Chapitre 2. Sports de rue et rapports à lʹautre sexe
p. 37-51
Texte intégral
1Se demander quelles fonctions occupe le sport dans le processus de socialisation amène le plus souvent à éluder lʹanalyse des rapports que les jeunes entretiennent avec lʹautre sexe. Pourtant, établir des relations sentimentales est une question centrale pour les jeunes que nous suivons (des adolescents, en majorité). Sur quels modes dʹapproches codifiées et socialement constituées ces relations peuvent-elles se nouer ? Avant de se demander quel rôle jouent les pratiques sportives dans cette carte du Tendre, il faut envisager les ressources dont disposent les jeunes pour se faire apprécier ou aimer de leurs partenaires potentiels.
la drague comme mode de sociabilité
2Les jeunes ne sont pas égaux devant lʹamour1. La première ressource, très inégalement partagée, sur laquelle les jeunes peuvent plus ou moins compter, cʹest leur beauté physique. Des commentaires comme « Quel canon ! », ou inversement « Tʹas vu le cageot, quel tas ! » rappellent le poids du capital corporel2 dans les stratégies de présentation. Les jeunes ont tendance à lier une relation amoureuse avec des partenaires disposant des mêmes potentialités physiques, intellectuelles et sociales3. Cet ajustement prend racine dans une endogamie largement non consciente et dans un sens commun qui veut que le plus moche du groupe ne convoite pas la plus belle. Il les conduit à limiter leur ambition et à ne tomber amoureux que de partenaires en réalité accessibles et généralement disponibles.
3Mais la beauté nʹest pas tout, elle doit servir un look, cʹest à dire une apparence générale liée à la façon de se vêtir et de se mouvoir. Ainsi telle fille « nʹest pas vraiment belle, mais elle en jette ! ».
4La réputation est une autre ressource, et des plus importantes, mise en jeu dans cet « art codifié quʹest la drague »4. Nous verrons plus avant en quoi la pratique sportive peut la modifier, en quoi aussi elle se gère très différemment selon que lʹon fait du skate, de la moto ou du football de rue. Dʹun point de vue très général, la réputation joue dʹune manière dʹautant plus importante quʹelle sʹexerce dans un milieu fermé (la bande de motards, les jeunes footballeurs des cités) où il est aisé dʹobtenir des informations sur le passé de ceux que lʹon fréquente. Lʹopinion du groupe, le jugement de lʹentourage sur chaque individu influera sensiblement sur lʹattrait quʹil exercera. Viennent alors sʹimposer, comme jugement personnel, des valeurs qui sont aussi celles portées par le groupe. Lʹespace social du groupe où les jeunes sont tout à la fois des acteurs nouant des relations, des spectateurs observant celles des autres, des rivaux potentiels et un public averti, exige de chacun dʹentre eux quʹil tente de préserver son image. Avoir bonne réputation est affaire de nuances et de dosage. Une fille ne devra pas céder trop vite ou trop fréquemment aux avances pour ne pas prendre le risque de passer pour une dévergondée (dans les formes de la gradation sémantique une chaude, une salope, une pute) ; inversement, elle devra y répondre pour éviter de passer pour une coincée, une sainte nitouche pudibonde. Batifoler entraîne selon les sexes des jugements souvent opposés : les garçons, qui sʹenorgueillissent de lʹétendue de leurs conquêtes, ne supporteront guère la réciprocité de la part des filles. Pour échapper aux étiquetages durables dans les groupes fermés et ne pas mettre leur réputation en danger, leurs membres adoptent une attitude résolument différente dès quʹils peuvent se soustraire au regard normatif de la bande. Ainsi, Jérôme confie quʹ« en vacances, on peut sʹéclater, personne nʹest là pour vous demander des comptes »5. Lʹinstabilité est alors dʹautant plus forte quʹelle ne prête pas à conséquence et quʹil est aisé de nouer de nouvelles relations.
motards, skaters, footballeurs : des strategies de seduction differenciees
5Les stratégies de séduction déployées par les motards, les skaters et les footballeurs de rue diffèrent sensiblement.
Les jeunes footballeurs de rue
6Les stratégies les plus frustes se repèrent chez les footballeurs des cités. La drague sʹétablit de groupes à groupes. Les garçons vannent entre eux et chambrent le prétendant (« Alors vas-y, dis lui ! », « Cʹest vrai ce que tu nous as dit sur elle ? ») ; puis ils encouragent le jeune concerné comme sʹil sʹagissait dʹune rencontre sportive (« Allez, vas-y ! Quʹest-ce que tu attends ? »), lui assurant aussi quʹen cas de râteau ils seront là pour conspuer lʹensemble du groupe des filles. Les filles, elles, sʹestiment souvent plus mûres que les garçons : « Les gars, faut toujours aller les chercher pour sortir avec nous. Si tu veux te lever un mec, tʹas intérêt à tout faire, ils ont vraiment que de la gueule. »
7La plupart du temps, ces jeunes emploient la demande directe ou se servent du groupe comme médiateur. Ces modes dʹapproche sont les moins élaborés, mais ils présentent lʹavantage de réduire le laps de temps de lʹangoisse liée à la tentative de séduction (cette réduction de temps les prive évidemment des délices de la cour et de lʹattente). Ici, les qualités techniques et la valeur sportive entrent peu en ligne de compte ; au mieux, les entremetteurs vanteront le jeu du prétendant, faisant de lui une sorte de Maradona de quartier, mais les filles ne semblent guère sensibles à ces arguments laudatifs.
8Il nʹen va pas de même dans le groupe des motards.
Les jeunes motards
9Ce sont les caractéristiques de lʹengin de locomotion que les motards mettent en avant. Lʹapparence physique reste secondaire, les jeunes se mesurant davantage à coups de cylindrées. Ainsi, Jérôme affirme : « Sur la moto, yʹa ni petit ni grand, ni balèze ni gros. » De ce fait, les jeunes prêtent souvent plus dʹattention aux soins portés à leur engin quʹà eux-mêmes, si lʹon en croit Marc qui déclare : « On peut être crassous (sale) sur soi, mais la bécane, ça non, il faut toujours quʹelle soit impeccable ! »
10Ces observations sont confortées par une enquête menée en 1986 auprès de trois cents motards licenciés dʹIle-de-France6. Les réponses à la question concernant la fréquence de nettoyage de leur engin par rapport à la fréquence de nettoyage de leur propre corps sont à elles seules édifiantes.
Fréquence de nettoyage |
Une moto |
Un motard |
Au moins une fois par jour |
1 % |
19 % |
Plusieurs fois par semaine |
25 % |
58 % |
Une fois par semaine |
64 % |
16 % |
Moins dʹune fois par semaine |
10 % |
7 % |
11Si lʹon dépasse les simples fréquences pour sʹattacher au temps consacré au lavage, on constate que la grande majorité des motards (73 %) disent passer moins dʹun quart dʹheure dans la salle de bains alors quʹils sont à peu près aussi nombreux (69 %) à réserver au moins une heure au nettoyage de leur engin. Les plus récalcitrants au gant de toilette ne reculent pas devant lʹemploi de la peau de chamois.
12Une telle passion pour la moto offre aux filles toute facilité pour engager une conversation : « Pour aborder les mecs, il suffit de les brancher sur leur moto, ça les flatte et cʹest parti, ils peuvent en parler pendant des heures. »7
13Comme on lʹa vu au chapitre précédent, le prestige se mesure davantage à la fréquence du changement des machines quʹà la cylindrée elle-même. Mais il y a plus. La bande est un groupe qui, par des défis internes, parvient à établir un ordre des mérites qui conditionnent les relations amoureuses. Ces épreuves hiérarchisent les statuts et permettent aux filles spectatrices dʹétalonner le courage des garçons. Il sʹagit, par exemple, de se pencher le plus possible dans un virage, de faire toucher le repose-pied, puis la chaussure, puis le genou. On peut encore, dans un autre genre, faire preuve de courage en allant « brûler un feu, sans casque, sous le nez des flics, cʹest tout con mais avec les meufs ça flambe ! ». Les qualités qui se manifestent à travers ces défis peuvent contrebalancer en partie le jugement porté sur la machine, mais le plus souvent elles le renforcent. En bonne logique, si le chef a la plus grosse machine, cʹest quʹil est le seul capable de la piloter. La séduction repose ainsi sur un triangle sémiotique entre un dompteur, un monstre et sa passagère.
Les jeunes skaters
14Les skaters, qui ont des lieux de vie plus éclatés (résidence, lycée, lieux de rencontre dans Paris), peuvent orienter leur itinérance et modifier leurs déplacements de manière à faire sentir discrètement, au fil de rencontres prétendument fortuites, leur attirance pour la personne choisie. Rencontrer la partenaire escomptée plus que ne le voudrait le simple hasard, se mettre en valeur sans sʹattarder, par petites touches répétées, puis disparaître sur son skate comme on est venu, voilà la stratégie ! Le skater tisse ainsi une toile de rencontres suffisamment serrée pour sʹassurer de ne pas prendre une bâche au moment de lʹinitiative décisive du baiser.
15Pour les skaters, la séduction repose moins sur le prestige de lʹengin ou la prouesse technique que sur la sensation partagée (sic). Cette définition du feeling, retravaillée par la publicité Coca-Cola (« cette sensation sʹappelle Coke »), suppose un art de vivre : le fun. Pour ces jeunes, les choses de lʹamour ne sont quʹun chemin parmi dʹautres, le plus direct sans doute, pour aller vers lʹépanouissement des sensations, lʹessentiel étant ici comme ailleurs dʹêtre fun. Difficilement définissable dans lʹabsolu, le fun correspond à un état dʹesprit qui se manifeste à travers une série de caractéristiques : « se sentir libre », « être optimiste », « ne pas se laisser miner par les mauvaises nouvelles », « jouer pour jouer », « avoir de bons feelings, de bonnes vibrations », « aller au bahut en planche », « être beau dans les sauts », « vivre lʹéclate et lʹharmonie » ; enfin, « vivre pour le fun, cʹest fun ». Le fun est une philosophie du divertissement. Pourtant, Maurice Chevalier chantant « Dans la vie faut pas sʹen faire » nʹaurait pu être fun, car il lui manquait un détail essentiel : lʹengagement corporel et la pratique physique comme sources dʹévasion. Il ne suffit pas de profiter des petits bonheurs mais de glisser sans accroc loin de toute turpitude grâce à une ivresse corporelle, signe de réussite du divertissement. Le skater investit le lieu de vie le plus ordinaire (le trottoir) et le transforme en espace ludique. Tel le marin expérimenté qui souhaite le gros temps, le skater nʹaime rien autant que lʹheure de pointe, quand les trottoirs se chargent dʹobstacles en tout genre. Voilà pourquoi certains dʹentre eux attendent patiemment cinq heures pour se mettre en valeur.
des lieux et des rituels de seduction
16Les opérations de séduction ne seraient rien sans leurs lieux consacrés. On en repère trois : la boum, lʹéclate en sous-sol et, enfin, la boîte. Ces trois scènes peuvent se placer sur un continuum spatial. La boum, cʹest reconstruire un ailleurs à son domicile. Lʹéclate, cʹest se sentir davantage chez soi dans son garage que dans son appartement. Enfin, la boîte, en symétrique inverse de la boum, permet de construire un chez-soi ailleurs.
La boum des skaters : « Chez mes parents, cʹest chez moi, surtout quand ils sont pas là »
17Quʹils soient footballeurs, skaters ou motards, ils considèrent leur chambre comme lʹultime unité de lʹespace privé (quʹon est parfois obligé de partager avec un frère). Les parents nʹont pas toutes les facilités dʹaccès à cette forteresse ainsi que le montrent les témoignages suivants :
18 La mère dʹAxel : « Il sʹest encore enfermé dans sa chambre ; moi, il nʹest pas question quʹil me laisse entrer. Allez voir sʹil est plus décidé pour vous. »
19 Le père dʹAxel : « Il a voulu nous interdire sa chambre, on avait carrément plus le droit dʹy entrer, alors jʹai mis les pendules à lʹheure. Son dernier truc pour nous éloigner de lʹétage, cʹest de mettre la musique à fond. Jʹai voulu lui acheter un casque, il dit que cʹest pas le même son. Bref, il veut nous faire comprendre que le premier étage, ça lui est réservé. »
20 La mère de Mustapha : « Il faut bien quʹil me laisse rentrer sinon le lit serait jamais fait. Les filles sʹoccupent de leur ménage mais lui, vous pensez ! Il y a une de ces pagailles là-dedans, parce quʹen plus, Monsieur veut pas quʹon touche à ses affaires. »
21Les parents doivent le plus souvent se contenter de visiter avec précaution cet espace personnel.
22 La mère de Jérôme : « Je nettoie mais je replace les affaires où je les trouve, surtout sur son bureau ; cʹest un vrai établi, yʹa des boulons, des tournevis, et il veut pas que jʹy touche ! »
23 La mère dʹAxel : « Je fais pas toujours sa chambre ou quand je la fais, je laisse suffisamment en désordre pour quʹil ne sʹen doute pas. »
24Les parents se conduisent ainsi comme sʹils pénétraient dans une propriété réellement privée et tentent même parfois de faire disparaître tout indice de leur intervention. Ces attitudes parentales reconnaissent implicitement la chambre comme espace autonome du jeune. Pourtant, celle-ci est peu utilisée pour recevoir des amis à la maison, a fortiori si ceux-ci sont nombreux. Les moments privilégiés de rendez-vous des jeunes sous le toit parental sont ceux qui correspondent aux sorties des parents. Lʹorganisation dʹune boum à domicile nécessite dʹabord et surtout une négociation avec les parents sur leurs heures de retour. A lʹinverse de Cendrillon qui avait jusquʹau douzième coup de minuit pour sʹévader de chez elle et aller au bal du prince, ces jeunes mettent leur parents à la porte pour se conduire, lʹespace dʹune soirée, en propriétaires. Produire de lʹintimité repose plus souvent sur des négociations familiales que sur des possibilités spatiales comme le montre le cas dʹAxel, le skater, dont la maison est suffisamment grande pour quʹil sʹisole à lʹétage. Pour les jeunes, être chez soi signifie dʹabord pouvoir parler librement sans craindre lʹoreille indiscrète dʹun parent. Les relations des groupes de skaters reposent essentiellement sur la discussion. La condition minimale mais suffisante pour la rendre possible est lʹisolement. A ce titre, la musique sert moins à danser dans ces soirées quʹà garantir que les conversations resteront personnelles. Au delà dʹun certain volume en décibels, elle oblige les jeunes à se rapprocher les uns des autres et à pénétrer dans des distances intimes pour communiquer.
25Se sentir bien dans un groupe, cʹest avant tout pouvoir aborder en confiance ses problèmes. Lors de la boum, on fait de nouvelles rencontres ; cʹest un lieu où se brasse du capital social : « Qui cʹest lui, qui cʹest elle ? »... « Demande à Axel, il connaît tout le monde. » Cʹest également un lieu où les conduites qui dévalorisent habituellement leurs auteurs sont permises (sortir avec plusieurs filles à la fois, par exemple), lʹalcool et les pétards servant dʹalibis à ces excès.
Lʹéclate en sous-sol des motards : « La cave, cʹest géant »
26Les motards sont plus âgés (16-20 ans et plus) que les jeunes skaters, et leur bande se constitue en groupe mixte. Au moment de la formation de telles bandes, lʹintégration des sœurs des copains est la moins coûteuse. Certaines deviendront des nanas du groupe. Si le couple sʹétablit à lʹintérieur dʹune même bande, il renforce le groupe ; la liaison devient plus problématique lorsquʹil sʹagit de deux personnes de groupes différents. Ainsi, Marc regrette avec ironie : « Depuis que Daniel a rencontré sa pouf de lʹautre côté de Paris, on le voit plus. » De son côté, Daniel met un point dʹhonneur à montrer que sa vie est ailleurs. Il a même envoyé à un copain une carte postale de Poissy où réside son amie coiffeuse. Il marque la différence avec un flirt de quartier en soulignant : « Les meufs de la tour, cʹest nullos, tout se sait, tʹas pas de vie à toi. Je suis sorti avec deux. Je referai jamais cette connerie...alors là, sûrement pas. Tʹarrives, les potes te vannent, ses copines pareil, non cʹest vraiment trop naze. » Daniel impute ses problèmes sentimentaux à lʹomniprésence du groupe de copains et au risque de surcharge relationnelle. Cette position contraste avec celle adoptée par le reste du groupe et illustrée par Didier qui sort avec Sophie, voisine de palier et soeur de son meilleur copain. Si la délocalisation sentimentale sʹaccompagne, aux yeux de Daniel, dʹun prestige évident, elle enfreint, pour les autres, les règles de la bande qui refuse tout démarquage social. Notons que ces jeunes sont néanmoins capables de sʹextraire de lʹespace de la cité, mais quʹils le font sur le mode de lʹerrance (hormis pour assister à des spectacles de courses de motos).
27La fête de parking prend une toute autre signification que la boum des skaters. Lʹéclate en sous-sol permet de dépasser le simple cadre du rassemblement du groupe en accueillant des bandes extérieures. Les échanges ritualisés entre ces unités sociales autonomes auto-délimitent les groupes. La réussite dʹune de ces soirées peut sʹapprécier aux moments où se rejouent les places et les statuts des uns et des autres par des dons calculés (le plus souvent dʹherbe ou de shit) qui relativisent la frontière entre bandes pour mieux la marquer. Alors que, dans la boum, les jeunes étendent leur réseau de connaissances, dans lʹéclate en sous-sol, le groupe sʹaffirme par rapport aux nouveaux venus. Les récits contradictoires, les confrontations dʹexpériences, les observations réciproques sont autant dʹoccasions privilégiées de renforcer lʹidentité de son groupe et de constituer une mémoire commune. Les anecdotes éternellement ressassées servent à montrer de quoi on est capable ou, plus exactement, de quoi on aimerait être capable, les histoires le plus fréquemment échangées se situant à la limite de lʹinvraisemblance.
La boîte des jeunes footballeurs : « LʹEspace 2 000, cʹest un peu chez nous »
28Les footballeurs sont les plus jeunes des groupes étudiés (13-17 ans). Lʹenjeu est donc pour eux dʹétablir, grâce au flirt, une frontière entre ceux qui ne savent pas et ceux qui font. Très majoritairement, jusquʹà quatorze-quinze ans, les groupes ne sont pas mixtes. La relation à lʹautre sexe sʹéprouve donc de groupes de garçons à groupes de filles. La spécificité de ce fonctionnement se situe aussi bien dans la découverte du flirt que dans le rite de séduction. En effet, à en croire les récits des jeunes, on commence à flirter dans les cités vers dix-douze ans, alors quʹon commence à aller en boîte un peu plus tard (treize-quinze ans). Pénétrer dans la boîte signifie dʹabord tout simplement franchir le filtrage opéré par les videurs de service et donc être reconnu comme assez grand pour entrer. Pour les plus jeunes, cʹest là que se situe lʹenjeu : « Ils mʹont pas jeté, et à lʹintérieur yʹavait que des vieux. » On peut ainsi espérer échapper au classement par la maturation biologique en se parant dʹartifices culturels : paquet de cigarettes, blouson Chevignon, lunettes Vuarnet (ce qui, en pleine nuit, donne un air insolite). Il sʹagit donc de bluffer pour montrer quʹon est grand mais sans trop en faire, car on laisserait entendre quʹon nʹen est soi-même pas très persuadé. La perception de lʹâge est liée à la fréquentation de plus jeunes ou de plus âgés. On se classe en fonction de lʹâge des proches que lʹon se choisit. La fréquentation dʹun nouveau groupe dʹâge signale moins une maturation quʹelle ne la crée.
29Aller en boîte permet aussi de se démarquer radicalement de ceux qui nʹont pas le droit de sortir de chez eux le soir : « Il frime avec sa chaîne (stéréo) pffuut..., mais il descend pas de chez lui ; sa mère, elle voudrait pas. » Il sʹagit de souligner cette différence en valorisant le trajet qui sépare la discothèque du domicile. Dans la même logique, il est plus prestigieux dʹaller dans une boîte éloignée, dans Paris ou même dans une autre banlieue, que de sʹen tenir à la boîte du bout de la rue. En effet, tout déplacement qui sʹeffectue à lʹaller en transport en commun annonce une aventure pour le voyage du retour alors que métro et RER sont fermés.
30La boîte est le lieu du flirt sans suite. Alors que « sortir avec une fille de son immeuble, cʹest compliqué, tʹes obligé de rester un peu avec elle », au contraire en discothèque « tu revois la meuf que si tu veux, tu te prends pas la tête. » Lʹindépendance réciproque des deux partenaires est de rigueur. Quelle démarche facilitante pour les jeunes que de se confronter à lʹaltérité de lʹautre sexe, dans le quasi anonymat et dans un lieu prévu à cet effet ! Le je vais en boîte nʹexiste pas, cʹest toujours on va en boîte. Mais à lʹintérieur, cʹest chacun pour soi, il sʹagit dʹéchapper momentanément aux règles du groupe pour vivre une expérience individuelle.
31Un tableau récapitulatif nous permet de visualiser les modes de sociabilité développés dans les trois lieux favorisant les relations avec lʹautre sexe : la boum, la boîte, et le parking en sous-sol.
Les skaters
|
Les motards
|
Les footballeurs
|
|
Espace |
Chez les parents |
Dans les garages |
Nécessite une sortie dans un espace public |
Temps |
Temps de la sortie parentale |
Après le film du soir |
La nuit |
Rôles |
Sʹinventer un rôle pour un soir |
Renforcer les identités à lʹintérieur du groupe |
Se confronter à lʹaltérité sexuelle et sociale |
Fonctions |
Favoriser les échanges entre groupes |
Favoriser la cohésion du groupe |
Briser les groupes pour former les couples |
les temporalites de lʹamour
32Le temps passé ensemble permet de classer les flirts. Quel que soit le milieu dont ils sont issus, les jeunes différencient nettement la rencontre dʹun soir (quand ils vont par exemple flirter dans une boîte pour y « lever une meuf ») et le flirt officiel connu et reconnu par le reste du groupe. Pour les footballeurs, une relation qui dépasse une semaine « cʹest du sérieux ». Pour les skaters, ce label nʹest attribué que passé le cap du premier mois. Pour les motards, enfin, lʹunité de mesure du temps, cʹest la longévité de la moto : « Il en changera avant sa moto », ou encore « On peut dire quʹil était accroc de Lucile, elle a tenu deux motos. » Les trois groupes nʹont pas la même échelle de grandeur. Les premiers comptent en jours et en semaines (« Ça fait deux semaines et trois jours, ça dure... ça dure ! ») ; les seconds, en mois (« Il va la garder jusquʹaux grandes vacances et après, bonsoir ! ») ; les derniers, en années8. Lʹâge est sans doute ce qui permet le mieux dʹexpliquer ces différentes représentations du temps, les footballeurs étant les benjamins, les skaters les cadets et les motards les plus vieux. La relation sérieuse nʹest pas forcément celle qui sʹaccompagne de rapports sexuels, mais davantage celle qui donne à voir en priorité une procédure amoureuse qui pourra faire lʹobjet de commentaires par le reste du groupe : drague, scènes de jalousies, réconciliation ou rupture, sont autant dʹépisodes offerts en spectacle à chacun.
33La séduction et la conquête sont deux moments-clés des relations amoureuses des jeunes, mais cʹest dans lʹéchec et la rupture que se joue plus nettement encore le prestige, tant il faut du courage pour les affronter.
34Pour désigner lʹéchec dans les tentatives de flirt, le langage des jeunes est particulièrement abondant et imagé. On peut se ramasser, prendre une gamelle, se viander, prendre une bâche, une tôle ou encore un râteau. Les expressions peuvent donc sensiblement varier, mais elles ont toujours pour effet de banaliser et de diminuer la charge affective dramatique de ces moments difficiles. Il nʹest pas sans intérêt de remarquer que le meilleur moyen dʹestomper la charge émotionnelle consiste à retourner le sens des événements, en faisant par dérision de lʹéchec un exploit : « Je me suis pris une de ces tôles ! », ou encore « Je me suis pris la tôle du siècle ! » Au récit de lʹinstant fatal, les copains rieurs tentent de faire disparaître les dernières traces du drame en sʹécriant, goguenards : « Ça, cʹest une belle bâche ! », comme sʹil sʹagissait dʹinscrire le revers sentimental dans un contexte quasi ludique ou, en tout cas, de le considérer comme faisant partie de la nature et de lʹinévitable ordre des choses. Illustrant cette philosophie, lʹexpression en vogue se prendre un râteau (métaphore issue du monde des jeux, tout comme se faire ratisser) rappelle que celui qui tente sa chance ne peut gagner à tous les coups.
35Un pas est franchi dans la difficulté quand le jeune doit mettre un terme à une relation établie. Les causes principales de rupture chez les jeunes sont évidemment lʹincompatibilité de caractères ou lʹennui, mais aussi - motif avancé surtout par les garçons - lʹabsence de perspectives sexuelles9. Il faut du cran à celui qui se fait jeter (comment tenir dans lʹintenable ?) mais aussi à celui qui largue lʹautre (comment faire accepter lʹinacceptable ?). On ne peut, évidemment, ni savoir rompre, ni être guidé en ces circonstances par le devoir ou le plaisir. A défaut de savoir, différentes méthodes de rupture sont employées ; on peut les classer de la plus directe à la plus détournée : lʹexplication en tête-à-tête, le coup de téléphone, la lettre, lʹusage dʹun intermédiaire pour annoncer la nouvelle, enfin le black-out (stratégie dʹévitement et de quasi disparition)10. Les jeunes reconnaissent quʹen général il est extrêmement difficile de dire la vérité à celui que lʹon veut abandonner. Dʹabord parce que les adolescents, peu préparés à une épreuve émotionnelle compliquée, ne savent jamais comment va réagir le partenaire. Trop décevoir, mécontenter ou vexer le réprouvé expose le répudiateur à dʹéventuelles représailles. Le (ou la) répudié(e) peut prendre tout loisir de répandre à la ronde, dans ses détails les plus croustillants, la vie intime de sa persécutrice (ou de son persécuteur). La difficulté de rompre provient ensuite du fait que, dans les groupes fermés, les relations fluctuent et quʹil est très difficile dʹy mettre un terme définitif. De son côté, le largué devra gérer soigneusement la rupture. Pour ne pas perdre la face, il ne devra paraître ni fautif11, ni faible et pleurnichard, ni trop pressé de trouver une nouvelle relation, ni trop lent à le faire.
36Les relations à lʹautre sexe prennent donc des formes sociales différenciées selon les groupes observés. Elles sʹinsèrent dans un cadre de sociabilité plus large, celui de la bande. Cʹest à une analyse de ce phénomène dans ses rapports à la violence que nous consacrerons le prochain chapitre.
Notes de bas de page
1 Si lʹon accepte de désigner par ce terme générique un ensemble de sentiments très divers où lʹon éprouve du plaisir en la présence dʹune autre personne et du manque en son absence.
2 Qui peut donner lieu à des investissements spécifiques comme le maquillage, le régime ou la musculation.
3 Insensibles à la lecture de Ruy Blas, ils ne se comportent que très rarement en « vermisseau amoureux dʹune étoile ».
4 Selon lʹexpression de Philippe Juhem : La drague. Le groupe familial, 1993, p. 139.
5 Une relation nʹétant établie que si elle peut sʹexhiber (traverser la place la main dans la main, sʹembrasser en public), celle qui ne passe pas le cap de la clandestinité nʹexiste officiellement pas.
6 Duret (P.).- Les usages sociaux des sports mécaniques. Thèse de troisième cycle en Sciences de lʹéducation, Université de Paris V, 1986.
7 Vanessa, jeune fille qui gravite autour de la bande de motards de Châtenay-Malabry.
8 Cette échelle se modifie pendant les vacances estivales ; le temps dʹaccès au sérieux est alors raccourci. Quand on a un mois de vacances, « sortir une semaine avec la même meuf, cʹest lʹenterrement ».
9 Ainsi, la plupart du temps, le garçon manoeuvre pour que sa partenaire accepte de faire lʹamour avec lui. La fille a souvent des motifs plus complexes : la sexualité est certes présente, mais elle cherche également à stabiliser une relation pour tenir son rang dans la bande, à établir un lien de confiance fort pour que sa première fois se passe bien.
10 Rentrer chez ses parents le plus tôt possible, ne pas répondre au téléphone, faire filtrer les appels, disparaître des lieux quʹon a lʹhabitude de fréquenter, jusquʹà ce que lʹautre dise « ça va, jʹai compris. »
11 La rupture met en balance les qualités et les défauts du partenaire. La solitude du répudié est extrême dès que lʹabandon prend la forme dʹune accusation et que ce nʹest plus la compassion des autres membres du groupe qui lʹattend, mais leur indifférence ou leur vindicte.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Dopage et performance sportive
Analyse d'une pratique prohibée
Catherine Louveau, Muriel Augustini, Pascal Duret et al.
1995
Nutrition et performance en sport : la science au bout de la fourchette
Christophe Hausswirth (dir.)
2012