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Chapitre 8. Du sport de rue à la pratique en club le cas du basket

p. 133-147


Texte intégral

1Lʹopinion la plus courante relie le succès du basket de rue à la puissance des identifications des jeunes aux Lakers ou autres stars de la NBA. Ces champions sont perçus comme de véritables héros : appartenance à une essence humaine quasi différente, concrétisation du mythe de lʹinégalable et de la perfection. Cette escouade de vedettes se distingue au point dʹéclipser et de laisser dans lʹombre nos équipes nationales. Ainsi, des jeunes capables de se remémorer les meilleures actions de Magic Johnson, Michael Jordan ou Shaq OʹNeal se montrent bien en peine de citer le cinq majeur de Limoges, Pau ou Orthez. Le constat est dʹimportance pour mesurer le décalage entre les lignes dʹidentification que campent les personnages américains et lʹoffre potentielle de la fédération. Nous allons, dans un premier temps, analyser comment se construisent ces héros à travers la vie emblématique de Magic Johnson, puis nous étudierons les stratégies dʹaccompagnement de lʹessor du basket-ball par trois intervenants : la fédération, lʹEtat et les entreprises. Enfin, nous approfondirons la réflexion sur les conditions nécessaires au passage du street-ball à la pratique en club.

lʹeffet ʺmagic johnsonʺ

2Tout comme Spike Lee, Magic Johnson, de son vrai nom Earvin Johnson, représente un prototype de héros sorti des rangs du peuple. Dans sa biographie, il souligne : « Nous étions serrés dans trois pièces, une pour mes parents, une pour mes quatre soeurs et la dernière pour les trois frères (...). Ce qui mʹa le plus marqué, à la télévision, cʹest une publicité pour le savon Camay. On voyait une grande femme élégante qui semblait habiter un château. Elle était sur le point dʹentrer dans une baignoire (...). Cette baignoire mʹa fasciné et je me suis tourné vers ma sœur Pearl : « Tu vois cette baignoire ? Un jour, jʹaurai la même chez moi ! » Aujourdʹhui, je possède une maison grande comme un château et une immense baignoire identique à celle de la pub »1. Voilà qui permet de mesurer lʹétendue de la réussite, mais celle-ci prend tout son sens lorsque Magic rend hommage à ses parents : « Jʹidolâtrais mon père et son attitude envers lʹargent mʹimpressionnait. Il était très économe et attentif à ses dépenses ». Impossible de se soustraire à lʹempreinte du père qui a forgé une morale : le champion est aussi celui qui nʹa pas oublié la valeur des choses.

3Cet homme du peuple qui force son destin a quelque chose de plus que Pele ou Maradona : il vit aux USA, pays où chacun a sa chance et où les mythes dʹauto-réalisation font partie du creuset culturel. LʹAmerican way of life et les modèles du fighting spirit et du self made man servent, quand ils arrivent dans nos banlieues, à résoudre une contradiction2 entre la position de faiblesse sociale dans laquelle se trouvent les jeunes des cités, et leur incapacité à dénoncer cette misère. Le mythe légitime leur silence. Celui de Magic Johnson se diffuse dʹautant plus aisément quʹil a été précédé par les produits syncrétiques de la culture américaine. Lʹengouement pour le streetball et les play-grounds fut précédé par la mode vestimentaire, les baskets ayant devancé le basket. On reconnaît de loin le look basket, dont la panoplie se compose de trois éléments : les chaussures à grosses languettes Nike-Air ou Reebook pump (mille francs environ à lʹachat), le biker (cuissard en nylon) et la casquette. Il est donc aisé de repérer dans la foule les jeunes basketteurs de rue à leurs signes dʹaméricanisation. Mais cela ne signifie nullement quʹils intériorisent ces signes dans leur conduite. Les jeunes que nous avons vus semblent au contraire fidèles aux codes et aux coutumes de la cité. Cependant, la tenue basket paraît répondre à un besoin psychologique, celui de permettre le détachement des identifications parentales.

4Magic fait bien plus que de mettre en scène la misère et les espoirs des cités. A lʹannonce de sa séropositivité, il décide le 7 novembre 1991 de sʹéloigner des terrains pour se consacrer à la lutte contre le Sida. Puis il revient, et son engagement prend alors une tout autre signification. Le 9 février 1992, il participe au match de lʹannée aux États-Unis avec les All-Stars, puis aux Jeux Olympiques de Barcelone. Avant les matches, le contenu de lʹinquiétude se déplace. Ce nʹest plus le succès, dont la dream team est assurée, qui obsède Magic Johnson. La menace ne réside plus dans la défaite mais dans lʹexclusion sociale : « Je prouverai au monde quʹun séropositif peut toujours courir, sauter, être pris dans les bras ou être assommé sans quʹon risque dʹattraper le Sida en jouant contre lui ». Savoir quʹil ne bénéficiera dʹaucun traitement de faveur de la part des adversaires lui permet, plus que nʹimporte quelle marque de sympathie ou de compassion, de sentir quʹil appartient au groupe : « Dans le match des Ail-Stars, Denis Roman mʹa immédiatement prévenu quʹil ne me ferait aucun cadeau : ʺTu ne marqueras pas contre moi, je vais te serrer de prèsʺ mʹa-t-il dit. »

5En 1985, Rock Hudson avait ému lʹAmérique, mais son homosexualité avait conforté lʹidée reçue selon laquelle le Sida était une maladie de gays. Magic, lui, nʹest ni homosexuel, ni toxicomane. Qui, mieux que cette montagne de muscles respirant la santé, contaminée par des rapports hétérosexuels, pouvait transformer lʹimage des porteurs du virus ? Les médias commentèrent alors lʹévénement comme un drame qui peut toucher tout le monde. La maladie était enfin dissociée de lʹhomosexualité. A tel point que Derek Hodel, directeur du People with AIDS Health Group souligne : « Monsieur Johnson, vous êtes un porte-parole et nous vous demandons de nous intégrer tous : gays, hétéros, hommes, femmes ou enfants, et dʹavoir le courage de parler au nom de tous ceux que vous représentez. » La maladie devenait lʹaffaire dʹune commune humanité. En France, la nouvelle trouve dʹautant plus dʹéchos quʹelle rentre en conjonction avec les thèmes des campagnes. En effet, alors que celle de 1987 était fondée sur une exhortation à la vigilance face au mal (« le sida ne passera pas par moi »), la campagne de 1989 insiste davantage sur sa généralisation (« le sida, tout le monde peut le rencontrer ») ; tant quʹelle était uniquement lʹaffaire des autres, la maladie ne pouvait produire que deux types de sentiments : la pitié face à lʹhorreur des souffrances ou lʹindifférence puisque les malheureux et les persécuteurs appartenaient au même microcosme. Avec Magic, la pitié se transforme en indignation et lʹindifférence en responsabilisation.

6Les figures triomphantes du basket américain prennent donc possession des rues françaises. Mais la fascination pour ces stars nʹest pas la seule cause de lʹessor du street-ball. En effet, divers intervenants vont tenter de capter cette nouvelle clientèle.

role de la federation, du ministere et des entreprises dans lʹessor du basket de rue

7Au niveau fédéral, les premières initiatives furent prises par deux Conseillers Techniques Régionaux (CTR), J.M. Deganis et A. Blonde. La démarche du premier consista à organiser, durant lʹété 91 à Bondy, un stage destiné aux jeunes des cités et qui devait se dérouler dans des installations municipales. Durant la même période, le second sʹattacha à la construction de panneaux et à leur implantation directe dans les quartiers de Dunkerque3. Ces initiatives ont mis en évidence deux types de difficultés : financières dʹune part, en ce qui concerne la rétribution de lʹencadrement, organisationnelles de lʹautre, à propos des rapports complexes entre les maisons de quartiers, les associations et les municipalités. Lʹintuition du Directeur Technique National (P. Dao) permit de mettre en perspective ces expériences, en leur offrant un avenir grâce à lʹopération Basket en liberté. Lʹorientation de la Fédération devint, dès lors, de laisser les jeunes jouer librement. Il sʹagissait dʹarticuler cette opération sur celle des équipements de proximité lancée par le Ministère de la Jeunesse et des Sports. A partir dʹoctobre 1991, la nécessité de faire remonter la demande des jeunes en manque dʹinstallations incita la Fédération Française de Basket-Ball à sʹassurer les services dʹun intermédiaire : la revue Mondial Basket. Les pétitions affluèrent et, en quelques semaines, on put dénombrer près de cinq cents demandes de sites. Celles-ci ne purent être totalement couvertes mais elles témoignèrent de lʹampleur du phénomène.

8Les négociations avec le Ministère de la Jeunesse et des Sports nʹaboutirent pas lors de cette première phase, cette initiative ne semblant pas conforme à lʹesprit dʹune opération qui souhaitait se démarquer de toute logique spécifiquement fédérale. Cette position visant à empêcher la mainmise dʹune fédération sur des installations à caractère polyvalent demeura celle du ministère durant lʹété 1992. Des entreprises vont alors profiter de cette situation et occuper la place laissée vacante : Adidas (avec le street-ball), Nike (avec le raid outdoor) et Reebook (avec le black top challenge). Ces opérations prennent la forme de manifestations ponctuelles (tournois sur un jour ou sur un week-end). Leur objectif nʹest pas dʹordre éducatif mais commercial, le souci nʹétant pas dʹassurer une continuité seule garante dʹun véritable apprentissage, mais de toucher le plus grand nombre. Elles se déroulent sous forme de tournées au cours desquelles les camions affrétés par les firmes se déplacent en caravanes publicitaires. Dans cette perspective, les entreprises vont populariser le trois contre trois, jeu moins complexe que le cinq contre cinq ; il offre la possibilité aux débutants de défendre leurs chances. Autre avantage de la formule, elle ne nécessite quʹun demi-terrain puisque lʹon sʹaffronte sous un seul panier4. Enfin, elle valorise les exploits individuels spectaculaires. Des concours de smashes (les dunks) se mettent même en place, instaurant une ligne de démarcation très nette entre les razibus, incapables de dépasser le cercle, et les zébulons qui smashent. Pour évaluer la force dʹun joueur, les jeunes valorisent davantage les qualités individuelles comme la détente ou lʹadresse (au jump shoot) que celles, plus collectives, comme le sens tactique.

9Les effets cumulés du succès de ces tournées, de lʹimpact médiatique de la dream team aux Jeux Olympiques de Barcelone et de lʹorientation de la Fédération, relayée par la grande presse5, rentrent en convergence avec la politique du Ministère. De la réserve, il passe à lʹencouragement, mais il se trouve conjoncturellement face à un vide institutionnel lié aux élections internes de la Fédération Française de Basket et au renouvellement de ses cadres.

10En décembre 1992, le Ministère va alors se tourner vers un partenaire privé, Feed-back communication, composé dʹanciens champions comme Dubuisson ou Cham, afin de trouver des sponsors pour installer mille panneaux dans les cités. Les bénéfices6 enregistrés par la Fédération Française de Basket-ball sont ambigus. Entre 1991 et 1992, elle connaîtra une progression de licenciés de plus de 20 % (ils sont au nombre de 440 000 en 1993). Des départements comme les Yvelines et le Val-dʹOise ont vu le nombre de leurs licenciés augmenter de 50 % en deux ans (dont 80 % sont des jeunes de moins de 18 ans venus des cités de Sarcelles, Argenteuil ou Mantes)7. Néanmoins, lʹexplosion du street-ball suscite une demande qui ne peut être couverte par les associations traditionnelles. De ce fait, on peut se demander si les play-grounds qui alimentent aujourdʹhui les clubs ne vont pas les vider demain. Il devient alors essentiel de prévoir, au sein des structures traditionnelles, des aménagements concernant aussi 138 bien les contenus des séances que lʹaccueil, et prenant en compte les caractéristiques du basket en liberté.

la necessite de creer des modalites intermediaires

Les oppositions entre pratique en club et pratique de rue

11On sʹexpliquera sans doute mieux les oppositions entre pratique en club et pratique de rue en les situant dans deux temporalités différentes : le temps propre aux rencontres et le temps concernant leur orchestration.

  • Le moment du match oppose la stricte standardisation des règles et des espaces, en vigueur dans les clubs traditionnels, au caractère transformable et malléable de la pratique de rue.
  • Le temps long de lʹorchestration oppose la logique de la prévision de lʹentraînement et du calendrier, caractéristique des clubs, à la logique du défi ponctuel des pratiques de rue.

12En club, le match est donc quelque chose dʹéphémère mais dont la répétition, semaine après semaine, rythme lʹexistence du joueur. En fonction des objectifs de son club, il peut prévoir sur le calendrier les matches difficiles ou importants, en tenir compte pour sa préparation et donner ainsi un sens aux fastidieuses séances dʹentraînement8. Il se projette dans la saison sportive et sʹy cramponne, sauf lorsquʹil perd tout espoir dʹatteindre ses buts. Alors le championnat ne présente plus dʹintérêt et les entraînements se relâchent. Le sport en club tire donc tout son attrait du classement et peut se lire comme une histoire, avec ses péripéties et ses rebondissements, dʹoù la difficulté de trouver des structures intermédiaires capables de détacher lʹobjectif sportif du calendrier. A lʹinverse, le joueur des mes ne se mobilise que par rapport à un défi ponctuel. Il ne parle pas de classement, mais il éternise, comme lʹamoureux, lʹinstant bref et inoubliable de la rencontre. On peut visualiser ces oppositions systématiques sur le tableau suivant :

Compétition traditionnelle

Sports de rue

Temps quotidien

En rupture

En continuité

Temps de préparation

Entraînement (horaires et fréquences fixes)

Pas dʹentraînement

Règlement

Standardisé

Négociable

Organisation

Par championnat, hiérarchisation des épreuves

Par défi, non hiérarchisation des épreuves

Diffusion des résultats

Presse, télévision

Rumeur

Temporalité sur lʹannée

Calendrier

Au coup par coup

13Le mouvement sportif continue à fonctionner selon lʹimage révolue de la pyramide9 ; dès les niveaux les plus bas (départemental et régional), on songe à lʹaccession en nationale quatre. Chaque club des divisions intermédiaires nationale 4 ou nationale 3 (huit poules de douze clubs) possède en 1993 des budgets de fonctionnement généralement compris entre 500 000 et 1 million de francs. Par rapport au club de football, le club de basket de compétition représente ainsi une alternative économique avantageuse pour renforcer lʹimage des municipalités ; mais sous la forme quʹil a actuellement, il ne permet plus dʹattirer les jeunes.

14La formule de lʹentraînement, où le jeu est perçu comme une récompense pour avoir bien suivi les exercices, ne correspond pas à la demande des basketteurs de rue. Le développement du street-ball est porté par une philosophie très simple : « On arrive, on joue. » On ne peut donc pas parler dʹun rejet de lʹentraînement même sʹil se déroule selon des modalités différentes. En club, de manière générale, les joueurs arrivent séparément, passent aux vestiaires où ils discutent, puis les bavardages cessent dès que lʹentraîneur dirige lʹéchauffement. Se succèdent alors des situations dʹentraînement sous forme de jeux ou dʹexercices. Puis vient le match, privilégiant le cinq contre cinq, et constituant la récompense des efforts déployés jusque-là. Il dure jusquʹà ce que le gardien du gymnase vienne rappeler que lʹhoraire est dépassé et menace dʹéteindre les lumières ou de couper lʹeau des douches si personne ne lʹécoute. Dans la rue, les joueurs arrivent en bandes de lʹécole ou de lʹimmeuble. Ils mettent de la musique et se précipitent sur les ballons. Ils passent un moment à essayer de smasher puis constituent des équipes en fonction du nombre de participants : deux contre deux, trois contre trois ou, plus rarement, cinq contre cinq10. On joue, mais le comptage des points reste important : les équipes qui attendent pour jouer étant nombreuses, le score permettra de déterminer qui restera sur le terrain pour affronter une nouvelle équipe. Ce basket-là se démarque donc point par point des traditionnels deux entraînements pour un match hebdomadaire.

15Pourtant, les séances privilégiant le jeu existent dans les clubs. On trouve en effet, au sein des fédérations, des structures comme les sections loisirs ou vétérans, qui satisfont à cette exigence ludique. La pratique sportive mise en place pour la population des sportifs de rue pourrait sans doute sʹen inspirer : plus de temps de jeu que de temps dʹentraînement, équipe transformable, négociations sur les règles sont les outils de base pour ouvrir cette voie.

Les principaux freins au passage de la rue au club

16Une enquête menée en 1993 par le laboratoire de sociologie de LʹINSEP montre que 58 % des jeunes rencontrés sur plusieurs playgrounds11 aimeraient avoir un entraîneur ou pratiquer en club. Pourquoi alors ne sʹy inscrivent-ils pas ?

17Le premier frein est constitué par le décalage entre les représentations que se font les jeunes de lʹactivité et les contenus proposés durant les séances en club. Comme au volley-ball, ce qui motive les jeunes pour jouer au basket, cʹest le smash12. Selon A. Davisse, mettre en scène sa toute puissance passe par ce geste, symbole de virilité, où lʹon fait pénétrer le ballon dans le cercle quʹil faut défoncer (Davisse, Louveau, 1991). Les constructions dʹentraînement qui, au nom de lʹapprentissage, privilégient des formes collectives de jeux (les montées, lʹorganisation de la contre-attaque, la circulation sous le panier) paraissent souvent rébarbatives aux jeunes qui préfèrent sʹamuser sous un seul panier. De plus, les basketteurs des cités pratiquent fréquemment lʹauto-congratulation : après un panier marqué, ils sʹexclament « Eh ! les mecs, vous avez vu ça ? » ou encore « Ouah ! Quel tir, je suis un tueur ! » On comprend que cette quête inquiète et permanente de la reconnaissance de leurs mérites risque dʹagacer les entraîneurs qui ne peuvent passer leur temps à survaloriser la moindre réussite en la transformant en exploit du siècle.

18Le second frein tient aux possibilités matérielles dʹaccueil. En club, les sections jeunes sʹentraînent une, voire deux fois par semaine, les salles étant accordées en priorité aux équipes premières qui sʹentraînent souvent plusieurs fois par jour. Or, lʹenquête de lʹINSEP montre que les streetballeurs ont une pratique quasi quotidienne et quʹils consacrent plus de temps à leur activité que les footballeurs des rues, les skaters ou les motards. Ne pas pouvoir répondre à cette passion par une mise à disposition dʹun terrain constitue un frein majeur au passage en club, et cela dʹautant plus que sʹils ont le choix entre « jouer avec leurs amis dans la rue » ou « jouer en club mais sans leurs amis », les jeunes nʹhésitent guère et se prononcent à 85 % pour la première solution. Il faut bien se garder pour autant de considérer la gestion du temps de jeu par les jeunes streetballeurs comme un modèle en soi : dans les foyers dʹanimation spontanés, ce sont bien souvent les meilleurs ou les plus costauds qui jouent, les plus petits ou les plus faibles ne pouvant accéder au terrain que lorsque les caïds sont épuisés et repus de jeu.

19Le troisième frein touche à lʹencadrement des sections de jeunes qui est en général assuré par des bénévoles. Ces bonnes volontés, dont M. Alliot-Marie13 soulignait lʹimportance dans le mouvement associatif14, se recrutent souvent parmi les parents des plus jeunes. Or, pour les basketteurs des cités, la pratique sportive constitue un lieu de sociabilité en rupture avec les identifications parentales. De plus, lʹenquête sur les sports de rue montre que le plus souvent, les jeunes souhaiteraient voir ce rôle dʹentraîneur dévolu à un champion : pour pleinement accepter la discipline, ils ont besoin dʹadmirer lʹentraîneur.

20Le dernier frein est dʹordre psychologique. La cité a ses limites protectrices et ce nʹest pas sans appréhension que lʹon sort de ses frontières pour se mesurer aux autres. Quand cela leur arrive, les joueurs de rues sont souvent perçus comme des terreurs, redoutés des autres jeunes : « Je veux bien jouer avec eux, mais cʹest pas au même sport quʹon joue. Ils cartonnent trop » ou encore « Jʹai lʹimpression quʹils sont là pour chercher la bagarre, pas pour jouer. »

21Enfin, il faut nuancer lʹidée reçue selon laquelle la pratique en club permet de se faire des amis. Les jeunes des cités risquent de perdre les leurs en étant moins présents au sein de leur bande.

Une nécessaire mise en confiance réciproque

22On vient de voir que la crainte de lʹautre semble un motif central de rejet réciproque. Le rapprochement entre les fédérations et les jeunes en difficulté nʹest pensable que si les deux parties intéressées consentent à certains compromis.

23 Les jeunes des rues doivent accepter dʹadopter trois positions :

  • un savoir ne pas être (le jeune doit reconnaître quʹil nʹest pas un champion, même sʹil est la vedette de sa cité) ;
  • un ne pas pouvoir être (il doit accepter que ses possibilités dʹaccès au statut de véritable champion soient presque inexistantes) ;
  • un vouloir faire quand même (il doit sʹobstiner à vouloir progresser malgré tout).

24Il est donc nécessaire que le jeune prenne conscience (savoir) de ses limites et que celles-ci lʹamènent à accepter (vouloir) les apprentissages proposés en club. Faire appel aux champions locaux constituerait sans doute un contre-poids efficace pour favoriser, par le jeu des identifications, la venue des jeunes dans les clubs. Vouloir devenir soi-même un champion est un mobile puissant mais redoutable, la prise de conscience quʹon nʹatteindra peut-être jamais ce but peut entraîner une démobilisation. Lorsque la réussite sʹétiole, lʹinvestissement sʹéteint. De cette constatation découle la question suivante : en dehors de la compétition, quel autre type dʹobjectif, quel sens peut avoir la pratique en club ? Certains invoquent ici les objectifs de maîtrise et de progrès centrés sur soi plus que la comparaison avec les autres.

25 Au niveau du club, il est nécessaire que lʹaccueil ne mette pas lʹaccent sur lʹétendue des lacunes des nouveaux arrivants. En effet, la multiplication des conduites dʹévaluation est souvent perçue par ces jeunes comme une stratégie dʹhumiliation ou de vexation qui entraîne en retour des réactions de fierté ou de honte. On comprend, bien sûr, les réticences de lʹencadrement ayant vécu des expériences malheureuses : dégradation de matériel, absence lors des matches entraînant des forfaits, agression dʹarbitre... Néanmoins, dans une phase dʹaccueil, il est absolument nécessaire de renforcer la confiance mutuelle entre le club et les jeunes. La volonté dʹaccueillir va de pair avec la volonté de négocier plus quʹavec une tentative dʹimposer.

26Ainsi, entre les deux mondes pèse souvent un soupçon réciproque. Ce que les jeunes en difficulté critiquent souvent dans le club, cʹest, on lʹa vu, lʹanonymat : « Si tu prends ta licence, tʹas pas besoin de savoir que tu dois compter sur des amis pour jouer, tʹas plus besoin de tes potes, il te suffit dʹarriver à lʹheure. » Inversement, les clubs ont une tendance naturelle à se défier de toute fréquentation irrégulière, surtout lorsquʹelle dépasse le cadre horaire strict de lʹentraînement. Les commentaires des dirigeants de clubs illustrent cette appréhension : « La ponctualité, cʹest pas leur fort et une fois quʹils sont là, ils ne veulent plus partir », « On ne les voit pas pendant un mois, et après ils voudraient venir tous les soirs. » On peut donc considérer que la confiance entre les jeunes en difficulté et les clubs est au départ particulièrement fragile. Le moindre incident fournira un prétexte pour transformer la défiance en méfiance : des maillots ou des ballons qui disparaissent serviront à incriminer ces jeunes ; inversement, un jeune qui nʹaura pas sa place et se retrouvera remplaçant sera persuadé que, de toutes façons, cʹest truqué et que ceux des cités nʹont pas leurs chances. Pour établir une confiance durable, les clubs et les jeunes sont tenus de multiplier des signes de solidarité (le club peut organiser, par exemple, des tournois open à proximité de la cité ; de leur côté, les jeunes peuvent faire preuve de retenue quand ils vont encourager lʹéquipe fanion du club).

27Le schéma ci-dessous permet de visualiser le chemin psychologique à parcourir pour restaurer la confiance.

Image

28Pour forger cette confiance, il faut bien sûr du temps (durée dʹappartenance au groupe) et des actions comme, par exemple, un aménagement temporel (laisser un créneau horaire libre, avec un entraîneur à disposition) et un aménagement spatial (installer un espace à proximité du gymnase).

29Lʹimplication du monde fédéral dans cette patiente construction de confiance et dans cette phase dʹapprivoisement réciproque semble rendue plus difficile par quelques transformations institutionnelles :

  • Avec la progressive disparition des Cadres Techniques Départementaux (CTD), cʹest autant dʹintermédiaires puissants auprès des comités départementaux que perdent les responsables de la politique dʹinsertion. Du coup, les orientations que tentent dʹinsuffler les DDJS paraissent plus abstraites, plus parachutées, plus désincarnées.
  • Les Cadres Techniques Régionaux (CTR) se tournent dʹautant plus exclusivement vers la compétition que, se trouvant isolés, ils ne peuvent prétendre être au four du haut niveau et au moulin du sport social.
  • La formation dʹun personnel spécifique pour les jeunes déshérités sʹappuie très peu sur les fédérations. Comment alors impliquer une fédération dont la compétence des formateurs est peu ou pas reconnue ?
  • Les formations de niveau V, visant lʹencadrement de ce type de public, font figure de parents pauvres par rapport aux Brevets dʹEtat (BE) du monde sportif. Au niveau des représentations, le BESAPT est au BE spécialisé ce que la terminale G est à la section C.

30Les jeunes bénéficiaires des actions, ceux qui vont collectivement sʹinscrire dans la société cʹest à dire dans les formes institutionnelles de lien social que leur proposent les adultes sont tenus, dans leur construction identitaire, dʹaccepter les valeurs et les idéaux sociaux du sport traditionnel. Or, sous ses diverses formes (provocation, défi, match improvisé...), la pratique de rue fonctionne comme un rite symbolique de rejet de lʹinstitution. Pour que le club et la rue ne soient plus deux mondes qui sʹignorent, on ne peut méconnaître cette réalité et lʹon doit de ce fait réhabiliter la gestion des conflits comme mode de socialisation. Le jeune, pour se construire, a besoin dʹaffirmer son opposition au monde des adultes. Il devra trouver en face de son agressivité des formateurs fermes mais qui nʹopposent pas de rejet. A cette condition, le club sportif apparaît encore aujourdʹhui comme le lieu propice à lʹapprentissage de la négociation et de la responsabilisation.

Notes de bas de page

1 Magic. Ma vie. Paris : Fixot, 1993, p. 57.

2 Ce qui demeure, selon Lévi-Strauss dans son Anthropologie structurale, la fonction principale du mythe.

3 Dont le maire était alors M. Delebarre, Ministre de la Ville.

4 Le support logistique du basket des rues est des plus simples : il suffit dʹun sol bitumé suffisament lisse pour éviter les rebonds hasardeux, et de paniers qui résistent aux intempéries et qui ne nécessitent ni réglage ni entretien. Ce matériel rend le gardiennage superflu.

5 Durant lʹannée 1992, Les quotidiens Le Monde, Le Figaro, Libération consacrent plusieurs articles à la culture Basket.

6 Il sʹagit de bénéfices à la fois symboliques (amélioration de lʹimage) et financiers (augmentation du nombre de licenciés).

7 Maitrot (E.).- Mais qui a peur du basket de rue ? LʹEquipe Magazine, no 605, 4 septembre 1993.

8 Sansot (P.).- Une sociologie des émotions sportives. Cahiers internationaux de Sociologie, 1984, vol. LXXVII, pp. 324-338.

9 Pour monter en première division, ce ne sont pas les joueurs qui sont insdispensables mais les moyens, car les champions sʹachètent.

10 Une enquête, menée en 1992 par J.M. Deganis auprès de 182 jeunes joueurs dans le cadre du street-ball Adidas, montre que 90 % de ceux qui pratiquent quotidiennement le font où ils peuvent, et déclarent jouer aussi bien en un contre un quʹen trois contre trois ou cinq contre cinq.

11 Le play-ground Auguste Blanqui à Paris, le play-ground Louise Michel à Champigny et celui de la cité de lʹEspoir à Montreuil servirent de terrain dʹenquête.

12 Duret (P.).- Les représentations sociales du volley-ball. Mémoire pour le diplôme de lʹINSEP, 1991.

13 Discours du Ministre pour la Journée du Sport, 16 mai 1993.

14 Il existe plus de 150 000 associations et plus dʹun millon de bénévoles (source : Paillou (N.).-Sport et économie, 1986). On peut estimer que ces derniers pèsent huit millons de francs pour 125 000 emplois à temps plein.

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