboutissant à la constitution de nouvelles modalités de pratique. En effet, peu de modifications réglementaires seront apportées à la boxe professionnelle qui, jusqu'au début des années 2000 (de façon générale), continuera à représenter, dans l'imaginaire des différents publics, la boxe par excellence : la « vraie boxe », pour reprendre les propos d'un passionné. Par contre, on va graduer et organiser le parcours conduisant à cette excellence pugilistique par une augmentation progressive du degré de violence auquel accèdent les pratiquants au cours de leur activité. Un certain nombre de niveaux à franchir constitueront les épreuves qui « font » le boxeur. De nos jours, faire carrière en boxe anglaise consiste, si l'on s'engage très jeune, à intégrer successivement trois pratiques qui diffèrent, notamment, par leur degré de violence : la boxe éducative, la boxe amateur et la boxe professionnelle.
1.2.1. BOXE AMATEUR ET RÉGULATION DE LA VIOLENCE
14Pour comprendre cette régulation progressive de la violence accessible, il faut tout d'abord analyser comment se sont différenciées la boxe amateur et la boxe professionnelle.
15Officiellement, cette distinction apparaît en 1901, lorsque la boxe anglaise est admise aux épreuves olympiques et, trois années plus tard, introduite aux Jeux olympiques de Saint-Louis. À partir de cette période charnière, qui verra également la pratique s'installer sur le territoire français, la boxe anglaise va perdre son unité et aboutir à deux pratiques distinctes, dans la réalité comme dans l'imaginaire.
16Car, à côté d'une boxe professionnelle encore violente et dont la popularité ne cesse d'augmenter au début de XXe siècle, la boxe amateur doit trouver sa place et se forger une identité propre. La contrainte olympique et l'idée d'amateurisme qu'elle véhicule la conduisent à adopter un certain nombre de particularités qui vont la distinguer du monde professionnel. Outre l'obligation faite au boxeur de ne jamais avoir reçu de rémunération pour l'exercice de son activité, la boxe amateur adopte des règlements visant d'emblée à réduire la brutalité possible des combats. L'idée olympique allant de pair avec une tendance à la pacification des mœurs, la boxe professionnelle offre un spectacle vraiment trop brutal pour pouvoir prendre place dans une confrontation pacifique entre nations. Il est donc rapidement décidé que les combats de boxe amateur dureraient quatre rounds de trois minutes, alors que ceux de la boxe professionnelle de l'époque sont sans limite de temps et se poursuivent jusqu'à l'épuisement ou l'abandon d'un des boxeurs (ce sont des combats « au finish »). Cette première initiative sera évidemment décisive dans ce processus de distinction et marquera profondément la boxe amateur. Ceci n'empêchera pourtant pas l'exclusion de ce sport des Jeux olympiques de Stockholm en 1912, puis une importante controverse lors des Jeux de 1920, suite à des problèmes de cohérence dans les méthodes d'appréciation de la performance par les juges. Néanmoins, et malgré un contexte professionnel passionnel et tumultueux, la boxe amateur va se développer et trouver une identité correspondant à l'esprit olympique.
17Aujourd'hui, la boxe anglaise amateur et la boxe anglaise professionnelle sont donc des activités sportives profondément différentes, tant du point de vue de leur réglementation que de la préparation, de l'entraînement, des techniques, ou encore des tactiques...
18En outre, les règlements de la boxe amateur ont visé tout ce qui pouvait être dangereux pour l'intégrité des boxeurs : réduction drastique du temps de combat, protection accrue du boxeur et système de comptage privilégiant la touche ont été les piliers de cette mutation. Au final, le KO devient rare en boxe amateur. Ces aménagements ont radicalement transformé la réalité et l'identité de la pratique en lui retirant la plus grande partie des éléments fondateurs non seulement de sa virilité, mais aussi de sa violence.
19La durée des combats est sans aucun doute un des éléments les plus importants de ce processus de transformation. Depuis 2010, un combat comprend trois rounds de trois minutes en boxe amateur, contre douze rounds de trois minutes en professionnel. Évidemment, ces disparités impliquent des efforts différents qui déterminent les processus physiologiques mobilisés et les risques physiques encourus. En effet, la plupart des KO dangereux surviennent au moment où le boxeur, fatigué, baisse son niveau de vigilance. Le temps de combat, par cumul des rounds, joue alors un rôle considérable dans la dangerosité de l'affrontement, ce qui a motivé la réduction du nombre de rounds en professionnel.
20Modifier la durée a également généré l'apparition de logiques de combat différentes qui ont eu, à leur tour, une incidence sur le degré de violence :
- Une logique de touche en amateur, en raison de la quasi-impossibilité de mettre l'adversaire en difficulté physiquement par KO ou sur arrêt de l'arbitre dans le temps imparti et, également, compte tenu des protections dont sont dotés les boxeurs. Les coups sont alors nombreux, répétitifs, rapides et, de ce fait, beaucoup moins puissants. La violence s'en trouve alors atténuée.
- Une logique d'attente en professionnel, pour à la fois se préserver physiquement, observer son adversaire et le mettre hors de combat le plus rapidement possible. Les coups sont moins nombreux mais puissants, ce qui donne une forte visibilité à la violence des échanges. L'idée est d'être capable de conserver l'énergie nécessaire pour frapper fort et pour faire mal. Dans le monde professionnel, le KO entraîne évidemment l'arrêt du match. Les victoires aux points existent, mais ne sont pas systématiques comme dans le monde amateur. La reconnaissance d'un « bon pro » passe ici par un palmarès où le nombre de victoires par KO est important17.
21 Logique de touche et logique d'attente produisent donc des perceptions différentes de la violence des combats. Dans la mesure où le KO ne fait plus partie des possibles pour remporter la victoire en boxe amateur, le but du jeu consiste simplement à avoir une touche de plus que l'adversaire en trois rounds de trois minutes. Cette logique de touche génère alors des combats faits de coups rapides qu'il est très difficile de juger. En effet, pour être accepté, un coup doit être validé simultanément par au moins trois des cinq juges en fonction d'un minimum d'engagement et de puissance. La boxe amateur devient ainsi une activité où la victoire dépend presque exclusivement d'un jugement extérieur, avec toute la subjectivité que ce type d'appréciation implique, surtout lorsqu'il fait référence à un geste. Les problèmes de jugement rencontrés par Alexis Vastine à l'occasion des Jeux olympiques de Pékin (2008) et, surtout, de Londres (2012), sont particulièrement révélateurs des injustices, voire parfois des tricheries, qui peuvent s'orchestrer dans certaines rencontres. Les boxeurs amateurs que nous avons rencontrés ont d'ailleurs le sentiment de ne pas être évalués à leur juste valeur et dénoncent souvent l'existence d'un décalage entre leur production pugilistique et l'évaluation des juges (comme souvent dans les activités à jugements). Cette difficulté amène les boxeurs professionnels à renforcer la légitimité de leur discipline sur la base de l'existence d'un jugement sans appel, le KO :
« En boxe pro, on ne peut pas tricher : c'est impossible lorsque l'on a un boxeur en face de soi . » (Boxeur professionnel)
22Autrement dit, on ne triche pas quand on met son corps en jeu ; en revanche, en boxe amateur, vu la rareté des KO, être connu dans le milieu et notamment des juges18 est déterminant :
« Si tu n'es pas connu, tu pars avec un handicap. » (Boxeur professionnel)
23En conséquence, la pratique amateur donne aux boxeurs le sentiment amer de ne pas être maîtres du résultat et d'être soumis à un jugement arbitraire, alors qu'en professionnel, avec le KO, le verdict final est celui de la suprématie d'un corps sur un autre. C'est la loi du plus violent – ce qui n'empêche pas l'injustice lorsque les combats finissent aux points19. Mais, d'une façon générale, les boxeurs revendiquent, à travers le combat professionnel, un jugement fondé sur leur force et leurs qualités pugilistiques, et une pleine responsabilité dans le résultat obtenu. Cette survalorisation de la boxe professionnelle est, par ailleurs, renforcée par l'attitude des boxeurs au combat. D'un côté, la boxe amateur donne une impression de précipitation, de gesticulation, d'activité brouillonne. De l'autre, la boxe professionnelle laisse à voir une image posée, celle d'une pratique toute en stratégies, où les boxeurs s'observent, se testent, avant de décider d'attaquer ou de se défendre :
« La différence... c'est moins de gestes inutiles. En amateur, le boxeur se déplace. En professionnel, il peut en faire autant durant trois ou quatre rounds, mais ensuite, il ne tiendra plus la distance (à moins d'être une exception, comme Mohamed Ali). En pro, je dis toujours de ne pas courir, d'éviter les gestes inutiles. Il faut rester au centre et garder les mains hautes. » (Entraîneur de club, 68 ans) « Si on veut comparer les deux styles, on peut dire que la boxe amateur, c'est une course de 100 mètres, et que la pro, c'est un demi-fond. » (Entraîneur de club, 71 ans)
24Non seulement la durée des combats génère des logiques propres qui modifient violence réelle et violence perçue, mais elle remet également en question tout le travail sportif : un boxeur, en effet, n'aborde pas de la même manière le combat, suivant qu'il est amateur ou professionnel. En professionnel, il doit se préparer à « résister au mal » et à « faire mal » ; en amateur, il doit être capable de marquer sans répit des points jusqu'à la dernière minute. Les entraîneurs du monde professionnel soutiennent que l'exercice est plus difficile au nom de l'intégrité physique des boxeurs : un professionnel, en effet, ne peut se permettre de ne pas être prêt physiquement. « Tenir la distance » devient le maître mot. Il signifie être capable d'encaisser, tout en se préservant pour, au moment opportun, donner le coup décisif ou la salve de coups qui affaiblit l'adversaire. Les entraîneurs du monde amateur, eux, affirment que leurs boxeurs de haut niveau sont plus entraînés et davantage techniques car, pour être valides, les coups doivent être précis et puissants. Par ailleurs, la logique de touche de l'activité implique la capacité d'attaquer et de se défendre en permanence et simultanément, ce qui réduit d'autant les temps de récupération. Dès lors, la préparation doit forcément être spécifique, comme l'explique cet entraîneur :
« Il y a énormément de différences entre les amateurs et les professionnels. D'un point de vue physique, on ne peut pas comparer douze rounds de trois minutes à quatre rounds de deux minutes. Un boxeur amateur et un boxeur professionnel ne se préparent pas de la même manière. Dans un combat pro, il faut s'économiser. On ne peut pas courir dans tous les sens, ou "jouer la danseuse". Le mieux, c'est : "les deux poings près du visage, et on touche". La différence est technique, également. En boxe amateur, on frappe uniquement au visage. On ne travaille pas au corps. Chez le professionnel, il y a un travail de résistance, les mises de gants sont plus longues. La leçon aussi. Il faut procéder avec intelligence : travail dur, repos moins dur, etc. On met beaucoup plus de temps à "travailler" le combat. Chez les amateurs, on a besoin de petites touches pour marquer des points.
Un amateur qui va passer professionnel doit être préparé différemment, car la boxe amateur est plus technique, plus rapide. Il faut très vite marquer des points et, du même coup, se découvrir rapidement... » (Entraîneur de club, 68 ans)
25Cette distinction entre les deux styles de boxe renvoie également à l'idée de prédisposition. Compte tenu des différences évoquées sur les plans tant technique que tactique ou physiologique, beaucoup sont persuadés, dans le monde de la boxe, que des prédispositions existent bel et bien. C'est là une idée largement véhiculée dans les clubs, où l'on prend souvent l'exemple de quelques champions pour illustrer cette croyance et marquer ainsi la différence entre les deux pratiques :
« Bouttier n'a pas fait de carrière amateur mais il a réussi une carrière professionnelle exceptionnelle. » (Entraîneur de club, 75 ans)
26Il est donc possible de devenir un boxeur professionnel réputé sans être issu de l'excellence amateur. Dans les clubs, la plupart des boxeurs sont ainsi jugés à l'aune de leur capacité à devenir de bons professionnels :
« Lui, je pense qu'il sera meilleur en professionnel. C'est un puncheur. Il y a plusieurs types de boxeur : les puncheurs, et les boxeurs qui portent toujours leurs coups au même endroit. » (Entraîneur de club, 75 ans)
27Des qualités de puncheur font souvent partie des arguments qui justifient le passage vers le professionnalisme, l'idée étant de ne pas rester trop longtemps amateur, surtout lorsqu'on possède ces qualités. Le puncheur est en effet capable, d'un seul coup, de mettre un terme à un combat par KO de l'adversaire. L'intérêt d'être puncheur, c'est de beaucoup moins s'exposer et de moins souffrir puisqu'on gagne souvent par arrêt de l'arbitre. Mike Tyson est, à ce titre, un exemple particulièrement illustratif. Ses combats étaient très rapides malgré, sans doute, les pressions médiatiques (car un spectacle qui, systématiquement, n'excède jamais les trois rounds de trois minutes pose problème...). Pourtant, son punch nourrissait l'intérêt, car cela était quasiment devenu un jeu de savoir si ses adversaires avaient une chance de passer au moins le premier round. Les qualités de puncheur font sans doute partie des prédispositions à être ou ne pas être professionnel, et c'est avec elles que savent jouer les recruteurs du monde professionnel pour attirer un boxeur amateur prometteur.
28La durée des combats apparaît donc comme un élément fort de différenciation entre les deux styles de boxe. Sous la contrainte d'une régulation des violences possibles, les activités vont profondément diverger et développer des logiques, des modalités d'entraînement et une psychologie de l'effort qui, pour l'un, valorisent et permettent l'accès à la violence (photo no 3) – les coups sont puissants et cherchent à faire mal (on se prépare pour gagner par KO, on privilégie les puncheurs) – et, pour l'autre, en atténuent à la fois la réalité et la symbolique (les coups sont répétitifs, on se prépare pour gagner aux points) [Photo no 4].
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Combat opposant Manny Pacquiao à Juan Marquez à Las Vegas, le 8 décembre 2012.
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Willy Blain devient champion du monde des super-légers face à Alexandre Maletin, le 12 juillet 2003.
© Panoramic
29Le matériel de protection des boxeurs accentue, lui aussi, ce phénomène :
« En pro, les gants sont plus petits. Autre différence : le fait de ne pas avoir de casque ou de maillot de corps. Le maillot de corps, c’est un signe symbolique : quand on l'enlève et que l'on se retrouve torse nu, sans casque, pour son premier combat professionnel, on devient une autre personne. C'est rudement impressionnant, surtout lorsque l'on a derrière soi cent cinquante combats amateurs avec le casque et le maillot de corps... » (Élu fédéral, 64 ans)
30Cette protection est à la fois réelle et symbolique. Réelle en raison de la présence de gants beaucoup plus épais et, depuis 1984, de l'obligation du port d'un casque, ce qui réduit profondément la puissance des impacts au visage et à la tête. Symbolique à travers le port du maillot, obligatoire en boxe amateur et absent chez les professionnels. Or, ce qui pourrait paraître comme un détail est, en réalité, un élément déterminant pour comprendre le fondement de cette distinction entre amateurisme et professionnalisme. En boxe professionnelle, le torse étant dénudé, les muscles sont apparents, le corps est couvert de transpiration et, parfois, de sang. Contrairement au corps presque caché du boxeur amateur, le corps du professionnel fait l'objet d'un véritable culte. D'ailleurs, les boxeurs ont pour habitude de s'entraîner devant la glace (exercice du « shadow boxing20 ») et même si la finalité d'un tel exercice est pédagogique, elle n'en renforce pas moins ce culte du corps. Les photos des boxeurs, traces visuelles de l'image qu'ils cherchent à laisser d'eux-mêmes, en sont les témoins singuliers : leur corps y apparaît toujours huilé, leurs muscles y sont contractés. Il s'en dégage une impression de force et de virilité qui opposent ce corps exposé à celui, protégé et caché, des amateurs. Les professionnels apparaissent alors davantage « résistants au mal », comme si leurs combats étaient autant d'épreuves pour « devenir un homme » :
« Il y en a d'autres qui voient que la boxe professionnelle, c’est trop dur. Pour sûr, elle est bien plus virile ! Vous avez une arcade ouverte, par exemple : en amateur, vous arrêtez ; en pro, on vous colmate et vous continuez . » (Entraîneur de club, 68 ans)
1.2.2. LE MONDE PROFESSIONNEL OU « LE MONDE DES HOMMES »
31Le monde professionnel a beau continuer à apparaître comme violent et à être considéré par la plupart des acteurs comme dangereux et difficile d'accès, il n'en demeure pas moins fortement idéalisé par les boxeurs amateurs : nombreux, en effet, sont ceux qui le voient comme « un monde d'hommes21 ». Quand on y accède, on dépasse une certaine notion d'amateurisme22 (celle qui est associée au débutant ou au boxeur qui ne maîtrise pas encore l'art de la pratique), et on a le sentiment d'entrer de plain-pied dans la « vraie » boxe, une pratique à laquelle tous les boxeurs ne peuvent pas forcément accéder. Le passage au professionnalisme, concrétisé par l'obtention d'une licence professionnelle, est un acte réglementaire, mais aussi un processus de sélection, de soutien et de confirmation par les pairs. La demande d'une licence professionnelle nécessite le dépôt d'un dossier réalisé par le boxeur avec son entraîneur de club, un dossier qui sera examiné et validé par une commission professionnelle. Ce processus d'évaluation et de sélection, au nom de l'intégrité physique des boxeurs et sur la base d'un niveau minimum de maîtrise de la pratique, valorise encore davantage la boxe professionnelle.
32Force, puissance et virilité y constituent donc, comme nous l'avons vu, des valeurs cardinales, car en l'absence de casque, avec des gants et bandages spécifiques, l'impact des coups n'y est pas atténué comme en boxe amateur :
« Pardonne-moi l'expression, mais chez les pros, il faut "avoir des couilles". Si t'as pas de "couilles", reste chez les amateurs ! Ça ne fait pas mal, la boxe amateur. Quand tu viens chez les pros, t'arrives chez les hommes. On va savoir si t'es un homme... » (Professionnel, ancien SHN, 29 ans)
33En boxe professionnelle, le corps est réellement mis en jeu. Car non seulement les coups meurtrissent les corps, provoquant douleurs et blessures, mais ils peuvent également toucher l'intégrité physique (traumatisme, perte visuelle, etc.), voire provoquer la mort. Et pourtant, bien qu'objectivement dangereux, ce type de combat attire les boxeurs et fait office de rite de passage, de confirmation et d'intégration des valeurs de l'identité masculine. Faire de son corps l'enjeu d'un combat est, en quelque sorte, un défi ; c'est, encore une fois, une façon d'éprouver et de vérifier si, oui ou non, on est un homme :
« En professionnel, tu n'es plus protégé ; tu as peur quand tu montes sur le ring. En amateur, pas trop. Un combat professionnel, ça n'a rien à voir, c'est un sport d'hommes. Il ne faut pas simplement toucher comme en amateur. Il faut frapper. Et moi, comme on m'a toujours dit que j'avais une boxe professionnelle, ça m'a bien rassuré. » (Professionnel, ancien SHN, 20 ans)
« C'est clair et net : un combat professionnel, c'est vraiment autre chose qu'un combat amateur. La question ne se pose même pas. Là, il n'y a plus de casque, plus de tee-shirt, plus rien pour te protéger. C'est torse nu. Tu prends un coup, tu tombes. C'est plus dangereux, mais ça m’intéresse plus. J'y pense le soir : je me dis que c'est un défi que je veux relever. » (Amateur, 21 ans)
34En boxe anglaise, le culte du corps n'a donc pas seulement une fonction esthétique ; il est encore et surtout une façon de dominer son corps, de le façonner, de le préparer au combat, autrement dit de lui donner une véritable utilité et d'en faire une unité de mesure de sa valeur virile. C'est pourquoi nombreux sont les boxeurs qui se défendent d'avoir un corps artificiellement obtenu à force d'exercices sur des appareils de musculation. Le corps qu'ils façonnent est le résultat d'un travail naturel, non artificiel.
35Qu'il serve à vérifier la précision de sa préparation, à montrer sa force et son courage dans une confrontation corporelle ou, finalement, à éprouver son identité d'homme, le rapport au corps revêt une importance particulière pour les boxeurs. Dans la mesure où seule la boxe professionnelle semble pouvoir leur apporter satisfaction sur ce point, certains s'alarment face à la tendance lourde d'humanisation de la pratique qui voudrait que l'on réduise la violence pugilistique :
« Il faut dire aussi que ces dernières années, on a considérablement humanisé la boxe professionnelle. Les arbitres ont été conditionnés pour être plus vigilants et arrêter les combats beaucoup plus facilement qu'avant. Auparavant, on laissait un gars aller cinq, six, voire huit fois à terre avant de mettre fin à la rencontre. Aujourd’hui, si au bout de deux fois on voit qu'il n'est pas bien, on doit arrêter le combat. Par ailleurs, en augmentant le poids des gants, on a réduit la distance des reprises. Avant, les championnats du monde ou d'Europe, voire de France, c'étaient quinze rounds de trois minutes. Aujourd'hui, on est passé à douze rounds. Sans parler des examens médicaux qui sont désormais très pointus : électro-encéphalogrammes, scanneurs, examens sanguins, ophtalmologiques, etc. Je pense que notre Fédération est celle où ils sont le plus poussés. On a donc humanisé la pratique. Mais pour moi, si la boxe n’était plus un sport violent, ce ne serait plus de la boxe. Je pense qu'on est arrivé à un point où il faut cesser de t'humaniser. Car le faire pour des gamins de huit ans qui découvrent ce sport, apprennent le respect de l'autre, les gestuelles, etc., c'est très bien, c'est même nécessaire. Par contre, à partir du moment où ça devient des vrais combats, il faut arrêter cette humanisation, sinon on va dénaturer la boxe et nous faire perdre notre identité. Je pense qu'il faut qu'elle reste un sport violent, car ceux qui veulent en découdre, ils ne pensent pas aux séquelles physiques. Je me rappelle le temps où j'allais avec mon père sur les combats : les anciens boxeurs que j'y rencontrais présentaient quand même des caractéristiques alarmantes, voire très graves, parce qu'à cette époque, il n'y avait pas de contrôles médicaux.
Quand on parle de violence dans la boxe, je crois qu'on touche là à sa spécificité. Je compare souvent la boxe à la tauromachie : soit on est pour, soit on est contre, mais on n'est jamais entre les deux. Il y a ceux qui décrient la boxe professionnelle, qui ne veulent plus qu'elle existe. Pour eux, faire évoluer entre douze cordes deux hommes carrément à poil qui, de leurs poings gantés, se tapent consciencieusement dans la gueule pour le bien-être de plusieurs milliers de personnes complètement ravies et excitées, ça paraît pour le moins sauvage en ce début de XXI e siècle. Vu sous cet angle, il est vrai, ça semble hallucinant. » (Élu fédéral, 63 ans)
36La violence de la boxe, comme celle de la corrida, attire : mettre son corps en jeu lors d'une confrontation avec un adversaire évoque souvent un combat dénué de tout artifice, proche d'un état de nature, où seules interviendraient l'agilité et la puissance des individus. Finalement, cette sorte de jeu avec la mort relie également la boxe au mythe du gladiateur. De nombreuses personnes interviewées (boxeurs, non-boxeurs, ennemis farouches de la discipline ou passionnés de boxe) ont fait la comparaison avec les gladiatures, les jeux romains d'une façon générale, et la tauromachie :
« Il existe beaucoup de similitudes avec la corrida [...] dans le protocole, le déroulement, le côté fétichiste. Il y a un aspect traditionnel, rituel, auquel sacrifient tous les boxeurs qui vont affronter un adversaire. Et puis, il y a tout de même un côté très exhibitionniste : vous êtes là, à moitié nu, en pleine lumière. Une fois que ça sonne, vous vous retrouvez seul au monde, avec un gars en face de vous qui veut votre peau : soit c'est lui, soit c'est vous. Même si, une fois le combat terminé, tout s'estompe, et si seul demeure le grand respect que les combattants éprouvent l'un pour l'autre. » (Ancien boxeur amateur, 51 ans)
1.2.3. BOXE ÉDUCATIVE, LÉGITIMITÉ SOCIALE ET EFFACEMENT DE LA VIOLENCE
37Tout comme la boxe amateur, la boxe éducative participe, elle aussi, de cette logique de réduction, voire de négation de la violence. Son introduction, dans les années 1970, par Jean Letessier23 vise la légitimité sociale. En effet, du fait de la brutalité des combats professionnels télévisés, la boxe fait peur et les parents n'ont guère envie de voir leurs enfants recevoir des coups. La boxe éducative offre donc la possibilité aux enfants et aux adolescents de s'adonner à la boxe anglaise sans être soumis aux risques physiques inhérents à la pratique : il s'agit d'adapter l'activité à leur âge. L'interdiction de porter les coups, sous peine d'être sanctionné, voire disqualifié, rend l'activité accessible à de jeunes enfants et, ce faisant, retire toute sa violence à la pratique (photo no 5).
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Un assaut en boxe éducative. Démonstration dans le cadre de la finale du tournoi de boxe amateur Le poing d'or, disputée dans les arènes de l'Agora d’Évry, le 31 janvier 1976.
© Iconothèque INSEP
38Car en boxe éducative, le but du jeu est de simplement toucher son adversaire sans lui faire mal, ce qui s'oppose à la notion de frappe propre à la boxe en général. Ainsi que l'expriment de façon plus pragmatique Pierre Cougoulic, Benoît Cougoulic et Stéphane Raynaud : « Une touche est considérée comme maîtrisée s'il est possible de l'accepter sur le visage sans crispation24 ». Cette volonté de développement d'une pratique plus acceptable répond, en outre, à une stratégie d'intégration dans le système scolaire, comme l'explique cet entraîneur :
« Quand tu dis au proviseur ou encore aux parents : "Votre enfant va faire de la boxe", ils hurlent au danger. Je leur dis alors de venir voir Et quand ils ont vu, ils déclarent : "Ah bon, c'est comme ça !" Et ils ne trouvent pas ça plus dangereux que n'importe quel autre sport de combat. » (Entraîneur en milieu scolaire)
39Enfin, la boxe éducative ne se contente pas d'être un moyen de recrutement : elle s'inscrit, également, dans une logique de formation du jeune boxeur. En limitant la dangerosité de la pratique, on met le jeune dans des conditions facilitant l'incorporation et la maîtrise gestuelle.
« Après tout, c'est quand même l’ABC. Et c'est très bien, car ça apprend à bien se combattre. Prenez un garçon qui "rentre dedans", qui ne sait pas bien boxer : automatiquement, il va recevoir un avertissement. Et cela va le forcer à essayer de se maîtriser. Et ainsi se construit peu à peu la carrière d'un boxeur. [...] Tous les garçons qui débutent chez moi font de la boxe éducative en premier. Et d'ailleurs, tous les grands champions en ont fait. » (Entraîneur de club, 68 ans)
40Même si les entraîneurs reconnaissent unanimement l'intérêt de la boxe éducative pour le recrutement des jeunes et leur formation, ils émettent cependant des réserves quant à sa diffusion et sa logique visant à retenir les coups :
« J'ai toujours été pour, mais il ne faut pas trop en abuser car, sinon, ça finit par déstabiliser. Quand les gamins commencent, on leur répète de ne surtout pas frapper, de ne pas être brutal. Puis, dès qu'ils passent amateurs, on leur dit : "C'est bon, maintenant vous pouvez frapper". L'éducative, c'est juste de la boxe à l'état pur. Il n'y a pas de puissance. C'est très bien pour apprendre à boxer. Mais arrive un moment où il faut "appuyer" un peu plus et, du coup, passer à la boxe amateur. C'est ce qui s'est passé avec Jean-Pierre : on ne pouvait plus le laisser en éducative. Il était trop frustré. » (Entraîneur de club, 68 ans)
41Dans la mesure où la boxe éducative remet complètement en cause le principe fondateur de la boxe (l'affrontement de deux corps), des problèmes identitaires se posent. Les anciens, en effet, éprouvent de grosses difficultés à adhérer à une pratique qui, là encore25, remet en cause l'identité même de leur activité26. Cette régulation de la violence, par le biais de la boxe amateur et de la boxe éducative, ne doit cependant pas masquer une réalité : la violence reste un élément constitutif de l'identité du boxeur.
1.3. PROCESSUS DE CIVILISATION ET DÉVELOPPEMENT DE PRATIQUES VIOLENTES
42Boxe amateur et boxe éducative ont donc, tour à tour, bouleversé le fondement identitaire de la boxe anglaise. En instituant des règles visant le contrôle de la violence, elles ont délimité le territoire de cette violence possible et ont participé à un processus de civilisation de la pratique. Une lecture indépendante27 de la genèse de ces activités, tant du point de vue de l'évolution de leurs règlements que du rapport qu'elles entretiennent avec les sociétés où elles se développent, conforte les thèses d'Elias et Dunning et l'idée selon laquelle leur « adoucissement » est conforme à notre civilisation qui contrôle ses sentiments, ses émotions et ses pratiques. Cependant, cette analyse est mise à mal quand on examine la boxe anglaise dans le rapport qu'elle entretient avec les autres boxes, notamment sur la question de la maîtrise de la violence. Force est alors de constater que le processus de « civilisation » de la pratique est beaucoup plus chaotique qu'il n'y paraît, ainsi que le montrent la diffusion de la boxe anglaise au XXe siècle en France (dans un contexte dominé par la boxe française) et le développement très contemporain de pratiques de boxes ultra-violentes (Kl, free fight) et de combats clandestins.
1.3.1. VIOLENCE DE LA BOXE ANGLAISE ET DÉSINTÉRÊT POUR LA BOXE FRANÇAISE
43L'introduction de la boxe anglaise en France au XXe siècle soulève, en effet, un certain nombre de questionnements. Par exemple : comment expliquer qu'une pratique violente se développe au détriment d'une autre dite « civilisée » ?
44Car la boxe anglaise se diffuse en France dans le contexte d'une société où il existe déjà, avec la boxe française, une activité de combat de frappe, dont on peut dire qu'elle a d'ailleurs suivi un chemin identique de maîtrise de sa violence : elle est passée, en effet, d'une activité où tous les coups étaient permis à une pratique profondément euphémisée, comme le montre cette leçon de boxe française organisée à l'École de Joinville (photo no 6).
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Une leçon collective de gymnastique d'application en boxe-savate. École de Joinville, juin 1890.
© Iconothèque INSEP
45Or, c'est justement parce qu'elle s'est profondément « civilisée », passant d'une logique de combat à une logique d'assaut, que cette pratique va perdre son public (spectateurs et pratiquants) aux dépens de la boxe anglaise jugée alors plus virile, à l'image de ce KO en première page du Miroir des Sports, en 1921 (photo no 7).
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Paul Journée remporte le titre de champion de France des poids lourds au vélodrome d'hiver de Paris, le 30 avril 1921, face à Marcel Nilles (KO au 10e round).
Le Miroir des Sports, jeudi 5 mai 1921
46Ce n'est donc pas en tant que pratique en passe de se « civiliser » (ou de se doter d'un statut de pratique civilisée, car réglementée) que la boxe anglaise va se diffuser sur le territoire français ; c'est, au contraire, sur un principe totalement inverse : celui de donner à voir un spectacle éminemment violent28. Le travail de Loudcher sur l'histoire de la boxe française rend compte de cette situation : si, à la fin du XIXe siècle, la boxe anglaise se développe au détriment de la boxe française, ce n'est pas tant parce qu'elle incarne le début du « rêve américain » (ce sont surtout des boxeurs américains qui viennent se produire en France) ou parce qu'elle permet une forme de distinction pour les boxeurs issus de milieux populaires (la boxe française étant à cette époque une pratique d'élite), mais surtout parce qu'elle met en scène un véritable combat : « L'intensité des coups, la violence des échanges sont bien au centre de ces championnats et, plus largement, de la société française [...]. Le public demande plus de violence et de KO que la boxe française ne peut lui offrir29 ».
47C'est donc bel et bien, d'après Loudcher, la violence des combats de boxe anglaise qui attire les foules. Aussi, face à cette popularité, la boxe française va réagir en développant, parallèlement à sa logique d'assaut, des combats de boxe française sur le principe de la boxe anglaise : des échanges continus de coups. Des combats seront même organisés entre les champions des deux boxes (photo no 8).
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Match opposant le pugiliste anglais Jerry Driscoll au professeur de boxe française Charles Charlemont, le 28 octobre 1899.
Manège hippique, rue Pergolèse, Paris.
© Iconothèque INSEP
48On en arrive ainsi, en ce début du XXe siècle, à une réémergence de la violence dans la société française qui n'est pas sans susciter un certain nombre d'interrogations. Comment comprendre, en effet, qu'un sport aussi brutal puisse s'imposer dans une société en voie de pacification ? Mais, surtout, comment expliquer qu'une pratique « civilisée » comme la boxe française en arrive à prendre pour modèle une activité encore profondément « bestiale » ? Autrement dit : comment interpréter cette résurgence de la violence ?
49Le processus de « civilisation » d'une pratique sportive s'inscrit dans une tendance plus globale de « civilisation » de la société dans son ensemble30. Au début du XXe siècle, la société française s'est profondément pacifiée et la démocratie joue un rôle de plus en plus important dans les processus politiques. Il est donc d'autant plus difficile d'expliquer comment cette société qui résout ses conflits par la négociation politique et qui, parallèlement, propose une pratique profondément civilisée comme l'est la boxe française, peut adhérer à une culture de la violence. Cette question n'est pas anodine et renvoie, bien entendu, à l'une des principales critiques formulées à l'égard des théories d'Elias31 lesquelles ne permettent pas d'expliquer les excès de violence du XXe siècle.
50Cette histoire de la boxe au début du XXe siècle révèle l'importance du contexte concurrentiel dans la construction sociale d'une activité. Analyser hors situation la genèse de la boxe anglaise du point de vue de son processus de « civilisation », sous l'angle unique de l'évolution de ses règles et du type de violence permise, peut masquer un certain nombre d'éléments dans la réalité du phénomène. Car s'il est possible de réduire la violence d'une activité en agissant directement sur les règles de son encadrement, il est autrement difficile de la faire disparaître des mentalités, surtout si elle est inhérente à une réalité culturelle, dans le sens où le recours à un acte violent fait encore partie des possibles pour résoudre les problèmes du quotidien voire, comme l'affirme René Girard32, si elle est une partie constitutive de la nature humaine.
51Cette analyse de la boxe anglaise dans son champ de concurrence montre donc, en ce début du XXe siècle, une violence encore profondément présente dans la société. La boxe anglaise en tant que pratique virile, à forte charge émotionnelle, et violente, séduit la société française : elle va jusqu'à recruter parmi les pratiquants de la boxe française. De spectacle populaire, elle devient un spectacle qui, désormais, intéresse les élites sociales, tout comme en Angleterre.
1.3.2. LE DÉVELOPPEMENT DES COMBATS « UNDERGROUNDS » ET DES PRATIQUES DE BOXE ULTRA-VIOLENTES
52Un examen plus contemporain de la présence de la boxe anglaise dans le champ plus général des sports de combats de frappe laisse apparaître un schéma assez similaire de concurrence autour d'une culture de la violence en ce début de XXIe siècle. Le climat social n'est sans doute pas sans influer sur cette situation33. Le recours à la violence est toujours possible, surtout, bien entendu, quand celle-ci n'est plus visible mais s'insinue dans les comportements de groupes sociaux... Car l'excès de richesses des uns, la pauvreté et la désespérance des autres sont autant d'inégalités sociales, confortées et entretenues par les médias, qui viennent constituer une forme de « violence symbolique » souvent présentée comme le foyer des colères urbaines actuelles. De par sa fonction sociale, la boxe anglaise y est confrontée de fait34 car elle est, après tout, une activité que l'homme s'aménage dans le temps du loisir pour évacuer une violence impossible à exprimer dans les autres mondes sociaux ; cependant, l'on peut se demander si elle parvient encore à remplir cette fonction. En effet, le processus de civilisation de l'activité pugilistique, et l'euphémisation de la pratique qui en a découlé, permettent-ils encore d'assouvir cette libération des tensions et des émotions dans une société où la violence, même si elle s'est transformée, demeure plus que jamais présente ? Un cadre de la Fédération s'interroge :
« Aujourd'hui, j'en viens à me demander s'il ne serait pas mieux de dire carrément : "Oui, la boxe est un sport violent !" Et pourquoi pas, aussi, éditer des affiches du style : "Vous aimez la bagarre ? Venez donc à la boxe !" Après tout, peut-être que ça plairait ! Aujourd'hui, notre Fédération essaie de donner l'image d'une boxe sans violence, d'un sport acceptable avec une pédagogie et des règles à suivre. Et à côté de ça, on voit se développer des matchs clandestins, des rencontres “underground", en "free”, dans des parkings où, tous les samedis soirs, des jeunes s'affrontent à poings nus, courant le risque d'accidents très graves. Ce type de combats, ce n’est pas pour rire. C’est de l'affrontement pur et dur. Alors n'est-ce pas se voiler la face que de dire pudiquement : "Non, non ! La boxe, ce n’est pas violent, tout le monde peut en faire !" Qu'est-ce qui est le mieux, en définitive ?
S'il y a une demande pour une activité violente, ne serait-il pas préférable d’essayer d'y répondre dans le but de mieux la contrôler, plutôt que ça s'organise de façon cachée ?
La société a du mal à accepter une activité sportive où l'on puisse se frapper et recevoir des coups. Pourtant, il n'y a pas plus de violence dans la boxe que dans d'autres sports. Tout est imprégné de violence ; pourtant, celle qui vient de la boxe, elle est forcément répréhensible... » (Cadre fédéral, 58 ans)
53Si l'introduction de la boxe amateur puis de la boxe éducative participait d'un processus de légitimation de la boxe anglaise dans notre société, l'image de ce sport a paradoxalement peu changé dans l'opinion publique35 : la boxe fait toujours peur aux parents, au milieu scolaire et à la plupart des groupes sociaux. Pourtant, sa réalité est devenue fondamentalement protectrice des corps, et l'accès à la boxe professionnelle – activité dans laquelle l'individu va mettre en jeu son corps dans une situation de réel danger – ne se réalise qu'au terme d'une carrière où les étapes à franchir sont nombreuses. Mais, en conséquence, cette mise en jeu différée du corps est vécue par beaucoup comme une non-réponse et est source de déception si elle est strictement respectée car, sans pour autant être mus par un désir de systématiquement faire mal ou de se faire mal, les jeunes boxeurs des clubs ont souvent envie de se mesurer et de s'affronter36. Ainsi, dans les salles, il faut souvent rappeler à l'ordre les boxeurs qui, volontairement ou involontairement, oublient de mettre leurs casques ou appuient trop fortement leurs coups. Cela conduit les encadrants à jouer avec cette dimension lorsqu'ils gèrent leur séance : il leur arrive, par exemple, de laisser les jeunes se confronter avec un peu plus d'engagement que ne le leur permet, en théorie, leur niveau :
« Je me rappelle ce stage cadet : on commençait à faire des petites touches, on y allait doucement mais, pour tout dire, on s'embêtait. Au bout d'un moment, le deuxième entraîneur et moi avons décidé d'organiser des petits matchs : là où, auparavant, seules étaient permises les touches, on avait mis en place une boxe un peu virile. Les gamins ont adoré. Qu'est-ce qu'ils étaient heureux ! » (Cadre fédéral, 58 ans)
54Cette autorisation d'appuyer davantage les coups est souvent ressentie comme une sorte de récompense, tout comme l'est, parfois, la possibilité donnée aux amateurs de mettre les gants avec les professionnels. La plupart du temps, les boxeurs attendent avec la plus grande impatience ce moment de la séance. Évidemment, cette entorse à la règle n'est possible qu'au terme, tout de même, d'un long cheminement au cours duquel le boxeur va devoir prouver qu'il est digne d'une telle récompense...
55Aussi, ceux qui ne recherchent qu'une pratique immédiate de combat quittent rapidement l'activité, le temps nécessaire pour apporter la preuve d'un bon comportement étant souvent jugé trop long37. L'impatience de la confrontation les conduit alors à préférer des sports où la mise en jeu du corps et le combat sont plus faciles d'accès :
« Les jeunes qui viennent dans les clubs principalement pour y trouver une pratique de bagarre ne tiennent généralement pas plus de trois séances. Ils sont souvent déçus des pratiques qu'on leur propose, comme la boxe éducative par exemple. Ils viennent pour frapper, et on leur demande de retenir leurs coups. Alors, ils vont voir ailleurs. Mais il faut savoir que ces bagarreurs ne représentent qu'une petite part des pratiquants. Ce sont des jeunes à la recherche du dépassement et qui ont souvent quelque chose à se prouver à eux-mêmes. » (Entraîneur de club, 53 ans)
56En dehors de cette population attirée par « l'esprit bagarre » et la violence, et qui ne reste que très peu de temps, la part de pratiquants qui désertent les salles de boxe anglaise fluctue en fonction du niveau d'engagement physique accepté dans la salle et mis en place par l'entraîneur. Plus l'affrontement et le combat sont partie intégrante de la séance, plus la pratique satisfait. L'application stricte des règles entraîne ainsi une fuite – importante pour certains, surestimée et insignifiante pour d'autres – des licenciés vers des boxes moins contraignantes et dans lesquelles l'accès au combat semble plus rapide38
57Ainsi, les années 1990 ont vu apparaître deux activités concurrentes de la boxe anglaise : le muay thaï39 et le kick-boxing40. Leur exotisme et la possibilité qu'elles offrent de s'affronter sous contrainte de protection (gants, plastrons, casques) les ont rendues attirantes à certains. Tout au long des années 1990, elles ont été des alternatives fortement plébiscitées par les boxeurs et, a contrario, déconsidérées par les encadrants de la boxe anglaise dès lors qu'ils comparaient les pratiques. Ces activités représentaient, en effet, une boxe sans règles ; et s'il importe aux encadrants de s'en différencier, ce n'est pas tant à cause de leur violence qu'à cause du manque de sérieux et de discipline dont leurs pratiquants font preuve :
« Les gamins, soit ils écoutent, soit je les vire. Au moindre problème, je les mets dehors. Je ne rigole pas avec ça. Aujourd'hui, les gosses n'ont plus de respect. Ils se fichent de tout, ils crient. Ceux qui viennent à la boxe ont intérêt à être sérieux s’ils veulent rester. Rien à voir avec les gamins de l'étage au-dessous qui font de la boxe thaïe. Ceux-là se battent, courent dans les couloirs... Ceux qui font de la boxe thaïe, c'est des voyous, ils n'ont aucune discipline. » (Entraîneur de club, 71 ans)
58Aujourd'hui, ces pratiques sont finalement elles aussi institutionnalisées, de même que leur brutalité est désormais régulée. Mais comme le niveau d'engagement toléré dans ces boxes dépend, là encore, de l'entraîneur et de son rapport à la violence, boxe thaïlandaise et kick-boxing sont eux-mêmes dépassés par les clubs de « combats libres » qui deviennent les lieux de préparation au Kl, au free fight (photo no 9) et, d'une façon générale, à la « bagarre », comme le laisse entendre ce jeune entraîneur d'un club de banlieue parisienne :
« De nos jours, les jeunes préfèrent de plus en plus aller vers des trucs comme le grappling ou le free fight, car ça ressemble à du combat de rue et c'est ce qui les intéresse. Ils veulent se battre et souvent apprendre à se battre. Du coup, en boxe anglaise, on est moins intéressants pour eux : on est trop vigilants – surtout en boxe éducative où il ne faut pas porter de coups. Au contraire, dans ces nouvelles activités, les jeunes se frappent vraiment fort et sans protection, se font des prises au sol. C'est vraiment de la bagarre. Et je ne parle pas des blessures... Après, les combats organisés sont un peu clandestins ; rien n'est officiel. Donc aujourd'hui, il y a plein de jeunes qui sont intéressés par ça. » (Entraîneur de club, 31 ans)
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Combat de free fight aux États-Unis opposant Greg Fisher à Roberto Ford, le 5 mai 2012, pour les DCMAX 7.
© Panoramic
59Ces clubs deviennent ainsi les voies d'accès privilégiées à ces combats où tous les coups – ou presque – sont permis et qui sont actuellement interdits en France. Dans ces formes de combats, les techniques utilisées ne proviennent pas seulement du kick-boxing, de la boxe thaïlandaise ou du karaté, elles sont également empruntées à la lutte et au jiu-jitsu pour tout ce qui est des corps à corps. Ainsi, dans le free fight, les combattants peuvent frapper leurs adversaires au sol, infliger des coups de genou et de coude, étrangler, faire des clés de jambes et de bras.
60Toutes les techniques sont autorisées. Le Kl, apparu au Japon dans les années 1980, se veut un peu plus civilisé et interdit certaines pratiques, notamment le combat au sol. Les enjeux financiers autour de ces pratiques sont tels que des sportifs en tous genres viennent se mesurer sur le ring, ou plutôt derrière les grillages puisqu'en Kl, le ring est octogonal et grillagé. Il en va ainsi de Bob Sapp, ancien joueur de football américain qui pèse 170 kg, ou encore de l'ancien sumo Tarō Akebono.
61Et quand ces combattants désireux d'éprouver leur corps délaissent boxe thaïe ou kick-boxing (qui commencent à leur tour à s'institutionnaliser !) pour s'engager dans des combats clandestins où toutes les techniques sont autorisées, ils font donc du free fight, même sur le territoire français :
« J'ai fait trois combats underground. Le premier, j'ai rencontré un mec beaucoup plus fort, donc je lui ai mis une fourchette dans les yeux d'entrée de combat, et après je l'ai massacré... » (Boxeur, 29 ans)
62Ces combats ne sont pas sans ressembler à ceux décrits lors de la renaissance de la boxe en Angleterre : la violence y est extrême et il n'y a aucune protection du boxeur. Les risques encourus sont multiples, car la mise en jeu du corps est totale. Évidemment, les variantes de règlement sont possibles mais, la plupart du temps, les corps sont durement malmenés...
63L'effervescence autour de ces activités underground qui se développent fortement depuis une dizaine d'années, est entretenue par des sites Internet proposant de nombreuses vidéos sur les pratiques institutionnalisées aussi bien que parallèles : boxe anglaise, thaïlandaise, kick-boxing, Kl, free fight, combats clandestins, bagarres de rue, violences gratuites et même pancrace, cet art ancestral qui, comme nous l'avons vu au début de ce chapitre, ressemble fortement à la boxe telle qu'elle apparaît en Angleterre au XVIIe siècle.
64Le succès de ces sites permet donc de mesurer à la fois l'attrait et la variété des violences inhérentes à ces pratiques parallèles. Si, fort probablement, la majorité des vidéos montrant bagarres et combats de rue ne sont que des montages amateurs, avec des scénarios inventés de toutes pièces, les violences extrêmes qu'elles donnent à voir ont, toutefois, l'air bien réelles, et le sang qui coule n'y est pas qu'une simple peinture. Les « acteurs » y sont apparemment des individus qui acceptent de mettre leur intégrité corporelle en jeu dans un affrontement sans limite. Et même si transparaît, parfois, une certaine forme d'éthique (il est permis de donner coups de pied ou de genou à l'adversaire au sol, mais lorsque le combat se termine, on va relever celui-ci et lui taper dans la main), c'est avant tout l'attrait de la violence qui prévaut. Il suffit d'observer l'attitude des spectateurs de ces combats : on les voit qui surenchérissent et applaudissent le coup de genou dans la tête, le nez cassé, le sang qui dégouline. Il semble se dégager une certaine jubilation autour de la violence gratuite ainsi proposée ; les commentaires sont admiratifs, les encouragements clairement incitatifs : « Ouah, qu'est-ce qu'il lui a mis ! », « Oh ! Le mec, comment il l'a défoncé ! », « Allez, frappe-le plus fort ! ». Ce qui interpelle, dans ces vidéos amateurs (ou pseudo-amateurs), c'est que la violence y est présente à la fois chez les combattants et les spectateurs. Et même si, pour ces derniers, elle n'est vécue que par procuration, elle participe d'un désir de s'y sentir confronté, un désir que permettent également d'assouvir les films et autres jeux vidéo.
65Des films comme Scorpion41, avec Clovis Cornillac, ou Fight Club42, avec Brad Pitt, le développement toujours aussi important des jeux vidéo de combat ont également une influence dans la diffusion de ces pratiques. Il s'y construit une image de la violence vécue comme un jeu43. Celle-ci est virtuelle (et on ne connaît pas très bien les rapports qu'elle entretient avec la réalité), et l'on peut s'interroger : cet accès virtuel à la violence permet-il de réduire la violence réelle ou conduit-il à un basculement dans cette violence réelle ? S'il est difficile de le savoir, du moins cela révèle-t-il le regain d'intérêt envers des activités sociales à violence réelle, à moins que celle-ci n'ait jamais disparu de notre société...
CONCLUSION
66Indéniablement, questionner la place de la violence dans nos sociétés est essentiel pour comprendre ce que veut dire « devenir boxeur » en ce début de XXIe siècle. Pendant trois cents ans, la boxe anglaise n'a cessé de se transformer en réduisant sa violence pour devenir une activité acceptable et légitime. L'image de la boxe s'en trouve-t-elle pour autant modifiée aujourd'hui ? Peut-on imaginer ce sport comme une activité sans combat, sans coups, sans mise en jeu du corps ? Cette transformation semble plutôt avoir créé une situation complexe, du fait d'un décalage entre, d'une part, l'image perçue de l'activité (et ce que cela peut entretenir comme attente) et, d'autre part, la réalité de la pratique...
Notes de bas de page
1 Rauch (André) – op. cit.
2 Elias (Norbert) et Dunning (Éric) – Sport et Civilisation. La Violence maîtrisée. Paris, Fayard, coll. « Essais », 1994 (1986).
3 Le pugilat présente une proximité assez forte avec la boxe telle qu'elle s'exerce au début du XXe siècle en Angleterre et telle qu'elle sera réintroduite aux Jeux olympiques modernes. Pour autant, la boxe pratiquée au début du XXe siècle est très différente de celle, réapparue lors de sa dite renaissance, au XVIIe siècle. Il ne s'agit donc pas réellement d'un héritage, et la pratique qui réapparaît évoque davantage, sous certains aspects, le pancrace que le pugilat (comme l'illustrent les photos nos l et 2, p. 24) : les boxeurs n'ont pas de gants, les corps à corps sont autorisés et on observe des prises assez proches des techniques de lutte. Le lien de parenté souvent décrit entre le pugilat et la boxe anglaise est donc en réalité le résultat d'une évolution contemporaine et tient sans doute davantage à l'existence d'une proximité technique de pratique lors de sa réintroduction aux Jeux olympiques qu'à la persistance d'une réelle continuité historique. La présence des cestes fait sans doute partie des éléments qui aiguillèrent les historiens de la boxe sur l'idée de cette continuité historique.
4 Cf.Chemin (Michel) – op. cit.
5 Cangioni (op. cit.) tout comme Chemin (op. cit.) parlent d'une aristocratie qui, plongée dans une profonde crise identitaire en ce milieu du XVIIe siècle, trouve dans la boxe un divertissement « pimenté », à la mesure de son ennui. Pour Elias, la violence attire les riches Anglais, car elle revêt une fonction mimétique dans une société où les individus ne peuvent plus extérioriser leurs sentiments ni leurs pulsions sans être jugés « incivilisés ».
6 -Lorsque le pugilat entre au programme des XXIIIes Jeux olympiques antiques, la pratique s'est profondément civilisée. Par contre, son appropriation par les Romains s'accompagne d'une forme de dé-civilisation profonde au regard de l'excès de cruauté dont feront de plus en plus preuve les pugilistes. Les cestes seront renforcés par des morceaux de fer et de plomb. Ils vont progressivement devenir de véritables armes et seront parfois dotés de pointes métalliques pour rivaliser en cruauté avec les jeux du cirque (Cangioni [Pierre] – op. cit.). « Le public blasé aurait-il encore accepté de voir se dérouler sous ses yeux ce qu'il aurait alors considéré comme un sport de fillettes ? », souligne Thuillier (op. cit., p. 118).
7 Cf.Philonenko (Alexis) – op. cit.
8 Philonenko (Alexis) – op. cit., p. 52.
9 Boxeur anglais, champion d'Angleterre de 1736 à 1750, Jack Broughton est célèbre pour avoir codifié les premières règles de ce sport.
10 Ceci soulève ici la question des différents enjeux susceptibles d’interagir avec la logique sportive : enjeux de nature politique, financière et professionnelle qui ont contribué à laisser la boxe se pervertir pendant près d'un siècle et demi.
11 Cf.Philonenko (Alexis) – op. cit.
12 La règle des trente secondes de repos suite à un étourdissement était souvent utilisée pour casser le rythme de l'adversaire.
13 Cf.Rauch (André) – op. cit.
14 À ce sujet, cf.Girard (René) – La Violence et le Sacré. Paris, Grasset, coll. « Essais français », 1972. Pour Girard, la violence est en effet une constante au coeur des relations humaines. La violence sacrale (c'est-àdire ritualisée) permet aux hommes de réduire la violence indifférenciée (c'est-à-dire les violences réelles qui construisent les relations entre les individus). Lorsque les violences sacrales disparaissent, les violences indifférenciées réapparaissent. La violence sportive au sens d'Elias ou la violence sacrale au sens de Girard ont donc une fonction de pacification sociale. Elles permettent aux individus de cohabiter et de rompre avec le cycle de la violence réelle. Avec Elias, on peut se demander si le processus de maîtrise de la violence en boxe française n'était pas en avance sur le degré de civilisation de la société, auquel cas le développement de la boxe anglaise ne s'interprète pas comme un processus de décivilisation mais simplement comme une forme de réajustement social (cf.Elias [Norbert] et Dunning [Éric] – op. cit.). Si l'on suit Girard, la quasidisparition de la boxe française et le développement en réaction de la boxe anglaise s'entend alors comme la réintroduction d'une violence sacrale. Toutefois et quel que soit l'auteur, la violence de la boxe anglaise revêt une fonction sociale visant une forme de régulation des relations sociales.
15 Veyne (Paul) – Le Pain et le Cirque. Sociologie historique d'un pluralisme politique. Paris, Le Seuil, coll. « Points histoire », 1995, p. 125.
16 Cf.Elias (Norbert) et Dunning (Éric) – op. cit.
17 Lors d'un gala, par exemple, trois éléments entrent en jeu dans la présentation d'un boxeur : le nombre de matchs (son expérience), le nombre de victoires (sa performance) et le nombre de KO (son punch et sa dangerosité), garantissant un combat prometteur du point de vue du spectacle de la violence. Il n'est pas rare, d'ailleurs, que le public évalue la qualité de ce futur combat en fonction du nombre de victoires par KO détenues par les combattants : « Voilà qui promet d'être un bon match ! Le type a treize victoires par KO sur dix-sept combats. En plus, les deux boxeurs sont des mi-lourds. Ça va frapper ! » (Propos recueillis lors d'un gala de boxe professionnelle)
18 Selon la plupart des personnes interviewées, les juges ne peuvent être entièrement objectifs et sont souvent influencés inconsciemment, voire consciemment pour certains, par ce qu'ils connaissent du boxeur.
19 Dans ce cas, le résultat est alors soumis aux mêmes limites qu'en boxe amateur.
20 Le « shadow boxing » consiste à simuler, devant une glace et face à un adversaire imaginaire, les gestes du boxeur (cf. chapitre 5.2., p. 118 – La salle de boxe : « chaos organisé » et culture du travail).
21 L'expression revient systématiquement dans les entretiens.
22 Terme souvent utilisé de façon péjorative dans les entretiens.
23 Letessier, inspecteur d'éducation physique et sportive de la ville de Paris, sera directeur technique national de la Fédération française de boxe à partir de 1968. En 1974, il met en place et développe la boxe éducative en s'appuyant sur les enseignants d'EPS.
24 Cougoulic (Pierre), Raynaud (Stéphane) et Cougoulic (Benoît) – La Boxe éducative. Paris, Amphora, coll. « Sport », 2003, p. 22.
25 La boxe amateur est déjà confrontée au même problème. Elle n'a que difficilement trouvé sa place dans un monde dominé par la pratique professionnelle, et peine à être complètement reconnue comme de la « vraie » boxe anglaise.
26 Cette pluralité de pratiques (professionnelle, amateur, éducative) a, toutefois, permis une ouverture vers de nouveaux publics, comme nous le verrons dans la troisième partie de cet ouvrage. En effet, tous les boxeurs ne sont pas engagés dans des logiques de carrière. Comme dans la plupart des activités sportives, on retrouve la traditionnelle opposition entre « loisir » et « compétition », avec d'ailleurs des recrutements sociaux différenciés. Le schéma traditionnel compétitif n'est donc plus l'unique moteur du développement. Ce qui ajoute, bien entendu, à la complexité identitaire de la pratique.
27 C'est-à-dire : sans prendre en compte l'existence d'une concurrence avec d'autres pratiques de combat.
28 Rauch (André) – op. cit.
29 Loudcher (Jean-François) – Histoire de la savate, du chausson et de la boxe française (1797-1978). D'une pratique populaire à un sport de compétition. Paris, L'Harmattan, coll. « Espaces et temps du sport », 2000, p. 186.
30 Cf.Elias (Norbert) et Dunning (Eric) – op. cit.
31 Cf.Elias (Norbert) – La Civilisation des moeurs. Paris, Pocket, coll. « Évolution », 2003 (1974) et Elias (Norbert) – La Dynamique de l'Occident. Paris, Pocket, coll. « Évolution », 2003 (1975).
32 Girard (René) – op. cit.
33 Cf.Wieviorka (Michel) – Violence en France. Paris, Le Seuil, coll. « Épreuve des faits », 1999.
34 Cf.Elias (Norbert) et Dunning (Éric) – op. cit.
35 Nous verrons cela plus particulièrement au chapitre 6, p. 143 – Boxe et opinion publique.
36 Cette envie renvoie également à une certaine forme de prise de risque relative à la construction identitaire de l'individu ; on la retrouve également dans les pratiques liées à la nature comme le ski, le surf ou encore l'escalade.
37 Nous développerons plus longuement cette idée dans la partie sur les épreuves intégratives de la salle de boxe et sur la question du recrutement (cf. chapitre 5, p. 115 – Les boxeurs à l'épreuve de la salle).
38 En l'absence de chiffres précis, cette fuite est difficile à estimer et demanderait à être objectivée.
39 Le muay thaï, également appelé boxe thaïlandaise ou boxe thaïe, est une pratique de combat piedspoings permettant également les coups de coude et de genou. En France, elle est rattachée à la Fédération française des sports de contact, depuis 2008.
40 Le kick-boxing est une boxe pieds-poings développée dans les années 1960 aux États-Unis. En France, elle est également rattachée depuis 2008 à la Fédération française des sports de contact.
41 Seri (Julien) – Scorpion. France, 2007, 90 min.
42 Fincher (David) – Fight Club. États-Unis/Allemagne, 1999, 139 min.
43 Cette question se posait déjà pour la boxe anglaise à l'époque des premiers jeux vidéo.
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Dopage et performance sportive
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