Introduction générale
p. 13-18
Texte intégral
1La boxe fait partie des pratiques qui ne laissent pas indifférent. « Soit on aime, soit on déteste », font très souvent remarquer ses adeptes. La boxe, en effet, est intrigante, fascinante, mais aussi inquiétante et souvent suspectée d'immoralité. On aime également à dire qu'elle est truquée, qu'elle attire surtout les « voyous », qu'elle est le monde des paillettes et de l'argent facile. Un monde, en somme, bien éloigné des valeurs traditionnelles du sport...
2Lorsqu'en 2000 nous avons été amené à travailler sur cette activité et à prendre en charge un rapport de recherche commandé par la Fédération française de boxe sur le thème du passage de l'amateurisme au professionnalisme en boxe anglaise, nous n'avons pas échappé à tous ces a priori pesant sur la pratique. Pour tout dire, ce sport ne nous attirait pas outre mesure et nous portions sur lui un regard distant, voire suspicieux. Et ce qui nous dérangeait, ce n'était pas tant la violence légendaire des combats sinon l'environnement, l'atmosphère générale que ce sport véhiculait. Aujourd'hui nous ne saurions pas dire exactement ce qui, dans la boxe anglaise, pouvait nous gêner ou nous inquiéter. Ce dont nous nous souvenons, c'est du sentiment mitigé qui accompagna notre prise de fonction sur cette recherche quelques semaines après notre recrutement au laboratoire de sociologie de l'INSEP. C'est donc sans enthousiasme particulier que nous nous sommes engagé dans le monde de la boxe anglaise...
3Mais est-ce par effet de contraste ? Est-ce le sentiment incommodant et, rétrospectivement, inacceptable d'avoir été aveuglé par une forme d'idéologie « bien pensante » ou « mal pensante » ? Toujours est-il que notre immersion dans ce nouvel univers nous révéla une réalité bien différente de celle imaginée à coups de stéréotypes. Nous découvrions, en effet, un monde sérieux, respectueux, sensible, et surtout méconnu, à l'image de cette première salle visitée au coeur de la ville de Saint-Denis. Une salle au confort minimum, décorée d'articles et de photos venus d'un autre temps, située dans un complexe quelque peu délabré et qui, pourtant, nous interpella tant elle débordait d'humanité. Nous étions prévenu : elle était un peu particulière et sans doute unique ; il y régnait, disait-on, une ambiance « familiale ». Et c'était vrai : il s'en dégageait une atmosphère profondément paternaliste. L'embrassade y faisait partie des coutumes, et la sociabilité était tellement prégnante qu'elle en faisait oublier la violence des coups sur les corps. La boxe nous apparut soudain sous un jour différent, et cette impression se confirma tout au long de notre cheminement dans cet univers.
4Bien évidemment, la boxe est loin d'être une pratique dénuée de risques. Elle demeure une activité violente où la mort du combattant est possible. Ainsi, dans les années 1960, de nombreux boxeurs décédèrent des suites de leurs combats : rien que pour l'année 1963, il y eut cinq morts en moins de trois mois aux États-Unis. Par ailleurs, les liens de la boxe anglaise avec la mafia américaine sont notoires depuis le procès où Frankie Carbo fut reconnu coupable d'avoir organisé un système de corruption généralisé de ce sport. Ajoutons, enfin, que les boxeurs arrivés au sommet sont, historiquement, parmi les sportifs les plus payés : ils ont depuis longtemps intégré l'économie du star-system. Prenons Mike Tyson, par exemple : en 1996, il gagne 76 millions de dollars, ses matchs sont retransmis en direct sur l'ensemble de la planète et il fait la « Une » de tous les magazines « people »...
5Mais si ces dérives n'ont pas été sans conséquence sur l'identité sportive de l'activité, la boxe ne se résume pas à ces travers historiques. Elle est beaucoup plus diverse et complexe.
6Notre propos n'est pas, ici, d'en nier les aspects négatifs ni d'en dresser un tableau idyllique, mais bien d'expliquer en quoi ces éléments peuvent, aujourd'hui encore, nourrir l'opinion publique, construire l'image d'une pratique déviante, créer des paradoxes et produire une activité profondément complexe.
7Tout d'abord, contrairement aux idées reçues, la boxe anglaise ne se résume pas à la boxe professionnelle : elle est plurielle et constituée de plusieurs modalités de pratiques souvent méconnues. En effet, la grande majorité des pratiquants font de la boxe éducative, amateur ou de loisir1, activités où la violence est quasiment absente, voire prohibée : en boxe éducative, il est ainsi interdit de porter les coups ; en boxe amateur, le pugiliste est fortement protégé ; en boxe loisir, il ne livre pas de combat. La réalité de la boxe est donc loin du monde de la violence, des paillettes et de l'argent facile des grands combats de Las Vegas ou du Palais des sports. Elle se rapproche plutôt de l'univers de DeeDee2 – la salle « miteuse » et chaleureuse du Boxing Club de Chicago-, ou de celui de Jeannot, rue de Ménilmontant dans le XXe arrondissement de Paris3 : en un mot, elle a davantage à voir avec le monde du travail et de l'humilité.
8En fait, la boxe donne à regarder un univers constellé de paradoxes et de transformations qui interrogent notre société. C'est un monde présenté comme celui des « hommes », alors même qu'il est en pleine féminisation (le nombre de licenciées est passé de 5 % en 1997 à plus de 18 % en 2011). Un monde supposé populaire, mais qui suscite un intérêt grandissant dans les milieux aisés, comme en témoigne l'origine sociale des nouveaux pratiquants de certains clubs. Un monde profondément ritualisé, rigoureux, discipliné, hiérarchisé, mais qui véhicule pourtant un sentiment de liberté et accorde une grande autonomie aux boxeurs. Enfin, un monde fondé sur une logique de violence mais qui, en contrepoint, et comme pour soulager les corps, génère des relations respectueuses, solidaires et profondément affectives.
9Si nous avons entrepris l'écriture de cet ouvrage, c'est précisément parce que nous avons été à la fois surpris et déconcerté par cette réalité pleine de paradoxes qui, sitôt abandonnées les idées reçues, nous a semblé non seulement digne d'intérêt, mais surtout suffisamment riche pour illustrer un certain nombre de faits sociaux comme la violence, la professionnalisation, le travail, l'engagement, ou encore les questions d'intégration.
10Pour mieux comprendre cet univers complexe, nous avons décidé de l'aborder à travers la question de la carrière4, en essayant d'approfondir les différents éléments qui entrent en jeu dans ce processus. L'idée est donc de tenter de mieux saisir ce que signifie « devenir boxeur » en ce début de XXIe siècle : comment entre-t-on dans ce monde ? Et comment y fait-on carrière ? La carrière est entendue ici dans le sens d'une succession de positions plus ou moins formalisées à l'intérieur de l'univers de la boxe. Certaines sont réglementées par la Fédération (tel le passage de la boxe éducative à la boxe amateur), d'autres sont des formes de reconnaissance validant des comportements de conformité (comme, par exemple, le rôle de sparring-partner5 qui est fonction de l'engagement et du niveau du boxeur tels qu'ils sont estimés par l'entraîneur). Au final, l'ensemble constitue un certain nombre d'étapes et d'épreuves qui font le boxeur et caractérisent la singularité de sa trajectoire.
11Évidemment, devenir boxeur, c'est tout d'abord entrer dans un monde qui, loin d'être « sans histoires » comme nous l'avons dit, est au contraire marqué par un certain nombre de phénomènes et situations historiques souvent aux limites de l'acceptable et de l'incompréhensible. Dans la première partie de cet ouvrage, nous nous attachons donc à dresser un tableau, le plus exact possible, de ces faits marquants de l'histoire de la boxe. Mieux en comprendre les tenants et les aboutissants c'est, d'une part, mieux saisir l'image que lui renvoie la société et, d'autre part, pouvoir donner des éléments de réponse aux diverses questions indissociables de l'activité, comme la violence, la multiplication des fédérations, la différence entre l'amateurisme et le professionnalisme, la surmédiatisation, l'arrangement des matchs. Autant de phénomènes qui, bien souvent, donnent de la boxe l'image d'une activité déviante au regard du monde sportif (« La boxe, ce n'est pas un sport ! », nous dira un homme de 37 ans), ou d'autres mondes sociaux (« La boxe, c'est trop violent. Cela n'a plus lieu d'être dans notre société ! », tranchera une femme de 54 ans).
12Mais, devenir boxeur, ce n'est pas simplement assumer le passé controversé de ce sport, c'est également entrer dans un monde réel – s'inscrire dans un schéma compétitif, se produire dans des compétitions et s'entraîner dans une salle-, un monde qui, en l'occurrence, interroge et surprend par l'originalité de son fonctionnement. La deuxième partie de l'ouvrage traite donc de l'organisation et des lieux de pratique – les fédérations amateur et professionnelle, les salles de boxe et les galas – avec, pour objectif, d'expliquer toute la complexité de ces différents univers dans lesquels évolue le boxeur.
13En outre, devenir boxeur, c'est intégrer une activité riche de symboles et affronter les regards inquiets que la société porte sur la pratique. C'est revêtir un costume à l'identité profondément marquée, souvent difficile à porter, et assumer des clichés fortement en décalage avec la réalité de la boxe anglaise... C'est à cette question que sera notamment consacré le chapitre 6, car on ne peut faire l'économie de l'analyse de l'image donnée par la boxe anglaise, mais également de ses différentes réalités si l'on veut mieux comprendre le processus conduisant un individu à décider de s'engager dans ce sport.
14De fait, il est forcément pertinent, ensuite, de s'intéresser aux différents publics de la boxe anglaise, ceux qui, traditionnellement, entrent dans la pratique, mais aussi ceux qui, depuis quelques années, viennent en grossir les rangs. Quels sont précisément ces publics ? Quelles motivations les animent et comment vivent-ils ce décalage entre cette image d'une boxe faite de violence et une réalité où cette même violence est profondément euphémisée, tout du moins pour les débutants ? Les chapitres 7 et 8 s'attacheront donc à décrire les publics de la boxe, les conditions de leur entrée dans la pratique et les raisons de leur engagement.
15Enfin, s'inscrire dans un club de boxe engage à une certaine forme de carrière. Certes, beaucoup se contenteront de se soumettre aux épreuves de la salle, mais quelques-uns entreprendront tout de même une carrière compétitive (c'est-à-dire qu'ils progresseront dans la hiérarchie des différentes positions que l'on peut occuper dans l'organisation compétitive). Dans les chapitres 9 et 10, nous montrerons comment les boxeurs évoluent dans ce schéma organisationnel. Comment y font-ils carrière ? Quels y sont les chemins et les étapes possibles ? Et, au final, quelles épreuves devrontils subir tout au long de ce cheminement ?
16Le parti pris méthodologique de cet ouvrage a été d'observer le monde de la boxe dans ses différents lieux de pratiques – lieux d'entraînements, lieux de compétitions – sur le principe des méthodes ethnographiques, et également de faire parler les acteurs dans toute leur diversité (entretiens semi-directifs6).
17Nous avons ainsi observé dix-sept salles de boxe7 : six salles de boxe éducative, dix salles de club accueillant loisirs, amateurs et professionnels et, enfin, la salle de boxe anglaise de l'INSEP où s'entraînent la plupart des boxeurs de l'équipe de France amateur. Même si l'essentiel du travail s'est déroulé en région Île-de-France, des informations ont été recueillies dans plusieurs salles de province. De nombreuses compétitions, amateurs, professionnelles et mixtes ont donné lieu à une observation minutieuse. Deux, en particulier, feront l'objet d'une présentation précise : la finale des championnats de France amateurs de 2001 et un gala professionnel organisé au Palais des sports en 2000.
18Cette diversité des lieux de boxe a permis de toucher différentes populations (cf. tableau no 1) et de réaliser des entretiens approfondis avec un panel contrasté de boxeurs et d'anciens boxeurs, choisis en fonction de différents critères : âge (jeunes à anciens), type de boxe pratiquée (éducative, loisir, amateur et professionnelle), et niveau dans l'activité (jeune débutant à champion du monde). Au total, dix-huit jeunes en boxe éducative et quarante et un boxeurs et anciens boxeurs (dont sept boxeuses) en boxe loisir, amateur et professionnelle ont été interviewés. Dans l'entourage du boxeur, deux types de personnes ont également été interrogés : les premiers relèvent de l'entourage sportif-des entraîneurs de club, des entraîneurs nationaux (ou d'anciens entraîneurs nationaux), des cadres fédéraux8 et deux spécialistes liés aux médias, les seconds de l'entourage non sportif – sept amis et membres de la famille. À ceux-là, il convient d'ajouter également des entretiens réalisés avec quinze personnes plus ou moins extérieures au monde de la boxe anglaise...
Notes de bas de page
1 En 2012, sur les 32 053 licenciés, 416 seulement étaient professionnels.
2 DeeDee est l'entraîneur-patron du Boxing Club de Chicago décrit dans : Wacquant (Loïc) – Corps et âme. Carnets ethnographiques d'un apprenti boxeur. Marseille, Agone, coll. « Mémoires sociales », 2000.
3 Cf.Poltorak (Jean-François) – « Les boxeurs de Ménilmontant ne sont pas des Bororo. Mais... ». Socio-anthropologie [En ligne], no 1, 1997, mis en ligne le 15 janvier 2003, consulté le 3 octobre 2012. URL : http://socio-anthropoloeie.revues.org/index75.html
4 Cf.Hughes (Evererett C.) – Le Regard sociologique. Essais choisis. (Textes rassemblés et présentes par JeanMichel Chapoulie). Paris, Éditions de l'École des hautes études en sciences sociales, coll. « Recherches d'histoire et de sciences sociales », 1996.
5 Le sparring-partner est un boxeur choisi pour entraîner, dans un combat raisonné, un autre boxeur en vue de la préparation d'un combat officiel.
6 Les observations, les entretiens et les documents utilisés dans ce travail ont été collectés sur une période allant de 2000 à 2010. Pour autant, nous avons apporté à la version définitive de l'ouvrage des modifications tenant compte des évolutions et changements très récents opérés dans ce monde, comme la modification du format des compétitions en boxe amateur.
7 Le positionnement de la salle – ou plutôt du lieu de pratique (éducative scolaire, éducative club, loisir, amateur, professionnelle) – et son niveau (haut niveau amateur, haut niveau professionnel et niveau mixte) ont, par ailleurs, constitué des éléments déterminants de notre choix.
8 Pour des raisons de confidentialité, les entraîneurs en poste et les anciens entraîneurs de haut niveau ne sont pas différenciés lorsqu'ils sont cités. Leur âge n'est pas mentionné.
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